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DE LA RECHERCHE
DE LA VÉRITÉ
DE LA RECHERCHE
LA VÉRITÉ
N. MALEBRANCHE
Prêtre de l'Oratoire de Jésus
NOUVELLE ÉDITION AVEC DES NOTES ET UNE INTRODUCTIOH
Par M. Francisque BOUILLIER
Membre de l'Institut.
TOME PREMIER
PARIS
6ARNI1ÎR FRÈRKS, LIBRAIRES-ÉDITEDRS
6 KLE DES SAIMTS-PÈRES, 6
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in 2009 witii funding from
University of Ottawa
il ttp://www.arcli ive.org/detaijs/recliercliedelaver01 maie
TNTRODUriTTON
Malcbranche, après Descartes, est le premier des pliilosoplics
français. Non seulement c'est un grand philosophe, mais c'est
un écrivain qui a sa place à côté des meilleurs du xvn° siècle.
En voilà plus qu'il ne faut pour nous justifier de publier une
fois de plus, même en un temps ou d'autres idées, d'autres
tendances pl-àlosophiques ont pris faveur, le plus connu de ses
ouvrages, la Recherche de la vérilé. Cette édition se recom-
mandera d'ailleurs aux amis de la philosophie et des lettres,
d'abord parce qu'elle est complète, c'est-à-dire, parce qu'elle
ne sépare pas l'ouvrage lui-môme des éclaircissements, d'un
si grand intérêt philosophique, que l'auteur a successivement
ajoutés à chaque édition ^, et aussi par le soin que nous avons
eu de suivre exactement celle de 1712, la dernière qui ait été
publiée et revue par Malcbranche, « la plus exacte et la plus
ample », comme il le dit lui-même dans l'avertissement. Nous
avons noté les additions et changements qui la distinguent des
éditions précédentes. La Recherche de la vérité est le principal
ouvrage de ]\Ialebrancho; avec sa psychologie, comme on
dirait aujourd'iiui, et sa logique, on y trouve l'esprit et les
tendances fondamentales de toute sa philosopliic. Mais c'est
dans d'autres ou\ rages, ultérieurement publiés, tels que les
Jilcdilations chrèliennes, les Entretiens niétaphi/siqucs, le
Traité de morale, la polémique avec Arnauld, qu'il faut ciio:--
ciier ce qu'où peut appeler plus particulièrement sa métaphy-
si(iue, par exemple, ses doctrines sur l'ordre, sur les volontés
' M. de (lomheroussi-, professeur à l'Licolc cciilrali', a bien voulu revoir le?
fufeuvo'^ <.'c la lliéoric des lois du miiavcniciU , et du iiumnlio sur In li
miùrc cl Icj couleurs.
T. I. ' d
u DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
gén(^rales, sur la Providence, sur l'optimisme et sur la grâce.
Comme il ne s'agit ici que d'une introduction à la Recherche de
la vérité, j'avertis que ne voulant pas faire une exposition
complète des doctrines de Malebranche, je laissei'ai en dehors
les questions qui ne sont pas traitées, ou du moins qui ne sont
qu'indiquées soit dans l'ouvrage même, soit dans quelque éclair-
cissement ultérieur. Je ne me propose pas non plus de donner une
critique, mais plutôt une simple exposition et une analyse des
principes de Malebranche.
Sans prétendre faire une biographie, nous devons d'abord dire
quelques mots de sa vie et de sa personne i. Nicolas Malebranche
naquit à Paris, en i638, de Nicolas Malebi'anche secrétaire du roi
et de Catherine de Lauzon. Le dernier de nombreux enfants,
d'un tempérament maladif et d'une conformation défectueuse 2, il
resta plus longtemps que ses frères auprès de sa mère, femme,
dit le P. André, d'un esprit rare et d'une grande vertu qui s'ap-
pliqua particulièrement à le former. C'est à elle, dit encore le
P. André, qu'il a la première obligation de ce langage brillant et
naturel qu'on observe dans ses écrits. A seize ans, il fit sa philo-
sophie, sous un maître péripatéticien, au collège de la Marche; il y
éprouva la môme déception que Descartes à la Flèche, ne trou-
vant, d'après le même biographe, rien de grand et rien de vrai,
dans cette philosophie, « des équivoques perpétuelles, nul goût,
nul christianisme. »
Sa théologie achevée, il entra à vingt et un ans à l'Oratoire,
établissement qui lui convenait mieux que tout autre à cause
de son goût pour la piété, pour la méditation et pour l'étude.
Là, d'abord, il se livra sans beaucoup de vocation et de succès,
à des études dépure érudition; il cliercha sa voie jusqu'au jour
où, par un hasard heureux, le Traité de V homme de Descartes
lui tomba sous la main. Il en fut ravi, il en reçut, f our ainsi
dire, le coup de la grâce philosophique.
Après le Traité de Vhomme, Malebranche lut et médita les
« Nous renvoyons pour plus de dotai U à \ Étude de Malebranche, de l'abbé
(îlaiiipisiion i|iii a rlécouverl à la liibliollirque de Troyos une partie consi-
déiabie de ÏIlinKiire de Maiebranclie, par le Père André et a ta l'inlosnpiii.e
de Malebranche par Oilé-I.npnine, et à la 3° édition de notre Hùtoire de ia
philiixoyhie carlésicune, 2' volinni', Dela^rave.
- De lu, ce que dit Konteiielle, dans son élosçe : « Qu'il était appelé â
l'état ecclésiastique par la nature et par la grâce. »
fNTKODUCTION. m
axitres ouvrages de Descai'tes, et pour mieux le comprendre il
apprit les mathématiques; « à la faveur de cette lumière, dit le
P. André, il envisagea la philosopliie de Descartes par tous les
côtés, et comme tout y est appuyé sur l'existence de Dieu,
créateur et moteur de toute la nature, sur la spiritualité de
l'àme et son immortalité, son cœur était pénétré de joie de voir
une philosophie si bien d'accord avec la religion. » Non moins
grande parfois semble l'admiration de Malebranche pour le
génie de Descartes que celle de Lucrèce pour Épicui'e. « Ceux
qui liront, dit-il, les ouvrages de ce savant homme, se sen-
tiront une secrète joie d'être nés dans un siècle et dans un
pays assez heureux poumons délivrer de la peine d'aller cher-
cher dans les siècles passés, parmi les païens et dans les extré-
mités de la terre, parmi les barbares et les étrangers, un
docteur pour nous instruire de la vérité ^ » Le mépris de l'an-
tiquité a passé, on le voit, du maître aux disciples. Platon, qu'il
n'appelle le divin Platon, que par ironie, malgré les analogies
de son génie avec le sien; Aristote, qu'il regarde comme le
prince des faux philosophes, et qu'il ne cite jamais qu'en exemple
de toutes les erreurs et de tous les sophismes, voilà ces bar-
bares, ces païens, qu'il congédie si dédaigneusement.
Toutefois malgré cet enthousiasme pour Descartes, Male-
branche n'est point un disciple aveugle, comme certains carté-
siens, et il ne tient pas son maître pour infaillible. Descartes lui-
même, dit-il, ne nous avertit-il pas de ne le croire qu'autant
qu'on y est forcé par l'évidence ?
D'ailleurs Descartes n'a pas été le seul maître de Male-
branche ; il en a un autre, saint Augustin, avec lequel il cor-
rige quelquefois le premier 2. H loue Descaries d'avoir mieux
connu la nature, mais il loue saint Augustin d'avoir mieux
connu l'esprit, quoique cependant il dise dans la préface de la
Recherche: « qu'on a point assez clairement connu la différence
de l'âme et du corps que depuis quelques années, » c'est-à-dire
depuis Descartes. La recherche de la vérité lui ayant paru,
comme à saint Augustin et à Doscartcs, le premier devoir de
l'homme, c'est là-dessus que d'abord il médita, et ce fut l'objet,
• Recherche, 6» liv., dernier cli.ipitre.
' .M Ollé-Lapriine ;i partuiiliiMoinent développé el mis en lllmi^r(' ce qao
Mnlcbrnnclio a emprunté à siiiut Au^'usiin.
IV DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
ainsi que le titre, de son premier ouvrage. La Recherche n'est
pas un ouvrage d'un seul jet; on peut même dire que Male-
branche y a travaillé toute sa vie, soit par les édilions succes-
sives qu'il en a données avec de nouveaux développements,
soit par les éclaircissements qu'il y a ajoutés. II avait com-
mencé à y travailler en 1668; en 1674 parut un premier volume
qui ne contenait que les trois premiers livres, sur les sens, l'ima-
gination et l'esprit pur. Le second volume avec les trois autres
livres, sur les passions, les inclinations et la méthode, ne parut
que l'année suivante. L'ouvrage alla grossissant par les additions
de l'auteur dans les éditions suivantes. L'édition de 1700, l'avant-
dernière, était en trois volumes in-12; la dernière, celle que
nous publions, en a quatre '. A partir de la Recherche, Ma-
lebranche n'a pas cessé d'écrire, soit pour exposer ses doc-
trines sur diverses autres matières, sur Dieu, ses attributs, ses
volontés, sur la Providence, sur l'ordre, sur l'optimisme, s.u'
la grâce, sur l'accord de sa philosophie avec la théologie,
sur l'explication de certains mystères 2, soit pour réfuter ses
adversaires. Ces ouvrages augmentèrent sa réputation comme
penseur et comme écrivain, mais détachci'ent de lui quelques-
* La Recherche a eu six ccliiions 'lu vivant do l'auteur. Kilc a été traduite en
latin, par un ministre rôfuïié, membre tle l'académie de Berlin : « De inquiri'iida
veritate libri sex, Geneva', 1G8Î>, in-4». » Deux traductions parurent en an-
glais, l'une de I$roock Taylor, secrétaire du la Société royale, l'autre de Le-
vassor qui avait quitté l'Oraloire pour se faire protestant. Celte dernière est
précédée d'un abrégé de la querelle de Malebrancha et d'Arnauld. La France
n'a point encore d'édition complète des œuvres de Malebranchc. On ne peut
donner ce nom à l'édition publiée en 1837, eu deux volumes 10-4°, par
Genoude et Lourdocix ; il y manque, indépendamment de toutes les lettres de
Malebranclie, retrouvées depuis, et particulièrement de la correspondance avec
Mairan, tonte sa polémique contre Arnauld.
- Conversations chrétiennes dans lesquelles on justifie la vérilé de la religion
et de Kl morale de J.-C, in-12, Paris, 1870. — Traité de la nature et de la
grâce, en trois discours, in-12, Amsterdam, 1G8J. — A la seconde édition,
Uotterdani, l(i04, il a ajouté l'éclaircissement sur les miracles de l'ancienne loi.
— Méditalio.s chrétiennes et métaphysiques, iii-12, Cologne, 1G83. Traité île
morale, in-12. Cologne, 1GS3. L'édition de 1697,2 vol. in-12, Lyon, est suivie
du Traité de l'amour de Dieu. - Entretiens sur la mctaphtjsique et sur la
relinion, 2 vol. in-12, Kottordam, 1C8S. A la 3' édition, Paris, IGOG, il a
ajotilé trois Entretiens sur la mort. — Entreliens d'un phiinsopke chrétien
avec un philosophe chinois sur l'existence et la nature de Uieu, petit in-l2,
Paris, nos. licftr.vions sur la prémotion phijsi'iue contre le P. lîoursicr, petit
iu-12, Paris, 1715. — Il faut ajouter à celte liste nn grand nombre de traités
et de mémoires scicntiliqucs et d'ouvrages de polémique, de Réponses, de
Défenses, Lettres, etc. Malebranclie a réuni en quatre volumes in-ia, Paris,
I7t;9, tous ses écrits relatifs à la contestation avec Arnauld.
I.MRODLCTIOiN. v
uns de ceux qui, comme Arnaukl, avaient le plus admiré la Re-
cherche, et rengagèrent dans de longues et vives polémiques
tjui, presque jusqu'à la fin, troublèrent son repos. Il eut à com-
battre contre des cartésiens, fidèles à la doctrine du maître,
contre des jésuites et des jansénistes, contre Bossuet, contre
Ré^is, contre François Lamy, contre le P. Valois, contre le
P. Tournemine et les journalistes de Trévoux, contre le
P. Uoiirsier, et s. rlout contre Arnauld, le plus redoutable de
tous. Le génie de Malebranchc, comme dit Fontenelle, était tout
pacifique, tandis que celui d'Arnauld était tout à fait guerrier.
Mais une fois engage dans la dispute, Malebranche s'y montre
d'autant plus aigre et opiniâtre qu'il a été d'abord plus contrarié
dans son amour naturel de la paix.
Attaqué, non pas seulement au point de vue philosophique,
mais, ce qui était plus dangereux pour lui, au point de vue
theologique, accuse de ruiner le surnaturel et les fondements
de la foi dans son Traité de la nature et de la grâce qu'Arnauld
fit mettre à l'index par la sacrée congrégation, tribunal qui
ne l'épargnait pas cependaat lui-même, il eut la fermeté de
ne rien rétracter.
Philosophe et théologien, Malebranche était en même temps
un grand physicien et un grand géomètre, comme le dit Fon-
tenelle, et comme on le verra par plusieurs parties de la Re-
cherche. Ami du marquis de l'Hôpital, il fut l'éditeur de VAna-
hjsc des infiniments petits; les mathématiciens Carré, Jean
Presiet et Mairan ont été ses élèves. En physique, il a adopté,
mais en la modifiant, l'hypothèse des tourbillons de Descartes.
Il a divisé en des tourbillons infiniment petits les grands tourbil-
lons de Descartes. « Voilà, dit Fontenelle, un grand fonds de
force pour tous les besoins de la physique dor.l Malebranche les
regardait comme la clef. » On verra comme Malebranche le
met en œuvre dans le 16™' éclaircissement sur la lumière et la
couleur. Il semble que la physique contemporaine revienne a
ce grand fonds de force et fasse revivre, sous d'autres noms,
les petits tourbillons de Malebranche. Il est facile, par exemple,
de les reconnaître dans les atomes tourbillonnants du fameux
physicien anglais Thompson. C'est comme raat.iémalicicn, et
apr.s la publication de son traité sur les lois du mouvement,
qu'il fut nommé membre honoraire de l'Acadiigiie des Scioncos.
Ti DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
lilre qui lui valut cet Éloge qui est un des chefs-d'œuvre de
Fontenelle.
A l'exemple de Descavtes, il montra toujours beaucoup de
goût pour l'anatomie. « De toutes les choses matérielles il n'y
en a point, dit-il, de plus digne de l'application des hommes
que la structure de leur corps et la correspondance de toutes
les parties qui le composent i. » Dans plusieurs passages de la
Recherche, il défend vivement cette science contre les mépris
et les dégoûts des gens du monde. Il se plaisait aussi à l'étude
des insectes ; en divers passages il se plaît à déc-rire la magni-
ficence de leur parure, la délicatesse et l'harmonie de leurs
parties, avec un style éclatant de couleur et plein de charme.
Pour la démonstration de la divine Providence, il déclare qu'il
préfère les insectes à des merveilles plus éclatantes et même
aux astres qui brillent dans les cieux. Il avait d'ailleurs peu
d'estime, ce qui paraît étrange, de la part d'un mathématicien,
pour l'astronomie. Nous ne sommes pas faits, dit-il, pour passer
notre vie pendus à des lunettes. De même, Descai-tes, à ce
que nous apprend Baillet, regardait l'astronomie comme une
perte de temps. Mais Malebranche méprisait par-dessus tout,
peut-être plus encore que Descartes lui-même, l'étude de l'an-
tiquité, l'érudition, les études historiques. Il n'épargne pas les
sarcasmes à ces vaines sciences qui enflent, dit-il, le cœur de
l'homme et faussent son esprit. Aussi c'est Malebranche sur-
tout que Huet a en vue, quand il accuse les cartésiens de
vouloir ramener le xvii" siècle à la barbarie, c'est-à-dire au
mépris de l'érudition
Quoique poète en prose, comme dit le P. André, qu ique
doué de la plus belle imagination, il affectait de mépriser la
poésie et il faisait la guerre, comme nous le verrons, à l'imagina-
tion, par une sorte de rigorisme philosophique. Que de charme
dans son style et combien le génie de l'écrivain ne contribue-
t-il pas à faire goûter, même aujourd'hui, ses ouvrages de ceux-
mèmes qui ne goûtent guère ses doctrines ! Aussi Arnauld son
grand adversaire, invite-t-il sans cesse à se tenir en garde
contre les séductions et les agréments de son discours, contre
cette vivacité, cette noblesse d'élocution, ce langage figure et
< Recherche, liv. il, chap. S.
INTRODUCTION. ""
sublime, ces expressions relevées et magnifiques, cet air de
spiritualité par où il éblouit un grand nombre de lecteurs.
Voltaire propose Malebranche comme un modèle du style phi-
losophique. Les critiques modernes ne sont pas moms louan-
geur. Selon Cousin, c'est un écrivain d'un naturel exquis et
d'une grâce incomparable; selon Sainte-Beuve, « c'est un écri-
vain excellent, «facile, harmonieux, lummeux, spécieux, spa-
cieux, qui tenait autant qu'aucun des illustres, sa place dans le
Nulle part, peut-être, à notre avis, il ne s'élève plus haut
comme écrivain que dans les Méditations chrétiennes. Au com-
mencement de l'ouvrage il adresse à Dieu cette belle prière :
V Donnez-moi des expressions claires et véritables, vives e
animées, en un mot dignes de vous et telles qu'elles puissent
auo-menter en moi et dans ceux qui voudront bien méditer avec
moi la connaissance de vos grandeurs et le sentiment de vos
bienfaits. » Cette prière de Malebranche a été, dirait-on, exau-
cée ; ce langage digne de Dieu, on Peut dire qu'il a parle^
Semblables aux Soliloyues de saint Augusim et a limitation
de Jésus-Christ, les 3iMiaf ions sont un dialogue , sur un Ion
Ivriqae, entre le créateur et la créature. « L'art de 1 auteur,
dit Fontenelle, a su y répandre un certain sombre auguste
et majestueux propre à tenir les sens et l'imagination dans
le silence, la raison dans l'attention et le respect, et si la
poésie pouvait prêter des ornements à la philosophie, elle ne
pourrait pas lui en prêter de plus philosophiques. « A cette
belle langue il n'a manqué que plus de correction pour être
parfaite. Dans la [iccherche on trouvera, au milieu des pag^s
les plus brillantes, plus d'une phrase négligée et embrouillée. Le
père André nous donne la principale raison de ces négligences
et de ces incorrections. Il travaillait, dit-il, beaucoup ses livres,
mais il ne s'occupait pas de l'impression 2. . , ,
Il a passé cinquante ans dans la maison de l'Oratoire de la
rue Saint-Honoré, remplissant de la manière la plus édifiante
lous ses devoirs de prêtre et de reUgieux. Doux, simple et
. Il,slnire de Port-Royal, S» vol., P- 'J69. Je renvoie aussi à un remarquable
élôsfd?Mtoi;e comme écrivain, par Hau^ilton, Leciure, on n,c,opk,-
stcs, leci. i-i-
» Mauuscril de Troyes. -,
vni DE LA RECHERCHE DE LA VKRITE.
accommodant dans le commerce ordinaire de la vie; il jpuait
même avec les enfants de chœur et les frères de l'Oratoire.
Comme Spinoza, il préférait les jeux enfantins, parce qu'ils ne
laissent, disait-il, aucun trouble dans l'espi-it après eux, à la
différence de ceux qui appliquent davantage; comme Spinoza,
aussi, mais pour s'amuser, et non pour vivre, il polissait des
verres. Pendant l'été, il quittait le cloître de la rue Saint-Honoré
pour aller à la maison de campagne de l'Oratoire ou dans les
terres de quelques-uns de ses amis et disciples, philosophes
et grands seigneurs, comme le marquis d'Allemans ou Pierre
de Montmort, membre de l'Académie des Sciences. C'est à la
campagne qu'il a composé le plus grand nombre de ses ouvrages.
On a regret de dire, pour l'honneur de l'ordre dont il était la
plus grande gloire, qu'il y a été l'objet de bien des tracasseries et
qu'il a éprouvé plus d'un chagrin, surtout pendant sa longue
querelle avec Arnauld, de la part de ses chefs attachés à la
cause du jansénisme. Ces chagrins lui donnèrent môme pendant
quelijue temps l'envie de quitter la congrégation i. Cependant,
avec le nombre de ses admirateurs et ses disciples, sa renommée
allait en augmentant en France et au dehors. L'amie et l'élève de
Descartes, la princesse Elisabeth, alors abbesse d'Hervorden,
lut et admira la Recherche. Depuis Descartes, elle disait, selon
le P. André, n'avoir rien vu de si beau. Le prince de Coudé
lut et goûta aussi les ouvrages de Malebranche; pour en causer
à son aise avec l'auteur il le manda auprès de lui, « dans son
apothéose de Chantilly, » comme dit M™^ de Sévigné. Telle était
la réputation de Malebranche sur la fin de sa vie qu'aucun
étranger, pourvu qu'il ne fût pas tout à fait ignorant en philo-
sophie, ne venait à Paris sans lui faire visite. On mentionne
même le roi Jacques II parmi ces illustres visiteurs. C'est seu-
lement après sa querelle avec Arnauld, et dans les premières
années du xviii® siècle, lorsqu'il eût regagné, à force de modes-
tie et de douceur, le cœur, sinon l'espi-ii, de ses confrères, que
Malebranche cominen(;a à goûter le calme et le repos et que,
suivant l'expression biblique du P. André, il posséda la terre.
* On ne faisait point de vœux dans celte libérale congrcsaiion de l'Ora-
toire; on l'tait lilire d'en sortir comme d'y entrer. « Une sainte lliierté, dit
Bossuet, dans l'Oraison funèbre du 1'. liourgoin:^. y f,iit le saml cngagcmcnti
où l'on obéit sans dépendre où l'on ^'ouverne sans commander, elc. »
INTRODUCTION. ix
Mais il ne devait pas jouir longtemps, déjà vieux et souffrant,
d'une gloire et d'un repos si mérités. Il était à la campagne, chez
un de ses amis, à Villeneuve-St-Georges, près de Paris, quand il
ressentit les atteintes de sa dernière maladie. On se hâta de le
transporter à l'Oratoire où il mourut, le 13 octobre 1715. Il
s'était affaibli de jour en jour pendant celte longue maladie. Citons
encore Fontenelle : « Son mal, dit-il ingénieusement, s'ac-
commoda à sa philosophie, le corps qu'il avait tant méprisé se
réduisit presque à rien, et l'esprit accoutumé à la supériorité
demeura sain et entier. Il n'en faisait usage que pour s'exciter
à des sentiments de religion, quelquefois par délassement, pour
philosopher sur le dépérissement de sa machine. Il fut jusqu'à
la fin le spectateur tranquille de sa longue mort i.
Quoique cette introduction ait particulièrement pour objet la
Recherche de la vérité, et non pas lensemble des idées philoso-
phiques de Malebranche, cependant nous ne pouvons pas ne rien
dire de l'esprit général de sa philosophie, d'autant que cet esprit
et ces tendances se révèlent tout d'abord dans la Recherche
elle-même. Le système de Malebranche, dit très bien Fonte-
nelle, est plein de Dieu. On le voit des la préface même de la
Recherche. La tendance fondamentale de sa philosophie, dont
l'origine est dans certains principes de Descaries, tendance qui
lui est commune avec les Hollandais, Clauberg et Geulincx, et
surtout avec Spinoza, bien qu'il renie avec horreur toute parenté
avec lui, est de mettre en Dieu seul toute réalité et toute activité,
pour ne laisser à la créature que privation, défaut et passivité.
La comparaison de l'homme aux mains de Dieu, avec l'argile
aux mains du potier, ne s'applique guère moins bien à Male-
branche qu'à Spinoza. Tout donner à Dieu, et cependant laisser
quelque chose à l'homme qui soit la matière de sa responsabi-
lité, voilà la contradiction dans laquelle Malebranche ne cesse
pas de se débattre. La science de l'homme lui-môme telle qu'il
la conçoit n'est, à vrai dire, que la science de Dieu.
L'homme, dit-il, dans la préface de la Recherche, ne subsiste
que par une double union de l'àme avec Dieu et de l'àme avec
• « Le sentiment de ses vive? douleurs, dit le P. André, au lien d'exciiei
ses plainte^, ne faisait le plu^ souvent que lui rappeler des idées, qui lui
étaient si familibres, de la structure du corps humain. »
0.
X DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
le corps. Mais de combien la première, ne Temporte-t-elle pas
sur la seconde, quoique affaiblie par le péché ! Cependant, de
même que l'union avec le corps ne peut jamais être entièrement
rompue, pendant cette vie, de même l'union avec Dieu ne peut
jamais être entièrement effacée. Nous ne cessons de recevoir
par cette union quelque chose de la vérité éternelle, de con-
naître notre devoir, comme aussi nos dérèglements. La lumière
de la vérité luit dans les ténèbres quoiqu'elle ne les dissipe pas
toujours. L'esprit devient plus lumineux, plus fort, plus étendu
à proportion de l'union avec Dieu et, au contraire plus obscur
et plus stupidc à. proportion de son union avec le corps.
Voyons maintenant ce qu'il entend par l'àme et par le corps.
Comme Descartes et tous les cartésiens, il place l'essence de
l'esprit dans la pensée, et celle du corps dans l'étendue. Au
sujet de l'étendue essentielle, il est impossible d'être plus carté-
sien, plus net et plus précis que Malebranche, ce qui l'a fait
mettre par le P. Valois au premier rang de ceux qu'il accuse
de ruiner l'Eucharistie. Dans la pensée il distingue deux modes:
l'entendement qui est la faculté de recevoir plusieurs idées, et
la volonté qui est celle de recevoir plusieurs inclinations. Il les
compare, sauf quelques réserves un peu embarrassées en
faveur de la liberté, à la double capacité de la matière de rece-
voir différentes ligures et d'être mue.
Sentir et connaître, telle est la double fonction de l'entende-
ment que Malebranche divise en trois facultés, les sens, l'ima-
gination, l'entendement pur, lesquelles sont l'objet des trois
premiers livres de la Recherche.
Voyons d'abord ce qu'il entend par ces trois facultés de l'en-
tendement, et ensuite par la volonté, avant démontrer en quoi
elles nous servent, ou nous nuisent par la liecherche de la
vérité. Voici comment il définit le sens et l'imagination : « On
appelle sens ou imagination l'esprit, lorsque son corps est
cause naturelle ou occasionnelle de nos pensées, et on l'appelle
entendement lorsqu'il agit par lui-même, ou plutôt lorsque Dieu
agit en lui et que sa lumière l'éclairé en plusieurs façons dif-
férentes sans aucun rapport nécessaire à ce qui se passe dans le
corps K » Il donne le nom de sentiments aux pensées qui nous
« Recherche, liv. 3, cliap. l".
INTRODUCTION. »»
àenncnt par les sens ou par riraagiaation et dans lesquelles le
corp<^ a quelque part. Les sentinnenls diffèrent profondément
des idées lesquelles sont du domaine de l'entendement pur. Le
plaisir et la douleur, les qualités sensibles, qui ne sont que de
pures modifications de l'âme, correspondent à cerlams arrange-
ments des parties des corps qui sont en relation avec nous.
Les qualités sensibles ne sont qu'en nous, et non hors de
nous dans les objets. C'est une des plus grandes vérités, selon
Malebranche, que Descartes ait mises en lumière et qui impoite
le plus, non seulement pour la distmction de l'âme et du corps
mais pour la morale. Ce n'est pas, dit-il, le soleil qui répand
la lumière qui nous éclaire, ce n'est pas le feu qui nous
échauffe ce n'est pas aux objets extérieurs qu'appariiennont
ces belles couleurs dont la vue nous réjouit; tout cela n est
qu'en nous, et non pas hors de nous. Quel rapport en effet y
a-t-il entre les impressions que nous ressentons et le corps,
c'est-à-dire la simple étendue avec ses trois dimensions? Les
modalités des corps n'étant autre chose que le corps lui-même
de telle ou telle façon, comment concevoir qu'elles se transfor-
ment en modalités de l'esprit? D'ailleurs cela serait contraire a
un des plus grands principes de la plùlosophie de Malebrancne,
à «avoir qu'aucune créature, que Dieu seul, peut agir sur
nous et qu'à moins de supposer les corps doués de quelque
puis^'ance merveilleuse, on ne peut les croire capables de cau-
ser la moindre impression sur nous. Il va jusqu'à accuser de
pa. ani^me ceux qui croient que les objets peuvent nous rendre
heureux on malheureux. Comment le penser en effet, sans être
conduit à les aimer ou les craindi-e, d'où U n'y a, suivani lui,
qu'un pas à les adorer?
Les sentiments n'appartiennent qu'à nous; ils ne sont qu en
nous, mais ce n'est pas nous qui nous les donnons; ils sont
en nous, malgré nous, et par une cause étrangère. Leur cause
n'est pas le corps, mais Dieu qui seul nous modifie, qui seul
est cause du plaisir et de la douleur, et que seul nous de-
vons aimer et craindre. Les sentiments ne sont bous que pour
la conservation du corps; ils ne nous apprennent ce que les
corps sont, par rapport à nous, et non ce qu'ils sont en eux-
mêmes. Rien dans les corps n'est sombUiblo aux sentiments
que nous en avons; tandis qu'ils nous raoatrwil les corps rêvé-
xii DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
tus des qualités sensibles, la raison ne nous y découvre quo
des rapports de distance, des changements de parties.
L'imagination n'est qu'une suite et un retentissement dos
impressions des sens. La partie la plus attrayante de la Recherclic,
la plus juslement goûtée de tous, indépendamment de toute
doctrine métaphysique, est le livre sur l'imagination. Ni la Ro-
chefoucauld, ni la Bruyère n'ont analysé avec plus de finesse,
tous les plis et les replis du cœur humain, et n'ont mis en scène
d'une manière plus piquante les écarts de l'imagination. Comme
moraliste, Malebranche peut rivaliser avec eux. De l'étude do
l'esprit humain, il ne sépare pas celle des organes, de même
que son maître Descartes dans le Traité des passio7is. En même
temps qu'il étudie ce qui se passe dans l'âme, il cherche à rendre
compte de ce qui se passe parallèlement dans le corps; aux phé-
nomènes et aux lois de Timagination,, de l'association des idées,
de la mémoire, il joint des explications physiologiques non
moins ingénieuses, et assurément tout aussi plausibles, quo
celles qu'ont imaginées la plupart des physiologistes de notre
temps. Que sont les esprits animaux qui jouent ici le princi-
pal rôle, comme dans toute la physiologie cartésienne, siuon
les avant-coureurs du fluide nerveux ou le fluide nerveux lui-
même, selon une remarque du docteur Huxley? Malebranche
suppose pour expliquer la mémoire, que les esprits animaux
• se répandent plus volontiers par les voies déjà frayées, là où
les fibres souvent remuées ont acquis plus de flexibilité et de
souplesse. « Ils se portent, dit-il, vers les endroits les plus
ouverts par l'habitude de l'exercice i. » N'est-ce pas là le prin-
cipe de moindre résistance renouvelé de nos jours par llcrbcrt
Spencer ?
Qu'entre chaque idée et une certaine trace dans le cerveau
entre chaque mouvement de l'âme et un certain mouvement du
corps, il y ait une exacte et nécessaire correspondance, il ne fait
pas plus difnculté de l'admettre, malgré son idéalisme mystique,
qu'un physiologiste contemporain, ou même quelque partisan de
ce qu'on appelle aujourd'hui la nouvelle psychologie. « Je suis
persuadé, dit-il, qu'il y a une telle cr;rrespondauce entre les
dispositions de notre cerveau et celles de noti-e âme, qu'il n'y
^ Recherche, liv. 5, p. 530.
INTRODUCTION. xtu
a peul-étre point de mauvaises liabiLudcs dans l'âme qui n'ait
son principe dans le corps i. »
Je m'éi.onne que ceux qui de nos jours ont fait si grande
la part de l'hérédité physique et morale, n'aient pas cité
Malcbranche en leur faveur. Malebranche en effet, un peu, il est
vrai, il faut le dire, dans l'espoir d'arriver à une explication natu-
relle du poché originel, élend et fait l'emonler l'hérédité aussi
loin qu'il le peut. Entre le cerveau de la mère et le cerveau de
l'enfant, il établit une si étroite dépendance que le plus souvent
l'enfant vient au monde, suivant lui, avec l'esprit déjà gâté et
corrompu. Il abonde en exemples, dont quelques-uns auraient
besoin d'être mieux prouvés, de marques physiques, d'appré-
hensions, de travers d'esprit et de corps, héréditaires dans cer-
taines familles,, par le fait de cette correspondance. Mais quel-
que grande et exacte que soit cette correspondance, il n'a garde
d'en conclure qu'au lieu de l'observation intérieure, il faille désor-
mais étudier uniquement l'âme dans le corps et dans les esprits
animaux, dans lestracesdu cerveau ou les mouvements des fibres.
Toute la diiférence entre l'imagination ou la sensation est en
ceci, que l'ébranlement des nerfs et fibres du cerveau qui le
produit, vient du dedans et non du dehors.
L'imagination est : « la puissance qu'a l'ârae de se f jrmcr des
images des objets en produisant des changements dans la partie
principale du cerveau. »
Nous ne faisons que sentir, nous ne connaissons pas, par
le sens et l'imagination. Là est la sphère de l'erreur et
des ténèbres; la lumière n'est que dans les idées ou la con-
naissance, c'est-à-dire, dans l'entcudemont pur. Ne pas con-
fondre entre sentir et connaître; voilà, selon Malebranche, le
plus grand des préceptes pour ne pas tomber dans l'erreur.
Qu'est-ce donc que connaître? Élevons-nous du sens et de l'ima-
gination à l'entendement pur, ou aux idées. Le troisième livre
de la Recherche, qui a pour objet l'entondement pur, renferme
ce qu'il y a de plus original dans la tloctrine philosopliique de
Malol)ranche. Dieu qui, comme nous venons de le voir, produit
en nous directement les sentiments, sans nul concours des objets,
ni de notre activité propre, est aussi, dans l'entendement pur,
• Éclaircisscmeiils sur le 2" livre. Réponse aux ohjoi-iioirS conire lo iicclio.
XIV DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
runique acteur. C'est de lui seul que viennent toutes les idées.
Que sont donc ces idées venues de Dieu, d'après Malebranche ?
Comment Dieu les contient-il en lui, et comment nous les dé-
couvre-t-ilen son propre sein? Comment enfin connaissons-nous
toutes choses, les corps, les âmes et Dieu, le particulier et le
général? Nous voici arrivés à cette célèbre théorie de la vision
en Dieu qui contient la réponse de Malebranche à toutes ces ques-
tions. Deux parties ditïéreutes sont à considérer dans la vision
en Dieu, la connaissance des choses matérielles et contingentes
et la connaissance des vérités immuables et éternelles.
En comparant la Recherche à ses autres ouvrages, ou même
aux éclaircissements qui la suivent, il semble, au premier
abord, que Malebranche a varié dans la manière dont il entend
la vision en Dieu. Que s'il n'a pas varié au fond, comme il le
soutient, dans sa polémique contre Arnauld, du moins est-il
certain qu'il ne l'a pas toujours présentée de la même manière,
ou qu'il l'a plus tard développée et complétée. Tenons-nous-
en d'abord au troisième livre de la Rechei'che. Le désir de ter-
miner toute connaissance à Dieu, comme à son objet et à
son principe, de lui attribuer exchisivcment toute efficace
sur l'esprit et sur le corps , voilà ce qui a poussé Male-
branche à la singulière imagination, comme dit Arnauld, de
cette nouvelle spiritualité , que nous voyons les corps en Dieu.
Malebranche l'appuie d'abord sur un principe dont tout le
monde, dit-il, convient, à savoir que l'âme ne peut connaître
que ce qui est intimement uni avec elle. Cependant nous con-
naissons le soleil et les étoiles, quoique bien loin de nous ; or,
comme il n'est pas vraisemblable que notre âme sorte du corps
pour aller se promener dans les cieux, l'objet de l'âme aperce-
vant le soleil, ne peut être le soleil sensible. D'ailleurs ne
voyons-nous pas les corps, même quand ils ne sont pas, comme
dans le. rêve ? Ce n'est donc pas le corps qui est l'objet immédiat
de la perception de l'esprit, mais quelque chose, à savoir l'idée
qui est intimement unie à l'âme, et sans quoi la perception ne
peut avoir lieu. Il faut prendre garde à la distinclion que fait
Malebranche entre l'idée et la perception. L'idée est ce qui est
perçu par l'esprit, la perception est l'esprit lui-même qui per-
çoit. Il définit l'idée : l'objet immédiat de l'esprit lorsqu'il aper-
çoit quelque chose hors de lui. Nous n'apercevons un objet
INTRODUCTION. xv
qu'autant que s'offre à notre esprit l'idée qui le représente
mais cela ne veut pas dire qu'il existe réellement en dehors de
,ij0.us un objet correspondant à cette idée. Dépourvus de toute
efficacité pour agir sur notre esprit, les objets réels, par delà
les idées, nous sont inaccessibles ; ils sont pour nous comme
s'ils n'existaient pas. Au regard de la raison leur existence
n'est que problématique. On poun*ait ici faire un rapproche-
ment entre Malebranche et les noumcnes de Kant. Rien n'est
certain si ce n'est l'existence même de l'idée. Comme lesidée^;
ne sont pas de purs modes de l'esprit, et comme elles ont une
foule de propriétés, Malebranche leur accorde une réalité en
dehors de notre entendement ; on dirait même qu'il en fait de
petits êtres, des êtres représentatifs pai'ticuliers, selon la pensée
qu'Arnauld lui attribue et pour laquelle dans sa polémique, il
sera sans nulle pitié. Telle est du moins l'interprétation a
laquelle peut donner lieu la première forme sous laquelle
Malebranche expose son sentiment de la vision en Dieu, dans
le troisième livre de la Recherche, si on rend à la lettre cer-
taines de ses expressions.
Il s'agit mamtenant de savoir d'où viennent ces idées, où
elles résident et comment elles se conmiuniquent à nous. Male-
branche passe en revue toutes les diverses hypothèses qu'on
peut faire, suivant lui, en réponse à ces questions : ou bien on peut
supposer que les idées viennent des corps, ou que l'àme a la
puissance de les produire, ou que Dieu les produit toutes avec
elle en la créant, ou qu'il les produit succos.^ivcment, à mesure
qu'elle pense à quelque objet, ou que l'âme possède et voit en
elle toutes les perfections qu'elle croit voir dans les corps, ou
enfin qu'elle est unie à un être parfait renfermant en lui Jes
idées de tous les êtres créés. Il élimine tour à tour chacune de
ces hypothèses pour arriver à conclure, que cette dernière seule
est la vraie.
D'abord il critique longuement et il maltraite fort la vieille
doctrine de Démocrite, conservée par quelques scholasliques,
des images matérielles qui s'échappent dos corps, qui voltigent
vians les airs et viennent frapper nos organes. La seconde
hypothèse, celle de l'àme excitée par les impressions du dehors
et produisant elle-même ses idées, n'est pas dénature à trouver
quelque grâce devant lui. Tout d'abord, en effet, il la condamne
XVI DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
comme une de ces pensées mauvaises que le père des lumières
ne nous a pas données et qui viennent de notre esprit vain et
superbe. Les idées sont des êtres et non pas même comme il
le dit, des êtres si minces et si méprisables, puisque ce sont des
êtres spirituels; si donc l'âme les produisait, elle aurait la puis-
sance créatrice qui n'appartient qu'à Dieu. Il ne se peut non plus
que toutes nos idées aient été créées avec nous; cela serait
contraire au grand principe de la simplicité des voies que
Malebranche ne sépare pas de l'idée môme de la Providence.
Le nombre des idées est infini, Dieu donc serait obligé de créer
un nombre infini d'idées en dépôt dans chaque esprit. Mais ne
pourrait-il les créer au fur et à mesure que nous apercevons
des choses différentes? Cela non plus n'est pas possible; il est
certain que nous pouvons vouloir penser à une foule de choses
ou même à toutes choses; il faut donc que déjà nous les apei'-
oevions confusément et qu'en tout temps nous ayons la faculté
d'en contempler les idées.
C'est encore, selon Malebranche, une pensée d'orgueil inspi-
rée par l'esprit des ténèbres, une pensée qu'il repousse avec
horreur, que de croire l'esprit doué de la puissance d'aperce-
voir dans ses propres perfections toutes les choses du dehors-
Combien de fois il cite ces paroles de saint Augustin : « non die
quia tu tibi lumen es, » sur lesquelles il fonde, pour ainsi dire,
tout son sentiment de la vision de Dieu? L'âme n'aperçoit en
olle-mème que ses sentiments, ses propres modifications, et
nullement les choses du dehors. Elle connaît tous les êtres,
elle connaît des choses infinies, comment, étant limitée, les
connaîtrait-elle éminemment ? Dieu seul, qui a tout crée, voit
en lui-même, d'une manière spirituelle, l'essence de toutes les
créatures et leur existence dans les décrets de sa volonté.
Après l'élimination successive de toutes ces hypothèses, il ne
reste plus rien, sinon de croire que nous voyons toutes choses
en Dieu. Il est certain que Dieu a en lui les idées de tous les
êtres, puisqu'il les a tous créés; il n'est pas moins certain que
nous sommes unis avec lui, puisque nous avons toujours pré-
sente à l'esprit l'idée de l'infini qui, selon Malebranche, est
Dieu même. Dieu étant étroitement uni à nos âmes par sa pré-
sence, il est, dit-il, le lien des esprits, comme l'espace est le
lien des corps; donc l'esprit peut voir en Dieu tous les ouvrages
INTRODUCTION. xvii
de Dieu, supposé que Dieu veuille qu'il les y découvre Or,
Malebranche n'hésite pas à affirmer qu'il le veut indubitable-
ment, parce qu'il agit toujours par les voies les plus simples.
Quoi de plus simple que Dieu fasse voir aux esprits toutes
choses en voulant simplement qu'ils voient ce qui est au milieu
d'eux-mêmes, c'est-à-dire, ce qui en lui-même a rapport à ces
ciiOses et les représente? « Il veut que ce qui est en lui qui les
représente nous soit découvert. » Quoi donc, si nous y voyons
toutes choses, y verrons-nous donc aussi les choses particu-
lières, changeantes, corruptibles, y verrons-nous des chevaux,
des moucherons, dont il est si souvent question dans la polé-
mique d'Arnauld contre ia vision en Dieu?
Malebranche, dans la Recherche môme, a semblé prévoir
celle objection et a voulu se mettre en garde contre elle. Dans
un passage du premier livre (ch. 14), il dit qu'il rejette comme
inutile « ce nombre infini de petits êtres, qu'on non;me des
espèces et des idées, » que notre ignorance nous fait imaginer
pour rendre raison des choses que nous n'entendons pas. Il
ajoute que : « les idées qui nous représentent les créatures ne
sont que les perfections de Dieu qui répondent à ces créatures. »
Dans les chapitres mêmes du troisième livre que nous venons
d'analyser, il dit avec plus de précision : « Nous croyons qu'on
voit en Dieu les choses changeantes et corruptibles parce qu'il
n'est pas nécessaire pour cela de mettre quelque imperfection
en Dieu, puisqu'il suffit que Dieu nous fasse voir en lui ce qui a
rapport à ces choses. » Il dit encore : « Les idées particulières
que nous avons des créatures ne sont que des limitations de
l'idée du Créateur. » Là est en germe l'étendue intelligible dont
le nom se trouve une seule fois dans la Recherche, mais qui
revient si fréquemment dans les éclaircissements et dans le»
ouvrages postérieurs.
.4inbi le monde qu'habite notre esprit, le seul monde que
réellement nous voyions et que nous sentions, est le monde de»
idées ou le monde intelligible. Ce n'est pas l'homme réel, le.
cheval réel, l'arbre réel, ce. n'est pas même notre propre
corps, mais un homme, un arbre, un corps, intolligiblos, rési-
dant on Dieu qui sont l'objet de nos percoplious. Touleibis
vMalobranche proleste, et nous devons le croire, qu'il n'a jamais
eu la pensée de mettre autant d'objets intelligibles en Dieu
XVIII DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
qu'il y a d'objets réels dans le monde. Mais dans la Recherche
il s'est, dit-il, appliqué à montrer que nous voyons les corps en
Uicn, et non pas en eux-mêmes, plutôt qu'à expliquer la manière
dont nous les voyons. Désormais c'est dans une seule idée,
c'est dans l'étendue intelligible, qu'il veut nous faire voir toute
la multitude des figures et des corps.
Ce n'est pas là une contradiction avec ce qu'il a dit dans la
Recherche, ni même une nouvelle forme de la vision en Dieu,
comme il nous est arrivé de le dire dans notre Histoire de la
philosophie cartésienne ; c'est plutôt une explication, un déve-
loppement et un complément. Quoique ce complément se
trouve surtout en dehors de l'ouvrage que nous analysons, il
convient de parler ici de l'étendue intelligible à cause du lien qui
la rattache si étroitement au troisième livre de la Recherche et
parce que, d'ailleurs, il en est assez longuement question dans
les Éclaircissements ^.
Il faut d'abord rappeler que, selon Malebranche, nous con-
naissons les choses de deux manières, ou par lumière ou par
sentiment : par lumière, ce dont nous avons une idée claire, par
sentiment, ce dont il n'y a pas d'idée que nous puissions con-
sulter pour en connaître les propriétés, ce qui est obscur et
confus. Ainsi nous connaissons par idée l'étendue, les essences
des choses, le général, l'absolu. L'idée nous fait connaître la
nature essentielle des objets sensibles et les rapports qu'ils
ont, ou qu'ils peuvent avoir, entre eux ; le sentiment ne nous
mforme que du fait seul de leur existence. Nous ne voyons les
ouvrages de Dieu comme' actuellement existants que dans les
impressions sensibles, la couleur, la chaleur, etc. C'est aussi
par le sentiment que nous sommes informés de leurs diffé-
rences sensibles et de ce qu'ils sont, non pas en eux-mêmes,
mais par rapport à la commodité et à la conservation de la vie.
Dans la connaissance des objets sensibles, entrent ces deux
choses, idée et sentiment. « Il y a toujours, dit-il, idée pure et
sentiment confus dans la connaissance que nous avons de l'exis-
tence des êtres, si on excepte celle de Dieu et de notre âme 2.
Le sentiment est en nous, l'idée seule est en Dieu. Mais si le
* Voir surtout pour rét(>niue inlelliçrible le tO<= éclaircissement, le 5° des
Enlril/eii!' mélap/iy.'itqui's, lo 3° des Conversations chrétiennes.
* Éclaircisseûient sur les idées.
INTRODUCTION. ex
sentiment est en nous, il ne vient pas de nous, comme on l'a déjà
dit; c'est Dieu seul qui, à la présence des objets, le produit en
nous, par une action qui n a rien de sensible, et qui les joint à
l'idée, lorsque les objets sont présents, afin que nous les cro-
yions présents, et que nous entrions dans les sentiments néces-
saires à notre conservation. Dans la perception d'un arbre, du
soleil, d'un objet quelconque, il y a nécessairement une mo-
dalité de couleur, qui est en nous et une idée pure, l'élenduc
intelligible qui est en Dieu. Nous ne voyons donc pas les ob-
jets particuliers, les corps en Dieu; nous ne les voyons que
par ce qui les représente en lui; or ce qui nous les l'eprésento,
c'est l'étendue intelligible avec les rapports éternels et immua-
bles qu'elle contient.
Qu'est-ce donc que cette étendue intelligible qui achève et
complète la vision en Dieu, qui a donné lieu à bien des discussions
et des moqueries, et à la redoutable accusation d'Arnauld de
faire un Dieu corporel, ou bien un monde pure modiiîcation
de Dieu? L'étendue intelligible est-elle inintelligible? Sans pren-
dre à la lettre cette plaisanterie d'Arnauld, il faut convenir que
l'étendue intelligible présente plus d'une obscurité que nous ne
nous flattons pas d'cclaircir complètement. Essayons cependant
de faire comprendre la pensée de Malebranche.
L'idée de l'étendue intelligible considérée, non dans son ob-
jet, mais en nous, ne peut être que la perception de cette éten-
due nécessaire, iniinie, que notre esprit conçoit, indépendam-
ment de toute donnée des sens et de l'imagination. Mais la
difticulté est de comprendre l'objet même de cette perception
ou, pour parler comme Malebranche, l'idée même de l'étendue,
la façon dont elle existe en Dieu et son rapport avec l'éten-
due créée et matérielle. L'étendue et la matière, d'après la
doctrine de Descartes, qui est aussi celle de Malebranche,
étant identiques, comment la mettre en Dieu, sans s'exposer au
reproche de faire Dieu corporel? Malgré toutes les oitposilions
qu'il énumère entre l'étendue intelligible et l'étendue maté-
rielle, Malebranche ne parvient pas à dissiper toutes les obscu-
rités sur ce point fondamental. Dieu ayant créé l'étendue, il
doit avoir en lui l'idée de l'étendue, comme les idées de toutes
les choses qu'il a créées. Là n'est pas la principale diflicullé,
et si Malebranche n'entendait pas quelque chose de plus par
XX DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
l'étendue intelligible, sa doctrine n'aurait rien de bien particu-
lier, ni qui ail pu donner lieu à de si vifs débats. Mais, pour
Malebranche, l'étendue intelligibLe est quelque chose de plus
qu'une idée dans l'entendement divin ; c'est aussi la réalité
ou la perfection qui, dans l'essence divine, correspond à
celte idée. L'étendue, répond-il à Arnauld, n'existe pas en
Dieu seulement d'une manière idéale, comme elle pourrait
exister dans notre esprit, mais elle y existe effectivement,
c'csl-à-dire, que tout ce qu'il y a de positif dans l'éten-
due matérielle est contenu en Dieu, source de toute réalité, et
que les corps sont éminemment dans son essence, sinon il fau-
drait les faire dériver du néant. L'étendue intelligible est ce
qui représente en Dieu l'étendue ; ce sont les perfections de sa
substance qui ont rapport aux perfections de l'étendue créée ;
c'est la substance divine, dont tous les êtres créés ou possibles
ne sont que des participations infiniment limitées, en tant
qu'elle est nécessairement représentative des corps. C'est la
matière, dit-il dans ses lettres à Arnauld, selon l'être qu'elle a
dans le verbe de Dieu, c'est-à-dire, moins toutes les imperfec-
tions et les limites sensibles. Ajoutons encore qu'elle est l'objet
immédiat que le géomètre contemple quand il pense à dés
corps qui ne sont point et qu'il les regarde comme privés de
couleur et de qualités sensibles. C'est ainsi que Malebranche
cherche à nous faire entendre que tout le réel de l'étendue est
en Dieu, quoique Dieu ne soit pas étendu. Quelque obscure
que demeure sa pensée, on voit que s'il ne met pas en Dieu
l'éiendue d'une manière purement idéale, il ne l'y met pas
formollement, comme Arnauld l'en accuse, mais éminemment,
suivant l'expression dont il se sert, c'est-à-dire seulement en
ce qu'elle a d'essentiel, moins les bornes et les imperfections.
Il n'est pas non plus facile de clairement comprendre comment
Malebranche entend que l'étendue intelligible est l'unique objet
de toutes nos perceptions des choses matérielles, la toile, pour
ainsi dire, où, sans laisser aucune trace, se peignent à nos
yeux toutes les figures, non pas seulement les figures générales
et géométriques, mais les figures sensibles. Elle ne varie pas ;
elle ne cesse pas d'être une et infinie; comment donc se peut-il
que nous découvrions en elle les choses particulières et chan-
geantes? Il suffit, selon Malebranche, qu'elle se présente sous.
INTRODUCTION. xxi
une limite quelconque à notre esprit pour qu'elle devienne une
figure intelligible. J'y apercevrai, par exemple, un cercle, si je
vois une portion intelligible dont toutes les parties soient à
égale dislance d'un même point. La même portion de l'étendue;
étant susceptible de recevoir une limite quelconque est apte à
représenter, non seulement un cercle, mais toute ligure possible,
quoiqu'elle même elle ne soit pas figurée '. Toutes les figures
intelligibles sont ainsi contenues en puissance dans l'étendue
intelligible, comme, suivant la comparaison de Malcbranche,
sont contenues en un bloc de marbre toutes les figures qu'en
peut tirer le ciseau du sculpteur.
Ainsi, par les diverses applications que I)icu en fait à noire
esprit, par les diverses limites sous lesquelles il nous la décou-
vre, l'étendue intelligible devient l'exemplaire de toutes les
figures intelligibles générales que notre entendement aperçoit.
Joignez-y maintenant les sentiments que Dieu excite en nous, à
l'occasion de ces figures intelligibles, et elle nous représentera
les figures sensibles pariiculières. De tous les sentiments, c'est
la couleur à laquelle Malcbranche fait jouer le grand rôle dans
cette transformation des figures intelligibles en figures sensibles.
Grâce à la couleur, sur celte toile uniforme de l'étendue intelli-
gible, se dessinent, avec le pinceau, pour ainsi dire, du peintre
divin, toute l'infinie variété des objets sensibles. Chaque être
particulier, a dit spirituellement Sainte-Beuve, n'est plus qu'une
sorte de découpure et d'enluminure que nous faisons arbitrai-
rement d'un quartier do l'étendue infinie. Aruauld ici encore
n'a pas épargné à son rival les objections, les accusations, les
plaisanteries et les sarcasmes.
Ainsi Malcbranche a-t-il réduit toutes ces idées innombrables,
des clioses créées que d'abortl. comme nous l'avons vu, il sem-
blait niellre en Dieu, à une idée uniijue, celle de l'étenJue in*-
telligible, idée unique, mais admirablement vaste et féconde,
inépuisable fonds d'où sortent et nous apparaissent toutes los
figures sensibles par les sentiments que Dieu produit en nous à
l'occasion des figures intelligibles.
« Je vois, dit-il, en Dieu l'éleudue intelligible ou l'idée de la
matière, c'est en cela seul que consistent tous ces êtres r ;-
» 10* ccluiiYisscmcnt. *
XXII DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
présenlatifs et ce magnifique palais d'idées que M. Arnauld
bâtit en ma faveur. >•
Les êtres matériels sont d'ailleurs les seuls que nous voyons
en Dieu, d'après Malebranche ; ni Dieu en qui nous les voyons,
ni l'âme qui les voit, ne nous sont connus par idée. Dieu est
immédiatement intelligible, par lui-même, et l'âme ne nous est
connue que par le sentiment intérieur. En effet rien de fini ne
peut représenter l'infini ; il n'y a pas d'idée de l'infini, ou plu-
tôt l'infini est sa propre idée à lui-même, il s'ensuit, selon Male-
branche, que si Dieu est pensé, il faut c,'i'il soit.
Quant à l'âme, elle ne nous est connue que par sentiment.
Selon Descartes, l'âme est plus claire que le corps, selon
Malebranche, le corps est plus clair que l'âme. C'est là, du
moins à ce qu'il semble, une grosse hérésie cartésienne
qu' Arnauld et Régis ont vivement reprochée à l'auteur de la
Recherche et qui a été signalée par tous les historiens de la
philosophie. Peut-être cependant l'opposition entre Descartes et
Malebranche n'est-elle pas réellement aussi grande qu'elle en
a l'air au premier abord. La clarté que Descartes attribue à
l'âme est surtout relative au fait de son existence, c'est-à-dire
à l'existence même de la pensée. L'obscurité et la confusion
qui, d'après Malebranche, seraient le propre de la connais-
sance de l'âme, il ne l'entend ni de l'existence même de l'âme,
ni de la distinction de l'âme et du corps, mais seulement de sa
nature et des diverses modifications dont elle est suscepti-
ble. Nous connaissons mieux l'âme que le corps, l'âme nous
étant immédiatement connue ; mais nous comprenons mieux le
corps, c'est-à-dire l'étendue, parce que nous pouvons le rame-
ner à des propriétés mathématiques. C'est par là, dit-il d'ail-
leurs lui-même, qu'il espère accorder ceux, selon lesquels il
n'y a rien qu'on connaisse mieux que l'âme, et ceux selon les-
quels il n'y a rien qu'on connaisse moins. Notons ce qu'il dit,
dans la Recherche, contre les cartésiens qui prétendent qu'il y a
plus de clarté dans l'âme que dans l'idée de l'étendue : « La
conscience que nous avons de nous-mème ne nous montre
peut-être que la moindre partie de nous-même. »
C'est en voyant, immédiatement, et sans idée. Dieu lui-même
que nous voyons en une certaine mesure ses proportions infinies
et leurs rapports. Ces rapports qui sont de deux sortes, rap-
INTRODUCTION. xxiii
ports de perfection et rapports de grandeur, constituent les
vérités éternelles, immuables, absolues. Les vérités ne sont pas
des idées, mais des rapports entre les idées. La vue en Dieu
des vérités éternelles est ce qu'il appelle la raison. Avec quelle
beauté de langage, avec quel lyrisme métaphysique, il célèbre
cette raison divine, ou cette vue en Dieu des vérités éternelles,
qui est le rapport de tous les esprits avec une même source de lu-
mière, avec le soleil intelligible éclairant toutes les intelligences,
comme le soleil sensible éclaire tous les yeux. C'est ici surtout
qu'il s'inspire de saint Augustin, en se séparant de Descartes,
auquel il reproche d'avoir fait de ces lois éternelles, des dé-
crets libres de la volonté de Dieu : « Si les lois éternelles, dil-il,
dépendaient de Dieu, il me parait évident qu'il n'y aurait plus
de science véritable. Voit-on clairement que Dieu ne puisse
cesser de vouloir ce qu'il a voulu d'une volonté libre et indii-
férente i ? »
Tous les esprits contemplent la raison, sans s'empêcher les
uns les autres. Par elle nous sommes assurés qu'il n'y a pas
d'homme au monde qui n'aperçoive les mêmes vérités que je
vois, par exemple, que deux et deux font quatre, et qu'il faut
préférer son ami à son chien. La raison s'impose à nous de
deux manières, tantôt au point de vue spéculatif, comme vérité,
tantôt au point de vue pratique, comme oi'drc, tantôt en nous
montrant des rapports de grandeur, et tantôt en nous montrant
des rapports de pei'fection. Quoiqu'il ait surtout développé celte
partie, la i)lus haute et la plus plausible de la vision en Dieu,
dans ses Mcditations, daus les Enlrclicns jnétaphys'Kjues el dans
le Traité de morale, il y a aussi daus la Recherche de la vérité
cl dans les Eclaircissements des pages sur la raison qui égalent
les plus belles de Bossuet et de Fénelou. Que celui-là, dit-il, à
la lin du troisième livre, qui sacrifie tout aux richesses, rentre
au dedans de lui en faisant, taire les sens ol l'iuiagiualion pour
consulter la raison, il entendra « une réponse claire et dis-
tincte de ce qu'il doit faire, réponse éternelle qui a toujours
été dite, qui se dit et qui se dira toujours, réponse qu'il u'e>i
pas nécessaire que j'explique parce que tout le monde la sait,
ceux qui lisent ceci et ceux qui ne le lisent pas, qui n'est m
' Voir le 10" éclaircissement, sur la iiauiie des iilccs.
XXIV DE LA RECHERCHE CE LA VLRITE.
grecque, ni latine, ni française, ni allemande et que tontes les
nations conçoivent, réponse enfin qui console les justes dans leur
pauvreté et désole les pécheurs dans leur richesse ». Nous sor-
tirions tout à fait du cadre de la Recherche et de cette intro-
duction, si nous entrions dans de plus amples explications sur
les vériléspratiqaes qu'engendrent les rapports de perfection, sur
cet ordre qu'elles consliluent, ordre immuable que nous devons
suivre et que Dieu lui-même consulte dans toutes ses opcraiions.
Si de l'entendement nous passons à la volonlé, c'est encore
Dieu que nous rencontrons, Dieu qui est ici, comme en ton*, le
reste, le seul acteur. L'homme ne voit, selon Malebranche, que
parce que Dieu l'éclaire, il ne veut que parce que Dieu l'aime
et le fait aimer. La volonté qui, avec l'entcndoment, embrasse
l'àmc tout entière, est la faculté de recevoir des inclinations,
faculté qu'il compare à la capacité de la matière de recevoir
des mouvements. Les inclinations, dont la volonté ne se distin-
gue pas, nous viennent de Dieu et ne dépendent pas de nous.
Toutes se ramènent à une inclination fondamentale, qui est
l'amour du bien indéterminé, du bien en général, lequel au
fond est l'amour de Dieu ; de là cette autre définition qu'il donne
aussi de la volonté ; la volonté est le mouvement naturel qui
nous porte vers le bien en général. L'esprit ne désire, ne hait
ou n'aime qu'en vertu de cette impulsion. « Nous n'agissons,
dit-il, que par le concours de Dieu, et notre action considérée
comme efiicacc et capable de produire quelque effet, n'est point
différente de celle de Dieu ^. »
Donc Dieu seul opère en nous. Toutefois Malebranche s'efforce
de conserver une faible part d'action à l'homme à côté de celle
de Dieu. Dieu nous incline toujours au bien général par une
impression invincible; c'est Dieu aussi qui nous représente
l'idée d'un bien particulier où il nous pousse par cctle impul-
sion générale vers le bien. Quant à l'homme, il voit ce bien
particulier, il se sent attiré vers lui, mais il est libre de s'y
arrêter ou de passer outre. Il voit que ce bien n'est pas le bien
suprême, il sent qu'il peut le laisser derrière lui pour aller plus
avant et poursuivre la recherche du vrai bien, en vertu de celle
impulsion générale qui l'y pousse. Discerner les vrais bie;:s des
« 15° tclaircisscmcnt.
INTRODUCTION. xxv
faux biens, suspendre notre amour à l'égard de chaque bien
particulier, voilà le champ qu'il laisse à la liberté de l'homme ;
d'où ce grand précepte de sa morale : ne jamais aimer un bien
absolument, si sans remords on peut ne pas l'aimer. Quelque
faible que soit la part laissée à la liberté de l'homme par
Malebranche, elle semble imcompatible, comme l'a remarqué
Fénelon, avec le principe môme de toute sa métaphysique,
la passivité absolue des créatures et l'impossibilité où elles sont
do se modifier elles-mêmes, Dieu étant la seule cause efficiente,
est l'auteur de toute modification, comme de toute réalité.
Après avoir étudié l'àme en elle-même, Malebranche la con-
sidère dans ses rapports avec le corps. Mais d'abord y a-t-il
des corps? Leur existence est douteuse, puisque, comme nous
l'avons vu, les idées sont les seuls objets de la perceplion et
que les corps sont pour nous comme s'ils n'existaient pas. II
juge donc la raison impuissante à démontrer qu'il y a des
corps ; la foi seule peut nous assurer de leur existence. L'ar-
gument de la véracité divine est lui-même insuffisant, parce que
nulle part Descarlcs prouve que Dieu nous ait assuré qu'effective-
ment les corps existent. Mais ce que la raison toute seule ne
peut nous démontrer, la révélation, selon Malebranche, nous
l'apprend. Comment nous l'apprend- elle ? par la Bible où l'on
voit en scène mille et mille créatures, des miracles, des apôtres,
des prophètes; ce ne sont, il est vrai, que des apparences, mais la
Bible étant un livre divin qui ne peut nous tromper, toutes ces
apparences se changent en réalités, et voilà l'existence des corps
assiu'ée par un icmoignagc divin. Tel est le tour singulier par le-
quel Malebranche cherche à échapper à un idéalisme semblable
à celui de Berkeley, et à la négation absolue du monde matériel '.
Voyons maintenant comment il explique les rapports des corps
les uns avec les autres et particulièrement de l'àme avec le
corps. Rappelons d'abord cpie, selon le grand principe de cette
philosophie, nulle créature ne peut agir sur une autre par une
efficace qui lui soit propre ; il n'y aura donc entre elles qu'une
simple correspondance, par une intervention continuelle de Dieu,
seule vraie cause. Nulle créature ne peut vérilablomenl ètio
cause, mais seulement une occasion à propos de laquelle l'uni-
* 6' éclaiicisscment. '
T. I. b
XXVI DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
que vraie cause entre en exercice. Veut-on néanmoins leur
donner le nom de cause, il faut ajouter qu'elles ne sont que des
causes occasionnelles. La théorie des causes occasionnelles est
presque non moins célèbre, dans la philosophie de Malebranche,
que celle de la vision en Dieu ; elle est à la volonté, ce que la
vision en Dieu est à l'entendement. Considérons-la d'abord par
rapport aux corps en général, puis dans son application parti-
culière aux rapports de l'âme avec notre corps i.
Croire qu'il y ait par le choc communication de mouvement
entre les corps, c'est prendre, selon Malebranche, un simple
rapport de succession pour un l'apport de causalité. Leur ren-
contre ou leur choc n'est pas une cause réelle, mais seulement
la cause occasionnelle de la distribution du mouvement : « L'es-
prit ne concevra, dit-il, jamais qu'un corps, substance pure-
ment passive, puisse transmettre dans un autre la puissance
qui le transporte ^ » Seul le créateur des corps a la force pour
les mouvoir, nul corps ne pouvant exister, un seul instant, sans
que Dieu le veuille, et de nouveau le crée en ce même instant.
Or, il ne se peut que ce corps, que Dieu crée continuellement, il
ne le crée quelque part ; il ne se peut qu'il ne le place toujours
ici ou là par cette même volonté de créer. Un corps est en
repos, parce que Dieu le crée toujours à la même place ; il est
en mouvement, parce qu'il le crée et le conserve successivement
en des lieux différents. Donc il y a contradiction à supposer
qu'un corps puisse en mouvoir im autre. L'efficace de la volonté
divine, comme Malebranche se plait à le répéter, voilà en quoi
consiste la force mouvante des corps. Ce n'est pas la première
boule qui met en mouvement la seconde par le choc, mais Dieu
qui la meut à l'occasion de ce choc •, ce n'est pas le soleil qui
envoie la lumière, mais Dieu qui répand de tous les côtés la
lumière, dans l'inslant que le soleil se lève.
Il en est de même, à plus forte raison, pour les rapports de
l'àme et du corps qui ne sont d'ailleurs qu'un cas particulier de
la règle générale de la communication des substances. « Ceux
qui pensent, dit-il, que les corps se communiquent nécessai-
rement dans le moment de leur rencontre, pensent quelque
chose de vraisemblable. Car enfin ce préjugé a quelque fonde-
• 6« éclaircissement.
■ INTRODUCTION. xxvii
ment. Les corps semblent avoir essentiellement rapport aux
corps. Mais l'esprit et le corps sont deux genres d'êtres si opposés,
que ceux qui pensent que les émolions de l'àrae suivent néces-
sairement les mouvements du corps, pensent une chose qui n'a
pas la même apparence i. » L'àme et le corps ne sont donc
que causes occasionnelles à l'égard l'un de l'autre. Comme
toutes les autres créatures, l'àme est incapable d'action; lui
attribuer une efficace quelconque, sur la foi du sentiment
obscur de la conscience, c'est oublier qu'elle est une créature,
car toute efficace, quelque petite qu'on la suppose, est quel-
que chose d'intini et de divin. L'àme n'est pas plus capable de
produire des mouvements que des idées. Ce qui nous induit en
erreur, pour les mouvements, comme pour les idées, c'est que,
d'ordinaire, ils suivent nos volontés. Mais autre chose est l'ef-
fort, autre chose est l'efficace ; ici encore nous prenons l'occa-
sion, ou la condition, pour la cause elle-même. C'est à tort qu'on
invoque l'expérience ; l'expérience ne nous apprend rien, sinon
que les modalités de l'âme et du corps sont réciproques, et non
que le corps agisse sur l'àme. A plus forte raison le corps
n'agira-t-il pas sur l'âme, c'est-à-dire ce qui est moins noble
sur ce qui l'emporte infiniment par le prix et la dignité. Nul
changement, ni sentiment, ni idée, n'arrive dans l'àme par la
vertu du corps. J'éprouve de la chaleur en face du feu, parce
que Dieu la produit en moi, tout de même ce n'est pas moi qui
lève mon bras quand je veux le lever, mais Dieu qui le lève,
Dieu qui accommode l'efficace de son action à l'inefficace des
créatures, suivant une loi générale qu'il s'est prescrite à lui-
même. Ainsi toutes les choses qui se passent dans le corps,
tous les mouvements des esprits animaux, ne sont qu'une occa
sion et non une cause, à l'égard de toutes les manifestations de
l'àme.
L'alliance entre l'àme et le corps ne consiste pas en une
réciprocité d'action, mais en une correspondance naturelle et
mutuelle, entretenue coniinuollement par Dieu, des pensées de
l'àme avec les traces du cerveau, des émolions de l'àme avec
les émotions des esprits animaux. Entre l'àme et le corps il n'y
a pas d'autre lien que les décrets divins. C'est à Dieu seul, et
• Recherche, liv. t>, cliap. 3.
Txvin DE LA RECHERCHE DE LA VLRITE,
non au corps, que notre âme est unie. Si Dieu ne voulait accor-
der ses volontés, toujours efficaces, avec nos désirs, toujours im--
'puissants, nous demeurerion>, dit-il, dans le monde immobiles
comme un roc, stupides comme une souche. Dans la réciproque
action de nos modalités, appuyée sur le fondement éternel des
décrets divins, est donc tout le secret, selon Malebranche, de
l'union de l'àme et du corps ; Dieu est le seul médiateur de tout
commerce entre les deux substances. C'est en Dieu que notre
esprit veut et aime, comme c'est en Dieu, et par Dieu seul, qu'il
sent, qu'il connaît et qu'il comprend. En un mot, tout vient de
Dieu et rien de la créature, en d'autres termes Dieu est tout, et
i'homme n'est rien.
Partout Malebranche se plaît à célébrer les avantages reli-
gieux et moraux de cette doctrine. Le plus grand de tous, sui-
vant lui, est de nous ôter la crainte ou l'amour des créatures
pour nous apprendre qu'il ne faut aimer et craindre que Dieu
seul. De la croyance à une efficace quelconque des causes se
condes, il n'y aurait qu'un pas, selon Malebranche, à l'adoration
des créatures. Un autre avantage, c'est d'épargner à Dieu des
volontés particulières. Dieu en effet n'entre en action que selon
des lois générales, à propos des causes occasionnelles, sans
qu'il soit besoin d'un nouveau décret particulier pour chaque
circonstance semblable.
Nous ne nous arrêterons pas longuement à discuter la valeur de
«es deux prétendus avantages. Que les objets sensibles ne soient
que l'occasion, et non la cause, de son plaisir, l'homme s'y atla-
chera-t-il moins? Nous ne voyons pas davantage où sera l'éco-
nomie des volontés particulières. Ce qui nous frappe plus c'est
cet automatisme divin qui semble incompatible avec la liberté de
l'homme, malgré tous les efforts de Malebranche pour laisser
subsister quelque chose en nous qui soit la matière du mérite.
Il ne veut pas en effet qu'on le confonde, ni avec les philosophes
qui, comme Spinoza, ont résolument nié la liberté, ni avec les
théologiens qui, comme le P. Boursier ont soutenu, dans toute
sa rigueur, la doctrine de la prémotion physique. Il reproche au
P. Boursier de faire Dieu semblable à un ouvrier qui aurait
construit une statue dont la tète serait mue par une charnière, et
qui s'inclinerait respectueusement devant lui, pourvu qu'il tire
un cordon. La statue salue, quand il le tire, et il est satisfait
INTRODUCTION. xxix
de SCS hommages ; mais im jour ayant oublié de faire aller ce
l'essort, la statue no le salue pas, et de colère il la brise. Le
système de Malebranche échappe-t-il donc à cet inconvénient "?
N'est-ce pas Dieu qui tire toujours le cordon ?
Nous venons de voir ce qu'est Dieu au regard de l'homme.
Quant à savoir ce qu'il est en lui-même, quels sont ses attributs,
en quoi consiste sa Providence, et comment elle se concilia.
avec les désordres du monde, ce sont des questions que nous
laissons de côté, comme nous l'avons déjà dit ; non pas qu'il n'y
eu ait quelque trace dans la Recherche elle-même, et surtout
dans les éclaircissements, mais parce qu'elles y sont seulement
indiquées et supposées, plutôt que traitées.
L'existence même de Dieu n'est plus d'ailleurs à démontrer ;
même en étudiant l'homme et le jeu de ses facultés, c'est Dieu
qui n'a pas cessé d'être notre véritable objet ; Dieu se peut,
dit-il, prouver en mille manières, le plaisir, la douleur, chaque
idée de l'esprit, cliaque mouvement du corps, peut servir à le
démontrer. Toutefois, comme nous l'avons dit, il se découvre
encore plus directement à nous, dans son essence même, par
l'idée de l'infini. Si Malebranche emprunte à Descartes la preuviî
de l'existence de Dieu par l'idée de l'infini, ce n'est pas sans la
modifier d'après sa doctrine de la vision en Dieu. De?cailcs
s'élève de l'idée de 1 infini, qui est en nous, à l'être infini, comme
de l'effet à sa cause, de la marque et du sceau de l'ouvrier, à
l'ouvrier lui-même. Selon Malebranche, rien ne peut repré-
senter l'infini, si ce n'est l'infini lui-même; Dieu et son idée
sont donc une seule et même chose. Par cela seul que Dieu est
pensé, il faut qu'il soit. C'est une preuve, comme il le dit, de
simple vue et non une preuve de raisonnement.
Le sujet de la Recherche est bien Ihomme tout entier,
l'homme considéré en lui-même et dans ses rapports avec le
corps et avec Dieu. Mais Malebranche nous a prévenus qu'en
étudiant l'homme et ses facultés, il avait pour but principal
d'expliquer nos erreurs et de remonter à leur principe. « Je
n'ai jamais eu dessein, dit-il, de traiter à fond de la nature do
l'esprit, mais j'ai été obligé d'en dire quelque chose pour expli-
quer les erreurs dans leur principe i. » Tout en faisant romar-
' Recherche, 5« liv., dernier chapitre.
XXX DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
quer que Malebranche parle ici un peu trop modestement de
ia partie considérable de son ouvrage qui a pour but la nature
de l'esprit, suivons-le dans l'analyse qu'il a faite des causes de
nos erreurs.
Il se proi)ose de combattre l'erreur, cette cause de toutes
les misères de l'homme, de dissiper les illusions, les prAju.^es
qui naissent de l'union de l'âme et du corps, de purifier, pour
ainsi dire, l'entendement afin de le préparer à recevoir la vé-
rité. Quelle est cette vérité à laquelle il veut ouvrir les intelli-
gences ? C'est sans doute la vérité en général, mais c'est en
particulier, comme on le voit à chaque page, la vérité de la phi-
losophie nouvelle, c'est-à-dire de la philosophie de Descartes.
Entre toutes les maladies de l'esprit humain, entre toutes les
erreurs, quelles sont celles auxquelles de préférence il déclare
la guerre , celles qu'il poursuit avec le plus de persistance, de
verve et d'ironie? Ce sont celles surtout qui lui semblent l'aire
obstacle dans les esprits au succès de la philosophie de Des-
cartes. Dans la Recherche, comme (\dinsV Art de penser ào. Port-
Royal, Aristole est sans cesse cité en exemple des erreurs où
l'entendement mal dirigé peut nous entraîner, tandis que Des-
cartes, par contraste, est donné conmie le modèle de toities'
les véi'ités où l'esprit humain peut atteindre en suivant la vraie
méthode.
Pour engager à marcher sur ses pas dans cette voie qui mène
à la vérité, Malebranche nous présente son dessein de la façon
la plus insinuante et la plus modeste. On dirait que c'est seule-
ment un moraliste qui se propose de faire rentrer l'homme en
lui-même, plutôt qu'un métaphysicien (jui prétend substituer au
monde réel un monde des idées, un monde purement intelli-
gible. Il tâche de nous représenter comme moins pénible
qu'on a coutume de le croire, cet effort que l'homme est obligé
de faire sur lui-même pour combattre l'erreur. « Il ne faut pas,
dit-il, s'imaginer qu'il y ait beaucoup à souffrir dans la re-
clierche de la vérité ; il ne faut que se rendre attentif aux idées
claires que chacun trouve en soi-même, et suivre exactement
quelques règles que nous donnerons dans la suite. » D'ailleurs,
ajoute-t-il, quand cet effort n'aurait pas tout l'effet qu'on doit
en attendre, il ne serait pas inutile ; si les hommes ne devien-
nent pas infaillibles, ils se tromperont beaucoup moins, et s'ijs
INTRODUCTION. xxxr
ne se délivrent pas entièrement de leurs maux, ils en évitei'ont
au moins quelques-uns.
Malebranche ne se contente pas de généralités sur la fai-
blesse de Tesprit humain et sur sa laillibilité, il s'applique à
nous montrer, pour ainsi dire, une à une, toutes les causes des
erreurs de l'esprit humain. De là cette énumération détaillée de
toutes les espèces d'erreurs, qui est l'objet de la plus grande par-
lie de son ouvrage. Dans ces analyses, si fines et si profondes,
si délicates et si piquantes, des causes de nos erreurs, des égare-
ments de l'esprit et du cœur, Malebranche, comme nous l'avons
déjà dit, se montre l'égal de nos plus grands moralistes. Quoi
qu'on pense de ses hypothèses métaphysiques ou théologiques,
cette partie si considérable de la Recherche n a rien perdu, et ne
perdra jamais rien de sa valeur. Aussi a-t-elle été unanimement
admirée par les adversaires, comme par les disciples de 3Iale-
branche, par le xvm« siècle, comme par le xvn«. « Quand il
saisit le vrai, dit Condillac lui-même, personne ne peut lui être
comparé. Quelle sagacité pour dévoiler les erreurs des sens, de
l'imagination, de l'esprit et du cœur ! Quelle touche quand il
peint les différents caractères des gens qui s'égarent i ! »
L'union de l'àme avec le corps, imion fortiliée par le péché,
telle est, selon Malebranche, la raison première de l'erreur et
le principe de toutes les misères de l'homme. Ce n'est pas
Dieu qui nous trompe ; c'est nous qui nous trompons par
le mauvais usage de notre liberté, par la pi'écipitalion de nos
jugements. Il n'y a qu'une cause réelle, mais il y a plusieurs
occasions de l'erreur, à sav(.>ir toutes nos manières d'aperce-
voir, jointes à nos inclinations et à nos passions ; les sens,
l'imagination, les inchnations, les passions et l'eulendoment par
lui-même, voilà les cinq chefs auquels Malebranche rapporte
toutes les occasions de l'erreur. Tour à tour il dévoile les illu-
sions des sens, les visions de l'imagination, les abstractions de
notre esprit, qui ne sont pas moins trompeuses, les inclinations
de notre volonté et les passions de notre cœur, qui presque tou-
jours nous cacliont la vérité.
Quoicjue nul pliilosophe soit plus hostile au.\ sens que Male-
brauclié, il ne les condamne cependant pas d'une manière abso-
* Traité des syslémes, cliap. 7. '
ixxii DE LA RECHEllCIIE DE LA VÉRITÉ.
lue. Ils lui seniblenl, même encore si proportiomiôs, dans l'ordre
acluel, à leur véritable fin, qu'il ne peut se résoudre à croire
■qu'ils aient été entièrement corrompus par le péché originel.
Nous ne le suivrons pas dans ses suppositions sur ce que les
sens ont pu être dans Adam, quelque curieuse que soit cette
psychologie conjecturale de l'homme avant la chute. Mais, à ne
considérer les sens que par rapport au but en vue duquel ils
nous ont été donnés, c'est-à-dire la conservation de la vie,
Malebranche les voit merveilleusement adaptés à cette fonction,
avec un ordre, avec une exactitude qu'on ne saurait croire une
suite du péché. C'est notre volonté, par ses jugements préci-
pités, et non pas nos sens qui nous trompent. Voici la règle à
Suivre à leur égard pour éviter l'erreur : « Ne juger jamais
par les sens de ce que les choses sont en elles-mêmes, mais
seulement du rapport qu'elles ont avec noire corps. » Excel-
lents pour tout ce qui regarde la conservation de notre être
sensible, ce sont de faux témoins en fait de vérité. Pour les
convaincre tous par l'exemple d'un seul, d'infidélité et d'erreur,
il s'en prend au plus noble et au plus étendu, au sens de la
vue. Il suffira, dit-il, de ruiner l'autorité des yeux sur la raison
pour nous porter à une défiance générale de tous les autres
sens.-
Or, il montre que nos yeux nous trompent généralement dans
tout ce qu'ils nous représentent, qu'il s'agisse de la grandeur des
corps, de leurs figures ou de leurs mouvements. L'analyse des six
moyens dont l'âme, suivant lui, se sert pour apprécier la distance
des oljjets, que nous ne percevons pas naturellement, comme
Malebranche le prouve, mérite d'être particulièrement signalée.
Nous ne pouvons pas juger par la vue de ce que les choses
sont en elles-mêmes, mais de ce qu'elles sont par rapport à la
conservation de notre corps. En circonscrivant, comme il le
fait, le témoignage de la vue dans ses véritables limites, en
distinguant, comme on dirait aujourd'iiui, les perceptions natu-
relles des perceptions acquises, Malebranche a fait preuve
d'originalité, comme physicien et comme psychologue ; il est le
précurseur de Berkeley, quoique Reid l'ait passé sous silence
et il a devancé aussi plusieurs des travaux contemporains su;
le même sujet.
Mais la grande tromperie dont il accuse les sens, dont
INTRODUCTION, ''^^'"
lous se rendent également coupables, c'est de nous montrer
dans les objets, les qualités sensibles, lumière, codeur, cha-
leur etc., qui n'ont d'existence que dans l'âme. Qu y a-l-ii
dans les objets? pas autre chose que le mouvement et le chan-
o-ement des parties. ,
" Le moraliste succédant ensuite au physicien et au psycao-
lo.ue, énumère les erreurs, dont les sens sont la cause mdi-
recte par l'impuissance où ils mettent l'àme, absorbée par
leurs'impressions, d'avoir de l'attention à ce que renlendemenl
lui représente au même moment. Une personne nous cxplique-
t-elle quelque vérité, l'àme, au lieu d'être attentive a ses rai-
sons, le sera davantage à ses gestes, à ses habits, a la façon
dont elle parle. Quelqu'un s'exprime-t-il avec facilite, a- -i
rair d'un honnête homme, est-il suivi d'un grand train, est-U
enfin assez heureux pour plaire, il aura raison dans tout ce
nu-il avancera, « il n'y aura pas jusqu'à son collet et ses man-
chettes qui ne prouvent quelque chose ». Est-il assez malheu-
reux pour avoir les apparences contraires, il aura beau démon-
trer il ne prouvera rien. Ce collet sale et chiffonne fera
mépriser celui qui le porte et tout ce qui peut venir de ku
Voilà les jugements des hommes; ce nest pas la raison, ce sont
leurs veux et leurs oreilles qui jugent de la vérité, môme dans
les choses qui ne dépendent que de la raison. C'est dans des
analyses, des portraits et dos traits de ce genre que Malebranche
rivalise avec la Bruyère.
Les personnes sages doivent donc toujours se mettre en
o-arde contre ces séductions des manières sensibles - Us imi-
tent ce fameux exemple des juges de l'arcopage qui défendaient
rigoureusement à leurs avocats de se servir de ces paroles et
de" ces fi-ures tromneuses et qui ne les écoutaient que dans les
ténèbres? de peur • les agréments de leurs paroles et de
leurs gestes ne leur persuadassent quelque chose contre U
vérité et la justice, et atin qu'ils pussent s'appliquer davantage
à considérer la solidité de leurs raisons. » Mortifier et com-
battre les sens, afin d'ôier do ce poids qui nous entrame Ncrs
les choses sensibles, ne jamais juger par les sens de ce que
les choses sont en elles-mêmes, mais seulement par rapport a
nous, voilà la double règle de logique et de morale que recom-
mande Malebranch^ contre le? erreurs des sens.
XXXIV DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
S'il importe de régler les sens, il n'importe pas moins de
faire taire l'imagination.
L'imagination dépend des sens, et participe à leurs défauts,
<tiais elle a sa malignité particulière. Elle dénature plus profon-
dément les choses, elle étend plus au loin ses ravages. Male-
branche fait ici, comme nous l'avons déjà remarqué, une part
considérable à l'hérédité. Dès le ventre de la mère, l'imagination
commence à exercer sur nous sa maligne influence. Les impres-
sions du cerveau de la mère se communiquent à celui de l'enfant
et influent à la fois sur son corps et son esprit. Ainsi les mères
déposent-elles dans le cerveau de leurs enfants les germes de
leurs propres passions et corrompent-elles, pour ainsi dire, par
avance leur esprit et leur cœur. Peu d'enfants, selon Malebranche,
arrivent au monde qui n'aient déjà l'esprit mal tourné en quelque
chose et qui n'apportent avec eux quelques germes particuliers
d'erreurs. De là les bizarreries morales, les faiblesses d'imagi-
nation héréditaires qu'on remarque dans certaines familles.
Si la rectitude de la raison de l'enfant est déjà plus ou moins
compromise, dans le sein même de la mère, combien le péril
n'est-il pas plus grand quand il vient au monde ! Il semble que
tout conspire au dehors de lui pour dérégler son imagination ;
tout lui est nouveau, étrange et terrible ; tout blesse profondé-
ment ce cerveau encore si tendre. Or, de ces blessures il en est
qui ne guérissent pas, et de ce premier bouleversement, comme
de celui causé par l'action du cerveau do la mère, dérivent
une foule d'inclinations ou d'aversions dont plus tard on ne
peut retrouver l'origine. Ajoutez les contes ridicules des mères
et des nourrices qui achèvent de perdre l'esprit de l'enfant, en
y jetant les semences de toutes les plus ridicules appréhensions
et de toutes les faiblesses ; il faut aussi tenir compte de l'éiat
physique du cerveau d'oîi dépend celui de l'esprit , et qui
donne à chaque âge et à chaque sexe une nature différente
d'esprit et d'imagination. La trop grande délicatesse des libres
du cerveau rend les femmes en général incapables de découvrir
des vérités un peu cachées. Une bagatelle les détourne; un
rien les effraye. La manière, non la réalité des choses, remplit
leur esprit. La durelé des fibres rend les vieillards incapables
d'apprendre des choses nouvelles, parce qu'elles ne peuvent
plus recevoir de nouvelles traces.
INTRODUCTION. xxxv
Il y a des causes morales, liées à des causes physiques, qui
n'agissent pas moins puissamment sur les diversités et les tra-
vers de l'imagination, selon les conditions et les emplois dé
chacun dans la société. Les esprits animaux, que Malebranche
fait intervenir, non moins fréquemment que Descartes, dans
l'explication de divers phénomènes psychologiques, vont d'or-
dinaire naturellement dans les voies les plus frayées du cer-
veau, c'est-à-dire dans les traces des idées les plus familières.
De là une influence décisive de l'éiat où l'on est engagé, de la
condition dans laquelle on vit, sur l'esprit et sur la manière de
voir les choses, de là aussi, la cause la plus ordinaire de la confu-
sion oi de la fausseté des idées. On croit voir un visage dans la
lune, quoique ses taches n'y ressemblent guère , parce que les
traits do la figure humaine nous sont plus familiers que tout
autre objet. Une maladie nouvelle fait-elle de grands ravages ;
elle imprime des traces profondes dans le cerveau ; désormais
on croit la reconnaître dans toutes les maladies. Pourvu qu'un
seul de ses divers symptômes s'y rencontre, on ne tiendra nul
compte de l'absence de tous les autres. Si c'est le scorbut,
toutes les maladies nouvelles seront le scorbut pour les imagi-
nations épouvantées. Ainsi en est-il aujourd'hui aussi, à propos
de toute épidémie, à propos du choléra, comme du scorbut.
Parmi les manières de vivre qui faussent le plus l'imagina-
tion, Malebranche n'hésite pas à mettre l'emploi des personnes
d'étude. 11 n'épargne pas les travers, les préjugés des érudits
qui étaient le principal obstacle au succès des nouvelles doc-
trines, lisse servent de leur mémoire, plutôt que de leur esprit,
semblables à celui qui fermerait ses yeux pour se conduire par
les yeux des autres. Paresse naturelle , incapacité de méditer,
sotte vanité de passer pour savant, respect de l'antiquité, telles
sont les causes principales de leurs erreurs et de leurs préju-
gés. Il faudrait, dit-il, spirituellement, que les vérités nouvelles
vinssent avec de la barbe au menton pour se faire agréer e
pareilles personnes. Les anciens n'él aient-ils donc pas des
hommes comme nous? C'est nous d'ailleurs, dit-il avec Bacon,
avec Descaries, avec Pascal, qui sommes les anciens du
monde. « Au temps où nous vivons lé monde est plus âgé do
deux mille ans ; il a plus d'expérience, il doit être plus écla \\\ '
c'est la vieillesse et l'expérience du monde qui fait découvrir
XXXVI DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
la vérité. » Ainsi les cariésicns retournaient-ils habilement en
leur faveur ce respect aveugle de l'an iquilc qui avait si long-
temps retardé les progrès des sciences et de la philosophie.
L s personnes d'éaidc, sous l'empire de ce pr ■ju;é, emploient
leur temps à la lecture des anciens, d'où la confusion dans
l'esp it, d'où l'incapacité de penser par soi-même. Ne voit-on
pas que les personnes qui ont le plus de mémoire ne sont pas
celles qui ont le plus de jugement? Scientia inflat; c'est cxw
sciences de mémoire que Malebi'anche applique ces paroles de
saint Paul, parce qu'elles ont plus d'éclat et donnent plus do
vanité que la vraie science. Voici un autre travers, non moins
vivement peint, des personnes d'étude. Elles s'entèlent de quel-
que auteur et ne s'inquiètent plus de ce qu'il faut croire, mais
de ce qu3 cet auteur a cru. Quelle pi uantc critique d'une
certaine classe de commentateurs plus soucieux de savoir
ce qu'Aristote a pensé de l'immortalité de l'àme que de savoir
si râmc est immortelle ! Il en est môme qui ont composé des
liyres sur cette s ule question de savoir ce qu'ont pensé cer-
tains commentateurs sur ce qu'avait pensé Aristole. Eu matière
de foi, suivant une distinction que Malebranche, comme Arnauld
et la plupart des cartésiens, ne cesse de reproduire , ce n'est
pas un mal de rechercher ce qu'on a cru, et il faut aimer l'an-
tiquité, car la vérité s'y trouve ; en p! ilo-ophie, au contraire,
il faut aimer la nouveauté, parce que la raison veut que nous
jugions les anciens p us ignorants que les modernes.
Il n'épargne pas môme d'assez dures véri;cs à ceux qu'il
appelle des personnes d'autorité et aux ll.éologens; à ces
personnes vénérables il reproche respectueusement, mais non
sans ironie, de ne pas faire usage de leur esprit pour les
vérités spéculatives, d'incliner à se croire infaillibles parce
pu'on les écoute avec respect, de condamner trop librement
tout ce qu'il leur plait de condamner. Au sein de l'Oraloirc
môme, Malebranche avait vu de près ces travers des personnes
d'aut' rite et il en avait plus d'une fois ressenti péniblement les
eft'els.
Nous sommes trompes, non seulement par ks fantômes de
notre im-agination, mais aussi par l'imagination des autres dont
nous recevons le dangereux contre -coup. Dans la troisième
partie du deuxième livre sur l'imagination, Malebranche iraile
INTRODUCTION. xxxvii
de la communication contagieuse des imaginations. C'est une
des parties les plus neuves et les plus intéressâmes de l'ana-
lyse des erreurs de l'imagination. Cette communication dépend
d'une inclination naturelle à imiter ceux qui nous entourent
pour nous en faire bien venir, et aussi de l'empire des imagi-
nations fortes sur les esprits faibles. Voici le port: ail des
hommes à imagination forte. Absorbés par la vive impression
des objets les moins considérables, ils sont incapables de juger
sainement des choses compliquées et difticiles. Excessif> en
tout, jamais ils ne voieni les choses telles qu'elles sont ; ils
admirent tout, se récrient sur tout, ils se repaissent des plus
vaines illusions. Que de châteaux en Espagne ne bâtissent-ils
pas à tout propos ! Se font-ils auteurs, ce ne sont qu'emporte-
ments et mouvements irréguliers; toujours ils sont guindés,
forcés, hyperboliques. Ils agissent sur les autres, plaisent,
persuadent et touchent par le don de s'exprimer d'une manière
forte et vive, par la hardiesse des figures. Tertullien, quoique
fort cité par les théologiens i, Sénèque et surtout Montaigne,
sont les auteurs qu'il donne comme exemples de ce pouvoir
qu'ont les hommes à imagination forte de persuader sans au-
cune espèce de raison. On peut trouver sévère, mais non dcni:ée
de justesse et de vérité, la vive critique qu'il fait de ces trois
auteurs en trois chapitres successifs.
Malebranche-nous montre encore cette contagion de l'imagi-
nation du supérieur aux inférieurs, du prince aux courtisans,
des parents aux enfants, lli la mère griisseye, la tille grasseyé,
si Alexandre penche la tétc, tous les courtisans penchent la tête.
Malebranche a-t-il dit, comme on le répète, que l'imagination
est la folle du logis ? s'il l'a dit, ce n'est ni dans la Reclierche,
ni dans ses autres ouvrages. Je trouve seulement, dans le
cinquième entretien métaphysique, qu'il la traite de folle qui
se plail à faire la folle. Partout, en effet, elle nous montre des
fantômes à la place de la réalité ; elle détruit la vraie nature
de toutes choses, elle trouble et dissipe toutes les véritables
idées, elle corrompt le cœur en une infinité de manières, elle
nous absorbe p iv les images des choses sensibles , d'autant
* On verrn tout i n éclaircissement où Molcbranclie se justiOe de ses alla-
4UCS coiiue Tenu!! ea.
xxxvm DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
plus dangereuse qu'elle a plus de force et d'étendue. On ne
peut faire la guerre à l'imagination avec une plus belle et plus
vive imagination, comme l'ont remarqué Fontenelle, le P. André
et d'autres historiens de Malebranclie.
Les inclinations et les passions qui sont l'objet du quatrième
et du cinquième livre ont aussi une place considérable dans
cette revue générale des causes de nos erreurs. De l'inclination
pour le bien eu général qui, selon Malebranche, est la source
de toutes les autres, découlent deux causes d'erreurs , l'in-
constance de la volonté et le goût pour le grand et l'extraor-
dinaire. Toujours inquiète, et ne trouvant rien qui remplisse sa
capacité d'aimer, la volonté ne nous permet pas de nous arrêter
longtemps aux mêmes choses, tandis que la découverte de
'.a, vérité n'est qu'au prix d'une longue application. D'un autre
côté ne trouvant pas dans les choses ordinaires le bien qu'elle
cherche, l'àme se porte aux choses grandes et extraordinaires.
Mieux vaut sans doute cette curiosité naturelle et nécessaire
que le repos dans le mensonge, mais combien n'a-t-elle pas
besoin d'être réglée ?
Plus nombreuses sont les erreurs qui dérivent de l'amour de
nous-mème que celles qui ont leur source dans l'amour du
bien en général. Malebranche divise l'amour de nous-mérae en
amour de l'être et amour du bien-être, ou de la grandeur et du
plaisir. L'amour de la grandeur nous porte à désirer toutes les
choses qui nous donnent autorité et indépendance, comme la
science, la vertu, les richesses. Non seulement nous désirons
les posséder, mais surtout paraître les posséder, à cause des
avantages qu'elles procurent. Il n'y a pas jusqu'à l'inclination
pour la vertu qui ne puisse elle-même nous engager dans l'er-
reur. Malebranche ne ménage pas plus les travers des personnes
de pictc que ceux des théologiens. Ces personnes s'appliquent
aux bonnes œuvres, aux choses du salut, en quoi elles fout
bien sans doute, mais elles dédaignent, ce qui est mal, les
sciences humaines. Tout au moins devraient-elles excepter cer-
taines parties de la métaphysique, car la certitude elle-même
de la foi, dit .Malebranche, dépend de la connaissance que la
raison nous donne de Dieu. D'un autre côté le désir de la
science nons égare aussi en nous poussant à vouloir tout
embrasser, à savoir toutes les sciences et à dédaigner cnUes
INTRODUCTION. xxxa
qui ont réellement le plus d'importance pour celles qui donnent
le plus d'éclat. La plupart des hommes ne recherchent pas ce
qui peut leur êti'e le plus utile ; mais ce qui peut le mieux les
faire passer pour savants. Ce désir de paraître savants achève
de renverser leur esprit et de leur faire perdre le sens commun,
pour ne dire que sottises et paradoxes. Tels ils se montrent
dans les conversations et aussi dans les livres qui ne méritent
pas l'indulgence des conversations improvisées. C'est une
faule grave, selon Malebranche, que de faire un méchant livre,
mais c'est une faute dont on est plutôt récompensé que puni.
On regarde les auteurs comme des hommes rares et on les vé-
nère, au lieu de les punir. Le but de ces mauvais auteurs n'est
pas d'instruire et de perfectionner les autres, mais de les étour-
dir. De là le dédain de la langue commune, ou même d'un latin
simple qu'on puisse comprendre sans interprète; de là des cita-
tions en toutes langues, sans discernement, sans raison, dans le
seul but de prouver qu'on a beaucoup lu. Telle personne
de trente et un ans cite plus de livres qu'on en pourrait lire
dans tout un siècle.
L'inclination pour les dignités, les richesses, le plaisir,
absorbent l'esprit et l'empêchent d'être attentif aux idées pures
en qui seules est la vérité. De là, le peu de succès de l'algèbre,
la plus belle des sciences, de la métaphysique et de la preuve
de l'existence de Dieu de Descartes. Ainsi l'inclination pour le
plaisir, cause principale du dérèglement des mœurs. Test aussi
du dérèglement de l'esprit. Avec une indépendance et une
hardiesse d'esprit remarquable, en un' religieux, il ose s'en
prendre même à la pensée des biens et des maux éternels,
comme contribuant à fausser le jugement : « Elle fait naître,
dil-il, dans l'esprit une infinité de scrupules, elle étend, pour
ainsi dire, la foi jusqu'aux préjugés et fait rendre le culte qui
n'est dû qu'à Dieu à des puissances imaginaires. Elle arrête
i'esprit à dos superstitions vaines ou dangereuses; elle fait
embrasser avec ardeur et avec zèle des traditions humaines et
des pratiques inutiles pOur le salut, c'î.s dévotions juives et
pharisaïques que la crainte servile a inventées. Cette crainte
étend souvent la foi et le zèle jusqu'à des choses indignes de la
sainteté do la religion, comme les accidents réels, les formes
-ubstantiollcs, l'immobilité de la terre. » On voit comment il
ït DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
attaque sans cesse les scrupules, les préjugés qui s'opposent
au triomphe de la philosophie nouvelle.
Enfin l'inclination pour les autres, et pour tout ce qui nous
environne, la sympathie universelle que Dieu a mise en nous
pour le maintien de la société et sans laquelle elle ne subsis-
terait pas, devient elle aussi, quelque excellente qu'elle soit,
une cause d'erreurs. Ge que dit Malebranche de la sympathie,
de sa cause, de la source d'où elle dérive, de son but, de ses
effets, n'est pas moins remarquable qu« ses chapitres sur la
communication des imaginations. Les deux sujets d'ailleurs se
touchent de très près. Cependant cette inclination excellente a
un mauvais côté, celui de nous porter à approuver les pensées
d'autrui, surtout de ceux qu'on aime, et à les tromper par la
flatterie.
Des inclinations, il passe aux passions; à la différence de
Descartes, il distingue les unes des autres, les inclinations et les
passions. Les inclinations, nous sont communes avec les pures
intelligences ; ce sont des mouvements de l'âme, des impres-
sions de Dieu qui nous portent à l'aimer comme le souverain
bien, et notre prochain par rapport à lui; elles n'ont pas de
rapport au coi'ps, ou du moins si le corps y a part, il n'en est
qu'indirectement la cause et la fin. Les passions, de même que
les inclinations, sont bien aussi des impressions de Dieu, mais
elles ont le corps pour objet, elles nous portent à l'aimer, elles
dépendent de l'union de l'âme avec le corps. Malebranche
n'entend donc pas par passion un certain degré plus ou moiii»
habituel, plus ou moins violent, d'excitation des inclinations,
mais de véritables inclinations d'ordre inférieur qui dépen-
dent du mécanisme des esprits animaux et se rapportent au
corps. Il entre dans beaucoup de détails qu'il emprunte en
gi'ande partie au Traité des passions de Descartes, sur ce méca-
nisme des esprits animaux.
Si les passions sont distinctes des inclinations, elles en sont
inséparables ; nous ne sommes capables de haine et d'amour
sensible, que parce que nous sommes capables de haine et
d'amour spirituels. Far suite de l'union de l'esprit avec le corps,
nous sommes unis avec ce qui nous paraît le bien ou le mal de
l'esprit, comme à tout ce qui nous parait être le bien et le
mal du corps. L'amour de la vérité, de la vertu, l'amour d©
INTRODUCTION. XLi
Dieu môme ne va pas sans un mouvement des esprits qui y
mêle quelque chose de sensible.
Il divise et classe les passions de la même manière que
Descartes, non pas d'après leurs objets, mais d'après les rap-
ports qu'elles ont avec nous. En effet, les objets qui les excitent
étant en nombre infini, il y aurait autant de passions particu-
lières. Ce n'est donc pas d'après le nombre de leurs objets,
mais seulement suivant leurs principaux rapports avec nous,
qu'il faut chercher à classer les passions. Ainsi, comme Des-
cartes, il n'admet que six passions générales ou primitives qui
engendrent toutes les passions particulières. L'amour et l'aver-
sion sont les deux passions mères, opposées l'une à l'autre,
mais qui se supposent mutuellement, l'aversion n'étant jamais
séparée de l'amour, quoiqu'elle lui soit contraire. Mais l'amour
est la première, la principale, la plus universelle. L'amour et
l'aversion n'engendrent pas d'autres passions générales que le
désir, la joie et la tristesse. A ces cinq passions primitives il
faut ajouter l'admiration, que Descartes place avant toutes les
autres. Si Malebranche classe aussi l'admiration parmi les pas-
sions primitives, il ne la met pas au même rang. Elle se mani-
feste, il est vrai, la première de toutes à la vue d'un objet qu'on
voit pour la première fois, mais ce n'est qu'une passion impar-
faite, parce qu'elle n'est point excitée par l'idée et le sentiment
du bien. Telles sont les passions générales dont sont composées
toutes les passions particulières.
Les passions agitant à la fois l'esprit et le corps, il n'est
rien sur quoi leur empire ne s'étende; mais cet empire varie
à l'infini, suivant les âges, le sexe, les emplois, suivant l'habi-
tude de les combattre oU de s'y abandonner. Laissant à la
morale de découvrir toutes les erreurs particulières où los pas-
sions nous engagent sur la nature du bien, il ne considère que
les erreurs de l'esprit qui en dépendent. S'il passe par le cœur,
c'est que le cœur, comme il le dit, est le maître de l'esprit.
Quelques-unes des causes d'erreurs qu'il signale ici peuvent
rentrer dans celles qu'il a précédemment énumérées à propos
des sens, de l'imagination et des inclinations, mais il ne cesse
pas d'être neuf et piquant par la variété, par la vivacité et Ift
justesse de ses analyses de tous les replis du cœur humain,
comme ou en pourra juger par quelques-uns des exemples
xLii DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
particuliers qu'il donne de ces erreurs où la passion nous
jette.
De même que nous attribuons aux objets toutes nos sensa-
tions, de même nous attribuons aux objets qui les causent, ou
semblent les causer, toutes les dispositions de notre cœur,
bonté, malice, haine, amour, etc. Avons-nous un amour pas-
sionné pour quelqu'un, tout en lui nous semble aimable, tandis
que la haine produit l'effet contraire. Non seulement nos pas-
sions nous déguisent leur objet principal, mais encore toutes
les choses qui de près ou de loin y ont quelque rapport. Les
amis de nos amis nous sont aimables, les amis de nos ennemis
nous sont odieux. Si vaste est leur domination qu'il est impos-
sible d'en marquer les bornes. De là vient qu'il y a des vérités
et des erreurs de certains lieux, de certains temps. <- La terre
tournait il y a deux mille ans; elle est demeurée immobile jus-
qu'à nos jours, et voici qu'elle commence à s'ébranler. » Il y a
aussi des vérités et des erreurs de certaines communautés :
« Ce qui est certain chez les jacobins est incertain chez les
cordeliers, ce qui est indubitable chez les cordeliers, semble
être une erreur chez les jacobins. »
L'admiration, la plus faible des passions, a quelques bons
effets, mais elle en a aussi de mauvais. Ainsi l'admiration pour
l'antiquité, se rend maîtresse de la raison et inspire un zèle
aveugle contre les vérités nouvelles. « J'ai vu Descartes, disait
un de ces savants qui n'admirent que l'antiquité, je l'ai connu,
je l'ai entretenu plusieurs fois; c'était un honnête homme, il ne
manquait pas d'esprit, mais il n'avait rien d'extraordinaire.
Ainsi ce défenseur des anciens s'était fait une idée basse de
la philosophie de Descartes parce qu'il en avait entretenu l'au-
teur quelques moments et n'avait rien reconnu en lui de cet
air grand et extraordinaire qui échauffe l'imagination. Il pré-
tendait même répondre suffisamment aux raisons de ce philo-
sophe, lesquelles l'embarrassaient un peu en ajoutant fièrement
qu'il l'avait connu autrefois. »
La passion du savoir mal réglée est pour lui une occasion
nouvelle de revenir encore une fois à la charge contre ces éru-
dits et ces faux savants qu'il Se plaît à accabler de ses sar-
casmes. Il n'y a point de bagatelles dont quelques esprits ne
s'occupent, abusés par une fausse idée de grandeur. Parmi ces
LNTRODUCTION. ^^'"
bagatelles il met au premier rang l'étude des mots et des
Ses « On peut, dit-il, excuser la passion de ceux qu. se
onf une bibUothèque de toutes sortes de dictionnaires, au.s^
bien que la curiosité de ceux qui veulent avoir des monna es
de tous les pavs. Cela peut leur être utile en quelques ren-
con tr" si cela ne leur fait pas grand bien, du moins ce a
netur fait-il point de mal. Ils ont un magasin de curiosités
aui ne les embarrasse pas, car ils ne le portent point avec
eux. Ma 's comment Justifier la passion de ceux qui font de leur
tête une bibliothèque de dictionnaires? » , , i ,. u
Mal de toutes L passions, celles qui corrompent^le plu^ a
raison, sont celles qui ont le mal P<>- J^^^*' P^;":^ J"i;^.lT
touchent l'âme plus vivement que les biens. La hame, la u ainte,
es autres espèces d'aversion qui ont le mal pour objet, pene^
^nt jusque dans le plus secret de l'âme, et renversant la rai.on
de son siège, eUes prononcent, sur toutes sortes de suj^. d
iu-^ements d'erreur et d'iniquité. Toutes les passion, .e ju.t -
S en représentant sans cesse à l'âme l'objet qui 1 agite de a
manière la'plus propre â conserver et à -g^ente^son ac-
tion Le. faux jugements et les passions travaillent sans cesse a
le^rmuine le conservation. A proportion que la passion aug
m" faux jugement se fortifie, et réciproquement la passion
augmente par le faux jugement. ^,„,„p non
terminons ce sujet des passions par cette ^^maïq^^e non
moins générale que profonde. Même quand la passion qm non
^n'me se sent mourir, elle ne se repent pas de sa conduite .
Ton peut dire, au contraire, qu'elle dispose toutes choses, ou
iour mourir a^'ec honneur, ou pour revivi-e bientôt après; je
'v r quelle dispose toujours l'esprit à former ^juge-
ments qui la justifient. Elle contracte, encore en cet état, une
Tsp" ce d'alliance avec toutes les autres passions qui peuvent la
s Courir dans sa faiblesse, la fourmr d'esprits et de sang dans
on intelligence, rallumer ses cendres et l'en faire renaît e
carlespaLns ne sont point indifférentes les unes pour les
auu^ Toutes celles qui peuvent se souffrir contribuent a leur
mutuelle conservation. » , j „
P uv ne pas interrompre la série des causes morales de nos
erreurs et rompre le lien qui rattache si ^^f^^-^'^'^^'''^^]
les .en. l'imagination, les inclinations et les passions, nous
XLiv DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
avons laissé décote, les réservant pour la fin, ces autres erreurs,
dont la source, en quelque sorte plus élevée, est dans l'enten-
dement pur lui-même. Comme nous abusons des meilleures
choses, la présence ineffaçable de la première des idées, de
ridée d'être, ou de Dieu, dans notre esprit est une des princi-
pales causes, selon Malebranche, de toutes les abstractions
déréglées, de cette philosophie abstraite et chimérique qui
explique tous les effets naturels par des termes généraux
d'acte, de puissance, de cause, d'effet, de formes substantielles,
de qualités occultes, lesquels ne réveillent d'autre idée que
celle de l'être ou de la cause en général que l'esprit rapporte
à l'effet qui se produit, de sorte qu'on est pas plus savant quand
on les a étudiées. De là toutes ces entités imaginaires, ces
idées vagues qui abondent chez les philosophes ordinaires,
dans la physique, la chimie et la médecine, et dont ils sont si
fort entêtés qu'il leur est impossible de considérer les idées
réelles des choses. Il en donne pour preuve les discussions
relatives à l'essence de la matière, discussions très vives à
cause de l'incompatibilité avec le dogme de l'Eucharistie que le
P. Valois et d'autres avaient cru découvrir dans l'étendue essen-
tielle des cartésiens. Malebranche a la sagesse de ne pas s'en-
gager, ou du moins de ne s'engager qu'à demi, dans cette
délicate et dangereuse discussion, malgré sa tendance à mê-
ler la philosophie avec la théologie. Toutefois contre ceux qui
s'imaginent apercevoir quelque chose au delà de l'étendue, il
insiste sur l'impossibilité où nous sommes de concevoir ce
quelque chose dont on n'a point d'autre idée que celle de
l'être ou de la substance en général, tandis qu'il suffit de
l'étendue toute seule pour rendre compte des propriétés qui
conviennent à la matière.
Voici enfin une dernière cause de toutes nos erreurs, qu'on
peut appeler universelle et générale, parce qu'il n'en est pas
qui n'en dépendent en quelque façon. Le néant n'ayant point
d'idée qui le représente, l'esprit est porté à croire que les
ehoses dont il n"a pas d'idée n'existent pas. Nos jugements vont
presque toujours au delà de nos perceptions. Considérons-nous
un objet, nous ne l'envisageons ordinairement que par un de
ses côtés, ce qui ne nous empêche pas de juger faussement de
l'objet tout entier. Or nous no jugerions pas de la sorte, si
liNTRODUCTION. xlt
nous ne pensions pas en avoir consid'^ré tous les côtés , ou si
nous ne supposions pas qu'ils sont tous semblables à celui que
nous avons examiné. N'ayant point d'idée des autres côtés de
l'objet, nous nous imaginons qu'ils n'exislent pas, telle est la
cause générale de nos erreurs. De ce que le néant ne forme
point d'idées, on a bien quelque raison de croire que les choses
dont nous n'avons point d'idées dans l'esprit ressemblent au
néant ; une sorte d'instinct nous persuade que les idées des
choses sont dues à notre esprit et doivent se présenter à nous
quand nous le souhaitons. Mais cela est faux dans l'état où nous
sommes depuis le péché. Détourné par les sens et par les pas-
sions, l'esprit s'arrête bientôt, abattu par l'effort, dans la pour-
suite des idées ou de la vérité tout entière. Nous ne devons
donc pas juger que les choses ne sont point de ce que nous
n'en avons pas d'idées.
D'ailleurs l'homme est sujet à l'erreur par cela seul qu'il
est limité, les moindres choses ayant entre elles une infinité de
rapports qu'un esprit infini seul peut comprendre. La limitation
de l'esprit entraine à elle seule la capacité de l'erreur de
laquelle toutefois, malgré sa faiblesse, l'homme pourrait se
défendre, s'il faisait bon usage de son entendement et do sa
liberlé ; mais on veut décider sans peine et sans examen.
Malebranche donne divers exemples, en physique et en mo-
ra'e, de ces erreurs où nous jette la pensée, que les êtres ne
sont pas différents dans leurs rapports ni dans leurs manières,
parce que nous n'avons point d'idée de leurs différences. Nous
laisserons les exemples de p>hysique qui sont une critique super-
ficielle de la physique d'Aristote, pour ceux qui regardent
l'ordre moral. Les idées de ressemblance nous sont plus pré-
sentes, elles sont plus simples, parce qu elles ne renferment
qu'un rapport, que les idées de différence qui en renferment
une foule ; nous supposons donc des ressemblances imaginaires
partout où nous ne sommes pas frappés par des différences
très positives. « Un Français se rencontre avec un Anglais ou
un Italien ; cet étranger a ses humeurs particulières, il a de la
délicatesse d'esprit ou, si vous voulez, il est fier et incommode.
Oela portera d'abord ce Français à juger que tous les Anglais
ou tous les Italiens ont le même caractère d'esprit que celui
qu'il a fréquenté. Il les louera ou les blâmera tous en général;
XLTi DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
et s'il en rencontre quelqu'un, il se préoccupera d'abord qu'il
est semblable à celui qu'il a déjà vu, et il se laissera aller à
quelque affection ou quelque aversion secrète. En un raot, il
jugera de tous les particuliers de cette nation par cette belle
preuve qu'il en a vu un ou plusieurs qui avaient de certaines
qualités d'esprit. » Un religieux d'un certain ordre a-t-il cora
mis une faute, cela suffit pour condamner indifféremment tous
les particuliers du même ordre. D'autres moralistes ont fait sans
doute des observations de ce genre, mais sans les rattacher,
comme Malebranche, à ce principe général, qu'on saisit mieui
les ressemblances, et qu'il est plus facile de s'y tenir que de
découvrir des différences qui nous échappent à une première
vue ; ainsi se montre le philosophe à côté du moraliste.
Voilà bien des causes d'erreurs, et en nombre presque infini ;
comment notre pauvre entendement s'y prendra-t-il pour ne s(i
laisser tromper ni par les unes ni par les autres? Voici la ré-
ponse de Malebranche : » Si les hommes , dans l'état même où
ils sont de faiblesse et de corruption, faisaient toujours bon
usage de leur liberté, ils ne se tromperaient jamais. Et c'est
pour cela que tout homme qui tombe dans l'erreur est blâmé
avec justice et mérite d'être puni, car il suffit pour ne se point
tromper de ne juger que de ce qu'on voit et de ne faire jamais
des jugements entiers que des choses qu'on est assuré d'avoii*
examiné dans toutes leurs parties, ce que les hommes peuvent
faire i. » Sans nier que, d'une manière absolue, il dépende de
nous d'éviter l'erreur en suspendant notre jugement, en ne
cédant qu'à une évidence irrésistible, nous croyons que l'er-
reur peut se rencontrer avec la bonne foi et la bonne volonté»
et si elle méritait toujours d'être punie, ou donc serait celui
qui ne serait digne de quelque ch itiment ? Est-ce notre faute
si nous sommes des êtres limités et imparfaits ?
Tels sont les illusions des sens, les visions de l'imagination,
les entraînements du cœur, les abstractions de l'entendement
qui nous cachent la vérité ou ne nous la laissent apparaîtra
que teinte, comme dit Malebranche, des fausses couleurs de la
concupiscence. Indiquer le mal c'est donner en même temps le
remède. Néanmoins, Malebranche a consacré le dernier livre
« Recherche, liv. 3, chap. 9.
INTRODUCTION. XLva
de la Recherche, qui est comme le but et la conclusion de tout
ce qui précède, à tracer les chemins qui nous conduisent a la
vérité. .. Le dessein, dit-il, de ce dernier livre est d'essayer de
rendre à l'esprit toute la perfection dont il est naturellement
capable, en lui fournissant tous les secours nécessaires pour
devenir plus attentif et plus étendu, et en lui -prescrivant les
récries qu'il faut observer dans la recherche de la venté pour
ne'se tromper jamais et pour apprendre avec le temps tout ce
qu'on peut savoir. »
La grande règle, c'est de ne jamais donner un consentement
entier qu'aux propositions qui paraissent si évidemment vraies,
qu'on ne puisse la leur refuser sans sentir une peine intérieure
et des reproches secrets de la raison. Avec les simples vrai-
semblances on est toujours exposé à l'erreur ; rencontre-t-on
la vérité, ce n'est que i ar hasard et par bonheur. Puisque 1 e-
videnee seule nous assure que nous ne nous trompons pomt, il
faut prendre garde à la conserver dans toutes nos perceptions;
ce qui Lxise l'attention. Il n'y a que l'attention qui puisse rendre
nos perceptions claires et distinctes , il importe donc de recher-
cher par quels movens nous deviendrons plus attentifs que nous
ne sommes. Il faut d'abord éviter toutes les sensations trop fortes
qui peuvent nous absorber, les passions, les imaginations qui
nous ôtent la liberté de l'esprit. Mais comme il est impossible
que l'àme soit sans passion, sans quelque impression sensible,
il faut, dit-il, faire de nécessité vertu, et tirer de ses modifica-
tions elles-mêmes quelques secours pour nous rendre attentifs.
U théorie de ces secours se fonde sur ce que l'espnt s'appli-
que plus aux choses qui le touchent qu'à celles qui ne s'adres-
sent qu'à l'entendement pur. Il est curieux de voir Malebranche,
si ennemi des passions et des sens, leur faire ici en quelque
sorte appel, quoique bien discrètement, quoique avec bien des
précautions et des réserves, pour nous venir en aide, " dans
notre malheureux état, .. dans la recherche de la vérité; amsi,
pour faire contre-poids à l'entraînement du corps, il n'exclut
pas dune manière absolue la passion de la gloire. Comme les
sensations ont le don de réveiller notre attention, on peut s'en
servir pour combattre le défaut de l'application de l'esprit aux
choses qui ne le touchent pas en les exprimant par des choses
sensibles qui le touchent. Mais il faut prcndre,garde « de ne
XLViii DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ,
pas couvrir les objets qv'on veut considérer de tant de sensi-
bilité que l'esprit en soit plus occupé que de la vérité elle-
même. .. On doit donc tempérer la sensibilité de ses expres-
sions de telle manière qu'on ne fasse que rendre l'esprit plus
attentif. « Il faut revêtir la vérité comme les magistrats de
Venise qui sont obligés de porter une robe et une toque toute
simple qui ne fait que les distinguer du commun des hommes,
afin qu'on les regarde au visage avec attention et respect et
qu'on ne s'arrête pas à leur chaussure. » Ainsi il faut se servir
de quelque chose de sensible, mais qui n'ait point trop d'éclat
et ne nous arrête point au sensible, que nous puissions dissiper
à plaisir et qui soutienne seulement la vue de l'esprit.
Il tire d'ailleurs de la géométrie et de l'emploi des lignes, da
l'arithmétique et de l'algèbre, des exemples, où l'on reconnaît
un savant mathématicien, des divers moyens à employer, dans
certaines questions, pour rendre l'esprit plus attentif et plus
étendu.
Dans la seconde partie de ce dernier livre il expose les règles
pour la résolution des questions. Il les emprunte en général aux
Regzilce ad directionem ingenii de Descartes. Quant à l'exem-
ple de leur heureuse application, il les prend dans la philosophie
même de Descartes, dont il expose et résume la physique presque
tout entière, en opposition à celle d'Aristote, qui^n'est pour lui
que le modèle le plus fi'appant de toutes les aberrations où peut
nous conduire la méconnaissance de ces règles. Il nous prévient
que ces règles n'ont rien d'extraordinaire, qu'elles sont en petit
nombre et très intelligibles. Leur principe est, qu'il faut conser-
ver l'évidence dans tous nos raisonnements, d'où cette règle
générale : que nous ne devons raisonner que sur des choses
dont nous avons des idées claires et, par une suite nécessaire,
que nous devons toujours commencer par les choses les plus sim-
ples et les plus faciles, avant que d'entreprendre la recherche
des plus composées et des plus difficiles. Puis, après ce principe
général, viennent six règles pour la résolution des question ;
1° concevoir clairement l'état de la question et de ses termes
pour en trouver les rapports ; 2° quand on ne peut les décou-
vrir immédiatement, chercher les idées moyennes qui servent
de commune mesure ; 3° retrancher du sujet louies les choses
qu'il n'est pas nécessaire d'examiner pour découvrir la vérité
INTRODUCTION. xux
cherchée ; 4» cette réduction faite, diviser le sujet par parties et
les considérer toutes, les unes après les autres, selon l'ordre
naturel ; 5° toutes ces choses étant devenues familières par la
môditalion, en abréger les idées et les ranger dans son imagi-
nation ou les écrire sur le papier, afin qu'elles ne remplissent
pas la capacité de l'esprit; 6» les comparer suivant toutes les
règles des combinaisons et arriver successivement par l'élimina-
tion des rapports inutiles à la découverte de la vérité cherchée.
La physique de Descartes et l'hypothèse des tourbillons,
voilà, selon Malebranche, l'exemple de la marche que l'esprit
doit su.vre à la recherche de la vérité. Descartes pail de l'idée
claire et simple del'étendiie pour en déduire toute la physique,
en allant des rapports les plus simples aux plus composés, et con-
sidérant par ordre toutes les propriétés de l'étendue et du mou-
vement. De là la simplicité et la clarté des principes de sa phi-
losophie. Celte simplicité et cette clarté sont même si grandes
que pour plusieurs c'est une cause de discrédit. Point de termes
obscurs et mystérieux dans cette philosophie, les personnes qui
ne savent ni le grec ni le latin, les femmes elles-mêmes sont
capables de l'entendre.
Malebranche expose ensuite et résume avec clarté l'hypo-
thèse des tourbillons. Les deux points principaux par où il
s'éloigne de la doctrine du maître, ce sont les petits tourbillons
dont nous avons déjà parle, [ourbillons de matière lluido qu'il
substitue aux boules rondes et dures qui tournent dans les
grands tourbillons de Descai-tes, et la supposition d'une force
du repos ou de l'inertie, qu'il considère comme l'erreur capi-
tale de toute sa physique. L'hypothèse des tourbillons est une
véritable cosmogonie qui prend le monde à partir du chaos
pour l'amener à l'ordre actuel par l'action des lois du mouve-
ment. Celte formation successive du monde cartésien par les
seules lois du mouvement, n'avait pas paru à certains théo-
logiens en conformité avec la Bible. De là des attaques contre
la philosophie nouvelle que Malebranche ne veut pas laisser
sans réponse. Descartes, dit-il, n'a jamais prétendu que les
choses se soient faites peu à peu comme il les a décrites. C'est
seulement pour mieux faire comprendre leur nature qu'il les
a d'abord considérées dans leur principe. Comment l'accuser
d'avoir enseigné que le monde a pu se former de lui-même,
L DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
puisqu'il a reconnu qu'aucun corps ne peut se remuer par ses
propres forces, et, que les lois du mouvement ne sont que des
suites des volontés de Dieu qui agit sans cesse d'une même
manière ?
En regard des vérités découvertes par la méthode de Des-
cartes, il place les erreurs des anciens, des païens, d'Aristote,
de ses disciples, de tous les adversaires de la nouvelle philoso-
phie. Il consacre enfin un long chapitre à ce qu'il appelle, « l'er-
reur la plus dangereuse de la philosophie des anciens. » Celte
erreur nous la connaissons déjà ; elle consiste à expliquer les
effets de la nature par de petits êtres, par des puissances dont
on a aucune idée, d'où les qualités occultes, les formes substan-
tielles qui conduisent à l'adoration Je la nature. Malebranche
reprend ici et résume tout ce qu'il a déjà dit pour démontrer
que Dieu est l'unique puissance, l'unique cause, l'unique acteur.
Puis prenant à partie, pour la mettre en regard, la physique
d'Aristote, en ne consultant que le Traité du ciel, et en l'inter-
prétant à sa façon, il ne veut pas y voir autre chose qu'une suite
du sophismes, d'erreurs grossières, de puérilités. Enfin, après
divers exemples, tous empruntés à Descartes, de l'application
des règles de la méthode à des questions particulières de physi-
que et de métaphysique, il exprime en terminant l'espérance
qu'on aura été convaincu, par cet essai de méthode, de la néces-
sité de ne raisonner que sur des idées claires, et de procéder
par ordre : « On méprisera, dit-il, Aristote, qui ne les a pas sui-
vies, on reconnaîtra la soHdité de la philosophie de Descartes. »
On le trouvera encore plus sévère, ou pour mieux dire plus
injurieux, à l'égard d'Aristote, dans le fi™^ éclaircissement où
il le traite de « misérable et pitoyable philosophe i. »
Nous voici arrivés à la fin de cette introduction où nous
croyons avoir fait connaître, non pas toute la philosophie de
Malebranche, ce qui n'était pas notre but, comme nous l'avons
Ml y a cependant dans la Recherche un éIo:-;e d'Aristote, si toutefois c'est
un éloge; à propos des diverses dispositions des hommes qui les inclinent à
voir et à juger les clioses de telle ou telle façon, il dit : « Pour ceux qui
aiment mieux le lire en grec que de les apprendre par quelque réflexion sur
ce qui se passe devant leurs yeux, ils peuvent lire le second livre de la rhé-
torique d'Aristote. C'est, je crois, le meilleur ouvrage de ce philosophe, parce
■qa'il dit peu de choses dans lesquelles on puisse se tromper et qu'il hasarde
rarement de prouver ce qu'il y avance. » Liv. 5, chap. â.
rSTRODUCTION. ^^
annoncé eu commençant, mais seulement cette partie qui a plus
Tectement l'homme pour objet, teUe qxVelle est exposée dan
la Recherche et dans les éclaircissements. Dieu s'y mêle san.
doute; partout on le voit comme unique cause, comme unique
acteur ; c'est lui seul qui produit en nous les sentiments et le
idées, c'est en lui seul que nous voyons les idées • ce.t lui
seul ;ncore qui nous meut. Néanmoins ce n est pas la toute la
philosophie de Malebranche. Il faut en outre y comprendre .a
Lrale fondée sur le principe de l'ordre, sa théorie de la ProM-
dence, de la grâce, des volontés générales, son optimisme, a la
fois philosophique et théologique, auquel Leibmz aura plus a
retrancher qu'à ajouter. Par la Recherche de la vente et par
les éclaircissements qui l'accompagnent, on entre bien avant
sans doute dans la philosophie de xMalebranche, cependant on
ne la connaît pas encore tout entière.
Simandre, le 20 novembre 1879.
Frakcisûue BOUILLIER.
PRÉFACE DE MALEBRANGHE
L'esprit de l'homme se trouve, par sa nature, comme situé
entre son créateur et les créatures corporelles ; car, selon
saint Augustin i, il n'v a rien au-dessus de lui que Dieu, m
rien au-dessous que des corps. Mais comme la grande élévation
où il est au-dessus de toutes les choses matérielles nempéche
pas qu'il ne leur soit uni, et qu'U ne dépende môme en quelque
façon d'une portion de la matière, aussi la distance mfinie qui
se trouve entre rÈtrc souverain et l'esprit de l'homme nempè-
che pas qu'il ne lui soit uni immédiatement, et d'une manière
très intime. Celle dernière union l'élève au-dessus de toules
choses. C'est par elle qu'U reçoit sa vie, sa lumière et toute sa
félicité; et saint Augustin nous parle, en raille endroits de ses
ouvrages, de celle union comme de celle qui est la plus naui-
relle et la plus essentielle à l'espril. Au contraire, l'union de
l'esprit avec le corps abaisse l'homme infiniment; et c'est au-
jourd'hui la principale cause de toutes ses erreurs et de louics
ses misères.
Je ne m'élonne pas que le commun des hommes, ou que les
philosophes païens, ne considèrent dans l'àme que son rapport
et son union avec le corps, sans y reconnaître le rapport et
l'union qu'elle a avec Dieu: mais je suis surpris que des philo-
I sophcs chrétiens, qui doivent préférer l'esprit de Dieu à l'es-
prit humain, Moïse à Arislole, saint Augustin à quelque misé-
rable commcuiatour d'un philosophe païen, regardent plulôt
l'âme comme la forme du corps que comme faite à l'image et
pour l'image de Dieu, c'est-à-dire, selon saint Augustin 2, pour
• Nihil en poienlius illi creaturâ, qui- iikiis dicitur ralionalis, nihil est su-
blimius. Q'iidqui.1 suprà illam cst.^jam crcalor est. Tr. iX '"^''•/^''''- . ^
Quid rationali ar.imù mel.us est, om.nbus conscniK-niibui Deu> c>l. Ajiy .
«Ad ip^m Muiilitudincn. non ouu.ia fada suni , sed sola sub.iaïuia ratio-
2 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
la vérité, à laquelle seule elle est immédiatement unie. Il est vrai
qu'elle est unie au corps et qu'elle en est naturellement la
forme ; mais il est vrai aussi qu'elle est unie à Dieu d'une
manière bien plus étroite et bien plus essentielle. Ce rapport
qu'elle a à son corps pourrait n'être pas; mais le rapport
qu'elle a à Dieu est si essentiel qu'il est impossible de con-
cevoir que Dieu puisse créer un esprit sans ce rapport.
Il est évident que Dieu ne peut agir que pour lui-même,
qu'il ne peut créer les esprits que pour le connaître et pour
l'aimer, qu'il ne peut leur donner aucune connaissance, ni leur
imprimer aucun amour qui ne soit pour lui et qui ne tende vers
lui; mais il a pu ne' pas unir à des corps les esprits qui y
sont maintenant unis. Ainsi le rapport que les esprits ont à
Dieu est naturel, nécessaire et absolument indispensable; mais
le rapport de notre esprit à notre corps, quoique naturel à notre
esprit, n'est point absolument nécessaire ni indispensable i.
Ce n'est pas ici le lieu d'apporter toutes les autorités et
toutes les raisons qui peuvent porter à croire qu'il est plus de
la nature de notre esprit d'être uni à Dieu que d'être uni à un
corps ; ces choses nous mèneraient trop loin. Pour mettre cette
vérité dans son jour, il serait nécessaire de ruiner les princi-
paux fondements de la philosophie païenne, d'expliquer les
désordres du péché, de combattre ce qu'on appelle faussement
expérience, et de raisonner contre les préjugés et les illusions
des sens. Ainsi il est trop difficile de faire parfaitement com-
prendre cette vérité au commun des hommes, pour l'entre-
prendre dans une préface.
Cependant il n'est pas malaisé de la prouver à des esprits
attentifs, et qui sont instruits de la véritable philosophie. Car il
suffit de les faire souvenir que, la volonté de Dieu réglant la
nature de chaque chose, il est plus de la nature de l'àme d'être
unie à Dieu par la connaissance de la vérité et par l'amour du
naiis, quare omiiia per ipsam, sed ad ipsam, non nisi auima rationalis. Itaque
siibstantia rationalis, et per ipsam facta est, et ad ipsam; non enim est alla
iiatura interposita. Lili. Imperf. de Gen. ad litleram.
Rectissimè dicirur factus ad imasrinem et similitudinem Dei, non enim
allier inrommuiabilem verilatem poss.t mente coiispicere. De vera Rel.
' Dès les premières payes, on peut voii* la vérité de ce que dit Fontenelle
'.u système de .Malebranche : « Ce sysléme est plein de Dieu. » (Eloge de
.\ialebranche.>
PRÉFACE DE MALEBRANCHE. 3^
bien que d'être unie à un 001715, puisqu'il est certain, comme
on vient de le dire, que Dieu a fait les esprits pour le connaître
Cl. pour, l'aimer, plutôt que pour informer des corps. Cette
preuve est capable d'ébranler d'abord les esprits un peu éclai-
rés, de les rendre attentifs, et ensuite de les convaincre ; mais
il est moralement impossible que des esprits de chair et de sang,
qui ne peuvent connaître que ce qui se fait sentir, puissent être
jamais convaincus par de semblables raisonnements. Il faut,
pour ces sortes de personnes, des preuves grossières et sen-
sibles, parce que rien ne leur paraît solide, s'il ne fait quelque
impression sur leurs sens.
Le péché du premier homme a tellement affaibli l'union de
notre esprit avec Dieu 1 qu'elle ne se fait sentir qu'à ceux dont
le cœur est purifié et l'esprit éclairé ; car celte union parait
imaginaire à tous ceux qui suivent aveuglément les jugements
des sens et les mouvements des passions.
Au contraire, il a tellement fortifié l'union de notre âme avec
notre coips qu'U nous semble que ces deux parties de nous-
mêmes ne soient plus qu'une même substance; ou plutôt il nous
a de telle sorte assujettis à nos sens et à nos passions que nous
sommes portés à croii-e que notre corps est la principale des
deux parties dont nous sommes composés.
L:rsque l'on considère les différentes occupations des hommes,
il y a tout sujet de croire qu'ils ont un sentiment si bas et si
grossier d'eux-mêmes. Car comme ils aiment tous la félicité et
la perfection de leur être, et qu'ils ne travaillent que pour se
rendre plus heureux et plus parfaits, ne doit-on pas juger qu'ils
ont plus d'estime de leurs corps et des biens du corps que de
leur esprit et des biens de l'esprit, lorsqu'on les voit presque
toujours occupés aux choses qui ont rapport aux corps, et qu'ils
ne pensent presque jamais à celles qui sont absolument néces-
saires à la perfection de leur esprit ?
Le plus grand nombre ne travaillent avec tant d'assiduité et de
peine que pour soutenir une misérable vie, et pour laisser à
leurs enfants quelques secours nécessaires à la conservation de
leur corps.
■ Mens, quod non sentit, oisi cum purissima et beatissima est, nulli
coliierut, nisi ipsi reritali, qase similiiudo et imain) patris, et sapientia dici-
ur. Aug. til>. imperf. de Gen. ad Ult.
4 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
Ceux qui, par le bonheur, ou le hasard de leur naissance, ne
sont point sujets à cette nécessité, ne font pas mieux connaître,
par leurs exercices et par leurs emplois, qu'ils regardent leur
âme comme la plus noble partie de leur être. La chasse, la
danse, le jeu, la bonne clicre, sont leurs occupations ordinaires.
Leur âme, esclave du corps, estime et chérit tous ces divertis-
sements, quoique tout à fait indignes d'elle. Mais parce que
leur corps a rapport à tous les objets sensibles, elle n'est pas
seulement esclave du corps, mais elle l'est encore, par le corps
ou à cause du corps, de toutes les choses sensibles. Car c'est
par le corps qu'ils sont unis à leurs parents, à leurs amis, à
leur ville, à leur charge, et à tous les biens sensibles, dont la
conservation leur parait aussi nécessaire et aussi estimable que
la conservation de leur être propre. Ainsi le soin de leurs biens
et le désir de les augmenter, la passion pour la gloire et pour
la grandeur, les agitent et les occupent infiniment plus que la
perfection de leur àme.
Les savants mêmes, et ceux qui se piquent d'esprit, passent
plus de la moitié de leur vie dans des actions purement ani-
males, ou telles qu'elles donnent à penser qu'ils font plus d'état
de leur sanlé, de leur réputation, que de la perfection de leur
esprit. Ils étudient plutôt pour acquérir une grandeur ciiimé-
riquo, dans l'imagination des autres hommes, que pour donner
à leur esprit plus de force et plus d'étendue. Ils font de leur
tête une espèce de garde-meuble, dans lequel ils entassent, sans
discernement et sans ordre, tout ce qui porte un certain carac-
tère d'érudition; je veux dire tout ce qui peut paraître rare et
extraordinaire, et exciter l'admiration des autres hommes. Il se
font gloire de ressembler à ces cabinets de curiosités et d'anti-
ques qui n'ont rien de riche ni de solide, et dont le pri\ ne
aépend que de la fantaisie, de la passion et du hasard ; et ils
ne travaillent presque jamais à se rendre l'esprit juste et à
régler les mouvements de leur cœur.
Ce n'est pas toutefois que les hommes ignorent entièrement
qu'ils ont une àme, et que cette ^ àme est la principale partie
de leur être. Ils ont aussi été mille fois convaincus, par la
< Non e\igua lioininis portio, scd totius liumanx universilalis substantia est.
AmI-r. 6, Ilc.xain. 7.
PRÉFACE DE MALEIiRANCHE. :>
raison et par l'expérience, que ce n'est point un avantage fort
considérable que d'avoir de la réputation, des richesses, de la
santé pour quelques années, et généralement que tous les biens
du corps, et ceux qu'on ne possède que par le corps et qu'à
cause du corps, sont des biens imaginaires et périssables. Les
hommes savent qu'il vaut mieux être juste que d'être riche,
être raisonnable que d'être savant, avoir l'esprit vif et péné-
trant que d'avoir le corps prompt et agile. Ces vérités ne peu-
vent s'effacer de leur esprit, et ils les découvrent infaiUiblemenl,
lorsqu'il leur plait d'y penser. Homère, par exemple, qui loue
son héros d'être vite à la course, eût pu s'apercevoir, s'il l'eut
voulu, que c'est la louange que l'on doit donner aux chevaux
et aux chiens de chasse. Alexandre, si célèbre dans les his-
toires par ses illustres brigandages, entendait quelquefois, dans
le plus secret de sa raison, les mêmes reproches que les assas-
sins et les voleurs, malgré le bruit confus des flatteurs qui l'en-
vironnaient. Et César, au passage du Rubicon, ne put s'em-
pêcher de faire connaître que ces reproches l'épouvantaient,
lorsqu'il se résolut enfin de sacrifier à son ambition la liberté
de sa patrie.
L'àme, quoique unie au corps d'une manière fort étroite, ne
laisse pas d'être unie à Dieu, et, dans le temps même qu'elle
reçoit par son corps ces sentiments vifs et confus que ses pas-
sions lui inspirent, elle reçoit de la vérité éternelle ', qui pré-
side à son esprit, la connaissance de son devoir et de ses dérè-
glements. Lorsque son corps la trompe, Dieu la détrompe;
lorsqu'il la flatte. Dieu la jjlesse, et lorsqu'il la loue, et qu'il
lui applaudit, Dieu lui fait intérieurement de sanglants repro-
ches, et il la condamne par la manifestation d'une loi plus pure
et plus sainte que celle de la chair qu'elle a suivie.
Alexandre 2 n'avait pas besoin que les Scythes lui vinssent
apprendre son devoir dans une langue étrangère ; il savait, de
celui même qui instruit les Scythes et les nations les plus bar-
bares, les règles de la justice qu'il devait suivre. La lumière de
• llliiuc vci'ilas praîiiilci omnibus i'oiisiileii:ibus t.-, simul(|ue respiindol
omnibus eiiam diveisa rou'^ulcntibus. Liquide tu resjjondes, «l'd non liquide
omiics auiliuni. Omnes unde volunt consuUiiit, scd non scmpcr quod volunt
audiuut. Coitfes". S- Aug. liv. 10 chap. 26.
» Y. Qtitnt. Cure. lib. 7, ch. 8.
6 DE LA RECHERCHE DE LA VFÎIRITÉ.
la vérité, qui éclaire tout le monde, l'éelairait aussi ; et la voix
de la nature >, qui ne parle ni grec, ni scythe, ni barbare, lui
parlait comme au reste des hommes un langage très clair et
très intelligible. Les Scythes avaient beau lui faire des repro-
ches sur sa conduite ; ils ne parlaient qu'à ses oreilles, el Dieu
ne parlant point à son cœur, ou plutôt Dieu parlant à son
cœur, mais lui n'écoutant que les Scythes, qui ne faisaient
qu'irriter ses passions et qui le tenaient ainsi hors de lui-
même, il n'entendait point la voix de la vérité, quoiqu'elle l'é-
tonnàt, et il ne voyait point sa lumière, quoiqu'elle le pénétrât.
Il est vrai que notre union avec Dieu diminue et s'affaiblit, à
mesure que celle que nous avons avec les choses sensibles
augmente et se fortifie ; mais il est impossible que cette union
se rompe entièrement, sans que notre être soit détruit. Car en-
core que ceux qui sont plongés dans le vice et enivrés des plai-
sirs soient insensibles à la vérité, ils ne laissent pas d'y être
unis 2. Elle ne les abandonne pas ; ce sont eux qui l'abandon-
nent. Sa lumière luit dans les ténèbres, mais elle ne les dissipe
pas toujours; de même que la^ lumière du soleil environne les
aveugles et ceux qui ferment les yeux, quoiqu'elle n'éclaire ni
les uns ni les autres.
Jl en est de même de l'union * de notre esprit avec notre
corps. Cette union diminue à proportion que celle que nous
avons avec Dieu s'augmente ; mais il n'arrive jamais qu'elle
se rompe entièrement que par notre mort. Car quand nous
serions aussi éclairés et aussi détaches de toutes les choses sen-
sibles que les apôtres, il est nécessaire, depuis le péché, que
' Intus in doiiiicilio cositationis, nei; Hebriea, iiec Graeca, nec Latina, nec
Barbara Veritas, sine oris et linguae organis, sine strepitu syliabarum. Confess.
S. -4 «9. liv. M, ch. 3.
•■! Vldelur qua^i ipse à te opcidere cùm tu ai) ipso occidas. Aurj. in Pu. 23.
* Na'ii etiain sol iste, et videniis l'aciein illustrât et cœci; ambobus sol prœ-
sens est, sed pra>sentc sole uuus abseus est. Sic et Sapientia Dei Dominus
Jésus Cliristus ubique prdesens est, quia ubique est veritas, ubique Sapientia.
Aiig. '>i Joan. Tract. 3:>
* Ce que je dis ii'i des deux unions de l'esprit avec Dieu et avec le .corps
se duit entendre selon la manière ordinaire de ronrevoir les choses. Car il
«st vrai que l'esprit ne peut iHre iniinédiatenicnt uni qu'a Dieu; je veux dire
que l'e-prit ne dcpi-nd vérit ibleineiit que ài'. Dieu. Kt s'il est uni aux corps,
ou s'il en dépend, l'.'est qui- la volonté de Dieu fait efliiacenient cette union,
qui depuis le péclié s''est chansee en dépendance. Où concevra assez coci par
la suite de l'ouvrage. Note de Malebranche.)
PREFACE DE M.VLEBRANCHE. 1
notre esprit dépende de notre cor;'S et que nous sentions la
loi de notre chair résister et s'opposer sans cesse à la loi de
notre esprit.
L'esprit devient plus pur, plus lumineux, plus fort et plus
étendu, à proportion que s'augmente l'union qu'il a avec Dieu,
parce que c'est elle qui fait toute sa perfection. Au contraire
il se corrompt, il s'aveugle, il s'affaiblit et il se resserre, à me-
sure que l'union qu'il a avec son corps s'augmente et se fortifie,
parce ([ue cette union fait aussi toute son imperfection. Ainsi
un homme qui juge de toutes choses par ses sens, qui suit en
toutes choses les mouvements de ses passions, qui n'aperçoit
que ce qu'il sent et qui n'aime que ce qui le flatte, est dans la
plus misérable disposition d'esprit où il puisse être ; dans cet
état, il est mtiniment éloigné de la vérité et de son bien. .Mais
lorsqu'un homme ^ ne juge des choses que par les idées pures
de l'esprit, qu'il évite avec soin le bruit confus des créatures et
que, rentrant en lui-même, il écoule son souverain Maitre dans
le silence de ses sens et de ses passions, il est impossible qu'il
tombe dans l'erreur.
Dieu ne trompe jamais ceux qui l'interrogent par une appli-
cation sérieuse et par une conversion entière de leur esprit vers
lui, quoiqu'il ne leur fasse pas toujours entendre ses réponses;
mais lorsque l'esprit, se détournant de Dieu, se répand au dehors,
qu'il n'interroge que son corps pour s'instruire dans la vérité,
qu'il n'écoute que ses sens, son imagination et ses passions qui
lui parlent sans cesse, il est impossible qu'il ne se trompe. La
sagesse, la perfection et la félicité ne sont pas des biens que
l'on doive espérer de son corps : il n'y a que celui-là seul qui
est au-dessus de nous, et de qui nous avons reçu l'être, qui le
puisse perfectionner.
C'est ce que saint .\uguslin nous apprend par ces belles pa-
roles 2. La sagesse éternelle, dit-il, est le principe de toutes ces
créatures capables d'intelligence, et cette sagesse, deireurant
Qai<; eniin bene se inspiciens non expcrtus est, tiinto se aliquid intcllexisse
sioreriù^, quanto removere atque subdocere inientionem mentis a corporis
sensibu> p^ituii. .\ug de immirl. anime, cap. 10.
- Prinripiiira rreatura; iiitollectualis est x-torna sapientia : qnnd prinripium
nianens i^i se incommiitahilltcr. iiul:o modo ce<<at oitiiUj in^plraliout' voca-
lionis loqui ei creatniiC, cui print-ipium est, m converiaïur ad id ex quo est;
quod aliter formata ac pcrfecta esse nuii possil. /, de Gen. ad lit , cap. SO.
8 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
toujours la même, ne cesse jamais de 'parler â ses créatures-
dans le plus secret de leur raison, afin qu'elles se tournent
vers leur principe, parce qu'il n'y a que la vue de la sagesse
éternelle qui donne Vôtre aux esprits, qui puisse, pour ainsi
dire, les achever et leur donner la dernière perfection dont ils
■■'.ont cc!.pables ^. Lorsque tious verrons Dieu tel quil eut, nous
serons semblables à lui, dit l'Apôtre saint Jean. Nous serons,
j)ar cette contemplation de la vérité éternelle, élevés à ce degré
de grandeur auquel tendent toutes les créatures spirituelles par
la nécessité de leur nature. Mais pendant que nous sommes sur
la terre, le poids du corps 2 appesantit resprit; il le relire sans
cesse de la présence de son Dieu, ou de cette lumière intérieure
qui l'éclairé, il fait des efforts continuels pour fortifier son union
avec les objets sensibles, et il l'oblige de se représenter toutes
choses, non selon ce qu'elles sont en elles-mêmes, mais selon le
rapport qu'elles ont à la conservation de la vie.
Le corps, selon le Sage 3, remplit l'esprit d'un si grand
nombre de sensations qu'il devient incapable de connaître les
choses les moins cachées. La vue du corps éblouit et dissipe
celle de l'esprit, et il est difficile d'apercevoir nettement quel-
que vérité par les yeux de l'âme, dans le temps que l'on fait
usage des yeux du corps pour la connaître. Cela fait voir que
ce n'est que par l'allenlion de l'esprit que toutes les vérités se
découvrent et que toutes les sciences s'apprennent ; parce
qu'en effet l'attention de l'esprit n'est que son retour et sa con-
version vers Dieu, qui est notre seul ^ maître et qui seul nous
instruit de toute vérité, par la manifestation de sa substance,
comme parle ^ saint Augustin, et sans l'entremise d'aucune
créature.
• Sciiiius quoniam cura apparuerit siiniles erimus, quoiiiam videbimus eum
sicuti est. JoflH. Ep. I. ch. 3. v. 2.
- Corpus (jhikI corruinpitur açtgravat animam. Sap. 9, 10.
2 'reriena inhabitatio deprimit sensum multa cogilaiilcm, et difficile aesti-
niamiïs quœ in terra sunt, et quœ in piospcctu suiit iiiveiiiinus ciiin labore.
HuTp. 0, 13.
* Awi- de Magistro.
" Dcus inlelligibilis lux, in quo, et a quo, et per quein iiitelli:,'ibilitcrluceiit,
iiuas iiiiellls:ibiliter iiiccnt omnia. i Sol.
Insinuavit nobis {Clirislus) animam huiiianain et menlem rationalem non
vcgeiari, non illuniinari, non bealillcaii, nisi ab ipsa substaniia Dei. Aug. in
Joait. Tr. 24. Nulla creatura interposita. Quest. 83. q. 51. Cette dernière cita-
tion n'était pas dans l'édition de 1700.
PRÉFACE DE MALEBRANCHE. 9
II est visible, par toutes ces clioscs, qu'il faut résister sans
cesse à l'effort que le corps fait contre l'esprit, et qu'il faut peu
à peu s'accoutumer à ne pas croire les rapports que nos sens
nous font de tous les corps qui nous environnent, qu'ils nous
représentent toujours comme dignes de notre application et de
notre estime ; parce qu'il n'y a rien de sensible à quoi nous
devions nous arrêter, ni de quoi nous devions nous occuper.
C'est une des vérités que la Sagesse élernelle semble avoir
voulu nous apprendre par son Incarnation i ; car après avoir
élevé une chair sensible à la plus haute dignité qui se puisse
concevoir, il nous a fait connaître, par l'avilissement où il a
réduit cette même chair, c'est-à-dire par l'avilissement de ce
qu'il y a de plus grand entre les choses sensibles, le mépris que
nous devons faire de tous les objets de nos sens. C'est peut-
être pour la même raison que saint Paul disait 2 quil ne con-
naissait plus Jésus-Christ selon la chair; car ce n'est pas à
la chair de Jésus-Christ qu'il faut s'arrêter, c'est à l'esprit ca-
ché sous la chair''. Caro vas fuit; quod habebat attende, non
quod crat, dit saint Augustin. Ce qu'il y a de visible ou de sen-
sible dans Jésus-Christ ne mérite nos adorations qu'à cause
de l'union avec le Verbe , qui ne peut être l'objet que de l'es-
prit seul.
Il est absolument nécessaire que ceux qui se veulent rendre
sages et heureux soient entièrement convaincus et comme
pénétrés de ce que je viens de dire. Il ne suffit pas qu'ils me
croient sur ma parole, ni qu'ils en soient persuadés par l'éclat
d'une lumière passagère; il est nécessaire qu'ils le sachent par
mille expériences et mille démonstrations incontestables. Il
faut que ces vérités ne se puissent jamais effacer de leur esprit
et (lu'ellos leur soient présentes dans toutes leurs études et dans
toutes les autres occupations de leur vie.
Ceux qui prendront la peine de lire avec quelque application
' lll;i anctorilas diviiia diccnda est, (|iia' non solum in sensibilibiis si^iiis
traiisci'iiilil nmncm hiiinanam faniltaU'ni, scd et ipsum liomincm a;,'cn!5, oslcn-
dit l't i|iit) iisi|iie so propli'i' ip^iiiii (li'|)ro>seiit, et non ti'ni'ii sfiKibis qnibus
vidiMiliii' illa niiranda, sed ad iiilellonuin jnbcl ovotare, sinuil i!c:n()iisiraiis et
quaiila liic possit, et ciir lia'C faciat, et (|iiani parvi pt-ndai. .I»//. -J. lU- ord.9.
- I':t si Cl frnovinius lecundum carncm Cliri.''uin, jàni non sccar.da.i caineni
noviinus 1, od Cor.
' Tr. in Joaii, 27.
10 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
'ouvrag-e que Ton donne présentemeui au public entreront, si
je ne me trompe, dans cette disposition d'esprit. Car on y dé-
montre, en plusieurs manières, que nos sens, notre imagination
et nos passions nous sont entièrement inutiles pour découvrir .
la vérité et notre bien, qu'ils nous éblouissent au contraire et
nous séduisent en toutes rencontres , et généralement que
toutes les connaissances que l'esprit reçoit par le corps, ou à
cause de quelques mouvements qui se font dan^ le corps, sont
toutes fausses et confuses, par rapport aux objets qu'elles
représentent, quoiqu'elles soient très utiles à la conservation
du corps et des biens qui ont rapport au corps.
On y combat plusieurs erreurs, et principalement celles qui
sont le plus universellement reçues , ou qui sont cause d'un
plus grand dérèglement d'esprit ; et l'on fait voir qu'elles sont
presque toutes des suites de l'union de l'esprit avec le corps.
On prétend, en plusieurs endroits, faire sentir à l'esprit sa ser-
vitude et la dépendance où il est de toutes les choses sensibles,
afin qu'il se réveille de son assoupissement et qu'il fasse quel-
ques efforts pour sa délivrance.
On ne se coatente pas d y faii'e une simple exposition de nos
égarements ; on explique encore en partie la nature de l'esprit.
On ne s'arrête pas, par exemple, à faire un grand dénombre-
ment de toutes les erreurs particulières des sens, ou de l'ima-
gination ; mais ou s'arrête principalement aux causes de ces
erreurs. On montre tout d'une vue, dans l'explication de ces
facultés et des erreurs générales dans lesquelles on tombe, un
nombre comme infini de ces erreurs particulières dans les-
quelles on peut tomber. Ainsi le sujet de cet ouvrage est l'es-
prit de l'homme tout entier. On le considère en lui-même, on
le considère par rapport aux corps et par rapport à Dieu. On
examine la nature de toutes ses facultés ; on mai-que les usages
que 1 on en doit faire pour éviter l'erreur. Enfin on explique
la plupart des choses que l'on a cru être utiles pour avancer
dans la connaissance de l'homme.
La plus belle, la plus agréable et la plus nécessaire de
toutes nos connaissances, est sans doute la connaissance de
nous-mêmes. De toutes les sciences humaines, la science de
l'homme est la plus digne de l'homme. Cependant cette science
n'est pas la plus cultivée, ni la plus achevée que nous ayons;
PRÉFACE DE M.\LEDUANCHE. 11
le commun des hommes la néglige entièrement. Entre ceux
mêmes qui se piquent de science, il y en a très peu qui s'y
appliquent, et il y en a encore beaucoup moins qui s'y appli-
quent avec succès. La plupart de ceux qui passent pour habiles
dans le monde ne voient que fort confusément la différence
essentielle qui est entre l'esprit et le corps ^. Saint Augustin
même, qui a si bien distingué ces deux êtres, confesse qu'il a
été longtemps sans la pouvoir reconnaître. Et quoiqu'on doive
demeurer d'accord qu'il a mieux expliqué les propriétés de
l'âme et du corps que tous ceux qui l'ont précédé et qui l'ont
suivi jusqu'à notre siècle, néanmoins il serait à souhaiter qu'il
n'eûl pas attribué aux corps qui nous environnent toutes les
qualités sensibles que nous apercevons par leur moyen ; car
enfin elles ne sont point clairement contenues dans l'idée qu'il
avait de la matière. De sorte qu'on peut dire, avec quelque
assurance , qu'on n'a point assez clairement connu la diffé-
rence de l'esprit et du corps que depuis quelques années 2.
Les uns s'imaginent bien connaître la nature de l'esprit.
Plusieurs autres sont persuadés qu'il n'est pas possible d'en
rien connaître. Le plus grand nombre enfin ne voient pas de
quelle utilité est cette connaissance et, pour cette raison, ils la
méprisent. Mais toutes ces opinions si communes sont plutôt
des effets de l'imagination et de l'inclination dos hommes que
des suites d'une vue claire et distincte de leur esprit. C'est
qu'ils sentent de la peine et du dégoût à rentrer dans eux-
mêmes pour y reconnaître leurs faiblesses et leurs infirmités,
et qu'ils se plaisent dans les recherclies curieuses et dans toutes
les sciences qui ont quelque éclat. Étant toujours hors de chez
eux, ils ne s'aperçoivent point des désordres qui s'y passent. Ils
pensent qu'ils se portent bien, parce qu'ils ne se sentent point.
Us trouvent même à redire que ceux qui connaissent leur
propre maladie se mettent dans les remèdes ; ils disent qu'ils
se font malades, parce qu'ils tâchent de se guérir.
Mais ces grands génies, qui pénètrent les secrets les plus
< Confess. tiv. %, rli. r;.
* C'est à DescartKs que Matebranclu' fait ici allusion. (Vest lui qn'il loue
d'avoir niieuxfait l'oiiiiainv que saint Ausriistin tniiiiêiie la di'lfcieuce do fàiiie
et (lu corps l.e !;raiul uiériie de IV-sraries. selon Mslebraiicbe, est d'avoir
dépouillL* les corps des qualités seusibli'« pour les mettre dans l'âme.
12 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
cachés de la nature, qui s'élèvent eu esprit jusque dans les
cieux, et qui descendent jusque dans les abîmes, devraient se
souvenir de ce qu'ils sont. Ces grands objets ne font peui-èlre
que les éblouir. Il faut que l'esprit sorte hors de lui-même pour
atteindre à tant de choses ; mais il ne peut en sortir sans se
dissiper.
Les hommes ne sont pas nés pour devenir astronomes, ou
cliimistes, pour passer toute leur vie pendus à ime lunette, ou
attachés à un fourneau, et pour tirer ensuite des conséquences
assez inutiles de leurs observations laborieuses. Je veux qu'un
astronome ait découvert le premier des terres, des mers et des
montagnes dans la lune, qu'il se soit aperçu le premier des
taches qui tournent sur le soleil, et qu'il en ait exactement cal-
culé les mouvements! ; je veux qu'un chimiste ait enfin trouvé
le secret de fixer le mercure, ou de faire de cet alkaëst par
lequel Van Helmont se vantait de dissoudre tous les corps. En
sonl-ils pour cela devenus plus sages et plus heureux ? Ils se
sont peut-être fait quelque réputation dans le monde ; mais
s'ils y ont pris garde, cette réputation n'a fait qu'étendre leur
servitude.
Les hommes peuvent regarder l'astronomie, la chimie, et
presque toutes les autres sciences, comme des divertissements
d'un honnête homme ; mais ils ne doivent pas se laisser sur-
prendre par leur éclat, ni les préférer à la science de l'homme.
Car, quoique l'imagination attache une certaine idée de gran-
deur à l'astronomie, parce que cette science considère des
objets grands, éclatants et qui sont infiniment élevés au-dessus
de tout ce qui nous environne, il ne faut pas que l'esprit révère
aveuglément cette idée ; il s'en doit rendre le juge et le maître,
et la dépouiller de ce faste sensible qui étonne la raison. Il
faut que l'esprit juge de toutes les choses selon ses lumières
intérieures, sans écouter le témoignage faux et confus de ses
sens et de son imagination ; et s il exauiine à la lumière pure
de la vérité qui l'éclairé toutes les sciences humaines , on ne
craint point d'assurer qu'il les méprisera presque toutes, et
' Malcbranclic nioiUie peu de goût pour l'astronoinio, à l'exemple de
Descaiii's, qui, au dire de Buillet, csliniaii l'astronomie une perle de temps.
Il exprime le luOmc senliiiieul dans plusieurs passages de la liccherche.
PRÉFACE DE MALEBRANCHE. 13
qu'il aura plus d'eslime pour celle qui nous apprend ce que
nous sommes que pour toutes les autres ensemble.
On aime donc mieux exhorter ceux qui ont quelque amour
pour la vérité, à juger du sujet de cet ouvrage selon les ré-
ponses qu'ils recevront du souverain maître de tous les hom-
mes, après qu'ils l'auront interrogé par quelques réflexions
sérieuses, que de les prévenir par de grands discours, qu'ils
pourraient peut-être prendre pour des lieux communs, ou pour
de vains ornements d'une préface. Que s'ils se persuadent que
ce sujet soit digne de leur application et de leur étude, on les
prie de nouveau de ne point juger des choses que renferme cet
ouvrage, par la manière bonne ou mauvaise dont elles sont
exprimées, mais de rentrer toujours dans eux-mêmes pour y
entendre les décisions qu'ils doivent suivre et selon lesquelles
ils doivent juger.
Étant aussi persuadés que nous le sommes ^ que les hommes
ne se peuvent enseigner les uns les autres, et que ceux qui
nous écoutent n'apprennent point les vérités que nous disons à
leurs oreilles, si en même temps celui qui nous les a décou-
vertes ne les manifeste aussi à leur esprit, nous nous trou-
vons encore obligés d'avertir ceux qui voudront bien lire cet
ouvrage de ne point nous croire sur notre parole par inclina-
tion, ni s'opposer à ce que nous disons par aversion. Car en-
core que l'on pense n'avoir rien avancé de nouveau dont on
n'ait été convaincu après une sérieuse méditation, ou sei-ail
cependant bien fâché que les autres se contentassent de retenir
et de croire nos senlimenis sans les savoir, et qu'ils tombas-
sent dans quelque erreur, ou faute de les entendre, ou parce
que nous nous serions trompés.
L'orgueil de certains savants, qui veulent qu'on les croie sur
leur parole, nous parait insupportable, ils trouvent à redire
qu'on interroge Dieu après qu'ils ont parlé, parce qu'ils ne
l'interrogent point eux-mêmes. Ils s'irritent dès que l'on s'op-
i Noiite putare quemi|uaiii homincm alii|uid diacre ab homiuc. Adaionorc
l>O«uiiiu^ per strcpitum vori^ iiosiro.*; si oon $it inius qui doreat, ioanis sil
strcpitus noster. 4ui/. «». Joaii.
Auditus per me faclus; iiii-'llertiK por i|acm* Dixit alii|ui>i et nd cor ves-
trum, sed non cum videliâ. Si intellexistis, Tratres, diituiu est cl cordi vc*(rj.
Munu Dci est in'.clligeiitia. Aug. iu Joai. Tr. 40.
U DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
pose à leurs sentiments, et ils veulent absolument que l'on pré-
fère les ténèbres de leur imagination à la lumière pure de la
vérité qui éclaire l'esprit.
Nous sommes, grâces à Dieu, bien éloigné de cette manière
d'agir, quoique souvent on nous l'attribue. Nous ne regardons
les auteurs qui nous ont précédés que comme des moniteurs ;
nous serions donc bien injustes et bien vains de vouloir qu'on
nous écoutât comme des docteurs et comme des maîtres. Nous
demandons bien que l'on croie les faits et les expériences que
nous rapportons, parce que ces choses ne s'apprennent point
par l'application de l'esprit à la raison souveraine et univer-
selle; ' mais pour toutes les vérités qui se découvrent dans les
véritables idées des choses, que la vérité éternelle nous repré-
sente dans le plus secret de notre raison, nous avertissons
expressément que l'on ne s'arrête point à ce que nous en
pensons; car nous ne croyons pas que ce soit un petit crime
que de se comparer à Dieu, on dominant ainsi sur les esprits.
La principale raison pour laquelle on souhaite extrêmement
que ceux qui liront cet ouvrage s'y appliquent de toutes leurs
forces, c'est que l'on désire d'être repris des fautes qu'on
pouvait y avoir commises ; car on ne s'imagine pas être in-
faillible. On a une si étroite liaison avec son corps, et on en
dépend si fort, que l'on appréhende avec raison de n'avoir pas
toujours bien discerné le bruit confus dont il remplit l'imagi-
nation, d'avec la voix pure de la vérité qui parle à l'esprit.
S'il n'y avait que Dieu qui parlât et que Ion ne jugeât que
selon ce qu'on entendrait, on pourrait peut-être user de ces
paroles de Jésus-Clirist^ : Je juge selon ce que f entends, et
mon jugement est juste et véritable. Mais on a un corps qui
parle plus haut que Dieu même, et ce corps ne dit jamais la
vérité. On a de l'amour-pi'opre, qui corrompt les paroles de
•celui qui dit toujours la vérité. Et on a de l'orgueil, qui inspire
l'audace de juger sans attendre les réponses de la vérité, selon
lesquelles seu i-a-: on doit juger. Car la principale cause de nos
* Vo'/ez le livre de, M^s'isUn, de S- Aug.
Noli putare te ipsam esse lucein. Aui/. in Pu.
Non a nu! luilii liiineii cxistens, sed lumen n)n participans nisi in te. De
verbts Domiiu Serm. 8.
* Sicul autfio sic judico, et judicium meuni justum est, quia non quaTO
voluntateni ineani. Joaii. cap. S, 30.
PRÉFACE DE MALEBRANCHE. 15
erreurs, c'est que nos jugements s'étendent à plus de choses
que la vue claire de notre esprit. Je prie donc ceux à qui Dieu
fera connaître mes égarements de me redresser, afin que cet
ouvrage, que je ne donne que comme un essai, dont le sujet est
très digne de l'application des hommes, puisse peu à peu se
perfectionner.
On ne l'avait entrepris d'abord que dans le dessein de s'ins-
truire, que dans le dessein d'apprendre à bien penser et à
exposer nettement ce que l'on pense ; mais quelques personnes
ayant cru qu'il serait utile de le rendre public, on s'est rendu à
leurs raisons d'autant plus volontiers qu'une des principales
s'accordait avec ce désir que l'on avait de s'être utile à soi-
même. Le véritable moyen, disaient-ils, de s'instruire pleine-
ment de quelque matière, c'est de proposer aux habiles gens
les sentiments qu'on en a. Cela excite notre attention et la leur.
Quelquefois ils ont d'autres vues, et ils découvrent d'autres vé-
rités que nous, et quelquefois ils poussent certaines découvertes
qu'on a négligées par paresse, ou qu'on a abandonnées faute de
courage et de force.
C'est dans cette vue de mon utilité particulière et de celle de
quelques autres que je me hasarde à être auteur. Mais, afin
que mes espérances ne soient point vaines, je donne cet avis,
qu'on ne doit pas se rebuter d'abord, si l'on trouve des choses
qui choquent les opinions ordinaires que l'on a crues toute sa
vie et que l'on voit approuvées généralement de tous les
hommes et dans tous les siècles. Ce sont les erreurs les plus
générales qne je tâche principalement de détruire. Si les
hommes étaient fort éclairés, l'approbation universelle serait
une raison; mais c'est tout le contraire. Que l'on soit donc
averti une fois pour toutes qu il ny a que la raison qui doive
présider au jugement de toutes les opinions humaines qui
n'ont point de rapport à la foi, de laquelle seule Dieu nous ins-
truit d'une manière toute différente de celle dont il nous dé-
couvre les choses naturelles. Que l'on rentre dans soi-même,
et que l'on s'approche de la lumière qui y luit incessamment,
afin que notre raison soit plus é^'lairée i. Que l'on évite avec
» Qui hoc vidcie nmi potest, oret oi a;at m posse inerealur. ncc ad hoini-
ncm (lispulaloiem pulset, ut quod non loRit les-Mt, sed al D-nin salvatoreiii,
ut quod aou valet valeat. Ep. 11-2, c. 13. Supplexque illi qui lumen meutis
16 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
soin toutes les sensations trop vives et toutes les émotions de
l'àme qui remplissent la capacité de notre faible intelligence.
Car le plus petit bruit, le moindre éclat de lumière dissipe
quelquefois la vue de l'esprit ; il est bon d'éviter toutes ces
choses, quoiqu'il ne soit pas absolument nécessaire. Et si en
faisant tous ses efforts on ne peut résister aux impressions
continuelles que notre corps et les préjugés de notre enfance
font sur notre imagination, il est nécessaire de recourir à la
prière, pour recevoir ce que l'on ne peut avoir par ses propres
forces, sans cesser toutefois de résister à ses sens ; car ce doit
être l'occupation continuelle de ceux qui, à l'exemple de saint
Augustin, ont beaucoup d'amour pour la vérité. IS'ullo modo re-
sulitur corporis sensibus ; Qu.e nobis sacratissima disciplina
EST, .si ner eos inflictis plagis vulneribusque hlandimur. Ad
Nebridium. Ep. 7 i.
acpcndit attondat, ut inlellisrat. Conirà Ep. fiindam.. c. 33. Le titre com))lct de
l'ouvrnk'c do, ^aint Au?iisliii, (|iio rite ici Alaleliranclie, est : «Contra cpistolain
qiiain .Maiiich;ri vncu'.it finidaiiii'nti. »
1 On iioiiv.ra la division de cet ouvrage dans le 4« chapitre. (Note de
Maii'braiiclie.)
AVERTISSEMENT
TOUCHANT CETTE DERNIÈRE ÉDITION
Je crois devoir avertir le lecteur que, de l utes les éditions
(]u'oii a faites de la Recherche de la Vérité, à Paris et ailleurs,
celle-ci est la plus exacte et la plus ample i. Car outre que je
me suis servi de l'édition précédente, qui était la meilleure de
toutes, j'y ai encore ajouté plusieurs éclaircissements aux en-
droits que j'ai cru en avoir quelque besoin. Gomme j'avais
avancé dans le seizième éclaircissement un sentiment contraire
à celui de M. Descaries touchant la matière subtile, j'ai cru
devoir expliquer plus au long ce que j'en pense, parce qu'il me
parait évident que c'est le dénouement de beaucoup de diffi-
cultés qu'on trouve à rendre des effets les plus généraux de la
nature. C'est ce que je fais voir par plusieurs exemples dans ce
que j'ai ajouté au seizième éclaircissement. J'ai ajouté aussi, à
la fin de l'ouvrage, une espèce d'abrégé d'optique, parce que
c'aurait été un éclaircissement trop long et qui aurait trop in-
terrompu la suite. J'avertis que, pour concevoir nettement ce
([ue je dis des erreurs de la vue, il est nécessaire que ceux-là
du moins qui ne savent pas comment les yeux sont composés,
ni comment ils servent à voir les objets, lisent ce dernier éclair-
cissement avant, ou en môme temps que ce que je dis dans le
premier livre des erreurs de la vue. Peut-être môme que ceux
qui ont étudié l'optique y apprendront quoique chose qui les
dédommagera de la peine qu'ils auront prise de le lire.
Comme les autres ouvrages que j'ai faits ont beaucoup de
rapport à la Recherche de la Vérité, il serait assez inutile que
' 1! (lit la même cliose dans l'tclition de 1700. Mais on voit par ce qui siiil
nue ccUi' (iLMniéii! t'dilioii de 1713, colle que nous suivons, inorile seule eei
élose, el que Maleinanclie s'est ap|iliiiné à cclaircir, à compléter l'ediiioa
de l'OO I endani les dernières années de sa vie.
18 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
j'y fisse encore de nouvelles additions ; car j'espère que ceux
qui voudront bien lire mes auti'es écrits, et que j'ai cités en marge
à ce dessein, y trouveront les éclaircissements qu'ils peuvent
souhaiter sur celui-ci, et même beaucoup de vérités de la der-
nière importance. Il est impossible de tout dire et de tout cclaircir
en même temps, car les vérités ont entre elles trop de liaisons ;
à force de vouloir éclaircir, on confondrait tout. On trouvera
donc encore quelques obscurités et quelques équivoques dans
la lecture de l'ouvrage, ou par ma faute ou par celle du lecteur.
Mais l'attention, l'équité, et le pouvoir qu'on a de suspendre
son jugement jusqu'à ce que l'évidence paraisse, peuvent remé-
dier à tout; car le vrai se conçoit clairement, mais le faux est
absolument incompréhensible.
Comme il s'est fait plusieurs éditions différentes de mes livres,
dont la plupart sont imparfaites et très peu correctes, et sur
lesquelles néanmoins on a fait des traductions en langue étran-
gère, je crois devoir avertir que, de toutes celles qui sont venues
à ma connaissance, les plus exactes pour le sens (car je ne
parle point des fautes qui ne le troublent pas, et que le lecteur
peut corriger, comme celles de ponctuation et d'orthographe et
quelques autres) sont : les Conversations Chrétiennes de l'édi-
tion de Paris en 1702; le Traité de la nature et de la Grâce,
de la dernière édition de Rotterdam, qui s'est faite celte année ;
le Traité de Morale, imprimé à Lyon en 1707; les Méditations
Chrétiennes, imprimées aussi à Lyon en 1707; les Réponses à
M. Arnauld, à Paris en 1709; les Entretiens sur la Métaphysi-
que et sur la Religion^ à Paris en 1711 ; le Traité de Vamour de
Dieu et la suite, à Lyon en 1707. J'ai mis ces ouvrages selon
l'ordre des temps qu'ils ont été composés, afin que ceux qui
les veulent lire et en juger suivent cet ordre, et expliquent par
les derniers ce qu'ils trouveront peMt-ôtre obscur dans les pre-
miers.
DK LA
RECHERCHE DE LA VÉRITÉ
LIVRE PREMIER
DES SENS
CHAriïKK PREMIER
I. De l2 natiiie et des propriétés de reiUeiideniciit. — II. De la nature et des
propriétés de la volonté, et ce que c'i-st (|ue la liberté.
L'Erreur est la cause de la misère des hommes ; c'est le
mauvais principe qui a produit le mal dans le monde ; c'est elle
qui fait naître et qui entretient dans notre âme tous les maux
qui nous affligent, et nous ne devons point espérer de bonheur
solide el véritable qu'en travaillant sérieusement à l'éviler.
L'écrit uro sainte nous apprend que les hommes ne sont mi-
sérables que parce qu'ils sont pécheurs et criminels, et ils ne
seraient ni pécheurs, ni criminels, s'ils ne se rendaienl point
esclaves du péché en consentant à l'erreur.
S'il est donc vrai (jue l'erreur soit l'origine de la misère des
hommes, il est bien juste que les hommes fassenl effort pour
s'en délivrer. Certainement leur effort ne sera point inutile et
sans récompense, quoiqu'il n'ait pas tout reffQ,t qu'ils pourraient
souhaiter. Si les hommes ne deviennent pas infaillibles, ils se
tromiieront beaucoup moins , et s'ils ne se délivrent pas entiè-
rement de leurs maux, ils en éviteront au moins quelques-uns.
0^ II, .li;t|a;' (!ij. ccllo vie estv;ter une entière félioilé, parce
<iu'ici-bas on ne doit pas prétendre à l'infaillibililé ; mais on
20 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
doit travailler sans cesse à ne se point tromper, puisqu'on sou-
haite sans cesse de se délivrer de ses misères. En un mot,
comme on désire avec ardeur un bonheur, sans l'espérer , on
doit tendre avec effort à Tinfaillibilité, sans y prétendre.
Il ne faut pas s'imaginer qu'il y ait beaucoup à souffrir dans
la recherche de la vérité ; il ne faut que se rendre allcutif aux
idées claires que chacun trouve en soi-même, et suivre exacte-
ment quelques règles que nous donnerons dans la suite -.
L'exactitude de l'esprit n'a presque rien de pénible ; ce n'est
point une servitude comme l'imagination la représente, et si
nous y trouvons d'abord quelque difficulté, nous en recevons
bientôt des satisfactions qui nous récompensent abondamment
de nos peines ; car enfin il n'y a qu'elle qui produise la lumière
et qui nous découvre la vérité.
Mais sans nous arrêter davantage à préparer l'esprit des
lecteurs, qu'il est bien plus juste de croire assez portés d'eux-
niémes à la recherche de la venté, examinons les causes et la
nature de nos erreurs ; et puisque la méthode qui examine les
choses en les considérant dans leur naissance et dans leur ori-
gine, a plus d'ordre et de lumière et les fait connaître plus à
fond que les autres, tâchons de la mettre ici en usage.
I. L'esprit de l'homme, n'étant point matériel ou étendu, est
sans doute une substance simple, indivisible et sans aucune
composition de parties ; mais cependant on a coutume de dis-
tinguer en lui deux facultés : savoir, Y entendement et la volonté,
lesquelles il est nécessaire d'expliquer d'abord, pour attacher à
ces deux mots une notion exacte ; car il semble que les notions
ou les idées qu'on a de ces deux facultés ne sont pas assez
nettes, ni assez distinctes.
Mais parce que ces idées sont fort abstraites et qu'elles ne
tombent point sous l'imagination, il semble à propos de les
exprimer par rapport aux propriétés qui conviennent à la ma-
tière, lesquelles, se pouvant facilement imaginer, rendront les
notions qu'il est bon d'attacher à ces deux mots, entendement
fil volonté, plus distinctes et même plus familières. Il faudra
seulement prendre garde que ces rapports de l'esprit et de
ia matière ne sont pas entièrement justes, et qu'on ny compare
♦ Livre sixième.
DES SENS. 2Î
ensemble ces deux choses que pour rendre l'esprit plus attentil
et faire comme sentir aux antres ce que l'on veut dire.
La matière ou l'étendue renferme en elle deux propriétés ou
deux facultés. La première faculté est celle de recevoir diffé-
rentes figures, et la seconde est la capacité d'être mue. De
mémo l'esprit de l'homme x'enferrae deux facultés : la première,
qui est ['entendement, est celle de recevoir plusieurs idées,
c'est- ù-dire d'apercevoir plusieurs choses; la seconde, qui
est la volonté, est celle de recevoir plusieurs inclinations., ou
de vouloir différentes choses. Nous expliquerons d'abord les
rapports qui se trouvent entre la première des deux facultés qui
appartiennent à la matière et la première de celles qui appar-
tiennent à l'esprit.
L'étendue est capable de recevoir deux sortes de figures.
Les unes sont seulement extérieures, comme la rondeur à un
morceau de cire ; les autres sont intérieures, et ce sont celles
qui sont propres à toutes les petites parties dont la cii'c est
composée ; car il est indubitable que toutes les petites parties
qui composent un morceau de cire ont des figures fort diffé-
rentes de celles qui composent un morceau de fer. J'appelle
donc simplement figure celle qui est extérieure, et j'appelle co«-
figuration la figure qui est intérieure, et qui est nécessaire à
toutes les parties dont la cire est composée, afin qu'elle soit ce
qu'elle est.
On peut dire, de même, que les perceptions que l'âme a des
idées sont de deux sortes. Les premières, que l'on appelle per-
ceptions pures, sont, pour ainsi dire, superficielles à l'âme :
elle ne la pénètrent et ne la modifient pas sensiblement. Les
secondes, qu'on appelle sensibles, la pénètrent plus ou moins
viv(Mnent. Tels sont le plaisir et la douleur, la lumière et les
couleurs, les saveurs, les odeurs, etc. Car on fera voir dans la
suite (pie les sensations ne sont rien autre chose que des ma-
nières d'être de l'esprit, et c'est pour cela que je les appellerai
des modifications de l'esprit.
On pourrait appeller aussi les inclinalious do l'âme des nio-
difications de la même âme. Car puisqu'il est constant que
l'inrlinalion de la volonté est une manifre d'être de l'âme, ou
poiiriait l'appellor modification de l'âme; ainsi que le mouve-
n fu\ dans les corps »;lant une manière d'être des mêmes corps
22 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
on pourrait dire que le mouvement est une modification de la
matière. Cependant je n'appelle pas les inclinations de la vo-
lonté, ni les mouvements de la matière, des modifications, parce
que ces inclioations et ces mouvements ont ordinairement rap-
port à quelque chose d'extérieur ; car les inclinations ont rap-
port au bien, et les mouvements ont rapport à quelque corps
étranger. Mais les figures et les configurations des corps, et
les sensations de l'âme, n'ont aucun rapport nécessaire au
dehors. Car de même qu'une figure est ronde, lorsque toutes
les parties extérieures d'un corps sont également éloignées
d'une de ses parties qu'on appelle le centre, sans aucun rap-
port à ceux de deliors , ainsi toutes les sensations dont nous
sommes capables pourraient subsister, sans qu'il y eût aucun
objet hors de nous. Leur être n'enferme point de rapport né-
cessaire avec les corps qui semblent les causer, comme ou le
prouvera ailleurs , et elles ne sont rien autre chose que l'àme
modifiée d'une telle ou telle façon ; de sorte qu'elles sont
proprement les modifications de l'âme. Qu'il me soit donc
permis de les nommer ainsi pour m'expliquer.
La première et la principale des convenances qui se trouvent
entre la faculté qu'a la matière de recevoir différentes figures
et différentes configurations et celle qu'a l'âme de recevoir
différentes idées et différentes modifications^ c'est que, de même
que la faculté de recevoir différentes figures et différentes con-
figurations dans les corps est entièrement passive et ne ren-
ferme aucune action, ainsi la faculté de recevoir différentes
idées et différentes modifications dans l'esprit est entièrement
passive et ne renferme aucune action; et j'appelle cette faculté,
ou celte capacité qu'a l'âme de recevoir toutes ces choses,
entendement.
D'où il faut conclure que c'est l'entendement qui aperçoit ou
qui connaît, puisqu'il n'y a que lui qui reçoive les idées des
objets; car c'est une même chose à l'âme d'apercevoir ua
objet que de recevoir l'idée qui le représente. C'est aussi l'en-
tendement ([ui aperçoit les modifications de l'àme, ou qui les
sent, puisque j'culonds, par ce mot entendement., cette faculté
passive de Tàme par laquelle elle reçoit toutes les différoiU^s
modifications dont elle est capable. Car c'est la «nême clio?^ à
L'âme de recevoir la manière d'être qu'on appelle la douleur
DES SENS. 25
que d'apercevoir ou de sentir la douleur, puisqu'elle ne peut
recevoir la douleur d'autre manii-re qu'en l'apercevant. D'oii
l'on peut conclure que c'est l'entendement qui imagine les
objets absents et qui sent ceux qui sont présents, et que les
sens et ï imagination ne sont que l'entendement apercevant
les objets par les organes du corps, ainsi que nous expliquerons
dans la suite.
Or parce que, quand on sent de la douleur ou autre chose,
on l'aperçoit d'ordinaire par l'entremise des organes des sens,
les hommes disent ordinairement que ce sont les sens qui l'a-
perçoivent, sans savoir distinctement ce qu'ils entendent par le
terme de sens. Ils pensent qu'il y a quelque faculté distinguée
de l'âme qui la rend, elle ou le corps, capable de sentir ; car
ils croient que les organes des sens ont véritablement part à
nos perceptions. Ils s'imaginent que le corps aide tellement
l'esprit à sentir que, si l'esprit était séparé du corps, il ne pour-
rait jamais rien sentir. Mais ils ne pensent toutes ces choses
que par préoccupation et parce que, dans l'état où nous sommes,
nous ne sentons jamais rien sans l'usage des organes des sens,
comme nous expliquerons ailleurs plus au long.
C'est pour nous accommoder à la manière ordinaire de
parler que nous dirons dans la suite que les sens sentent ;
mais par le mot de sens nous n'entendons rien autre chose que
celte faculté passive de l'âme dont nous venons de parler,
c'est-à-dire l'entendement apercevant quelque chose à l'oc-
casion de ce qui se passe dans les organes de son corps, selon
l'institution de la nature, comme on expliquera ailleurs.
L'autre convenance entre la faculté passive de l'âme et celle
de la matière, c'est que comme la matière n'est point véritable-
ment changée par le changement qui arrive à sa figure , je
veux dire, par exemple, que comme la cire ne reçoit point do
cliangément considérable pour être ronde ou carrée, ainsi
Icsprit ne reçoit point de changement considérable par la diver-
sité des idées qu'il a ; je veux dire que l'esprit ne reçoit point
de changement considérable, ((uoiqu'il reçoive l'idée d'un carré
ou d'un rond, en apercevant un carré ou un rond.
De plus. Comme l'on peut dire que la matière reçoit des
changements considérables, lorsqu'elle perd la coniiguralion
jiropre aux parties de la cire, pour recevoir celle qui est propie
^4 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
au feu et à la fumée, quand la cire se change en feu et en
fumée, ainsi l'on peut dire que l'àme reçoit des chaugemeuls
fort considérables lorsqu'elle change ses modifications, et quelle
souffre de la douleur après avoir senti du plaisir. D'où il faut
conclure que les perceptions pures sont à l'àme à peu près
ce que les figures sont à la matière, et que les configurations
sont à la matière à peu près ce que les sensations sont à l'àme.
Mais il ne faut pas s'imaginer que la comparaison soit exacte ;
je ne la fais que pour rendre sensible la notion de ce mot enteii'
dément : j'expliquerai, dans le troisième livre, la nature des
idées.
II. L'autre faculté de la matière, c'est qu'elle est capable de
recevoir plusieurs mouvements, et l'autre faculté de l'àme,
c'est qu'elle est capable de recevoir plusieurs incliuntions.
Comparons ensemble ces facultés.
De même (jue l'Auleur de la nature est la cause universelle
de tous les mouvemeuts qui se trouvent dans la matière, c'est
aussi lui qui est la cause générale de toutes les inclinalions
naturelles qui se trouvent dans les esprits, et de même que tous
les mouvements se font en ligne droite, s'ils ne trouvent quel-
ques causes étrangères et particulières qui les déterminent et
qui les changent en des lignes courbes par leurs oppositions ,
ainsi toutes les inclinations que nous avons de Dieu sont droites,
et elles ne pourraient avoir d'autre fin que la possession du
bien et de la vérité, s'il n'y avait une cause étrangère qui déter-
minât l'impression de la nature vers de mauvaises fins. Or c'est
celte cause étrangère qui est la cause de tous nos maux et (jui
corrompt toutes nos inclinations.
Pour la bien comprendre, il faut savoir qu'il y a une ditïé ■
l'cnce fort considérable entre l'impression ou le mouvement
que l'Auteur de la nature produit dans la matière et l'impres-
sion ou le mouvement vers le bien on général, que le même
Auteur de la nature imprime sans cesse dans Tesprit. Car la
matière est toute sans action, elle n'a aucune force pour arrêter
son mouvement, ni pour le déterminer et le détourner d'un
côte plutôt que d"un autre. Son mouvemeni, coimne l'on vient
■de dire, se lait toujours en lign;^ droite et, lorsi|u'il estempéclic
de se continuer en celte manion;, il décrit une ligne circ:-Iair'i
la pliis grande qu'il est possil)lt.', et par con.-é(uient la plus
DES SENS. 25
approchante de la ligne droite, parce que c'est Dieu qui lui
irriprime son mouvement et qui régie sa détermination. Mais
il n'en est pas de même de la volonté : on peut dire en un
sens qu'elle est agissante, parce que notre àme peut déterminer
diversement l'inclination ou l'impression que Dieu lui donne.
Car, quoiqu'elle ne puisse pas arrêter cette impression, elle peut
en un sens la détourner du côté qu'il lui plait, et causer ainsi
tout le dérèglement qui se rencontre dans ses inclinations et
toutes les misères qui sont des suites nécessaires et certaines
du péché.
De sorte que, par ce mot de volonté, ou de capacité qu'a
l'àmc d'aimer difiêrents biens, je prétends désigner Vimprexsion
ou le mouvement naturel qui nous porte vers le bien indôter-
minc et en général, et par celui de liberté, je n'entends autre
chose que la force qu'a l'esprit de détourner cette impression
vers les objets qui nous plaisent, et faire ainsi que nos inclina-
tions naturelles soient terminées à quelque objet particulier^,
lesquelles étaient auparavant vagues et indéterminées, vers le
bien en généi'al ou universel, c'est-à-dire vers Dieu, qui est
seul le bien général, parce qu'il est le seul qui renferme en soi
tous les biens.
D'où il est facile de reconnaitre que, quoique les inclinations
naturelles soient volontaires, elles ne sont toutefois pas libres
de la liberté d'indifférence dont je parle, qui renferme la puis--"
sancc de vouloir, ou de ne pas vouloir, ou bien de vouloir le
contraire de ce à quoi no^ inclinations naturelles nous portent.
Car, quoique ce soit naturellement et librement, ou sans con-
trainte, que l'on aime le bien en général, puisqu'on ne peut
aimer que par sa volonté, qu'il y a contradiction que la volonté
puisse jamais être contrainte, on ne l'aime pourtant pas libre-
ment, dans le sens que je viens d'expliquer, puisqu'il n'est pas
au pouvoir de notre volonté de ne pas souhaiter d'être heu-
reux.
Mais il faut bien remarcpier que l'esprit, considéré comme
poussé vers le bien en général, ne peut déterminer son mou-
vemeni vers un bii;n particulier, si le même esprit, considéré
cmiuie capable d'idées, n'a la connaissance de ce bien parli-
• Yoyci Us Éilaitci'i'iemt'iUs sur le !•' livre,
T. I. ,3
26 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
culier. Je veux dire, pour me servir des termes ordinaires, que
la volonté est une puissance aveugle qui ne peut se porter
qu'aux choses que l'entendement lui représente. De sorte que
la volonté ne peut déterminer diversement l'impression qu'elle
a pour le bien, et toutes ses inclinations naturelles ^ qu'en
commandant à l'entendement de lui représenter quelque objet
particulier. La force qu'a notre àme de déterminer ses inclina-
tions renferme donc nécessairement celle de pouvoir porter
l'entendement vers les objets qui lui plaisent.
Je rends sensible, par un exemple, ce queje viens de dire de
la volonté et de la liberté. Une personne' se représente une
dignité comme un bien qu'elle peut espérer ; aussitôt sa volonté
veut ce bien, c'est-à-dire que l'impression que l'esprit reçoit
sans cesse vers le bien indéterminé et universel le porte vers
celte dignité. Mais comme cette dignité n'est pas le bien uni-
versel et qu'elle n'est point considérée, par une vue claire et
distincte de l'esprit, comme le bien universel (car l'esprit ne
voit jamais clairement ce qui n'est pas), l'impression que nous
avons vers le bien universel, n'est point entièrement arrêtée
par ce bien particulier. L'esprit a du mouvement pour aller
plus loin ; il n'aime point nécessairement ni invinciblement
cette dignité, et il est libre à son égard. Or sa liberté consiste
en ce que, n'étant point pleinement convaincu que cette dignité
renferme tout le bien qu'il est capable d'aimer, il peut suspen-
dre son jugement et son amour, et ensuite, comme nous expli-
querons daus le troisième livre, il peut, par l'union qu'il a avec
l'être universel ou celui qui renferme tout bien, penser à d'autres,
choses, et par conséquent aimer d'autres biens. Enfin il peut
conif)arer tous les biens, les aimer selon l'ordre, à proportion
qu'ils sont aimables, et les rapporter tous à celui qui les ren-
ferme tous et qui est seul digne de borner notre amour, comme
étant seul capable de remplir toute la capacité que nous avons
d'aimer.
G est à peu près la même chose de la connaissance de la
vérité que de l'amour du bien. Nous aimons la connaissance
de )a vérilé, comme la jouissance du bien, par une impres.siun
naturelle ; et cette impression, aussi bien que celle qui nous
* Yoye les Éclaircissements sur le !«■■ chapitre du 1«>" livre
DES SENS. 27
porte vers le bien, n'est point invincible : elle n'est telle que
par l'éi-idence ou par une connaissance parfaite et entière de
l'objet; et nous sommes aussi libres dans nos faux jugements
que dans nos amours déréglés, comme nous Talions faire voir
dans le chapitre suivant.
CHAPITRE II
I. Des jugements et des raisonnements.— II. Qu'ils dépendent de la volonté
— III. De l'usaçre qu'on don faire de sa liberté à leur égard. — IV. Drux
règles générales pour éviter l'erreur et le péché. — V. 'Réllexions néces-
saires sur ces règles.
I. On pourrait assez conclure des choses que nous avons
dites dans le chapitre précédent, que l'entendement ne juge
jamais, puisqu'il ne fait qu'apercevoir, ou que les jugements
et bs raisonnements, même de la part de l'entendement,
ne sont que de pures perceptions ; que c'est la volonté seule
qui juge véritablement en acquiesçant à ce que l'entendement
lui représente et en s'y reposant volontairement, et qu'ainsi
c'est elle seule qui nous jette dans l'erreur ; mais il faut expli-
quer ces choses plus au long.
^ Je dis donc qu'il n'y a point d'autre différence de la part de
rentenderaent entre une simple perception, un jugement, et un
raisonnement, sinon que l'entendement aperçoit une chose
simple sans aucun rapport à quoi que ce soit, par une simple
perception ; qu'il aperçoit les rapports entre deux ou plusieurs
choses, dans les jugements; et qu'enfin il aperçoit les rap-
ports, qui sont entre les rapports des choses, dans les raison-
nemenls, de sorte que toutes les i opcrutions de l'entende-
ment ne sont que de pures perceptions.
Quand on aperçoit, par exemple, deux fois 2 ou 4, ce n'est
qu'une simple perception. Quaud on juge que deux fois 2 font 4,
ou que deux fois 2 ne font pas 5, l'entendement ne fait encore
« Je suis obligé de parler ici le langage.- ordinaire. On verra dans so'i lieu
que ces opérations de l'entendement ne sont que des modilications prodmles
d.ns I ame par I eflicace des idées divines, en conséquence des lois de l'unioQ
Ue 1 aiue avec la souveraïuo raison et avec son propre corps. (Note de Ma' )
28 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
((n'apercevoir le rapport d'é,£alité qui se trouve entre deux
lois 2 et 4, ou le rapport d'inégalité qui se trouve entre deux
fois 2 et 5. Ainsi le jugement de la part de rentendement n'est
que la perception du rapport qui se trouve entre deux ou
plusieurs choses. Mais le raisonnement est la perception du
rapport qui se trouve, non pas entre deux ou plusieurs choses,
car ce serait un jugement, mais c'est la perception du rapport
qui se trouve entre deux ou plusieurs rapports de deux o'ti plu-
sieurs choses. Ainsi, quand je conclus que 4 étant moins que 6,
deux fois 2 étant égaux à 4, ils sont par conséquent moins
que 6; je n'aperçois pas seulement le rapport d'inégalité entre
2 et 2 et 6 , car alors ce ne serait qu'un jugement, mais le
rapport d'inégalité qui est entre le rapport de deux fois 2 et 4,
et le rapport qui est entre 4 et 6, ce qui est un l'aisounement.
L'entendement ne fait donc qu'apercevoir les rapports qui sont
entre les idées i, lesquels rapports, quand ils sont clairs,
s'expriment eux-mêmes par des idées claires, car le rapport
de 6 à 3, par exemple, est égal à 2, et s'exprime par deux : et
il n'y a que la volonté qui juge et qui raisonne, en se reposant
volontairement dans ce que l'entendement lui représente,
comme l'on vient de dire.
n. Mais cependant, lorsque les choses que nous considérons
sont dans une entière évidence, il nous semble que ce n'est
plus volontairement que nous y consentons , de sorte que nous
sommes portés à croire que ce n'est point notre volonté, mais
notre entendement qui en juge.
Afin de reconnaître notre erreur, il faut savoir que les choses
que nous considérons ne nous paraissent entièrement évidentes
que lorsque l'entendement en a examiné tous les côtés et tous
les rapports nécessaires pour en juger ; d'où il arrive que, la
volonté ne pouvant rien vouloir sans connaissance, elle ne peut
plus agir dans l'entendement, c'est-à-dire qu'elle ne peut plus
désirer qu'il représente quelque chose de nouveau dans son
objet, parce qu'il en a déjà considéré tous les côtes qui ont
rapport à la question que l'on veut décider. Elle est donc
obligée de se reposer dans ce qu'il a déjà représenté, et de
' L'ilutl'ur a ajouté ici, pour plus (le clarté, aux éditions antérieures, ces
quelques mots: « les rapports qui sont entre les idées. »
I
DES SENS. 29
Cf sser de Tagiter et de l'appliquer à des considérations inu-
tile* ; et c'est ce repos qui est proprement ce qu'on appelle ju-
gement et raisonnement. Ainsi ce repos ou ce jugement n'étant
pas libre, quand les choses sont dans la dernière évidence, il
nous semble aussi qu'il n'est pas volontaire.
Mais tant qu'il y a quelque chose d'obscur dans le sujet que
nous consi lorons, ou que nous ne sommes pas entière-
ment assurés que nous ayons découvert tout ce qui est néces-
saire pour résoudre la question, comme il arrive presque tou-
jours dans celles qui sont difliciles et renferment plusieurs
rapports, i! nous est libre de ne pas consentir, et la volonté
peut encore commander à l'entendement de s'appliquer à quel-
que chose de nouveau, ce qui fait que nous ne sommes pas si
éloignés do croire que les jugements que nous formons sur ces
sujets soient volontaires.
dépendant la plupart des philosophes prétendent que ces
jugements mêmes que nous formons sur des choses obscures
ne s»nt pas volontaires, et ils veulent généralement que le
consentement à la vérité soit une action de l'entendement, ce
qu'ils appellent acquiescement, assensus, à la dilTorcnce du
consentement au bien, qu'ils attribuent à la volonté et qu'ils
appellent consentement, consensus. Mais voici la cause de leiu-
distinction et de leur erreur.
C'est que, dans l'état où nous sommes, souvent nous voyons
évidemment des vérités sans aucune raison d'en douter, et ainsi
la volintc n'est point indifférente dans le consentement qu'elle
donne à ces vérités évidentes, comme nous venons d'e.xpliipier;
mais il n'en est pas de même dos biens, et nous n'en connais-
sons aucun sans quelque raison de douter que nous le deviuns
ainior. Nos passions et les inclinations que nous avons natu-
rellement pour les plaisirs sensibles sont des raisons confuses,
mais très fortes, à cause de la corrupiinn de notre nature, les-
quelles nous rendent froids et indifférents dans l'amour même
de Dieu, et ainsi nous sentons manifestement notre indiffé-
rence, et nous sommes intérieurement convaincus (;ue nous
faisons usage de notre liberté, quand nous aimons Dieu.
.Mais nous n'apercevons pas de même que nous fassions
usage de notre liberté, quand nous consentons à la vérité,
principalement lorsqu elle nous parait entièrement évidente ,
T. I. , 3
30 DE LA RECHEUCHE DE LA VEIUTÉ.
et cela nous fait croire que le consentement à la vérité n'est
pas volontaire. Comme s'il fallait que nos actions fussent indif-
férentes pour être volontaires, comme si les bienheureux n'ai-
maient pas Dieu très volontairement, sans en être détournés
par quoi que ce soit, de même que nous consentons à cette
proposition évidente que deux fois 2 font 4, sans être détour-
nés de la croire par quelque apparence de raison contraire.
Mais afin que l'on reconnaisse distinctement la différence
qu'il y a entre le consenlemenl de la volonté à la vérité et son
consentement à la bonté, il faut savoir la différence qui se
trouve entre la vérité et la bonté prise dans le sens ordinaire
et par rapport à nous. Celle différence consiste en ce que la
bonté nous regarde et nous touche, et que la vérité ne nous tou-
che pas, car la vérité ne consiste que dans le rapport que deux
ou jilusieurs choses ont entre elles ; mais la bonté consiste
dans le rapport de convenance que les choses ont avec nous ''.
Ce qui fait qu'il n'y a qu'une seule action de la volonté au re-
gard de la vérité, qui est son acquiescement ou son consente-
ment à la représentation du rapport qui est entre les choses , et
qu'il y en a deux au regard de la bonté, qui sont son acquies-
cement ou son consentement au rapport de convenance de la
chose avec nous, et son amour ou son mouvement vers cette ■
chose, lesquelles actions sont bien différentes, quoiqu'on les
confonde ordinairement. Car il y a bien de la différence entre
acquiescer simplement et se porter par amour à ce que l'esprit
représente, puisqu'on acquiesce souvent à des choses que l'on
voudrait qui ne fussent pas, et que l'on fuit.
Or si on considère bien ces choses, on reconnaîtra visible-
ment que c'est toujours la volonté qui acquiesce, non pas aux
choses, si elles ne lui sont agréables, mais à la représentation
des choses , et que la raison pour laquelle la volonté acquiesce
toujours à la représentation des choses qui sont dans la der-
nière évidence est, comme nous avons déjà dit, qu'il n'y a
plus dans ces choses aucun rapport qu'il ait fallu considérer,
que l'entendement ne l'ait aperçu. De sorte qu'il est comme né-
cessaire que la volonté cesse de s'agiter et de se fatiguer
* Les gcomMres n'aiment pas h vérité, ninis la connaissance de la vérité,
qaoiriu'on le dise autrement. (Note de Malebranche.)
DES SENS. 31
inutilement, et qu'elle acquiesce avec une pleine assurance
qu'-elle ne s'est pas trompée, puisqu'il n'y a plus rien vers quoi
elle puisse tourner son entendement.
Comme tout le monde convient que les jugements téméraires
sont des péchés, et que tout péché est volontaire, on doit aussi
convenir qu'alors c'est la volonté qui juge; en acquiesçant aux
perceptions confuses et composées de l'entendement. Mais au
fond, cette question, si c'est l'entendement seul qui juge et qui
raisonne, parait assez inutile, et seulement une question de
nom. Je dis l'entendement seul, car il a dans nos jugements la
part que je lui ai laissée, puisqu'il faut connaître ou sentir
avant que de juger et de consentir. Au reste, comme l'entende-
ment et la volonté ne sont que l'àme même, c'est elle propre-
ment qui aperçoit, juge, raisonne, yeut, et le reste. J'ai attaché
à ce mot entendement la notion de faculté passive ou de capa-
cité de recevoir les idées, pour des raisons qu'on verra dans
la suite »,
Il faut principalement remarquer que, dans l'état où nous
sommes, nous ne connaissons les choses qu imparfaitement, et
que par conséquent il est absolument nécessaire que nous
ayons cette hberté d'indifférence, par laquelle nous puissions
nous empêcher de consentir.
Pour en reconnaître la nécessité, il faut considérer que nous
sommes portés par nos inclinations naturelles vei's la vérité et
vers la bonté, de sorte que, la volonté ne se portant qu'aux
choses dont l'esprit a quelque connaissance, il faut qu'elle se
porte à ce qui a l'apparence de la vérité et de la bonté. Mais
parce que tout ce qui a l'apparence de la vérité et de la bonté
n'est pas toujours tel qu'il parait, il est visible que, si la volonté
n'était pas libre et si elle se portait infailliblement et néces-
sairement à tout ce qui a ces apparences de bonté et de vérité,
elle se tromperait presque toujoui-s. D'où on pourrait conclure
que l'auteur de son être serait aussi l'auteur de ses égarements
et de ses erreurs.
IH. La liberté nous est donc donnée de Dieu, afin que nous
nous empêchions de tomber dans l'erreur cl dans tous les
maux qui suivent de nos erreurs, en ne nous reposant jamais
♦ Tout ce paragraphe a l'ié ajoulé par l'aiileur dans l'édition de I7li.
32 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
pleinement dans les vraisemblances, mais seulement dans la
vérité, c'est-à-dire en ne cessant jamais d'appliquer l'esprit
et de lui commander qu'il examine jusqu'à ce qu'il ait éclairci
et développé tout ce qu'il y a à examiner. Car la vérité ne se
trouve presque jamais qu'avec l'évidence, et l'évidence ne con-
siste que dans la vue claire et distincte de toutes les paiiies et
de tous les rapports de l'objet qui sont nécessaires pour porter
un jugement assuré.
L'usage donc que nous devons faire de notre liberté, c'est
DE NOUS EN SERVIR AUTANT QUE NOUS LE POUVONS;
c'est-à-dire de ne consentir jamais à quoi que ce soit, jusqu'à
ce que nous y soyons comme forcés par des reproches inté-
rieurs de noire raison.
C'est se faire esclave contre la volonté de Dieu que de se
soumettre aux fausses apparences de la vérité; mais c'est
obéir à la voix de la vérité éternelle qui nous parle intérieure-
ment, que de nous soumettre de bonne foi à ces reproches
secrets de notre raison qui accompagnent le refus que l'on fait
de se rendre à l'évidence. Voici donc deux règles établies sur
ce que je viens de dire, lesquelles sont les plus nécessaires de
toutes pour les sciences spéculatives et pour la morale, et (pie
l'on peut rcigarder comme le fondement de toutes les sciences
humaines.
IV. Voici la première, qui regarde les sciences : On ne doit
jamais donner de consentement entier qu aux propositions qui
paraissent si évidemment vraies qu'on ne puisse le leur
refuser sans sentir une peine intérieure et des reproches secrets
de la raison, c'est-à-dire sans que l'on connaisse clairement
qu'on ferait mauvais usage de sa liberté, si l'on ne voulait pas
consentir, ou si l'on voulait étendre son pouvoir sur des choses
sur lesquelles elle n'en a plus.
La seconde, pour la morale, est telle : On ne doit jamais aimer
absolument un bien, si Von peut sans remords ne le point
aimer. D'où il s'ensuit qu'on ne doit rien aimer que Dieu abso-
lument et sans rapport; car il n'y a que lui seul qu'on ne
puisse s'abstenir d'aimer de celte sorte sans remords, c'est-à-
dire sans qu'on sache évidemment qu'on fait mal, supposé
qu'on le connaisse par la raison ou par la foi.
V. Mais il faut ici remarquer que, quand les choses que nous
DKS SENS. 33
apercevons nous paraissent fort vraisemblables , nous nous
trouvons extrêmement portés à les croire ; nous sentons même
de la peine, quand nous ne nous en laissons pas persuader.
De sorte que, si nous n'y prenons bien garde, nous sommes fort
en danger d'y consentir, et par conséquent de nous tromper ;
car c'est un grand hasard que la vérité se trouve entièrement
conforme à la vraisemblance. Et c'est pour cela que j'ai mis
expressément, dans ces deux règles, qu'il ne faut consentir à
rien, jusqu'à ce que l'on voie évidemment qu'on ferait mauvais
usage de sa liberté, si l'on ne consentait pas.
Or, quoique l'on se sente extrêmement porté à consentir à
la vraisemblance, si toutefois on prend le soin de faire réflexion
si l'on voit évidemment qu'on est obligé d'y consentir, on trou-
vera sans doute que non. Car, si la vraisemblance est appuyée
sur les impressions de nos sens, vraisemblance néanmoins qui
n'en mérite pas le nom, alors on se trouvera fort incliné à s'y
rendre : mais on n'en reconnaîtra point d'autre cause que
quelque passion, ou l'affection générale que l'on a pour ce qui
touche les sens, comme on le verra assez dans la suite.
Mais si la vraisemblance vient de quelque conformité avec la
vérité, comme d'ordinaire les connaissances vraisemblables
sont vraies, prises dans un certain sens, alors si on fait
réflexion sur soi-même, l'on se sentira porté à faire deux
choses : l'une à croire, et l'autre à examiner encore, mais on
ne se trouvera jamais si persuadé, qu'on croie évidemment mal
faire, si l'on ne consent pas tout à fait.
Or ces deux inclinations qv.e l'on a à l'égard des choses
vraisemblables sont fort bonnes. Car on peut et on doit donner
son consentement aux choses vraisemblables, prises au sens
qui porte l'image de la vérité, mais on ne doit pas donner
encore un consentement entier, comme nous avons mis dans la
règle ; et il faut examiner les côtés et les faces inconnues, afin
d'entrer pleinement dans la nature de la chose et bien disiin-
guer le vrai d'avec le faux; et alors consentir entièrement, si
l'évidence nous y oblige.
Il faut donc bien s'accoutumer à distinguer la vérité d'avec la
vraisemblance, en s'examinant inti-riourement, comme je viens
d'expliquer : car c'est faute d'avoir eu soin de s'examiner de
cette sorte que nous nous sentons touchés presque Je la même
34 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
manière de deux choses si différentes. Car eniin, il est do la
dernière conséquence de faire bon usage de sa liberté, en s' abs-
tenant toujours de consentir aux choses et de les aimer, jus-
qu'à ce qu'on se sente comme forcé de le faire par la voix puis-
sante de l'Auteur de la nature, que j'ai appelée auparavant les
reproches de notre raison et les remords de notre conscience.
Tous les devoirs des êtres spirituels, tant des anges que
des hommes, consistent principalement dans ce bon usage ; et
l'on peut dire sans crainte que, s'ils se servent avec soin de leur
liberté, sans se rendre mal à propos esclaves du mensonge et
de la vanité, ils sont dans le chemin de la plus grande perfection
dont ils soient naturellement capables, pourvu néanmoins que
leur entendement ne demeure point oisif, qu'ils aient soin de
l'exciter continuellement à de nouvelles connaissances, et qu'ils le
rendent capable des plus grandes vérités, par des méditations
continuelles sur des sujets dignes de son attention.
Car afin de se perfectionner l'esprit, il ne suffit pas de faire
toujours usage de sa liberté, en ne consentant jamais à rien,
comme ces personnes qui font gloire de ne rien savoir et de
douter de toutes choses. Il ne faut pas aussi consentir à tout,
comme plusieurs autres qui ne craignent rien tant que d'igno-
rer quelque chose et qui prétendent tout savoir. Mais il faut
faire un si bon usage de son entendement, par des méditations
continuelles, qu'on se trouve souvent en état de pouvoir con-
sentir à ce qu'il nous représente, sans aucune crainte de se
tromper.
CHAPITRE m
I. Réponses à quelques objections. — II. Remarques sur ce qu'on a dit de la
nécessité île l'évidence.
I. Il n'est pas fort difficile de deviner que la pratique de la
première règle, dont je viens de parler dans le chapitre précé-
dent, ne plaira pas à tout le monde, mais principalement à ces
savants imaginaires qui prétendent tout savoir et qui ne savent
jamais rien, qui se plaisent à parler hardiment des choses les
plus difficiles et qui certainement ne connaissent pas les plus
faciles.
DES SENS. 38
Ils ne manqueront pas de dire, avec Aristote, que ce n'est que
dans- les raathcmaliques qu'il taut chercher une entière cerli-
Uide, mais que la morale et la physique sont des sciences oîi
la seule probabilité suffit ; que Descartes a eu grand tort de
vouloir traiter de la physique, comme de la géométrie, et que
c'est pour celte raison ([u'il n'y a pas réussi ; qu'il est impos-
sible aux hommes de connaître la nature, que ses ressorts et ses
secrets sont impénétrables à l'esprit humain; et une infinité
d'autres propositions vagues et équivoques qu'ils débitent avec
})ompe et magnificence, et qu'ils appuient de l'autorité d'une
foule d'auteurs dont ils font gloire de savoir les noms et de citer
quelque passage.
Je voudrais fort prier ces Messieurs de ne parler plus de ce
qu'ils avouent eux-mêmes qu'ils ne savent pas, et d'arrêter les
mouvements ridicules de leur vanité, en cessant de composer de
si gros volumes sur des matières qui, selon leur propre aveu,
leur sont inconnues.
Mais que ces personnes examinent sérieusement s'il n'est pas
absolument nécessaire, ou de tomber dans l'erreur, ou de ne
donner jamais un consentement entier qu'à des choses entière-
ment évidentes, si la vérité n'accompagne pas toujours la
géométrie à cause que les géomètres observent cette règle, et
si les erreurs où quelques-uns sont tombés touchant la qua-
drature du cercle, la duplication de cube, et quelques autres
problèmes fort difficiles, ne viennent pas de quelque précipita-
lion et de quelque entêtement qui leur a fait prendre la vrai-
semblance pour la vérité.
Qu'ils considèrent aussi, d'un autre côté, si la fausseté et la
confusion ne régnent pas dans la pliilosophie ordinaire, à cause
que les philosophes se contentent d'une vraisemblance fort fa-
cile à trouver et si commode pour leur vanité et pour leurs in-
térêts. N'y trouve-t-on pas presque partout une iaflnie diver-
sité de sentiments sur les mêmes sujets, et par conséquent une
infinité d'erreurs ? Cependant un très grand nombre de discijjles
se laissent séduire et se soumettent aveuglément à i'aulorilé de
ces pliilosoi)hes, sans comprendre même leurs sentiments.
Il est vrai qu'il yen a quel([ues-uus qui reconnaissent, après
vingt ou trente années de temps [tenlu, qu'ils n'ont rien ajipris
dans leurslectares;mais il ne leur plaît pas de nous le dire avec
36 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
sincérilé. Il faut auparavant qu'ils aient prouvé à leur mode
qu'on ne peut rien savoir, et puis après ils le confessent , parce
qu'alors ils croient le pouvoir faire, sans qu'on se moque de leur
ignorance.
On aurait toutefois assez de sujet de s'en divertir et d'en rire,
si on leur faisait avec adresse des demandes sur le progros de
leur belle érudition, et s'ils se mettaient en humeur de nous dé-
clarer, en détail, toutes les fatigues qu'ils ont endurées pour
l'acquérir.
Mais quoique cette docte et profonde ignorance mérite d'être
raillée, il semble plus à propos de l'épargner et d'avoir com-
passion de ceux qui ont consumé tant d'années pour ne rien
apprendre que cette fausse proposition ennemie de toute science
et de toute vérité : Qu'on ne peut rien savoir.
Puis donc que la règle que j'ai établie est si nécessaire dans
la recherche de la vérité, comme nous venons de voir, que l'on
ne trouve point à redire qu'on la propose ; et que ceux qui ne
veulent pas prendre la peine de l'observer, ne condamnent pas
au moins un auteur aussi illustre qu'est M. Descartes, à cause
qu'il l'a suivie ou qu'il a fait tous ses efforts pour la suivre. Ils
ne le condamneraient pas si hardiment, s'ils connaissaient celui de
qui ils portent un jugement si téméraire, et s'ils ne lisaient point
ses ouvrages, comme des fables et des romans qu'on lit pour
se divertir, et sur lesquels on ne médite pas pour s'instruire. S'ils
méditaient avec cet auteur, ils trouveraient encore dans eux-
mêmes quelques notions et quelques semences des vérités qu'il
enseigne, qui pourraient se développer malgré le poids incom-
mode de leur fausse érudition.
Le Maître qui nous enseigne intérieurement veut que nous
récoulions plutôt que l'autorité des plus grands philosophes;
il se plaît à nous instruire , pourvu que nous soyons appliqu-^s
à ce qu'il nous dit. C'est par la méditation et par une atten-
tion fort exacte que nous l'interrogeons; et c'est par une cer-
taine conviction intérieure et par ces reproches secrets qu'il
fait à ceux qui ne s'y rendent pas qu'il nous répond.
11 faut lire de telle sorte les ouvrages des hommes qu'où
n'attende point d'être instruit par les hommes. Il faut interroger
celui (\m éclaire le monde, afin qu'il nous éclaire avec le reste
du monde; et s'il ne nous éclaire pas après que nous l'aurons
DES SEiNS. 3^
:nterrogé, ce sera sans doute qoe nous l'aurons mal mterro'^é
Sou donc qu-on lise Aristote, soit qu'on lise Descartes, lUc
faut croire d abord ni Aristote ni Descartes; mais il faut seule-
ment méd.ier comme ils ont fait, ou comme ils ont dû faire
.'ivec toute l'attention dont on est capable, et ensuite obéir à là
VOIX de notre Maître commun, et nous soumettre de bonne foi à
la conviction intérieure, et à ces mouvements que l'on sent en
méditant. "
C'est après cela qu'il est permis de porter un jugement pour
ou contre les auteurs. Mais c'est après avoir ainsi digéré les prin
opes de la philosophie de Descartes et d'Aristote, qu'on rejette
1 un et qu'on approuve l'autre, j'entends la méthode et les nrin
c.pcs les plus généraux : que l'on peut même assurer du de."
mer qu on n expliquera jamais aucun phénomène delà nature
par les principes qui lui sont particuliers, comme ils n'v ont
encore de rien servi depuis deux mille ans, quoique la nhUo
Sophie ait été l'étude des plus habiles gens dLns presque t'o ut
les parties du monde, et qu'au contraire, on peut dire hard
ment de 1 autre, qu'il a pénétré dans ce qui paraissait le plus
cache aux yeu.x des hommes, et qu'il leur a montré un chenia
res sur pour découvrir toutes les vérités qu'un entendemem
limite peut comprendre. "uciutui
Mais sans nous arrêter au sentiment qu'on peut avoir de ces
deux philosophes et de tous les autres, regardons-les ton
.^ours comme des hommes, et que les sectateurs d'iristote ne
trouvent pas a redire si après avoir marché pendant tant de
siècles dans les ténèbres, sans se trouver plus avancé au'on
était auparavant, on veut enfin voir clair à ce qu'on ft 'et 'i
après s'être laissé mener comme des aveugles , on se soiv i n
que Ion a des yeux avec lesquels on veut essayer de se con
Soyons donc pleinement convaincus que cette règle :()«'// ne
laut jamais donner un consentement entier, ou'a.r /,
cjuan vou avec évidence, est la plus nécessai;e'de ^ Ue les
règles dans la recherche de la vérité; et n'admet.on. !■ n
notre esprit pour vrai, que ce qui nous parait dans -2;^^^
quelle demande. II faut que nous en soyons persuadés 00^
nous «efau-e de nos préjugés, et il est absolument ne .fair
que nous soyons entièrement délivrés de nos préjugés/ pour
T. I.
' 3
38 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
entrer dans la connaissance de la vérité, parce qu'il faut
:SsoTument que l'esprit soU punfié avant que d'être ecla.ré .
'^avientia prima stultitia caruisse.
Tmi.ymc,ued.i\ràv ce chapitre, il faut remarquer
u-ois choses. La première, est que je ne parle pomt ici des
choses de la foi, que l'évidence n'accompagne pas, comme les
sciences nature les ; dont il semble que la raison est, que nous
ne polns apercevoir les choses que par les idées que noi^
n avons. Or, Dieu ne nous a donné des idées que se on les
besoins que nous en avions pour nous conduire dans 1 ordre
nau" 1 des choses, selon lequel il nous a créés De sc».e qu
les mystères de la foi étant d'un ordre surnaturel, il ne faut pas
s'étonner si nous n'en avons pas d'évidence, puisque nous n en
avons pas même i d'idées, parce que nos âmes sont créées en
vertu du décret général par lequel nous avons toutes les notions
qui nous sont nécessaires, et les mystères de la foi nont ete
étabUs que par l'ordre de la grâce qui, selon notre manière dt
concevoir, est un décret postérieur à cet ordre delanatuie
n fatu donc distinguer les mystères de la foi, des choses de la
nature. Il faut se soumettre également à la foi et a évidence ,
maïs dans les choses de la foi, il ne faut point en chercher le-
Xce avant que de les croire -, comme dans celles de a
Tature il ne faut point s'arrêter à la foi, c'est-à-dire al autorité
S Thlosophes. En un mot, pour être fidèle, il faut croire aveiv
%Ll; maispourétre philosophe, il faut voir évidemment, ca
fZovlâ divine est infaillible, mais tous les hommes sont smets
' On^aissepas de tomber d'accord, qu'il y a encore des
véri'és, outre celles de la foi, dont on aurait tort de demander
des démonstrations incontestables, comme sontcellesqm regar-
dent des faits d'histoire, et d'autres choses qiii ^^P-;^- de^
volonté des hommes. Car il y a deux sortes de yerite. les ne
,oni nécessaires, et les ^nives contingentes. ^ ^^ ^^^
nécessaires celles qui sont immuables par ^^'"^ 7^',^^ ^^^^^
qui ont été arrêtées par la volonté de Dieu, laquelle n est point
sujetteau changement. Toutes les autres sont ^^^ ^f^^^.
i4.nre5. Les mathématiques, la métaphysique, et même une
. Voyez les Eclaircissements sur le 3-e chapitre du l" livre.
liES SE.NS. 39
grande partie de la physique et de la r^orale contiennent des
V ntés necessan-es. L'h.stoire, la gramma.re, le droU partiel
he aies coutumes et plusieurs autres qui dépendent do la
volonté changeante des hommes, ne contiennent que des vérités
continaentes.
On demande donc qu'on observe exactement la règle que
on v.em d établir, dans la recherche des vérités néceslaires,
don la connaissance peut être appelée science, et l'on doit se
contenter de la plus grande vraisemblance dans l'histoire qui
!X'd " "A^-""'^^^'^'"- ^'' ^" peut géneralemen
appeler du nom d histoire la connaissance des langues, des
cou urnes, et même celle des différentes opinions des philo-
sophes quand on ne les a apprises que par mémoire, et sans
en avoir eu d'évidence ni de certitude.
La seconde chose qu'il faut remarquer, est que dans la
niorale a politique, la médecine, et dans toutes'le s "ne
q.. sont de pratique, on est obligé de se contenter de la ^1
semb ance non pour toujours, mais pour un temps, non Z,
,noUe satisfait l'esprit, mais parce que le besoin p;esse,e le
SI I on attendait pour agir qu'on se fût entièrement assur 'du
succès souvent l'occasion se perdrait. Mais quoiqu'il nve
quU faille agir, l'on doit en agissant, douter du succès d
c oses que l'on exécute, et il faut tâcher de faire de tels pro-
g d nsces sciences qu'on puisse dans les occasions a.'r
c plus de certitude, car ce devrait .' tre là la fin ordiaai./de
uee de 1 emploi de tous les hommes qui font usage d
La troisième chose enfin, c'est qu'il ne faut pas mépriser
i^: :;rV" ^■•^^^^"^^'--^' P--ce qu-H arm' ordmal;. !
"lont que plusieurs jointes ensemble ont autant de force p.n.r
'•"nvamcre que des démonstrations très évidentes. 11 s'en trouve
nneiofimté d'exemples dans la physique et dans la moiaï^
s m -''"' ""' souvent à propos d'en amasser un nombre
h autour les matières qu'on ne peut démontrer autrement,
0 V i?. "'"' ■'"''•' ^' ''''''^ ^" '' ^^^••'■''' '™P0^^ibIe de dé-
couvrir d une autre manière.
ri.o„n!!!T-" '■"'""' '"""■' ^" ^"' '" ^'' ^"^ J'""P«^« e«' bien
ngouieu.e.qu une nitun.é de gens uimeronl mieux ne raisonner
jamais que de raisonner à ces conditions, qu'on ne courra pa.
40 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
si vite avec des circonspections si incommodes. Mais il faut
aussi que Ton m'accorde qu'on marchera avec surcte en la
suivant, que jusqu'à présent pour avoir couru trop vite, on a
été obligé de ietourner sur ses pas, et même un g-nd non. re
de personnes conviendront avec moi, que puisque M. Des-
ca.tes a découvert en trente années plus de ventes que tous
les philosophes, à cause qu'il s'est soumis à cette loi, si pUi-
siem-s personnes philosophaient comme Im, on pourrait saNOu
avec le temps la plupart des choses qui sont nécessaires pour
vivre heureux, autant qu'on le peut sur une terre que Dieu a
maudite.
CHAPITRE IV
premier l.livn'.
Nous venons de voir qu'on ne tombe dans Terreur, que parce
que l'on ne fait pas l'usage qu'on devrait faire de sa liberté,
ni'e c'est faute de modérer l'empressement et 1 ardeur de la
volonté pour les seules apparences de la vérité, qu on se
trompe, et que l'erreur ne consiste que dans un consenlement
de la volonté, qui a plus d'étendue que la perception de 1 en-
tendement, puisqu'on ne se tromperait point, si 1 on no jugeait
simplement que de ce que l'on voit.
Mais, quoiqu'à proprement parler, il n'y ait que le mauvais
usaoe de la liberté qui soit cause de l'erreur, on peut dire
néanmoins que nous avons beaucoup de facultés qui sont cause
■le no. erreurs, non pas causes véritables, mais causes qu on
poul appeler occasionnelle.. Toutes nos manières d apercevoir
nous sont autant d'occasions de nolis tromper, car puisque
nos faux jugements renferment deux choses, le consentenient
de la volonté et la perception de l'entendement, il est bien
clair que toutes nos manières d'apercevoir nous peuvent
donner quelque occasion de nous tromper, pmsqu elles nous
peuvent porter à des consentements précipités.
Or paivf» n,Ml est nécessaire de faire d'abord sentir a 1 esprit
ses faiblesses et ses égarements, atin qu'il entre dans dej.Mcs
DES SENS. 41
désirs de s'en dt^livrer, et qu'il se défasse avec plus de facilité
de ses préjugés, on va tâcher de faire une division exacte de
ses manières d'apercevoir, qui seront comme autant de chefs
a chacun desquels on rapportera dans la suite les différentes
erreurs auxquelles nous sommes sujets.
L'àme peut apercevoir les choses en trois manières par
I entendement pur, par Vimuginatmi, par les sens
Elle aperçoit par Ve7itendeme7it pur les choses spirituelles
les universelles, les notions communes, l'idée de la perfection'
celle d'un être infiniment parfait, et généralement toutes ses
pensées, lorsqu'elle les connaît par la réflexion qu'elle fait sur
soi. Elle aperçoit même par l'entendement pur les choses
matérielles, l'étendue avec ses propriétés; car il n'v a que
l'entendement pur qui puisse apercevoir un cercle et un
carré parfait, une figure de raille côtés, et choses semblables
Ces sortes de perceptions s'appellent pures intellections ou
pures perceptions, parce qu'il n'est point nécessaire que l'esprit
forne des images corporelles dans le cerveau pour se reprô-
senler toutes ces choses.
Par Vimaqination l'âmo n'aperçoit que les êtres matériels
lorsqu'étant absents elle se les rend présenis, en s'en formant'
pour amsi dire, des images dans le cerveau. C'est de cette
manière qu'on imagine toutes sortes de figures, un cercle un
triangle, un visage, un cheval, des villes et des campa-iies
sou qu'on les ait déjà vues ou non. Ces sortes de perceptions
se peuvent appeler imagiiiations, parce que l'àme se repré
sente ces objets en s'en formant des images dans le cerveau •
et parce qu'on ne peut pas se former des images des choses
spirituelles, il s'ensuit que l'àme ne les peut pas imaginer ce
que l'en doit bien remarquer. '
Enfin lame n'aperçoit par les sg«5 que les objets sensibles
et grossiers, lorsqu'étant présents ils font impression sur les
organes extérieurs de son corps, et que cette impression se
communique jusqu'au cerveau, ou lorsqu'étant absents le
cours des esprits animaux fait dans le cerveau une semblable
impression. C'est ainsi qu'elle voit des plaines et des rochers
présents à ses yeux, et qu'elle connaît la dureté du fer et la
pointe d une cpée et choses semblables, et ces sortes de per-
ceptions s'appellent sentiments ou sensatiom.
42 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
L'àme n'aperçoit donc rien qu'en trois manières, ce qu'il est
facile de voir, si l'on considère (jue les choses que nous aper-
cevons soQt spirituelles, ou malérielles. Si elles sont spirituelles,
Il ii'yaqae l'entendement pur qui les puisse connaître. Que si elles
-.•..,n't matérielles, elles seront présentes ou absentes. Si elles
sont absentes, l'àme ne se les représente ordinairement que
par l'imagination , mais si elles sont présentes, l'àme peut les
apercevoir par les impressions qu'elles font sur ses sens, et
ainsi nos âmes n'aperçoivent les choses qu'en trois manières,
par V entendement pur, par V imagina lion el par les sens.
On peut donc regarder ces trois facultés comme de certains
chefs, auxquels on peut rapporter les erreurs des hommes et
les causes de ces erreurs, et éviter ainsi la confusion où leur
grand nombre nous jetterait infailliblement, si nous vouUons
en parler sans ordre.
Mais nos inclinations et nos passio7îs agissent encore très
fortement sur nous; elles éblouissent notre esprit par de
fausses lueurs, et elles le couvrent elle remplissent de ténèbres.
Ainsi nos inclinations et nos passions nous engagent dans un
nombre infini d'erreurs, lorsque nous suivons ce faux jour et
celte lumière trompeuse qu'elles produisent en nous. On doit
donc les considérer, avec les trois facultés de l'esprit, comme
des sources de nos égarements et de nos fautes ; el joindre
aux erreurs des sens, de l'imagination et de l'entendement pur,
celles que l'on peut attribuer aux passions et aux inclinations
naturelles. Ainsi l'on peut rapporter toutes les erreurs des
hommes et leurs causes à cinq chefs, et on les traitera selon
cet ordre.
II. Premièrement, on parlera des erreurs des sens, seconde-
ment, des erreurs de V imagination, en troisième lieu, des
erreurs de C entendement pur, en quatrième lieu, des erreurs
des inclinations, en cinquième lieu, des erreurs des passions.
Entin après avoir essayé de délivrer l'esprit des erreurs
auxquelles il est sujet, on donnera une méthode générale, pour
se conduire dans la recherche de la vérité.
lU. Nous allons commencer à expliquer les erreurs do nos
sens, ou plutôt les erreurs où nous tombons, en ne faisant pas
l'u-age que nous devrions faire de nos sens, et nous no nous
arrêterons pas tant aux erreurs particulières qui sont presque
DES SE\S. 43
infinies, qu'aux causes générales de ces erreurs et aux choses
que l'on croit nécessaires pour la connaissance de la nature de
l'esprit humain.
CHAPITRE V
Des Sens
I. Deux raanièr's d'expliquer comment nos sens sont corrompii« p;ir Ip
péché. — II. Qae ce ne sont pas nos sens, mais notre Iibert'- (|iii est la
cause de nos erreurs. — III. Rè^le pour ne se point tromper dans l'usage
de ses sens.
Quand on considère avec attention les sens et les passions
de l'homme, on les trouve si bien proportionnés avec la tin
pour laquelle ils nous sont donnés, qu'on ne peut entrer dans
la pensée de ceux qui disent qu'ils sont entièrement corrom-
pus par le péché originel. .Mais afin que l'on reconnaisse si
c'est avec raison que l'on ne se rond pas à leur senliment, il
est nécessaire d'expliquer de quelle manière on peut concevoir
l'ordre qui se trouvait dans les facultés, et dans les passions
de notre premier père pendant sa justice originelle, et les
changements et les désordres qui y sont arrivés après son
péché. Ces choses se peuvent concevoir en deux manières, dont
voici la première.
I. Il semble que c'est une notion commune, qu'afin que les
choses soient bien ordonnées, l'àrae doit sentir de plus grands
plaisirs, à proportion de la grandeur des biens dont elle jouit.
Le plaisir est un instinct de la nature, ou pour jiarler plus clai-
rement, c'est une impression de Dieu même, qui nous incline
vers quelque bien, laquelle doit être d'autant pKis forte, que
ce bien est plus grand. Selon ce principe, ii semble qu'on ne
puisse douter, que notre premier pore avant son poché, et
sortant des mains de Dieu, ne trouvai plus de plaisir dans les
biens les plus solides que dans les autres. Ainsi, puitjque Dieu
l'avait créé pour l'aimer, et que Dieu était son vrai bien, on
peut dire que Dieu se faisait gotiler à lui, qu'il le portait à son
amour par un sentiment de plaisir, et qu'il lui donnait des
salisfaotions intérieures dans son devoir, qui contre-balan-
çaicnt les plus grands plaisirs des sens, lesquelles depuis le
U DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
péché, les hommes ne ressentent plus sans une grâce particu-
lière.
Cependant, comme il avait un corps que Dieu voulait qu'il
conservât, et qu'il regardât comme une partie de lui-même, il
lui faisait aussi sentir, par les sens, des plaisirs semblables à
ceux que nous ressentons dans l'usage des choses qui sont
propres pour la conservation de la vie.
On n'ose pas décider, si le premier homme avant sa chute
pouvait s'empêcher d'avoir des sensations agréables ou dés-
agréables, dans le moment que la partie principale de son cer-
veau était ébranlée par l'usage actuel des choses sensibles.
Peut-être avait-il cet empire sur soi-même, à cause de sa sou-
mission à Dieu, quoiqu'il paraisse plus vraisemblable de penser
le contraire. Car encore qu'Adam pût arrêter les émotions des
esprits et du sang et les ébranlements du cerveau que les
objets excitaient en lui, à cause qu'étant dans l'ordre, il fallait
que son corps fût soumis à son esprit , cependant il n'est pas
vraisemblable, qu'il eût pu s'empêcher d'avoir les sensations
des objets, dans le temps qu'il n'eût point ari'ôté les mouve-
ments qu'ils produisaient dans la partie de son corps, à
laquelle son âme était immédiatement unie. Car l'union de
l'âme et du corps, consistant principalement dans un rapport
mutuel des sentiments avec les mouvements des organes, il
semble qu'elle eût été plutôt arbitraire que naturelle, si Adam
eût pu ne rien sentir, lorsque la principale partie de son corps
recevait quelque impression de ceux qui l'environnaient. Je
ne prends toutefois aucun parti sur ces deux opinions.
Le premier homme ressentait donc du plaisir, dans ce qui
perfectionnait son corps, comme il en sentait dans ce qui per-
fectionnait son âme ; et parce qu'il était dans un état parfait,
il éprouvait celui de l'âme beaucoup plus grand que celui du
corps. Ainsi il lui' était infiniment plus facile de conserver sa
justice, qu'à nous sans la grâce de Jésus-Christ, puisque sans
elle nous ne trouvons plus de plaisir dans notre devoir. Il s'est
toutefois laissé malheureusement séduire; il a perdu cotte jusiice
par sa désobéissance ^ Ainsi le principal changement qui lui
est arrivé, et qui cause tout le désordre des sens et des paa-
* Saint Grégoire, liom. 39, sur les Evangiles.
DES SENS. 45
sions, c'est que, par une juste punition, Dieu s'est retiré dclu!
et qu'il n'a pas voulu être son bien, ou plutôt qu'il n'a plus fait
sentir ce plaisir, qui lui marquait qu'il était son bien De sorte
que les plaisirs sensibles qui ne portent qu'aux biens du corps
étant demeurés seuls, et n'étant plus contre-balancés par ceux
qui le portaient auparavant à son véritable bien; l'union étroite
qu'il avait avec Dieu, s'est étrangement affaiblie, et celle qu'il
avait avec son corps s'est beaucoup augmentée. Le plaisir sen-
sible étant le maitre, a corrompu son cœur, en l'atiachant à
tous les objets sensibles ; et la corruption de son cœur a obs-
curci son esprit, en le détournant de la lumière qui 1 éclaire
et le portant à ne juger de toutes choses, que selon le rapport
qu'elles peuvent avoir avec le corps.
Mais dans le fond, on ne peut pas dire que le chano-ement
soit fort grand du côté des sens. Car de même que si deux
poids étant en équilibre dans une balance, je venais à en ôter
quelqu un, l'autre la ferait trébucher de son côté, sans aucun
changement ou augmentation de sa part. Ainsi, depuis le péché
les plaisirs des sens ont abaissé l'àme vers les choses sen-
sibles, par le défaut de ces délectations intérieures, qui contre-
balançaient avant le péché l'inclination que nous avons pour les
biens du corps, mais sans un cliangement si considérable de
la part des sens, qu'on se l'imagine ordinairement.
Voici la seconde manière d'expliquer les désordres du péché
laquelle est certainement i.lus raisonnable que celle que nous
venons de dire. Elle en est. beaucoup différente, parce que le
principe on est différent ; mais cependant ces deux manières
s accordent itarfailement pour ce qui regarde les sens
Etant composés d'un esprit et d'un corps, nous avons deux
sortes de biens à rechercher, ceux de l'esprit et ceux du corps
Psous avons aussi deux moyens de reconnaître qu'une chose
nous est bonne ou mauvaise ; nous pouvons le reco.maitre par
1 usage de 1 esprit seul, et par l'usage de l'esprit joint au corps
Nous pouvons reconnaître notre bien par une" connaissance
claire et évidente ; nous le pouvons aussi reconnaître par un
sentiment confus. Je reconnais par la raison que la justice est
aimable ; je sais aussi, par le goût, qu'un tel fruit est bon. La
beauté de la justice ne se sent pas : la bonté d'un fruit ne se con-
naît pas. Les biens du corps ne méritent pas l'application d'un
' 3.
46 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
esprit que Dieu n'a fait que pour lui, il faut donc que l'esprit
reconnaisse de tels biens sans examen, et par la preuve courte
et incontestable du sentiment. Les pierres ne sont pas propres
à la nourriture ; la preuve en est convaincante, et le seul goût
en a lait tomber d'accord tous les hommes.
Le plaisir et la douleur sont donc les caractères naturels et
incontestables du bien et du mal, je l'avoue ; mais ce n'est que
pour ces choses-là seulement, qui ne pouvant être par elles-
mêmes ni bonnes ni mauvaises, ne peuvent aussi être recon-
nues pour telles par une connaissance claii"e et évidente ; ce
n'est que pour ces chose-là seulement, qui étant au-dessous de
l'esprit, ne peuvent ni le récorai)enser ni le punir. Enfin ce
n'est que pour ces choses-là seulement, qui ne méritent pas que
re>prit s'occupe d'elles, et desquelles Dieu ne voulant pas que
Ion s'occupe, il ne nous porte à elles que par instinct, c'est-
à-dire, par des sentiments agréables ou désagréables '.
Mais pour Dieu, qui seul est le vrai bien de l'esprit, qui seul
est au-dessus de lui ; qui seul peut le récompenser en mille
façons différentes ; qui seul est digne de son application, et qui
ne craint point que ceux qui le connaissent ne le trouvent point
aimable, il ne se contente pas d'être aimé d'un amour aveugle
et d'un amour d'inslincl, il veut être aimé d'un amour éclairé
et d'un 'imour de choix.
Si l'esprit ne voyait dans les corps, que ce qui y est vérita-
blement, sans y sentir ce qui n'y est pas, il ne pourrait les
aimer ni n'en servir qu'avec beaucoup de peine ; ainsi il est
comme nécessaire qu'ils paraissent agréables, en causant des
sentiments qu'ils n'ont pas. Mais il n'eu est pas de même de Dieu;
il suffit qu'on le voie tel qu'il est afin qu'on se porte à laimer, et
il n'est point nécessaire qu'il se serve de cet instinct de plaisir,
comme d'une espèce d'artifice pour s'attirer de l'amour sans le
mériter.
Les choses étant ainsi, on doit dire qu'Adam n'était point
porté à l'amour de Dieu et aux choses de son devoir par un
* Pour avoir dit, ;i rencontre des stoïciens, que le plaisir est un bien, qu'il
rend adnelleinent heureux relui qui le îTOiite, que Dieu en est i'auleur, malgré
toutes les rx|(llcalious, toutes les restrictions dont il accoiiipasne ces propo.
sitions. Malcbrauclie a été fort injustement accuse d'('picuri>me par Arnauld
«t par Régis. Ce qu'il ne fait qu'indiquer ici estparticuliéruiiiout déveloiipé dans
le 4» livre.
DES SENS. n
plaisir > prévenant ; parce que la connaissance qu'il avait de
Dieu comme de son bien, et la joie qu'il ressentait sans cesse
comme une suite nécessaire de la vue de son bonheur, en
s'unissant à Dieu, pouvait suffire pour l'attacher à son devoir,
et pour le faire agir avec plus de mérite, que sileûtété comme
déterminé par un plaisir prévenant. Il était de cette sorte en
une pleine liberté. Et c'est peut-être dans cet état que l'Ecri-
ture sainte nous le veut représenter par ces paroles 2 : Dieu a
fait lliomme dès le commencement, et après lui avoir proposé
ses commandements, il l'a laissé à lui-même; c'est-à-dire, sans
le déterminer par le goût de quelque plaisir prévenant, le tenant
seulement attaché à lui par la vue claire de son bien et de son
devoir. Mais l'expérience a fait voir à la honte du libre arbitre,
et à la gloire de Dieu seul, la fragilité dont Adam était capable,
dans un état aussi réglé et aussi heureux que celui où il était
avant son péché.
Mais on ne peut pas dire. qu'Adam se portât à la recherche
et à lusai^e des choses sensibles, par une connaissance exacte
du rapport qu'elles pouvaient avoir avec son corps. Car enfm,
s'il avait fallu qu'il eût examiné les configurations des parties
de quelque fruit, celles de toutes les parties de son corps, et ie
rapport qui résultait des unes avec les autres, pour juger si
dans la chaleur présente de son sang, et dans mille autres dis-
positions de son corps, ce fruit eût été bon pour sa nourriture ,
il est visible que des choses qui étaient indignes de l'applica-
tion de son esprit, en eussent entièrement rempli la capacité,
et cela même assez inutilement, parce qu'il ne se fût pas con-
servé longtemps par celte seule voie.
Si l'on considère donc, que l'esprit d'Adam n'était pas mfini,
l'on ne trouvera pas mauvais que nous disions qu'il ne con-
naissait pas toutes les propriétés des corps qui l'environnaient,
puisqu'il est constant que ces propriétés sont infinies. El si l'on
accorde, ce qui ne se peut nier, avec quelque attention, que
son esprit n'était pas fait pour examiner les mouvements et les
coniiguiations de la matière, mais pour Olre continuellement
' Vniifiz le.1 Éclaircissements sur le ri">* chapitre du !«' Itrre.
K'iis ab initio constituit li>miinein et reliquit illum in manu consilu
sui, adjecit maodata et prsccpta sm, etc. Lccl. iS, a.
Ift DE LA. RECHEHCHE DE LA VERITE.
appliqué à Dieu , l'on ne pourra pas trouver à redire, si nous
assurons que c'eût étô un désordre et un dérèglement, dans un
temps oîj toutes choses devaient être parfaitement bien ordon-
nées, s'il eût été obligé de se détourner l'esprit de la vue des
perfections de son vrai bien, pour examiner la nature de quelque
fruii, afin de s'en nourrir.
Adam avait donc les mêmes sens que nous, par lesquels il
était averti, sans être détourné de Dieu, de ce qu'il devait faire
pour son corps. Il sentait comme nous des plaisirs, et même
des douleurs ou des dégoûts prévenants et indélibérés. Mais ces
plaisirs et ces douleurs ne pouvaient le rendre esclave, ni mal-
heureux comme nous ; parce qu'étant maître absolu des mou-
vements qui s'excitaient dans son corps, il les arrêtait inconti-
nent après qu'ils l'avaient averti, s'il le souhaitait ainsi, et sans
doute il le souhaitait toujours à l'égard de la douleur. Heureux^
et nous aussi, s'il eût fait la même chose à l'égard du plaisir;
et s'il ne se fût point distrait volontairement de la présence de
son Dieu, en laissant remplir la capacité de son esprit de la
beauté et de la douceur espérée du fruit défendu, ou peut-être
d'une joie présomptueuse excitée dans son àme à la vue de ses
perfections naturelles, ou enfin d'une tendresse naturelle pour
sa femme, et d'une crainte déréglée de la contrister; car appa-
remment tout cela a contribué à sa désobéissance ^.
Mais après qu'il eut péché, ces plaisirs qui ne faisaient que
l'avertir avec respect, et ces douleurs qui sans troubler sa féli-
cité, lui faisaient seulement connaître qu'il pouvait la perdre et
devenir malheureux, n'eurent plus pour lui les mêmes égards.
Ses sens et ses passions se révoltèrent contre lui, ils n'obéirent
plus à ses ordres, et ils le rendirent, comme nous, esclave de
toutes les choses sensibles.
Ainsi les sens et les passions ne tirent point leur naissance
du péché, mais seulement cette puissance qu'ils ont de tyran-
niser les pêcheurs; et cette puissance n'est pas tant un désordre
du côté des sens, que de celui de l'esprit et de la volonté des
hommes, qui ayant perdu le pouvoir qu'ils avaient sur leurs
* Cette intei'|)rélalion alléarorique du fruit iléfendu se trouve déjà dans l'i'di-
tion de 1700, mais non dans les éditions antérieures. Remarquer que .'^lale-
braiiclie croit qu'un certain desré de douleur était indis|iensal)le niéuie pouf
■a conservatliMi de t'Iiomme parfait, c'est-à-dire d'Adam avant la cbuie.
El'S SENS. 43
corps et n'étant plus si clroitemcnt unis à Dieu, ne reçoivent
plus de lui cette lumière et celte force, par laquelle ils conser-
vaient leur liberté et leur bonheur.
On doit conclure en passant de ces deux manières, selon
lcs(]iiclles nous venons d'expliquer les désordres du péché,
qu'il y a deux choses nécessaires pour nous rétablir dans
l'ordre.
La première est, qu'il faut ôter de ce poids qui nous fait
pencher, et qui nous entraîne vers les biens sensibles, en retran-
chant continuellement de nos plaisirs, et en mortifiant la sen-
sibilité de nos sens par la pénitence, et par la circoncision du
cœur.
La seconde est, qu'il faut demander à Dieu le poids de sa
grâce, et cette délectation prévenante ^, que Jésus-Christ nous
a particulièrement méritée, sans laquelle nous avons beau
retrancher de ce premier poids, il pèsera toujours ; et si peu
qu'il pèse, il nous entraînera infailliblement dans le péché et
dans le désordre.
Les deux choses sont absolument nécessaires pour rentrer, et
pour persévérer dans notre de oir. La raison, comme l'on voit,
s'accorde parfaitement avec l'Évangile; et l'un et l'autre nous
apprennent, que la privation, l'abnégation, la diminution du
poids du péché, sont des préparations nécessaires, afin que le
poids de la grâce nous redresse, et nous attache à Dieu.
Mais, quoique dans l'état ou nous sommes, il y ait obliga-
tion de combattre contimuMlcment contre nos sens, on n'en
doit pas conclure, qu'ils soient absolument corrompus et mal
réglés. Car si l'on considère, qu'ils nous sont donnés pour la
conser(ation de notre corps, on trouvera qu'ils s'acquittent
admirablement bien de leur devoir et qu'ils nous conduisent
d'une manière si juste et si fidèle à leur fin, qu'il semble que
c'est à tort, qu'on les accuse de corruption et de dérèglement.
Ils avertissent si promploment rùrae par la douleur cl par le
plaisir, par les goûts agréables et désagréables, et par les autres
sensations, de ce qu'elle doit faire, ou ne faire pas pour la con-
servation de la vie, quon ne peut pas dire avec raison, que
cet ordre ci cette exactitude soient une suite du péché.
• Voyci les Éclaircinseuieiitx sur le S'"" chapitre du l»' livre.
o3 DE LA RECHEIICHE DE LA VERITE.
IL Nos sens ne sont donc i)as si corrompus qu'on s'imagine,
mais c'est le plus intôrieur de notre âme, c'est notre liberlé i[ui
est corrompue. Ce ne sont pas nos sens qui nous trompent,
mais c'e^t notre volonté qui nous trompe par ses jugements
précipités. Quand on voit, par exemple, de la lumière, quand
on sent de la chaleur, on ne se trompe point de croire que l'on
en sent, soit devant ou après le péché. Mais on se trompe, quand
0!i juge que la chaleur que l'on sent est hors de l'àme qui la
sent, comme nous expliquerons dans la suite.
Les sens ne nous jetteraient donc point dans l'erreur si nous
faisions bon usage de notre liberté, et si nous ne nous servions
point de leur rapport, pour juger des choses avec trop de préci-
piialion. Mais parce qu'il est très difficile de s'en empêcher, et
que nous y sommes quasi contraints, à cause de l'étroite union de
notre âme avec notre corps, voici de quelle manière nous nous
devons conduire dans leur usage, pour ne point tomber dans
l'erreur.
III. Nous devons observer exactement celte règle : De ne
juger jamais par les sens de ce que les choses sont en elles-
mêmes., mais seulement du rapport qu'elles ont avec notre corps,
parce qu'en effet ils ne nous sont point donnés pour connaître la
vérité des choses en elles-mêmes, mais seulement pour la con-
Bervation de notre corps.
Mais afin qu'on se délivre tout à fait de la facilité et de l'in-
clination que l'on a à suivre ses sens dans la recherche de L.
vérité, on va faire, dans les chapitres suivants, une déduction
des principales et des plus générales erreurs où ils nous jettent,
€t Ton reconnaîtra manifestement la vérité de ce que l'on vient
d'avancer.
CHAPITRE VI
. Des LM-iciirs de la vue à l'égard de l'éti'nduo en soi. — II. Suite de ce»
erreurs sur îles objets invisibles. — III. Des erreurs do nos veux tourlinnt
'élendue consiil(-rée par rapport
I. La vue est le premier, le plus noble et le plus étendu de
tous 1 :'s sens ; de sorte que s'ils nous étaient donnés pour dé-
couvrir la vérité, elle y aurait seule plus de pai-t que tous les
il
DES SCNS. ?.l
autres ensemble. Ainsi il suffira de ruiner l'autorité que les
veux ont sur la raison, pour nous tromper, et pour iious porter
à une défiance générale de tous nos sens i.
Nous allons donc faire voir que nous ne devons point nous
appuyer sur le témoignage de notre vue, pour juger de la vé-
rité des choses en elles-mêmes, mais seulement pour décou-
vrir le rapport qu'elles ont à la conservation de notre corps,
que nos yeux nous trompent généralement dans tout ce qu'ils
nous représentent, dans la grandeur des corps , dans leurs
figures et dans leurs mouvements, dans la lumière et dans les
couleurs, qui sont les seules choses que nous voyons, que
toutes ces choses ne sont point telles qu'elles nous paraissent,
que tout le monde s'y trompe, et que cela nous jette encore
dans d'autres erreurs dont le nombre est infini. Nous commen-
çons par l'étendue, et voici les preuves qui nous font croire
que nos yeux ne nous la font jamais voir telle qu'elle est.
II. On voit aussi souvent avec des lunettes, des animaux
beaucoup plus petits qu'un grain de sable qui est presque invi-
sible 2 : on en a vu même de mille fois plus petits. Ces atomes
vivants marchent aussi bien que les autres animaux. Ils ont
donc des jambes et des pieds, des os dans ces jambes pour les
soutenir (ou plutôt sur ces jambes, car les os des insectes c'est
leur peau). Ils ont des muscles pour les remuer, des tendons
et une infinité de fibres dans chaque muscle, et enfin du sang
ou des esprits ammaux extrêmement subtils et déliés, pour
remplir ou pour faire mouvoir successivement ces muscles. Il
n'est pas possible sans cela de concevoir qu'ils vivent, qu'ils
se nourrissent, et qu'ils transportent leur petit corps en diffé-
rents lieux, selon les différentes impressions des objets, on
plutôt, il n'est pas possible que ceux-mèmes qui ont employé
toute leur vie à l'analomie et à la recherclie de la nature, se
représentent le nombre, la diversité et la délicatesse de toutes
* d'Ile analyse des cni'iirs de la vue et des iiinycns par lesi|Ui'k nous
apprécions la iliNiance des objets est une des parties les plus remari]iiables de
la Heiuerckt'. Kii Faisant cett' distinction des perceptions naturelles et des per-
ceptions acquises de la vue. M.ilebranclu' a précédé Berkeley dont le Tiaili
de la Vi.sion es', de 1703. Sur plu> d'un point, relatif à la vision des objets et
aux signes par lesquels nous appren:)ns i\ p.'rcevoir leur di-^tanee, il a devaueé,
non seuleuieiil IleikeleyetKeid, uiais U"< pliyihulogucs anglais contemporain».
* Juuniat des Savanls, du là novcùibrc tiiUH.
52 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
los parties, dont ces petits corps sont nécessairement compo-
sés pour vivre, et pour exécuter toutes les choses que nous
leur voyons faire.
L'imagination se perd et s'étonne à la vue d'une si étrange
petitesse, elle ne peut atteindre, ni se prendre à des parties,
qui n'ont point de prise pour elle ; et quoique la raison nous
convainque de ce qu'on vient de dire , les sens et l'imagination
s'y opposent, et nous obligent souvent d'en douter.
Notre vue est très limitée, mais elle ne doit pas limiter sou
objet. L'idée qu'elle nous donne de l'étendue a des bornes
fort étroites; mais il ne suit pas de là, que l'étendue en ait.
Elle est sans doute infinie en un sens; et cette petite partie de
matière, qui se cache à nos yeux, est capable de contenir un
monde, dans lequel il se trouverait autant de choses, quoique
plus petites à proportion, que dans ce grand monde dans lequel
nous vivons.
Les petits animaux dont nous venons de parler ont peut-être
d'autres petits animaux qui les dévorent, et qui leur sont im-
perceptibles à cause de leur petitesse effroyable, de même que
ces autres nous sont imperceptibles. Ce qu'un ciron est à notre
égard, ces animaux le sont à un ciron: et peut-être qu'il y en
a dans la nature de plus petits, et de plus petits à l'infini, dans
celte proportion si étrange d'un homme à un ciron.
Nous avons des démonstrations évidentes et mathématiques,
de la divisibilité à l'infini; et cela suffit pour nous faire croire
qu'il peut y avoir des animaux plus petits et plus petits à l'in-
fini, quoique notre imagination s'effarouche de celte pensée.
Dieu n'a fait la matière que pour en former des ouvrages ad-
mirables ; et puisque nous sommes certains qu'il n'y a point
de parties dont la petitesse soit capable de borner sa puissance
dans la formation de ces petits animaux, pourquoi la limiter^
et diminuer ainsi sans raison l'idée que nous avons d'un ouvrier
infini, en mesurant sa puissance et son adresse par notre ima-
gination qui est finie?
L'expérience nous a déjà délrompés en partie, en nous fai-
sant voir des animaux mille fois plus petits qu'un ciron ; pour-
quoi voudrions-nous qu'ils fussent les derniers et les plus petits
de In;, s? Pour moi je ne vois pas qu'il y ail raison de se l'ima-
giner. Il est au contraire bien plus vraisemblable de croire.
i
DES SENS S3
qu'il y en a de beaucoup plus petits que ceux que l'ou a décou-
verts; car enfin les petits animaux ne manquent pas aux mi-
croscopes, comme les microscopes manquent aux petits ani-
maux.
Lorsqu'on examine au milieu de l'hiver, le germe de l'oi-
gnon d'une tulipe, avec une simple loupe ou verre convexe, ou
même seulement avec les yeux, on découvre fort aisément dans
ce germe les feuilles qui doivent devenir vertes, celles qui
doivent composer la llcur ou la tulipe, cette petite partie trian-
gulaire qui enferme la graine, et les six petites colonnes qui
l'environnent dans le fond de la tulipe. Ainsi on ne peut douter
que le germe d'un oignon de tulipe ne renferme une tulipe tout
entière.
Il est raisonnable de croire la même chose du germe d'un
grain de moutarde, de celui d'un pépin de pomme, et généra-
lement de toutes sortes d'arbres et de plantes, quoique cela ne
se puisse pas voir avec les yeux, ni même avec le microscope;
et l'on peut dire, avec quelque assurance, que tous les arbres
sont en petit dans le germe de leur semence.
Il ne parait pas même déraisonnable de penser qu'il y a des
arbres infinis dans un seul germe, puisqu'il ne contient pas
seulement l'arbre dont il est la semence, mais aussi un très
grand nombre d'autres semences qui peuvent toutes renfermer
dans elles-mêmes de nouveaux arbres et de nouvelles semences
d'arbres, lesquelles conserveront peut-être encore dans une peti-
tesse incompréhensible, d'autres arbres et d'autres semences
aussi fécondes que les premières, et ainsi à l'intini. De sorte
que, selon cette pensée, qui ne peut paraître impertinente et
bizarre qu'à ceux qui mesurent les merveilles de la puissance
intinie de Dieu avec les idées de leur sens et de leur imagina-
tion, on pourrait dire que dans un seul pépin de pomme, il y
aurait des pommiers, des pommes, et des semences de pommiers
pour des siècles infinis ou presque infinis, dans cette propor-
tion d'un pommier parfait à un pommier dans sa semence ; que
la nature ne fait que développer ces petits arbres, en donn ^nl
un accroissement sensible à celui qui est hors de sa semence,
et des accroissements insensibles, mais très réels et propor-
tionnes à leur grandeur, à ceux qu'on conçoit être dans leurs
semonces ; car on ne peut pas douter qu'il ne puisse y avoir des
54 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
corps assez petits, pour s'insinuer entre les tibres de ces arbres
que l'on conçoit dans leurs semences, et pour leur servir ainsi
de nourriture.
. Ce que nous venons de dire des plantes et de leurs germes,
se peut aussi penser des animaux, et du germe dont ils sont
produits. On voit dans le germe de l'oignon d'une tulipe une
tulipe entière. On voit aussi dans le germe d'un œuf frais, et
qui n'a point été couvé, un poulet, qui est peut-être entière-
ment formé *. On voit des grenouilles dans les œufs dos
grenouilles, et on verra encore d'autres animaux dans leur
germe lorsqu'on aura assez d'adresse et d'expérience pour les
découvrir 2. Mais il ne faut pas que l'esprit s'arrête avec les
yeux : car la vue de l'esprit a bien plus d'étendue que la vue
du corps. Nous devons donc penser outre cela, que tous les
corps des hommes et des animaux qui naîtront jusqu'à la con-
sommai inu des siècles, ont peut-être été produits dès la créa-
tion du inonde; je veux dire, que les femelles des premiers
animaux ont peut-être été créées, avec tous ceux de même
espèce qu'ils ont engendrés, et qui devaient s'engendrer dans
la suite des temps 3,
On pourrait encore pousser davantage cette pensée, et peut-
être avec beaucoup de raison et de vérité, mais on appréhende
avec sujet, de vouloir pénétrer trop avant dans les ouvrages de
Dieu. On n'y voit qu'infinités par tout, et non seulement nos
sens et notre imagination sont trop limités pour les comprendre,
mais l'esprit même tout pur et tout dégagé qu'il est de la ma-
tière, est trop grossier et trop faible pour pénétrer le plus petit
des ouvrages de Dieu ; il se perd, il se dissipe, il s'éblouit, il
s'etfraie à la vue de ce qu'on appelle un atome selon le langage
des sens. Mais toutefois l'esprit pur a cet avantage sur les sens
et sur l'imagination, qu'il reconnaît sa faiblesse, et la grandeur
de Dieu, cl qu'il aperçoit l'infini dans lequel il se perd, au
* Le Rcrine de l'œuf est sous une petite tuclie blaiiclic qui est sur le Jaune.
* Voyez le livre De formatione pulii in ovo, de M. Miipiulii. Voyez Miracu
lum natiira;, de M. Swaniiiicrdam. (Note^ de Maleliranflie.j
^ Maleiiranche expose ici l'Iiypotlil'se de l'emboîicinent des germes aujour-
d'hui abandonnée pour relie de ^épisé^^se, d'après laquelle nul gernie n'exNte
ae!('''iei:r('ni.iit à la sénération et tous les organes se forment successivement,
4>u lieu de ne faire que s'accroître.
;
J
DES SENS. 55
limi que notre imagination et nos sens rabaissent les ouvrages
do Dieu, et nous donnent une sotte confiance qui nous précipite
aveuglément dans l'erreur. Car nos yeux ne nous font point
avoir l'idée de toutes ces choses, que nous découvrons avec les
microscopes et par la raison. Nous n'apercevons point, par
notre vue, de plus petit corps qu'un ciron, ou une mite. La
mnitié d'un ciron n'est rien, si nous croyons le rapport qu'elle
nous en fait. Une mite n'est qu'un point de mathématique à son
égard ; on ne peut la diviser sans l'anéantir. Notre vue ne nous
représente donc point l'étendue, selon ce qu'elle est en elle-
même, mais seulement ce qu'elle est par rapport à notre corps ;
et pai'ce que la moitié d'une mite n'a pas un rapport considé-
rable à notre corps, et que cela ne peut ni le conserver ni le
détruire, notre vue nous le cache entièrement.
Mais si nous avions les yeux faits comme des microscopes,
ou plutôt si nous étions aussi petits que les cirons et les mites,
nous jugerions tout autrement de la grandeur des corps. Car
sans doute ces petits animaux ont les yeux disposés pour voir
ce qui les environne, et leur propre corps beaucoup plus grand
ou composé d'un plus grand nombre de parties que nous ne le
voyons, puisqu'autreraent ils n'en pourraient pas recevoir les
impressions nécessaires à la conserva lion de leur vie, et qu'ainsi
les yeux qu'ils ont leur seraient entièrement inutiles.
Mais afm de se mieux persuader de tout ceci, nous devons
Considérer que nos propres yeux ne sont en effet que des lu-
nciles naturelles, que leurs humeurs font le même eftet que les
verres dans les limettes, et que selon la situation qu'elles gar-
dent entre elies, et selon la figure du cristallin et de son éloi-
gncment de la rétitie \ nous voyons les oiijets diflcremment.
De sorte qu'on ne peut pas assurer qu'il y ait deux hommes,
dans le monde, qui les voient précisément de la même grandeur
ou composés de semblables parties, puisqu'on nepeut pas assurer
que leurs yeux soient tout à fait semblables.
Tous les liommes voient les objets de la même grandeur, en
ce sens qu'ils les voient compris dans les mêmes bornes', ou
par des angles égaux. Car ils eu voient les extrémités par des
tio'iifr' ^^ nerf optique. (Note ajoutée par Malebrandic aux priVcîtlcnios t Ji-
56 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
lignes droites, et qui composent un angle visuel qui est sen-
siblement égal, lorsque les objets sont vus d'une égale distance.
Mais il n'est pas certain que l'idée sensible qu'ils ont de la gran-
deur d'un même objet soit égale en eux, parce que les moyens
qu'ils ont de juger de la distance, dont dépend la grandeur de
celte idée, ne sont pas égaux. De plus, ceux dont les libres du
nerf optique sont plus petites et plus délicates, peuvent remar-
quer dans un objet beaucoup plus de parties que ceux dont
ce nerf est d'un tissu plus grossier.
Il n'y a rien de si facile que de démontrer géométriquement
toutes ces choses'; et si elles n'étaient pas assez connues, on
s'arrêterait davantage à les prouver. Mais parce que plusieurs
personnes ont déjà traité ces matières, on prie ceux qui s'en
veulent instruire de les consulter.
Puisqu'il n'est pas certain qu'il y ait deux hommes dans le
monde, qui voient les objets de la môme grandeur, et que
quelquefois un même homme les voit plus grands de l'œil
gauche que du droit -, selon les observations que l'on en a faites,
qui sont rapportées dans le Journal des savants de Rome, du
mois de janvier 1669, il est visible, qu'il ne faut pas nous fier
au rapport de nos yeux pour en juger. Il vaut mieux écouter la
raison, qui nous prouve que nous ne saurions déterminer quelle
est la grandeur absolue des corps qui nous envii'onuent, ni
quelle idée nous devons avoir de l'étendue d'un pied en carré,
ou de celle de notre propre corps, afin que cette idée nous le
représente tel qu'il est. Car la l'aison nous apprend, que le plus
petit de tous les corps ne serait point petit s'il était seul, puis-
qu'il est composé d'un nombre infini de parties, de chacune
desquelles Dieu peut former une terre, qui ne serait qu'un point
à l'égard des autres jointes ensemble. Ainsi l'esprit de l'homme
n'est pas capable de se former une idée assez grande, pour
comprendre et pour embrasser la plus petite étendue qui soit
au monde, puisqu'il est borné, et que ceMe idée doit être
infinie.
Il est vrai que l'esprit pmil connaître à peu près les rapports
* Vuyez la Dinplrique de M. Dexcartes.
* Un «le mes amis voil toujours le caranère d'un livre plu^ gros de rœil
droit que du gauche. (Noie ajoutée par .Malebranclic dais l'édition de 1712.)
i
DES SENS 37
qui se trouvent entre ces infinis, dont le monde est compose ;
que" l'un, par exemple, est double de l'autre, et qu'une toise
contient six pieds : mais cependant il ne peut se former une idée,
qui représente ce que ces choses sont en elles-mêmes.
Je veux toutefois supposer, que l'esprit soit capable d'idées,
qui égalent ou qui mesurent l'étendue des corps que nous
voyons; car il est assez didicile de bien persuader aux hommes
le contraire. Examinons donc ce qu'on peut conclure de celle
supposition. On en conclura sans doute, que Dieu ne nous
trompe pas, qu'il ne nous a pas donné des yeux semblables aux
lunettes, qui grossissent ou qui diminuent les objets, et qu'ainsi
nous devons croire que nos yeux nous représentent les choses
comme elles sont.
11 est vrai que Dieu ne nous trompe jamais, mais nous nous
trompons souvent nous-mêmes, en jugeant des choses avec trop
de précipitation. Car nous jugeons souvent que les objets, dont
nous avons des idées, existent, et même qu'ils sont tout à fait
semblables à ces idées ; et il arrive souvent que ces objets ne
sont point semblables à nos idées, et même qu'ils n'existent
point.
De ce que nous avons l'idée d'une chose, il ne s'ensuit pas
qu'elle existe, et encore moins qu'elle soit entièrement sem-
ttlable à l'idée que nous en avons. De ce que Dieu nous fait
avoir une telle idée sensible de gran'ieur, lorsqu'une toise est
devant nos yeux il ne s'ensuit pas que cette toise n'ait que
l'étendue qui nous est représentée par cette idée. Car pre-
mièrement, tous les hommes n'ont pas précisément la même
idée sensible de cette toise, puisque tous n'ont pas les yeux
disposés de la même façon. Secondement, une même personne
n'a quelquefois pas la même idée sensible d'une toise, lorsqu'il
voit cette toise avec l'œil droit et ensuite avec le gauciio,
comme nous avons déjà dit. Enfin il arrive souvent que la
même personne a des idées toutes différentes des mêmes objets
en diftérenls temps, selon quellcles croit plus ou moins éloignés,
comme nous expliquerons ailleurs.
C'est donc un préjugé qui n'est appuyé sur aucune raison,
que de croire, qu'on voit les corps tels qu'ils sont en eux-mêmes.
Car nos yeux ne nous étant donnés que pour la conservation de
aolre corps, ils s'acquittent fort bien de leur devoir, en nous
58 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
faisant avoir des idées des objets lesquelles soient propor-
tionnées à celles que nous avons de la grandeur de notre corps,
quoiqu'il y ait dans ces objets une inlinité de parties qu'ils ne
nous découvrent point.
Mais pour mieux comprendre ce que nous devons juger de
l'étendue des corps sur le rapport de nos yeux, imaginons-nous
que Dieu ait fait en petit, et d'une portion de matière de la
grosseur d'une balle, un ciel et une terre, et des hommes sur
cette terre, avec les mêmes proportions qui sont observées
dans ce grand monde i. Ces petits hommes se verraient les uns
les autres, et les parties de leurs corps, et même les petits ani-
maux qui seraient capables de les incommoder : car autrement
leurs yeux leur seraient inutiles pour leur conservation. Il est
donc manifeste dans cette supposition, que ces petits hommes
auraient des idées de la grandeur des corps, bien différentes de
celles que nous en avons; puisqu'ils regarderaient leur petit
monde, qui ne sei'ait qu'une balle à notre égard, comme des
espaces infinis, à peu près de même que nous jugeons du monde
dans lequel nous sommes.
Ou, si nous le trouvons plus facile à concevoir, pensons que
Dieu ait fait une terre infiniment plus vaste, que celle que nous
habitons, de sorte que cette nouvelle terre soit à la nôtre
comme la notre serait à celle dont nous venons de parler dans
la supposition précédente. Pensons, outre cela, que Dieu ait
gardé dans toutes les parties qui composeraient ce nou-
veau monde, la même proportion que dans celles qui compo-
sent le nôtre. Il est clair que les hommes de ce dernier monde
seraient plus grands qu'il n'y a d'espace entre notre terre et
les étoiles les plus éloignées que nous voyons, et cela étant,
il est visible que s'ils avaient les mômes idées de l'étendue des
corps, que nous en avons, ils ne pourraient pas distinguer
quelques-unes des parties de leur propre corps, et qu'ils en ver-
raient quelques autres d'une grosseur énorme. De sorte qu'il
est ridicule de penser qu'ils vissent les choses de la même gran-
deur ([U(i nous les voyons.
Il est manifeste, dans les deux suppositions que nous venons
' Condill.ic a de nu-iiie supposé un monde de la grosseur d'une noisette com-
posé d'autant de parties que le notre pour prouver que la durée n'est pas
absolue. Tiailé des Sensations, chap. 4.
DES SENS. 5&
de faire, que les hommes du grand ou du petit monde auraient
des idées de la grandeur des corps bien différentes des nôtres,
supposé que leurs yeux leur fissent avoir des idées des objets
qui seraient autour d'eux, proportionnées à la grandeur de leur
propre corps. Or si ces hommes assuraient hardiment sur le
témoignage de leurs yeux, que les corps seraient tels qu'ils les
verraient, il est visible qu'ils se tromperaient ; personne n'en
peut douter. Cependant, il est certain que ces hommes auraient
tout autant de raison que nous de défendre leur sentiment
Apprenons donc, par leur exemple, que nous sommes très incer-
tains de la véritable grandeur des corps que nous voyons, et
que tout ce que nous en pouvons savoir par notre vue, n'est
que le rapport qui est entre eux et le nôtre, rapport nullement
exact ; en un mot, que nos yeux ne nous sont pas donnés pour
juger de la vérité des choses, mais seulement pour nous faire
connaître celles qui peuvent nous incommoder, ou nous être
utiles en quelque chose.
Mais les hommes ne se fient pas seulement à leurs yeux pour
juger des objets visibles ; ils s'y fient même pour juger de ceux
qui sont invisibles. Dès qu'ils ne voient point certaines choses,
ils en concluent qu'elles ne sont point, attribuant ainsi à la vue
une pénétration en quelque façon infinie. C'est ce qui les
empêche de reconnaître les véritables causes d'une infinité
d'effets naturels ; car s'ils les rapportent à des facultés et à
des qualités imaginaires, c'est souvent parce qu'ils ne voient
pas les réelles, qui consistent dans la différente configuration de
ces corps.
Ils ne voient point, par exemple, les petites parties de
l'air et de la tlammc, encore moins celles de la lumière, ou
d'une autre matière encore plus subtile ; et cela les porte à
ne pas croire qu'elles existent, ou à juger qu'elles sont sans
force et sans action. Ils ont recours à des qualités occultes, ou
à des facultés imaginaires, pour expliquer tous les effets dont
ces parties imperceptibles sont la cause naturelle.
Ils aimenl mieux recourir à l'horreur du vide, pour expli-
quer l'élévation de l'eau dans les pompes, qu'à la pesanteur de
l'air; à des qualités de la lune, pour le tlux et le reflux de la
mer, qu'au pressement de l'air ([ui environne la terre, à des
facultés attractives dans le soleil pour l'élévation des vapeurs.
60 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
qu'au simple mouvement d'impulsion cause par les parties de la
matière subtile qu'il répand sans cesse. Ils regardent comme
impertinente la pensée de ceux qui n'ont recours qu'à du sang
et à de la chair, pour rendre raison de tous les mouvements
des animaux, des habitudes même, et de la mémoire corporell';
des hommes i. Et cela vient en partie de ce qu'ils conçoivent k.
cerveau fort petit, et par conséquent sans une capacité suffi-
sonle pour conserver des vestiges d'un nombre presque infini
de choses qui y sont. Ils aiment mieux admettre, sans le con-
cevoir, une âme dans les bêles qui ne soit ni corps ni esprit,
des qualités et des espèces intentionnelles pour les habitudes,
et pour la mémoire des hommes, ou de semblables choses,
desquelles on ne trouve point de notion particulière dans son
esprit.
On serait trop long, si on s'arrêtait à faire le dénombrement
<ies erreurs auxquelles ce préjugé nous porte ; il y en a très
peu dans la physique auxquelles il n'ait donné quelque occa-
sion ; et si on veut faire une forte réllexion, on en sera peut-
être étonné.
Mais quoiqu'on ne veuille pas trop s'arrêter à ces choses, on
a pourtant de la peine à se taire sur le mépris que les hommes
font ordinairement des insectes et des autres petits animaux
qui naissent d'une matière qu'ils appellent corrompue. C'est un
mépris injuste, qui n'est fondé que sur l'ignorance de la chose
qu'on méprise, et sur le préjugé dont je viens de parler. Il n'y
a rien de méprisable dans la nature, et tous les ouvrages de
Dieu sont dignes qu'on les respecte et qu'on les admire, prin-
cipalement si l'on prend garde à la simplicité des voies par
lesquelles Dieu les fait et les conserve. Les plus petits mouche-
rons sont aussi parfaits que les animaux les plus énormes. Les
proportions de leurs membres sont aussi justes que celles des
autres, et il semble même que Dieu ait voulu leur donner plus
d'ornements pour récompenser la petitesse de leurs corps. Ils
< C'est l'hypollù'se de l'automatisnie des bètes de Descartes dont Malebranche
a étO un des ijarlisons les plus fermes et les plus convaincus enlre tous les
cartésiens du xvii<-- siècle 11 y leviciu sans cessedans la Recherche. Dans les
Èctiircis-ieinenlit sur l'efficace allrilntée aux causes secondes, il dit qu'il ne
serait lias cnibaria-sé pour dcnicinticr rue le principe de la vie d'un chien ne
diffère pas du principe du moiiveiiieni, d'une iiiontre.
i
DES SE.NS. 61
ont des couronnes, des aigrettes, et d'autres ajustements sur
leur tcle, qui effacent tout ce que le luxe des hommes peut
inventer : et je puis dire hardiment, que tous ceux qui ne se
sont jamais servis que de leurs yeux, n'ont jamais rien vu de si
beau, de si juste, ni môme de si magnifique dans les maisons
des plus grands princes, que ce qu'on voit avec des lunettes
sur la tète d'une simple mouche. L'homme, par exemple, n'a
qu'un cristallin dans chaque œil, la mouche en a plus de mille,
mais rangés avec un ordre et une justesse merveilleuse i.
Il est vrai que ces choses sont fort petites, mais il est encore
plus surprenant qu'il se trouve tant de beautés ramassées dans
im si petit espace ; et quoiqu'elles soient fort communes, elles
n'en sont pas moins estimables, et ces animaux n'en sont pas
moins parfaits en eux-mêmes ; au contraire Dieu en paraît plus
admirable, qui a fait avec tant de profusion et de magnificence
un nombre presqu'infini de miracles en les produisant.
Cependant notre vue nous cache toutes ces beautés ; elle
nous fait mépriser tous ces ouvrages de Dieu, si dignes de notre
admiration, et à cause que ces animaux sont petits par rapport
à notre corps, elle nous les fait considérer comme petits abso-
lument, et ensuite comme méprisables à cause de leur peti-
tesse, comme si les corps pouvaient être petits en eux-mêmes.
Tâchons donc de ne point suivre les impressions de nos sens
dans le jugement que nous portons de la grandeur des corps,
et quand nous dirons, par exemple, qu'un oiseau est petit, ne
l'entendons pas absolument, car rien n'est grand ni peli
en soi. Un oiseau même est grand par rapport à une mouche ;
et s'il est petit par rapport à notre corps, il ne s'en suit pas
qu'il le soit absolument, puisque notre corps n'est pas une
règle absolue sur laquelle nous devions mesurer les autres. Il
est lui-même très petit par rapport à la terre, et la terre par
rapport au cercle, que le soleil ou la terre même décrit ;\ l'en-
tour l'un de l'autre , et ce cercle par rapport à l'espace con-
tenu entre nous et les étoile•^ fixes; et ainsi en continuant, car
* Ici et dans ses autres ouvrages Ma'ebranchc se plait à décrire dans des
pascs plL'u:es de channe, les mervcil'cs des insectes. Son passe-temps favor,
quand 11 voulait disirairo son esprit d éludes plus sérieuses c'était leludJ
ats in>Lcies. Sa b.blioilieque do 1500 volumes quil légua ft l'Oratoire était
<o;nposee en grande partie d'ouvrsges sur le- insectes.
T, I. ' ,
Çj, DE LA UECiiiiRCHE DE LA VÉRITÉ.
ûous pouvons toujours imaginer des espaces plus grands et
plus grands à l'infini.
m Mais il ne faut pas nous imaginer que nos sens nous ap-
prennent au juste le rapport que les autres corps ont avec le
nôtre • car l'exactitude et la justesse ne sont pomt essentielles aux
connaissances sensibles, qui ne doivent servir qu'à la conser-
vation de la vie. Il est vrai que nous connaissons assez exacte-
ment le rapport que les corps qui sont proches de nous ont avec
le nôtre ; mais à proportion que ces corps s'éloignent, nous
les connaissons moins, parce qu'alors ils ont moms de rapport
avec notre corps. L'idée ou le sentiment de grandeur que nous
avons à la vue de quelque corps, diminue à proportion que ce
corps est moins en état de nous nuire ; et cette idée ou senti-
ment s'.lend à mesure que ce corps s'approche de nous, ou
plutôt à mesure que le rapport qu'il a avec notre corps s aug-
mente. Enfin, si ce rapport cesse tout à fait, je veux dire, si
quelque corps est si petit ou si éloigné de nous, qu d ne puisse
nous nuire, nous n'en avons plus aucun sentiment. De soi te
nue par la vue nous pouvons quelquefois juger a peu près du
Lportque les corps ont avec le nôtre, et de celui qu ds ont
eZl eux ; mais nous ne devons jamais croire qu ils soient de
la grandeur qu'Us nous paraissent. , -, ot i.
L veux, par CNemple, nous représentent le soleil et la
lune d^ la largeur d'un ou de deux pieds ; mais il ne faut pas
nous imaginer, comme Épicure et Lucrèce, qu ds n aient véri-
tablement que cette largeur. La même lune "«"^'^^'-^ ;\;;;
vue beaucoup plus grande que les plus grandes étoile., et néan-
moins, on ne doute pas qu'elle ne soit sans comparaison phis
TtUe. De même nous voyons tous les jours sur la terre deux
ou plusieurs choses, desquelles nous ne saunons découvrir au
Lie la grandeur ou le rapport, parce qu .1 est necess ire poui
enjugeI^ d'en connaître la juste distance, ce qudestln.
difficile de savoir. „n,..itnrU.
Nous avons même de la peine àjuger avecqaelq e eit Ud.
du rapport quise trouve entre deux corps, qm sont tout pioche
denou ; il les faut prendre entre nos mams, et les temr lun
contre l'Iutre pourlL comparer, et avec tout cela, nous hesi-
on souvent sa'ns eu pouvoir rien assurer. Cela se reconna.
liblement, lorsqu'on veut examiner la grandeur de quelques
J
DES SENS. 68
pièces de monnaie presque égales ; car alors on est oblige de
les mettre les unes sur les autres, pour voir d'une manière
plus sûre que par la vue, si elles conviennent en grandeur. Si
a^unt tire une ligne sur le papier, on en élève perpendiculaire-
ment à son extrémité une seconde de même longueur, elle pa-
raîtra à peu près égale à la première. Mais si on l'élève du
milieu de la première, elle paraîtra sensiblement plus longue,
et d'autant plus longue, qu'elle sera plus proche du milieu de
la première. On peut l'aire la même expérience avec deux
pailles; de sorte que pour savoir qu'elles sont égales, ou la-
quelle est la plus grande, il faut, ce qu'on fait naturellement,
les coucher l'une sur l'autre. Nos yeux ne nous trompent donc
pas seulement dans la grandeur des corps en eux-mêmes, mais
aussi dans les rapports que les corps ont entre eux.
AVERTISSEMENT.
Ceux qui ne savent pas comment les yeux sont faits, ni les
raisons de leur construction, feront bien de lire avant ce cha-
pitre l'addition qu'ils trouveront à la fin de cet ouvrage '.
CHAPITRE VII
I. Des crrears de nos yeux toachant les fisrures. — H. Nous n'avons aucnne
coiin.)i^«ance des plus pelites. — 111. Que la connaissance quf nous avons
de^ plu^ grandes n'e<i pas exacte. — IV. Espliraiioiis de certains juge-
ments naturels qui nous empôelienl de nous tromper. — V. Que ces uu-mes
jugements nous trompent dans des rencontres pariiculièreg.
I. Notre vue nous porte moins à l'erreur, quand elle nous re-
présenteles figures, que quand elle nous représente toute autre
chose, parce que la figure en soi n'est rien d'absolu, et que
sa nature consiste dans le rapport qui est entre les parties qui
terminent quelque espace et quelque ligne droite, ou un point
que l'on conçoit dans cet espace, et que l'on peut appeler,
Cet avertissement, ainsi que l'addition à laquelle il renvoie ne se trouvent
que dans l'édition de \'t\i.
64 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
comme dans le cercle, centre de la figure. Cependant nous nous
trompons en mille manières dans les figures, et nous n'en con
naissons jamais aucune par les sens dans la dernière exac-
titude.
[I. Nous venons de prouver que notre vue ne nous fait pas voir
toute sorte d'étendue, mais seulement celle qui a un rapport
assez considérable avec notre corps ; et que pour cette raison
nous ne voyons pas toutes les parties des plus petits animaux,
ni celles qui composent tous les corps tant durs que liquides.
Ainsi ne pouvant apercevoir ces parties à cause de leur peti-
tesse, il s'ensuit que nous n'en pouvons apercevoir les figures,
puisque la figure des corps n'est que le terme qui les borne.
Voilà donc déjà un nombre presque infini de figures, et même
le plus grand que nos yeux ne nous découvrent point ; et ils
portent même l'esprit qui se fie trop à leur capacité, et qui
n'examine pas assez les choses, à croire que ces figures ne sont
point.
IIL Pour les corps proportionnés à notre vue qui sont en très
petit nombre en comparaison des autres, nous découvrons à peu
près leur figure, mais nous ne la connaissons jamais exacte-
ment par les sens. Nous ne pouvons pas même nous assurer
par la vue, si un rond et un carré, qui sont les deux figures
les plus simples, ne sont point une ellipse et parallélogramme,
quoique ces figures soient entre nos mains, et tout proche de
nos yeux.
Je dis plus, nous ne pouvons distinguer exactement si une
ligne est droite ou non, principalement si elle est un peu lon-
gue; il nous faut pour cela une règle. xMais quoi? nous ne savons
pas si la i-ègle même est telle que nous la supposons devoir
être, et nous ne pouvons nous en assurer entièrement. Cepen-
dant sans la connaissance de la ligne, on ne peut jamais con-
naître aucune figure, comme tout le monde sait assez.
Voilà ce que l'on peut dire en général des figures qui sont
tout proclie de nos yeux et entre nos mains, mais si on les sup-
pose éloignées de nous, combien trouverons-nous de change-
ment dans la projection qu'elles feront sur le fond de nos yeux?
Je ne veux pas m'arrèter ici à les décrire ; on les apprendra
aisément dans quelque livre d'optique, ou dans l'examen des
figures qui se trouvent dans les tableaux. Car puisque les pein-
DES SENS. 65
1res sont obliges de les changer presque toutes, afin qu'elles
paraissent dans leur naturel, et de peindre, par exemple, des
cercles comme des ovales; c'est une marque infaillible des
erreurs de notre vue dans les objets qui ne sont pas peints.
Mais ces erreurs sont corrigées par de nouvelles sensations
qu on doit regarder comme une espèce de jugements naturels,
et qu'on pourrait appeler jugements des sens.
IV. Quand nous regardons un cube, par exemple, il est certain
que tous les côtés que nous en voyons, ne sont presque jamais
de projection, ou d'image d'égale grandeur dans le fond de nos
yeu.v, puisque l'image de chacun de ces côtés qui se peint sur
la rétine ou nerf optique, est fort semblable à un cube peint
en perspective : et par conséquent la sensation que nous en avons
uo is devrait représenter les faces du cube comme inégales,
puisqu'elles sont inégales, dans un cube en perspective. Cepen-
dant nous les voyons toutes égales, et nous ne nous trompons
point.
Or, l'on pourrait dire que cela arrive par une espèce de juge-
ment que nous faisons naturellement, savoir : que les faces du
cubo les plus éloignées, et qui sont vues obliquement, ne doi-
vent pas former sur le fond de nos yeux des images aussi
grandes que les faces qui sont plus proches. Mais comme les
sens ne font que sentir, et ne jugent jamais, a proprement
parler il est certain que ce jugement naturel n'est qu'une sen-
sation composée, laquelle par conséquent peut quelquefois être
fausse. Je l'appelle composée, parce qu'elle dépend de deux ou
plusieurs impressions qui se font en môme temps dans nos
yeux. Lors, par exemple, que je regarde un iiommequi marche,
il est certain qu'à proportion qu'il s'approciie de moi, l'image
ou l'impression qui se trace de sa iiauteur dans le fond de mes
yeux augmente toujours, et devient entin double, lorsqu'étant
à dix pas il n'est plus qu'à cinq. Mais parce que l'impression
de la distance diminue dans la même proportion que l'autre
augmente, je le vois toujours de la même grandeur. Ainsi la
sensation que j'ai de cet homme dépend sans cesse de deux
impressions différentes, sans compter le changement de situa-
tion des yeux, et le reste dont je parlerai dans la suite.
Cependant ce qui n'est en nous que sensation, pouvant être
considéré par rapport à l'auteur de la nature qui l'excite en
T. I. ' 4.
66 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
nous comme une espèce de jugement, je parle des sensations
comme des jugements naturels, parce que cette manière de
parler sert à rendre raison des choses, comme on le peut voir
ici dans le 9^ chapitre vers la fin, et dans plusieurs endroits.
V. Quoique ces jugements dont je parle nous servent à corriger
nos sens en mille façons différentes, et que sans eux nous nous
tromperions presque toujours, cependant ils ne laissent pas
de nous être des occasions d'erreurs. S'il arrive, par exemple,
que nous voyons le haut d'un clocher derrière une grande
muraille, ou derrière une montagne, il nous paraîtra assez
proche et assez petit. Que si après nous le voyons dans la
même distance, mais avec plusieurs terres et plusieurs mai-
sons entre nous et lui, il nous paraîtra sans doute plus éloigné
et plus grand; quoique dans l'une et dans I autre manière, la
projection des rayons du clocher, ou l'image du clocher qui se
peint au fond de notre œil, soit toute la même. Or l'on peut
dire que nous le voyons plus grand, à cause d'un jugement que
nous faisons naturellement, savoir : que puisqu'il y a tant de
terres entre nous et le clocher, il faut qu'il soit plus éloigne,
et par conséquent plus grand.
Que si au contraire nous ne voyons point de terres entre nos
yeux et le clochor, quoique nous sachions même d'autre part
qu'il y en a beaucoup et qu'il est- fort éloigné, ce qui est assez
remarquable , il nous paraîtra toutefois fort proche et fort petit,
comme je viens de dire. Et l'on peut encore penser que cela
se fait par une espèce de jugement naturel à notre âme,
laquelle voit de la sorte ce clocher, parce qu'elle le juge à
cinq ou six cents pas. Car d'ordinaire notre imagination ne se
représente pas plus d'étendue entre les objets, si elle n'est aidée
par la vue sensible d'autres objets qu'elle voit entre deux, et
au delà desquels elle puisse encore imaginer.
C'est pour cela que quand la lune ^ se lève ou qu'elle se
couche, nous la voyons beaucoup plus grande, que lorsqu'elle
est fort «'levée sur Ihorizon ; car étant fort haute, nous no
voyons point entre elle et nous d'objets dont nous sachions la
grandeur, pour juger de celle de la lune par leur comparaison.
' Voyez le cliap. 9 vers la fin, et ma réponse à M. Régis ûi-dessous. (Note
de Aidlebi anche.}
DES SENS. 67
Mais quand elle vient de se lever, ou qu'elle est prête à se cou-
cher, nous voyons entre elle et nous plusieurs campagnes, dont
nous connaissons à peu près la grandeur, et ainsi nous la
jugeons plus éloignée, et à cause de cela nous la voyons plus
grande.
Et il faut remarquer, que lorsqu'elle est élevée au-dessus de
nos tètes, quoique nous sachions très certainement par la rai-
son qu'elle est dans une très grande dislance, nous ne laissons
pourtant pas de la voir fort proche et fort petite : parce qu'en
effet ces jugements naturels de la vue ^ se font en nous, sans
nous et même malgré nous. De même, quoique nous sachions
que la lune ne va pas du côté qu'il nous plait d'aller, cepen-
dant si nous la regardons en courant, nous la verrons toujours
courir avec nous, et du même côié que nous, dont la raison
est que l'image de la lune (j'entends toujours par l'image l'im-
pression que l'objet fait au fond de l'œil) ne change point sen-
siblement de place dans le fond de nos yeux, quoique nous
courions ; et cela à cause de la grande distance, comme il est
facile de le démontrer. Ainsi sentant bien que nous courons,
nous devons naturellement juger qu'elle court comme nous.
Mais quand nous courons en regardant des objets proches de
nous, comme leurs images changent de place dans le fond de
nos yeux, ou augmentent à proportion du mouvement que nous
sentons en nous-mêmes, nous jugeons naturellement qu'ils sont
immobiles, c'est-à-dire que nous les voyons immobiles. Or ces
jugements naturels, quoique très utiles, nous engagent souvent
dans quelque erreur, en nous faisant former des jugements
libres, qui s'accordent parfaitement avec eux. Car quand on
juge comme Ton sent, on se trompe toujours en quelque chose,
quoiqu'on ne se trompe jamais en rien, quand on juge comme
' Malebranclie n ajoute dans l'édition de 1712, tout ce passage, depuis « se
font en nous, san- nous, etc. » jusqu'à « ear quand on juge comme l'on
sent, etc » Il tient à rendre plus claire ei à justilier cette opinion attaquée tiar
Ré!.'i< Selon Malebranclu- nous Jugeons de l'éloignement des objets par l'éloi-
gnenient où nous les croyons, par l'expérience du sentiment comme il le dit,
on p:ir une association d'idées, par une perception acqiise, comme on dirait
aujourd'hui: s^lon It«;;is, la grandeur apparente des objets dépendrait unique
nient de l.i srranilein des ima.'es ([u'ils tracent sur la rétine. Une commission
de l'Académie des scicni-es donna rai<on à Malebranche par un jugement mo-
livé dans celte Ion. ne et vive contestation avec Régis sur la cause de la
grandeur apparente de la lune à l'Iiorizon.
68 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
l'on conçoit : parce que le corps n'inslriiit que pour le corps,
el qu'il n'y a que Dieu qiii enseigne toujours la vérité, comme
je ferai voir ailleurs.
Ces jugements naturels ne nous trompent pas seulement dans
l'éloigncment et dans la grandeur des corps, mais aussi en nous
faisant voir leur figure autre qu'elle n'est. Nous voyons, par
exemple, le soleil et la lune, et les autres corps sphériques fort
éloignés, comme s'ils étaient plats et comme des cercles. Parce
que, dans cette grande distance, nous ne pouvons pas distin-
guer si la partie qui est vers le centre de ces corps i est plus
proche de nous que les autres , et à cause de cela nous la
jugeons dans une égale dislance. C'est aussi pour la même
raison, que nous jugeons que toutes les étoiles et le bleu qui
parait au ciel sont à peu près dans le môme éloiguemenl que
leurs voisines, et comme dans une voûte parfaitement convexe
et elliptique, parce que notre esprit suppose toujours l'égalité
où il ne voit point d'inégalité. Cependant il ne la devrait posi-
tivement reconnaître, qu'où il la voit avec évidence.
On ne s'arrèle pas ici à expliquer plus au long les erreurs
de notre vue, à l'égard des ligures des corps, parce qu'on s'en
peut instruire dans quelque livre d'optique. Cette science en
effet n'apprend que la manière de tromper les yeux, et toute
son adresse ne consiste qu'à trouver des moyens pour nous
faire avoir les sensations composées ou les jugements naturels
dont je viens de parler, dans le temps que nous ne les devons
pas avoir. Et cela se peut exécuter en tant de différentes ma-
nières, que de toutes les figures qui sont au monde, il n'y en
a pas une seule qu'on ne puisse peindre en mille façons; do
sorte que la vue s'y trompera infailliblement Mais ce n'est pas
ici le lieu d'expliquer ces choses à fond. Ce que l'on a dit
suffit pour faire voir qu'il ne faut pas tant se fier à ses yeux,
lors même qu'ils nous représentent la figure des corps, quoi-
qu'en matière de figures ils soient beaucoup plus fidèles qu'en
toute autre rencontre.
■ Il avait mis « qui nous est opposée » dans les précédentes éditions.
DES SENS. 09
• »
CHAPITRE VIII
I. Que nos y,-ux in; nous apprennent point la grandeur on la vitesse du mou-
venii'nt cnn^idcré in sni. — 11. Que la durée, qui est nécessaire pour con-
naître le mouvement ne nous est jas connue. — III. Exemple des erreurs
de nos yeux touchant le mouveuient et le repos.
Nous avons découvert les principales et plus générales
erreurs de noire vue, à l'égard de l'étendue et des figures; il
faut maintenant corriger celles où cette même vue nous engage
touchant le mouvement de la matière. Et cela ne sera guère
difficile, après ce que nous avons dit de l'étendue ; car il y a
tant de rapport entre ces deu.x choses, que si nous nous trom-
pons dans la grandeur des corps, il est absolument nécessaire
que nous nous trompions aussi dans leur mouvement.
3Iais afin de ne rien dire, que de net et de distinct, il faut
d'abord ôter l'équivoque du mot de mouvement; car ce terme
signifie ordinairement deux choses : la première est une cer-
taine force, qu'on imagine dans le corps mtî, qui est la cause
de son mouvement; la seconde, est le transport continuel d'un
corps qui s'éloigne ou qui s'approche d'un autre que l'on con-
sidère comme en repos.
Quand on dit, par exemple, qu'une boule a communiqué de
son mouvement à une autre, le mot de mouvement se prend
dans la première signification ; mais si on dit simplement,
qu'on voit une boule dans un grand mouvement, il se prend
dans la seconde. En un mot ce terme, mouvement, signifie la
cause et l'effet tout ensemble, qui sont cependant deux choses
toutes différentes.
On est, ce semble, dans des erreurs très grossières, et môme
très dangereuses touchant la force, qui donne le mouvement et
qui transporte les corps. Ces beaux termes de nature, et de
qualités impresscs, ne semblent être propres qu'à mettre à
couvert l'ignorance des faux savants, et l'impiété des libertins,
comme il serait facile de le prouver. Mais ce n'est pas ici le
lieu de parler de cette force qui meut les corps, elle n'est rien
de visible, et je ne parle ici que des erreurs de nos yeux. Je
remets à le faire, quand il sera temps.
Le mouvement pris dans le second sens, et pour ce transport
ÎO DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
d'un corps qui s'éloigne d'un aulre, est quelque chose de
visible, et le sujet de ce chapitre i.
L J'ai, ce me semble, démontré dans le sixième chapitre,
que notre vue ne nous faisait pas connaître la grandeur des
corps en eux-mêmes, mais seulement le rapport qu'ils ont les
uns avec les autres. D'oii je conclus, que nous ne pouvons
aussi connaître la grandeur véritable ou absolue de leurs mou-
vements, c'est-à-dire, de leur vitesse et de leur lenteur, mais
seulement le rapport que ces mouvements ont les uns avec les
autres, et principalement avec celui qui arrive ordinairement
à notre corps ; ce que je prouve ainsi:
Il est constant que nous ne saurions juger de la grandeur
d'un mouvement d'un corps, que par la longueur de l'espace
que ce même corps a parcouru. Ainsi, puisque nos yeux ne
nous font point voh- la véritable, longueur de l'espace par-
couru, il s'ensuit qu'ils ne peuvent pas nous faire connaître la
véritable grandeur du mouvement.
Cette preuve n'est qu'une suite de ce que j'ai dit de l'éten-
due, et elle n'a sa force que parce qu'elle est une suite néces-
saire de ce que j'en ai démontré. Kn voici une qui ne suppose
rien. Je dis donc, que quand même nous pourrions connaître
clairement la véritable grandeur de l'espace parcouru, il ne
s'ensuivrait pas que nous pussions de même connaître celle du
mouvement.
La grandeur ou la vitesse du mouvement renferme deux
choses. La première est le transport d'un corps d'un lieu à un
autre, comme de Paris à Saint-Germain ; la seconde est le
temps qu'il a fallu pour ce transport. Or, il ne suftil pas de
savoir exactement, combien il y a d'espace entre Paris et
Saint-Germain, pour savoir si un homme y est allé d'un mou-
vement vite ou d'un mouvement lent; il faut, outre cela, savoir
combien il a employé de temps pour en faire le chemin. J'ac-
corde donc que l'on sache au vrai la longueur de ce chemin ;
mais je nie absolument qu'on puisse connaître exactemeut par
la vue, ni même de quelqu'autre manière que ce soit, le temps
qu'on a mis à le faire, et la véritable grandeur de la durée.
• V. le chapitre troisième de la dcuniénie partie du sixième livre, (riole de
Halebranchc.)
à
DES SENS. -j
[I. Cela parait assez, de ce qu'en de certains temps une seule
heure nous parait aussi longue que quatre, et au contraire en
d autres temps quatre heures s'écoulent insensiblement Oiian I
par exemple, on est comblé de joie, les heures ne "dureo;
quun moment, parce qu'alors le temps passe sans qu'on v
pense. .Mais quand on est abattu de tristesse, ou que l'on souffre
quelque douleur, les jours durent beaucoup plus longtemps
La raison de ceci est, qu'alors l'esprit s'ennuie de hf durée'
parce qu'elle lui est pénible. Comme il s'y applique davantacre'
1 la reconnaît mieux; et ainsi il la trouve plus grande que
durant la joie, ou quelque occupation agréable, qui le fait
sortir comme hors de lui pour s'attacher à l'objet de sa joie ou
de son occupation. Car de même qu'une personne trouve un
tableau d autan* plus grand, qu'il s'arrête à considérer avec
plus d attention les moindres choses qui v sont représentées
ou de même qu'on trouve la tète d'une mouche fort grande'
quand on en distingue toutes les parties avec un microscope!
ainsi 1 esprit trouve sa durée d'autant plus grande mi'il la
considère avec plus d'attention, et qu'il en sent toutes le's parties
De sorte que je ne doute point, que Dieu ne puisse appliquer
de telle sorte notre esprit aux parties de la durée, en nous fai-
san avoir un très grand nombre de sensations dans très peu
de temps, quune seule heure nous paraisse plusieurs siècles
Car enhn .1 ny a point d'instant dans la durée, comme il n'v a
point d atomes dans les corps; et de même que la plus n^ite
partie de la matière se peut diviser à l'infmi, on peui a
donner des parties de durée plus petites et plus polUes a 1 n-
f m, comme il est facile de le démontrer. Si donc l'esprit était
attenlifa ces petites parties de sa durée par des sen..a.ions
qui laissassent quelques traces dans le cerveau, desquelles il
30 put ressouvenir il la trouverait sans doute beaucoup pu
longue qu'elle ne lui parait. ' ^
Mais enhn l'usage des montres prouve assez qu'on ne con-
naît point exactem.>nt la durée; et cela me suffit Car pui q e
Ion ne peut connaître la grandeur du mouvement en lui!mer
quon ne connaisse auparavant cède de la durée, comme \Zl
lavons montré, d s'ensuit que si Ton ne peut o.xactouie.t con
naître la grandeur absolue de la ch.roe, on ne peut a uss cot
naître exactement la grandeur absolue du mouvement
-2 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
Mais parce que Ton peut connaître quelques rapports des
durées, ou des temps les uns avec les autres, on peut aussi
connaître quelques rapports des mouvements les uns avec les
autres. Car de même qu'on peut savoir que Tannée du soleil
est plus longue que celle de la lune, on peut aussi savoir,
qu'un boulet de canon a plus de mouvement qu'une tortue. De
sorte que, si nos yeux ne nous font point voir la grandeur
absolue du mouvement, ils ne laissent pas de nous aider à en
connaître à peu près la grandeur relative, c'est-à-dire, le rap-
port qu'un mouvement a avec un autre; et c'est cela seul qu'il
est nécessaire de savoir pour la conservation de notre corps.
III. Il y a bien des rencontres, dans lesquelles on reconnaît
clairement que notre vue nous trompe touchant le mouvemeni
des corps. Il arrive même assez souvent, qu-e les choses qui
nous paraissent se mouvoir, ne sont point mues, et qu'au con-
traire, celles qui nous paraissent comme en repos, ne laissent,
pas d'être en mouvement. Lors, par exemple, qu'on est assis
sur le bord d'un vaisseau qui va fort vite et d'un mouvement
fort égal, on voit que les terres et les villes s'éloignent ; elles
paraissent en mouvement, et le vaisseau paraît en repos.
De même, si un homme était placé sur la planète de Mars,
il jugerait à la vue, que le soleil, la terre et les autres planètes
avec toutes les étoiles fixes, feraient leur circonvolution envi-
ron en 24 ou 25 heures, qui est le temps que Mars emploie à
faire son tour sur son axe. Cependant la terre, le soleil et les
étoiles ne tournent point autour de cette planète, de sorte que
cet homme verrait des choses en mouvement, qui sont en re-
pos, et se croirait eu repos, quoiqu'il fût en mouvement.
Je ne m'arrête point à expliquer d'oii vient que celui qui
serait sur le bord d'un vaisseau corrigerait facilement l'erreur
de ses yeux, et que celui qui serait sur la planète de Mars,
demeurerait obstinément attaché à son erreur. Il est trop facile
d'en connaître la raison ; et on la trouvera encore avec plus de
facilité, si l'on fait réflexion sur ce qui arriverait à un homme
dormant dans un vaisseau, qui se réveillerait en sursaut, et ne
verrait à son réveil que le haut du màt de quelque auire vais-
3eau qui s'approcherait de lui. Car, supposé qu'il ne vit point
de voiles enflées de vent, ni de matelots en besogne, et qu'il
ne sentît point l'agitation et les secousses de son vaisseau ni
DES SENS. ,3
autre chose semblable, il demeurerait absolument dans le doute
sans savoir lequel des deux vaisseaux serait en mouvement
m ses yeux m même sa propre raison ne lui en pourraieni
rien découvrir. p^undient
CHAPITRE IX
Continuation du même sinVt _ t di-^,,, • - .
touchant le monvr.nt'- l7 Qu^ . ^nfr"' 'f '"''''' '' "°'^<^ ^'"^
des objets, pour jn.or ,le la gS uril le ,r 1' ^' '"''''''' '=» '^'''^<^<^
des moyens pour reconnartre ï-s disLces. '"'''"^'"'- " J«- Examen
I. Voici une preuve générale de toutes les erreur, dans
lesquelles notre vue nous fait tomber touchant le mouvement!
A, soit l'cçil du spectateur; C, l'objet que je suppose assez
<51oigné d'A. Je dis que quoique l'objet demeure immobile en G
ou peut le croire s'cloiguer jusqu'à D, ou s'approcher jus-
qu a B ; que quoique l'objet s'éloigne vers D, on peut le croire
immobile en C, et même s'approcher vers B; et au contraire
quoiqu'il s'approche vers B, on peut le croire immobile en c'
et même s'éloigner vers D; que quoique l'objet se soit avancé
depuis C jusqu'en E, ou en H, ou jusqu'en G, ou en K, oa
peut croire qu'il ne s'est mû que depuis C jusqu'à F où T •
et au contraire, que bien que l'objet se soit mù depuis C jus-
T. I. ' «
Ti UK LA l'.ELIlEf'.CHE DE LA VERITE.
qu'à F, ou T, on peut croire qu'il s'est mû jusqu'à E, ou H, ou
bien jusqu'à G, ou K ; que si l'objet se meut par une ligne
également distante du spectateur, c'est-à-dire, par une cir-
conlerence dont le spectateur soit le centre , encore que cet
objet se meuve de G en P, on peut croire qu'il ne se meut que
de B en 0 , et au contraire, bien qu'il ne se meuve que de B
en 0, on le peut croire se mouvoir de G en P.
Si par delà l'objet G, il se trouve un autre objet M, que l'on
croie immobile, et qui cependant se meuve vers N ; quoique
l'objet G demeure immobile, ou se meuve beaucoup plus len-
tement vers F, que M vers N, il paraîtra se mouvoir vers Y, et
au contraire, si etc.
IL II est évident, que la preuve de toutes ces propositions,
hormis de la dernière, où il n'y a point de difficulté, ne dépend
que d'une chose, qui est que nous ne pouvons d'ordinaire
juger avec assurance delà distance des objets. Gar s'il est vrai
que nous n'en saurions juger avec certitude, il s'ensuit que nous
ne pouvons savoir si G s'est avancé vers D, ou s'il s'est appro-
ché vers B, et ainsi des autres propositions.
Or pour voir si les jugements que nous formons de la dis-
tance des objets sont assurés, il n'y a qu'à examiner les moyens
dont nous nous servons pour en juger ; et si ces moyens sont
incertains, il ne se peut pas faire que les jugements soient in-
faillibles. Il y en a plusieurs, et il les faut expliquer.
in. Le premier, le plus universel, et quelquefois le plus sûr
moyen que nous avons pour juger de la distance des objets
peu éloignés, est l'angle que font les rayons de nos yeux,
duquel l'objet en est le sommet, c'est-à-dire, duquel l'objet est le
point où ces rayons se rencontrent. Lorsque cet angle est fort
grand, nous voyons l'objet fort proche ; et au contraire quand
il est fort petit, nous le voyons fort éloigné. Et le changement
qui arrive dans la situation de nos yeux selon les changements
de cet angle, est le moyen dont notre âme se sert pour juger
de l'éloignement ou de la proximité des objets. Gar de même
qu'un aveugle, qui aurait dans sa main deux bâtons droits,
desquels il ne saurait pas la longueur, pourrait par une espèce
de géométrie naturelle, juger à peu près de la distance do
quelque corps en le touchant du bout de ces deux bâtons, à
cause de la disposition et de l'éloignement où ses mains se
DES SENS. 75
trouveraient. Ainsi on peut i dire que l'âme juge de la distance
d'un objet par la disposition de ses yeux, qui n'est pas la même,
quand l'angle par lequel elle le voit est grand, que quand il
est petit ; c'est-à-dire, quand l'objet est proche, que quand il
est éloigné.
On se persuadera facilement de ce que je dis, si l'on prend
la peine de faire cette expérience, qui est fort facile. Que 1 on
suspende au bout d'un filet une bague, dont l'ouverture ne nous
regarde pas, ou bien qu'on enlonce un bâton dans terre, et
qu'on en prenne un autre à la main, qui soit courbé par le
bout ; que l'on se retire à trois ou quatre pas de la bague ou
du bâton : que l'on ferme un œil d'une main, et que de l'autre
ou tâche d'enfiler la bague, ou de toucher de travers, et à la
hauteur environ de ses yeux, le bâton avec celui que l'on tient
à la main ; et on sera surpris de ne pouvoir peut-être faire ea
Cent fois, ce que l'on croyait très facile. Si l'on quitte même
le bâton, et qu'on veuille encore enfiler de travers la bague
avec quelqu'un de ses doigts, on y trouvera quelque difficulté,,
quoique l'on en soit bien plus proche.
jlais il faut bien remarquer, que j'ai dit, qu'on tâchât d'en-
filer la bague, ou de toucher le bâton de travers, et non point
par une ligue droite de notre œil à la bague ; car lors il n'y
aurait aucune difficulté ; et même il serait encore plus facile
d'en venir à bout avec un œil fermé, que les deux yeux ouverts.
I.arce que cela nous réglerait.
Or l'on peut du'e que la difficulté qu'on trouve à enfiler ime ba-
gue de travers, n'ayant qu'un œil ouvert, vient de ce que l'autre
étant fermé, l'angle dont je viens de parler n'est point couau.
Car il ne suffit pas pour reconnaître la grandeur d'un angle, de
savoir celle de la base, et celle d'un angle que fait un de ses côtés
sur cette base ce qui est comiu par l'expérience précédeule.
Mais il est encore nécessaire de connaître l'autre angle, que luit
l'autre coté sur la base, ou la longueur d'un des cotes; ce qui
ne se peut exactement savoir qu eu ouvrant l'autre a'il. Ainsi
' L'âme ne fait point tous les jugements (|ue je lui attribue : ces jugements
naturels ne sont que des sensations il je ne parie ainsi qu'alia d'èu-e plus
court et parler coinnic les autres. (Noie de Malebraiulic.)
'-'oyez l'article 4 du chapitre 7.
76 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
l'âme ne se peut servir de sa géométrie naturelle, pour juger
de la distance de la bague.
La disposition des yeux qui accompagne l'angle formé des
rayons visuels qui se coupent et se rencontrent dans l'objet,
est donc un des meilleurs et des plus universels moyens, dont
l'âme se serve pour juger de la distance des choses. Si donc
cet angle ne change point sensiblement, quand l'objet est un
peu éloiguc, soit qu'il s'approche ou qu'il se recule de nous,
il s'ensuivra que ce moyen sera faux, et que l'âme ne s'en
pourra servir pour juger de la distance de cet objet.
Or il est très facile de reconnaître que cet angle change no-
tablement, quand un objet qui est à un pied de notre vue, est
transporté à quatre ; mais s'il est seulement transporté do
quatre à huit, le changement est beaucoup moins sensible ; si
de huit à douze, encore moins ; si de mille à cent mille, pres-
que plus ; enfin ce changement ne sera plus sensible, quand
même on le porterait jusque dans les espaces imaginaires. De
sorte que s'il y a un espace assez considérable entre A et C, l'âme
ne pourra point par ce moyen connaître si l'objet est proche de
B ou de D.
C'est pour cette raison que nous voyons le soleil et la lune,
comme s'ils étaient enveloppés dans les nues, quoiqu'ils en
soient étrangement éloignés ; que nous croyons naturellement
que tous les astres sont dans 'une égale distance, et que les
comètes sont stables, et presque sans aucun mouvement sur la
fin de leur cours. Nous nous imaginons même que les comètes
se dissipent entièrement au bout de quelques mois, à cause
qu'elles s'éloignent de nous par une ligne presque droite, ou
directe à nos yeux ; et qu'elles vont ainsi se perdre dans ces
grands espaces, d'où elles ne retournent qu'après plusieurs
années, ou même après plusieurs siècles : car il y a bien de
l'apparence qu'elles ne se dissipent pas dès qu'on cesse de les
voir.
Pour expliquer le second moyen dont l'âme se sert pour ju-
ger de la dislance des objets, il faut savoir qu'il est absolument
nécessaire que la figure de l'œil soit différente, selon la dilfé-
rente dislance des objetsqucnous voyons: car lorsqu'un homme
voit un objet proche, il est nécessaire que les yeux soient plus
longs, ou que le crislalliu soit plus éloigné de la rétine, que si
DES SENS. n
l'objet était loin; parce qu'afin que les rayons àd cet objet se
rassemblent sur le nerf optique, ce qui est nécessaire, afin
qu'on le voie distinctement, principalement lorsque l'objet est peu
éclairé , il faut que la distance d'entre ce nerf et le cristallin
soit plus grande.
Il est vrai que si le cristallin devenait plus convexe, quand
l'objet est proche, cela ferait le même effet que si l'œil s'allon-
geait ; mais il n'est pas croyable que le cristallin puisse faci-
lement changer de convexité ; et l'on a d'un autre côté une
preuve assez vraisemblable que l'œil s'allonge ; car l'anato-
mie apprend qu'il y a des muscles qui environnent l'œil par
le milieu, et l'on sent l'effort de ses muscles qui le pressent et
qui l'allongent apparemment, quand on veut voir quelque chose
de fort près.
Mais il n'est pas nécessaire de savoir ici, de quelle manière
cela se fait, il suffit qu'il arrive du changement dans l'œil, soit
parce que les muscles qui l'environnent, le pressent; soit parce
que les petits nerfs, qui répondent aux ligaments ciliaires, les-
quels tiennent le cristallin suspendu entre les autres humeurs
de l'œil, se lâchent pour augmenter la convexité du cristallin,
ou se raidissent pour la diminuer; soit enfin parce que la pru-
nelle se dilate ou se resserre, car il y a bien des gens dont les
yeux ne reçoivent point d'autre changement.
Car enfin, le changement qui arrive, quel qu'il soit, n'est que
pour faire que les rayons des objets se rassemblent tout juste sur
le nerf optique. Or, il est constant que quand l'objet est à cinq
cents pas, ou à dix mille lieues, on le regarde avec la même dis-
position des yeux, sans qu'il y ait aucun cliangement sensible
dans les muscles qui environnent l'œil, ni dans les nerfs qui
répondent aux ligaments ciliaires du cristallin, ni enfin dans
l'ouverture de la prunelle, et les rayons des objets se rassem-
blent fort exactement sur la rétine ou nerf optique. Ainsi l'âme
jugerait que des objets éloignés de dix mille ou de cent mille
lieues, ne sont qu'à cinq ou six cents pas, si elle ne jugeait de
leur éloignement que par la disposition des yeux dent je viens
de parler.
Cependant il est certain que ce moyen poun'ait servir à l'âme,
quand l'objet est proche. Si, par exemple, un objet n'est qu'à un
demi pied de nous, nous pouvons distinguer assez bien sa dis-
-78 DÉ LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
tance par la disposition des muscles qui pressent nos yeux, afin
de les faire un peu plus longs; et même cette disposition est
■ pénible. Si cet objet est à deux pieds, nous le distinguons en-
core, parce que la disposition de nos muscles est quelque peu
sensible, quoiqu'elle ne soit plus pénible. Mais si l'on éloigne
encore l'objet de quelques pieds, cette disposition de nos mus-
cles devient si peu sensible, qu'elle nous est tout à fait inutile
pour juger de la distance de l'objet.
"Voilà donc déjà deux moyens dont on peut dire que l'âme se
sert pour juger de la distance de l'objet, qui sont fort inutiles,
quand cel objet est éloigné de cinq à six cents pas, et qui même
ne sont point assurés, quoique l'objet soit plus proche.
Le troisième moyen consiste dans la grandeur de l'image qui
se peint au fond de l'œil, et qui représente les objets que nous
voyons. On avoue que cette image diminue à proportion que
l'objet s'éloigne ; mais cette diminution est d'autant moins sen-
sible, que l'objet qui change de distance est plus éloigné. Car
lorsqu'un objet est dans une dislance raisonnable, comme de
cinq à six cents pas, plus ou moins à proportion de sa grandeur,
il arrive des changements fort considérables dans son éloigne-
ment,sans qu'il arrive de changement sensible dans l'image qui
le représente, comme il est facile de le démontrer. Ainsi ce
troisième moyen .a le même défaut que les deux autres dont
nous venons de parler.
II y a de plus à remarquer, que l'âme ne juge pas ces objets-
là les plus éloignés, dont l'image peinte sur la rétine est plus pe-
tite. Quand je vois, par exemple, un homme et un arbre à cent
pas, ou bien plusieurs étoiles dans le ciel, je ne juge pas que
l'homme soit plus éloigné que l'arbre, et les petites éloiles plus
éloignées que les plus grandes, quoique les images de l'homme
et des petites étoiles, qui sont peintes sur la rétine, soient plus
petites que celles de l'arbre et des plus grandes étoiles. Il faut
encore savoir par l'expérience du sentiment, la grandeur de
l'objet, pour pouvoir juger à peu près de son éloignement : et
parce que je sais, ou que j'ai vu plusieurs fois qu'une maison e.sl
plus grande qu'un homme i, quoique l'image d'une maison soii
* Voyez les éclairrissemcnts sur ce cliaDitre dans la répinse à M. Rt-siî,
in-1-2, Ui'J'i ou il la suite du second volume. (Note de Jl.ilebraacliu.i ]^]
réponse à Régis est à la suite de cette édition.
DES SENS. -9
pins gfi'ancle que celle d'un liomme, je ae la juo-e pas néan-
moins, ou je ne la vois pas plus proche. Il en est de même des
étoiles.
Nos yeux nous les reprcsenten' toutes dans une même dis-
tance, quoiqu'il soit très raisonnable d'en croire quelques-unes
beaucoup plus éloi^rnées de nous que les autres. Ainsi il y a une
infinité d'objets dont nous ne pouvons point savoir la distance,
puisqu'il y en a une infinité dont nous ne connaissons point la
grandeur.
Nous jugeons encore de l'éloignemenl de l'objet, par la force
avec laquelle il agit sur nos yeux, parce qu'un objet éloigné
agit bien plus faiblement qu'un autre, et par la distinction et
la netteté de l'image qui se forme dans l'œil, parce que quand
l'objet est éloigné, il faut que le trou de l'œil s'ouvre davantage,
et par conséquent ^ que les rayons se rassemblent un peu con-
fusément. C'est pour cela que les objets peu éclairés, ou que
nous voyons confusément, nous paraissent un peu plus éloignés
qu'ils ne sont ; et au contraire que les corps lumineux, et que nous
voyons distinctement, nous paraissent plus proches. Il est assez
clair que ces derniers moyens ne sont pas assurés pour juger
avec quelque certitude de la distance des objets, et on ne veut
point s'y arrêter, pour venir enfin au dernier de tous, qui est
celui qui aide le plus l'imagination, et qui porte plus facilement
l'âme à juger que les objets sont fort éloignés.
Le sixième donc et le principal moyen consiste, en ce qce
l'œil ne rapporte point à l'âme un seul objet séparé des autres,
mais qu'il lui fait voir aussi tous ceux qui se trouvent entre
nous et l'objet principal que nous considérons.
Quand, par exemple, nous regardons un clocher assez éloi-
gné, nous voyons d'ordinaire dans le même temps plusieurs
terres et plusieui's maisons entre nous et lui; et parce que nous
jugeons de l'éloigneraent de ces terres et de ces maisons, et
que cependant nous voyons que le clocher est au delà, nous
jugeons aussi qu'il est bien plus éloigné, et même plus pros et
plus grand, que si nous le voyions tout seul. Cependant, l'image
qui s'en trace au fond de l'œil est toujours d'un».' égale gran-
deur, soit qu'il y ait des terres et des maisons entre nous et
• liclaircissements, n<> i.
80 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
lui, soil qu'il n'y en ait point, pourvu que nous le voyions d'un
lieu également distant, comme on le suppose. Ainsi nous ju-
geons de la grandeur des objets par l'éloignement où nous les
croyons; elles corps que nous voyons entre nous et les objets
aident beaucoup notre imagination à juger de leur éloigne-
ment : de même que nous jugeons de la grandeur de notre du-
rée, ou du temps qui s'est passé depuis que nous avons fait
quelque action, par le souvenir confus des choses que nous
avons faites, ou des pensées que nous avons eues successive-
ment depuis cette action. Car ce sont toutes ces pensées et
toutes ces actions qui se sont succédé les unes aux autres,
qui aident notre esprit à juger de la longueur de quelque temps
ou de quelque partie de notre durée, ou plutôt, le souvenir
confus de toutes ces pensées successives est la môme chose,
que le jugement de notre durée, comme la vue confuse des
terres, qui sont entre nous et le clocher, est la même chose
que le jugement naturel de l'éloignement du clocher, car ces
jugements ne sont que des sensations composées.
De là il est facile de reconnaître la véritable raison, pourquoi
la lune i nous paraît plus grande lorsqu'elle se lève, que lors-
qu'elle est fort haute sur l'horizon. Car lorsqu'elle se lève, elle
nous paraît éloignée de plusieurs lieues , et même au delà de
l'horizon sensible, ou des terres qui terminent notre vue ; au
lieu que nous ne la jugeons qu'environ à une demi-lieue de
nous, ou sept ou huit fois plus élevée que nos maisons, lors-
qu'elle est montée sur notre horizon. Ainsi nous la jugeons
beaucoup plus grande quand elle est proche de l'horizon, que
lorsqu'elle en est fort éloignée, parce que nous la jugeons
beaucoup plus éloignée de nous lorsqu'elle se lève, que lors-
qu'elle est fort haute sur notre horizon.
Il est vrai qu'un très grand nombre de philosophes attribuent
ce que nous venons de dire, aux vapeurs qui s'élèvent de la
terre. Us prétendent que les vapeurs rompant les rayons des
objets, ils les font paraître plus grands. Mais il est certain
qu'ils se trompent, car les réfractions n'augmentent que leur
élévation sur l'horizon, et elles diminuent au contraire quelque
* voyez les éclaircissements sur ce chapitre dans la réponse à M. Régis.
(.Note de Malebranclie.)
à
DES SENS. 81-
peu l'angle visuel sous lequel ils sont vus. Elles n'empêchent
pas que l'image qui se trace au fond de nos yeux, lorsque
nous voyons la lune qui se lève, ne soit plus petite que celle
qui s'y forme-, lorsqu'il y a longtemps qu'elle est levée.
Les astronomes, qui mesurent les diamètres des planètes,
remarquent que celui de la lune s'agrandit, à proportion qu'elle
s'éloigne de l'horizon, et par conséquent à proportion qu'elle
nous paraît plus petite ; ainsi, le diamètre de l'image que nous
en avons dans le fond de nos yeux est plus petit, lorsque nous
la voyons plus grande. En effet, lorsque la lune se lève, elle
est plus éloignée de nous du demi-diamètre de la terre, que
lorsqu'elle est perpendiculairement sur notre tèle; et c'est là la
raison pour laquelle son diamètre s'agrandit lorsqu'elle monte
sur l'horizon, parce qu'alors elle s'approche de nous.
Ce qui fait donc que nous la voyons plus grande lorsqu'elle
se lève, n'est point la réfraction que souffrent ses rayons dans
les vapeurs qui sortent de la terre, puisque l'image qui est for-
mée de ces rayons est alors plus petite ; mais c'est le jugement
naturel qui se forme en nous de son éloigneraent, à cause
qu'elle nous paraît au delà des terres que nous voyons fort
éloignées de nous, comme l'on a expliqué auparavant; et on
s'étonne que des philosophes tiennent que la raison de celle
apparence et de celte tromperie de nos sens soit plus difficile à
trouver que les plus grandes équations d'âlgchvc ^
Ce moyen que nous avons pour juger de l'éloignement de
quelque objet, par la connaissance de la distance des choses qui
sont entre nous et lui, nous est souvent assez utile , quand \q^
autres moyens dont j'ai parlé ne nous peuvent de rien servir ;
oar nous pouvons juger, par ce dernier moyen, que de certains
objets sont éloignés de nous de plusieurs lieues, ce que nous ne
pouvons pas faii*e par les autres. Cependant si on l'examine,
on y trouvera plusieurs défauts.
Car premièrement, ce moyen ne nous sert que pour les
objets qui sont sur la terre, puisqu'on n'en peut faire usage que
très rarement, et même fort inutilement pour ceux qui sont dans
l'air ou dans les cieux. Secondement, on ne s'en peut servir
sur la terre, que pour des choses éloignées de peu de lieues.
i
* Il fait allusion à Rcgis.
82 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
En troisième lieu, il faut être assuré, qu'il ne se trouve entre
nous et l'objet ni vallées, ni montagnes, ni autre chose sem-
blable, qui nous empêche de nous servir de ce moyen. Enfin,
je crois qu'il n'y a personne qui n'ait fait assez d'expériences
sur ce sujet pour être persuadé, qu'il est extrêmement difficile
de juo-er avec quelque certitude de l'éloigneraent des objets,
par la vue sensible des choses qui se trouvent entre eux et nous ;
et on ne s'y est peut-être que trop arrêté.
Voilà tous les moyens que nous avons pour juger de la dis-
tance des objets, on y a fait remarquer des défauts considé-
rables; et on doit en conclure que les jugements qui sont
appuyés sur des moyens si peu sûrs, doivent être aussi très in-
certains.
Il est facile de là, de faire voir la vérité des propositions que
j'ai avancées. On a supposé l'objet C, assez éloigné d'A i dont
il peut en plusieurs rencontres s'avancer vers D, ou s'approcher
vers B, sans qu'on le reconnaisse, puisqu'on n'a pas de moyen
assuré pour juger de sa distance. Il peut même reculer vers D,
lorsqu'on le croira s'approcher vers B, parce que l'image de
l'objet s'augmente et s'agrandit quelquefois sur le nerf optique,
soit à cause que la matière transparente qui est entre l'objet et
l'œil peut faire une plus grande réfraction en un temps qu'en
un autre, soit parce qu'il arrive quelquefois de petits tremble-
ments à ce nerf, soit enfin parce que l'impression que fait
l'union peu exacte des rayons sur ce même nerf, se répand et
se communique aux parties , qui n'en devraient point être agi-
tées, ce qui peut venir de plusieurs causes différentes. Ainsi
l'image des mêmes objets se trouvant plus grande dans ces
occasions, elle donne sujet à l'âme de croire que l'objet s'ap-
proche. Il en faut dire autant des autres propositions.
Avant que de finir ce chapitre, il faut remarquer, qu'il nous
importe beaucoup pour la conservation de notre vie , de con-
naître mieux le mouvement, ou le repos des corps, à proportion
qu'ils sont plus proches de nous , et qu'il nous est assez inutile
de savoir avec exactitude la vérité de ces choses, quand elles
se passent dans des lieux fort éloignés. Car cela montre évi-
demment, que ce j'ai avancé généralement de tous les sens,
« Voir la figure de la page 73.
DES SENS. 83
qu'ils ne nous font connaître les choses que par rapport à la
conservation de notre corps , et non pas selon ce qu'elles sont
en elles-mêmes, se trouve exactement vrai en cette rencontre,
puisque nous connaissons mieux le mouvement, ou le repos
ies objets, à proportion qu'ils s'approchent de nous, et que
nous n'en saurions juger par les sens, quand ils sont si éloi-
gnés qu'il semble qu'ils n'aient plus ou presque plus de
rapport à nos corps; comme quand ils sont à cinq ou
six cents pas de nous, s'ils sont d'une grandeur médiocre , ou
même plus près que cela, s'ils sont plus petits, ou enfin plus
loin de quelque chose, s'ils sont plus grands i.
Je crois devoir encore avertir que ce n'est point notre âme
qui forme les jugements de la dislance, grandeur, etc. des
objets sur les moyens que je viens d'expliquer, mais que c'est
Dieu en conséquence des lois de l'union de l'âme et du corps.
C'est pour cela que j'ai appelé naturels ces sortes de jugements
pour marquer qu'ils se font en nous, sans nous, et même
malgré nous. Mais comme Dieu les fait en nous et pour nous»
tels que nous pourrions les former nous-mêmes, si nous sa-
vions divinement l'optique et la géométrie, tout ce qui se passe
actuellement dans nos yeux et dans notre cerveau, et que
notre âme pût agir en elle-même, et se donner ses sensa-
tions, j'attribue à l'âme de faire des jugements et des raison-
nements, tt de causer ensuite dans elle-même des sensa-
tions, qui ne peuvent être que l'eftet d'une intelligence et d'une
puissance infinie. Dès que nos yeux sont ouverts, Dieu seul
peut donc nous instruire en un instant de la grandeur de la
figure du mouvement, et des couleurs des objets qui nous envi-
ronnent. Mais comme il ne le fait qu'en conséquence des im-
pressions que ces objets font sur notre corps, il faut tirer de
la variété connue de ces impressions, la raison de la variété
de nos sensations , ainsi que j'ai tâché de faire, en supposant
que l'àme eût des connaissances et une puissance que tout le
monde sait bien qu'elle n'a pas, et que j'ai suffisamment marqué
qu'elle n'avait pas, en nommant naturels les jugements dont
dépendent nos sensations.
' Toute In suite du chapitre, depuis la lin de ce paragraplic, a été ajoutée
dans l'oiiiiion de ni2. Maieliranclie ne veut pas qu'on puisse supposer qu'il
attribue ù l'àuie, et non à Dieu, les jugements naturels dont il vient de parler.
84 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
Au reste si l'on fait quelque réflexion sur ce qui se passe en'
nous, sans nous, lorsque nous ouvrons les yeux au milieu d'une
campagne, on reconnaîtra visiblement qu'il faut que Dieu agisse-
en nous sans cesse. Je dis Dieu et non pas la natui'e; car ce
terme vague de nature si fort en usage n'est pas plus propre à
exprimer distinctement ce qu'on pense que Vendélcchie d'Aris-
tote 1. On reconnaîtra, dis-jf, que Dieu agit toujours en
conséquence des mêmes lois, toujours selon les règles delà géo-
métrie et de l'optique, toujours dependammcnt de la connais-
sancr; de ce qui se passe dans nos yeux comparé avec la situa-
tion et le mouvement de notre corps, toujours en conséquence'
d'une infinité de raisonnements qui tendent à la conservation
de notre vie; raisonnements instantanés, et qui varient à chaque
mouvement de nos yeux ; quand je dis raisonnements, je pai'le
humainement, car ils sont tous formés par un acte éternel. En
un mot dans ce seul effet un peu médité, on sentira la main du
Tout-Puissant, et les profondeurs impénétrables de sa sagesse
dans la providence.
CHAPITRE X
Des erreurs touclûiu les quantités <eiisil)U'S. — I Distinnion de iûme et du
corps — 11. Kxplicatinn des organes de< sens. — III A queUe partie dU'
corps râini- est immédiatement unie. — IV. Ce que les objets font sur les
coi'|is. — V. <'e qu'ils produisent dans l'àmc, et les raisons pour lesquelles
l'âme n'aperçoit point les mouvement-; des libres du corps. — VI. Quatre
choses que l'on confond dans cliaiiue sensation.
Nous avons vu dans les chapitres précédents, que les juge-
ments que nous formons sur le rapport de nos yeux touchant
l'étendue, la figure, et le mouvement, ne sont jamais exacte-
ment vrais. Cependant il faut tomber d'accord, qu'ils ne sont
pas entièrement faux : ils renferment au moins cette vérité^
qu'il y a hors de nous de l'élendue, des figures, et des mou-
vements, quels qu'ils soient.
Il est vrai, que nous voyons souvent des choses qui ne son»
point, et qui ne furent jamais, et que nous ne devons pas con-
* C'est rcntélécliie qu'aurait dû dire Malebranche, mais il a pris sans dont»
le mot A'endcleclicia dans le i^^ livre des Tusculanes de Cicéron qui le traduit
par conlinuala mutio et perennis, ce qui n'est pas le véritable sens d'Aristote^
J
DES SEiNS. 85
dure qu'une chose soit hors de nous de cela seul que nous la
voyons hors de nous. Il n'y a point de liaison nécessaire entre
la présence d'une idée à l'esprit d'un homme, et l'existence
de la chose que cette idée représente ; et ce qui arrive à ceux
qui dorment, ou qui sont en délire, le prouve suftisarament.
Mais cependant on peut assurer qu'il y a ordinairement hors
de nous de l'étendue, des figures, et des mouvements, lorsque
nous en voyons. Ces choses ne sont point seulement imagi-
naires, elles sont réelles, et nous ne nous trompons point de
croire, qu'elles ont une existence réelle, et indépendante de
notre esprit ^, quoiqu'il soit très difficile de le prouver démons-
Irativement.
Il est donc constant que les jugements que nous faisons
touchant l'étendue, les figures, et les mouvements des corps,
renferment quelque vérité : mais il n'en est pas de même de
ceux que nous faisons louchant la lumière, les couleurs, les
saveurs, les odeurs, et toutes les autres qualités sensibles; car
la vérité ne s'y rencontre jamais, comme nous Talions taire
voir dans le reste de ce premier livre.
On ne sépare point ici la lumière d'avec les couleurs, parce
qu'on ne les croit pas fort différentes, et qu'on ne les peut
expliquer séparément. L'on sera même obligé de parler des
autres qualités sensibles en général, en même temps que l'on
traitei'a de ces deux-ci, parce qu'elles s'expliqueront par les
mêmes principes. Il faut apporter beaucoup d'attention aux
choses qui suivent, car elles sont de la dernière conséquence,
et bien différentes pour leur utilité de celles qui ont précédé.
I. Je suppose d'abord qu'on sache bien distinguer l'àme du
corps par les attributs positifs et par les propriétés qui con-
viennent à ces deux substances. Le corps n'est que l'étendue
en longueur, largeur et profondeur, et toutes ces propriétés
ne consistent 2 que dans le repos et le mouvement, et dans une
infinité de figures différentes. Car il est clair que l'idée de
l'étendue représente une substance, puisqu'on peut penser a
l'étendue sans penser à autre chose ; et cette idée ne
peut représenter que des rapports de distance, ou successifs
• Vûjez les ÉclatrcissemeiUs .<Hr le l»'' livre.
• Entreliens iur la mclaphijsiquc, v culrelicn, n^s H et 2.
86 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
0X1 permanents, c'est-à-dire des mouvements et des figures i;
car on ne peut voir dans Fclendue que ce qu'elle renferme.
Qu'on suppose de l'cteudue divisée en telles parties qu'on
voudra imaginer, en repos ou en mouvement les unes auprès
des autres, on concevra clairement les rapports qui seront
entre ces parties ; mais on ne concevra jamais que ces rapports
soient de la joie, du plaisir, de la douleur, de la chaleur, de la
saveur, de la couleur, ni aucune des autres qualités sensibles,
quoiqu'on sente ces qualités lorsqu'il arrive à notre corps
quelque changement. Je sens, par exemple, de la douleur lors-
qu'une épine me pique le doigt; mais le trou qu'elle y fait n'est
pas la douleur. Le trou est dans le doigt ; on le conçoit clai-
rement, et la douleur dans l'àrae, car elle la sent vivement,
elle en est modifiée fort désagréablement. Il ne faut donc attri-
buer aux corps que les propriétés que je viens de dire. L'âme
au contraire, c'est moi qui pense, qui sent, qui veut ; c'est la
substance où se trouvent toutes les modifications dont j'ai sen-
timent intérieur, et qui ne peuvent subsister que dans l'âme
qui les sent. Ainsi il ne faut attribuer à l'âme aucune propriété
différente de ses diverses pensées. Je suppose donc que Ton
sache bien distinguer l'âme du corps. Que si ce que je viens
de dire ne suffit pas pour faire sentir la diflérence de ces deux
substances, on peut lire et méditer quelques endroits de saint
Augustin, comme le 10* chapitre du 10* livre de la Tri?nté, les
4* et H" chapitres du livre de la Quantité de ïàme, ou les
Méditations de M. Descartes, principalement ce qui regarde la
distinction de l'âme et du corps, ou enfin le sixième discours
du discernement de Vàme et du corps de M. de Cordemoy ~.
IL Je suppose aussi qu'on sache l'anatomie des organes des
sens, et qu'ils sont composés de petits filets, qui ont leur ori-
gine dans le milieu du cerveau , qu'ils se répandent dans tous
nos membres où il y a du sentiment, et qu'ils viennent enfin
* Développement ajouté dans rédition de 1712 à partir de a car on ne peut
voir clans IVi.mhIiic, etc. » jusqu'à « il ne faut donc attribuer aux rnrps, etc. »
* Mai?is!riit. lecteur ordinaire du daupiiiu, zélé cartésien. Dans le cinquième
discours sur l'union de l'âme et du corps, il nie à l'âme le pouvoir de mou-,
voir le corps Avant Malebranclie, il a l'ait do Dieu la seule cause efiicleute
qui intervient a propos de la volonté, qui n'est cju'une simple cause occa-
sionnelle du mouveuient du corps. La première édition en un volume in-12
€St de 1GG6
«
DES SENS. 87
aboutir sans aucune interruption jusqu'aux parties extérieures
du corps, que pendant que l'on veille et qu'on est en santé, on
ne peut en remuer un bout, que l'autre ne se remue en même
temps, à cause qu'ils sont toujours un peu bandés, par les
esprits animaux qu'ils contiennent, de même qu'il arrive à une
corde bandée, de laquelle on ne peut remuer une partie, sans
que l'autre soit ébranlée.
Il y a bien de l'apparence que les filets des nerfs sont creux
comme de petits canaux, et exactement remplis d'esprits ani-
maux, surtout lorsqu'on veille ; et que quand l'extrémité de
ces filets est cbraplée, les esprits qui y sont contenus trans-
mettent jusqu'au cerveau les mêmes vibrations qu'ils reçoivent
de dehors. Mais que ce soit par les mêmes vibrations des
esprits animaux, ou par les secousses des filets, continuées jus-
qu'au cerveau, que l'action des objets s'y communique, il n'est
pas nécessaire maintenant de l'examiner. Il suffit de savoir
qu'elle s'y communique de l'une ou de l'autre manière, ou de
l'une et de l'autre conjointement i.
Il faut aussi savoir, que ces filets peuvent être remués en
deux manières, ou bien par le bout qui est hors du cerveau, ou
par le bout qui est dans le cerveau. Si ces filets sont agités au
dehors par l'action des objets, et que leur agitation ne se com-
munique point jusqu'au cerveau, comme il arrive dans le som-
meil, l'âme n'en reçoit pour lors aucune sensation nouvelle.
Mais si ces petits filets sont remués dans le cerveau par le
cours des esprits animaux, ou par quelque autre cause, l'àrac
aperçoit quelque chose, quoique les parties de ces filets qui
sont hors du cerveau, et répandus dans toutes les parties de
notre corps, soient dans un parfait repos, comme il arrive en-
core pendant qu'on dort.
III. 11 est encore bon de remarquer ici en passant, quel'expé-
i'ieuce apprend qu'il peut arriver, que nous sentions de la dou-
leur dans des parties de notre corps qui nous ont été entière-
ment coupées ; parce que les filets du cerveau qui leur
répondent, étant ébranlés de la môme manière que si elles
étaient effectivement blessées, Tàme sent dans ces parties ima-
ginaires une douleur très réelle. Car toutes ces choses montrent
' Tout ce paragraphe a été ajouic à l'édition do 1712.
88 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
visiblement, que l'âme réside immédiatement dans la partie du
cerveau à laquelle tous les organes des sens aboutissent.
Quand je dis qu'elle y réside, je veux seulement dire qu'elle y
sent tous les changements qui s'y passent par rapport aux
objets qui les ont causes, ou qui ont accoutumé de les causer,
et qu'elle n'aperçoit ce qui se passe au dehors de cette partie,
que par l'entremise des fibres qui y aboutissent, ou si on le
veut, par les diverses secousses des esprits contenus dans ces
fibres; car je suis persuadé que l'âme ne peut résider immédia-
tement que dans les idées, qui seules peuvent la toucher et l'ani-
mer, la rendre heureuse ou malheureuse, comme je l'expli-
querai ailleurs. Cela posé et bien conçu, il ne sera pas toiv
difficile de faire voir comment la sensation se fait, ce qu'il faut
expliquer par quelque exemple.
IV. Lorsqu'on appuie la pointe d'une aiguille sur sa main,
cette pointe remue et sépare les fibres de la chair. Ces fibres
sont étendues depuis cet endroit jusqu'au cerveau ; et quand
on veille, elles sont assez bandées pour ne pouvoir être ébran-
lées, que celles du cerveau ne le soient. Il s'ensuit donc que les
extrémités de ces fibres, qui sont dans le cerveau, sont aussi
remuées. Si le mouvement des fibres de la main est modéré,
celui des fibres du cerveau le sera aussi , et si le mouvement
est assez violent pour rompre quehjue chose sur la main, i'
sera de même plus fort et plus violent dans le cerveau.
De même, si on approche sa main du feu, les petites parties
du bois, qu'il pousse continuellement en fort grand nombre, et
avec beaucoup de violence, comme la raison le démontre au
défaut de la vue, viennent heurter contre ces fibres, et leur
communiquent une partie de leur a itation. Si cette action est.
modérée, celle des extrémités des fibres du cerveau, qui ré-
pondent à la main, sera modérée ; et si ce mouvement est
assez violent dans la main, pour en séparer quelques parties,
comme il arrive quand on se brûle, le mouvement des fibres
intérieures du cerveau sera à proportion plus fort el plus vio-
lent. Voilà ce qu'on peut concevoir qui arrive à notre corps,
quand les objets nous frappent; il faut maintenant voir ce qui
arrive à notre âme.
V. Elle réside principalement, s'il est permis de le dire ainsi,
d^ns cette partie du cerveau, où tous les filets de nos nerfs
DES SENS. 8»
aboutissent ; elle y est pouv entretenir, et pour conserver toutes
les parties de notre corps, et par conséquent il faut qu'elle
soit avertie de tous les changements qui y arrivent, et qu'elle
paisse distinguer ceux qui sont conformes à la constitution de
son corps, d'avec les autres; parce qu'il lui serait inutile de
les reconnaître absolument, et sans ce rapport à son corps.
Ainsi, quoique tous ces changements de nos fibres ne consis-
tent, selon la vérité, que dans des mouvements qui ne diffèrent
ordinairement que du plus et du moins, il est nécessaire que
l'âme les regarde comme des changements essentiellement dif-
férents. Car encore qu'en eux-mêmes ils ne diffèrent que très
peu, on les doit toutefois considérer comme essentiellement
différents par rapport à la conservation du corps.
Le mouvement, par exemple, qui cause la douleur, ne diffère
assez souvent que très peu de celui qui cause le chatouille-
ment . 11 n'est pas nécessaire qu'il y ait de différence essentielle
entre ces deux mouvements ; mais il est nécessaire qu'il y
ait une différence essentielle entre le chatouillement et la
douleur, que ces deux mouvements causent dans l'âme. Car
l'ébranlement des fibres qui accompagne le chatouillement *,
témoigne à l'âme la bonne constitution de soncorps, qu'il a assez
de force pour résister à l'impression de l'objet, et qu'elle ne doit
point appréhender qu'il en soit blessé ; mais le mouvement
qui accompagne la douleur, étant quelque peu plus violent, il
est capable de rompre quelque fibre du corps, et l'âme en doit
•Hre avertie par quelque sensation désagréable, afin qu'elle y
prenne garde. Ainsi, quoique les mouvements qui se passent
dans le corps ne diffèrent que du plus et du moins en eux-
mêmes, si néanmoins on les considère par rapport à la con-
servation de notre vie, on peut dire qu'ils diffèrent essentielle-
ment.
C'est pour cela que notre âme n'aperçoit point les ébranle-
ments que les objets excitent dans les fibres de notre cliair ;
il lui serait assez inutile de les connaître ; et elle n'en tirerait
pas assez de lumière pour juger si les choses qui nous envi-
* Ce raisonnement confus, oo ce Jagemcnt naturel qui applique an corps ce
que l'àme sent, n'est qu'une sensation qu'on peut dire composée. Voyez ce
que j'ai d t auparavant des jub'emenis naturels, et le premier chapitre du.
troisième livre. (Note de Malebranche.)
90 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
ronnent, seraient capables de détruire ou d'entretenir l'écono-
raie de notre corps. Mais elle se sent touchée de sentiments
qui diffèrent essentiellement, et qui marquant précisément les
quantités des objets par rapport à son corps, lui font sentir
promptementet vivement si ces objets sont capables de lui nuire.
Il faut de plus considérer, que si l'âme n'apercevait que ce
qui se passe dans sa main, quand elle se brûle ; si elle n'y
voyait que le mouvement et la séparation de quelques fibres,
elle ne s'en mettrait guère en peine, et même elle pourrait
quelquefois, par fantaisie et par caprice, y prendre quelque
satisfaction, comme ces fantasques qui se divertissent à tout
rompre dans leurs emportements et dans leurs débauches.
Ou bien de même qu'un prisonnier ne se mettrait guère en
peine s'il voyait qu'on démolit les murailles qui l'enferment, et
que même il s'en réjouirait dans l'espérance d'être bientôt
délivré, ainsi si nous n'apercevions que la séparation des parties
de notre corps , lorsque nous nous briilons , ou que nous
recevons quelques blessures, nous nous persuaderions bien-
tôt que notre bonheur n'est pas d'être renfermé dans un corps,
qui nous empêche de jouir des choses qui nous doivent rendre
heureux ; et ainsi nous serions bien aises de le voir détruire.
Il s'ensuit de là, que c'est avec une grande sagesse, que l'auteur
de l'union de notre âme avec notre corps a ordonné que nous
sentions de la douleur, quand il arrive au corps un changement
capable de lui nuire, comme quand une aiguille entre dans la
chair, ou que le feu en sépare quelques parties, et que nous
sentions du cliatouillement, ou une chaleur agréable, quand
ces mouvements sont modérés, sans apercevoir la vérité de ce
qui se passe dans notre corps, ni les mouvements de ces fibres
dont nous venons de parler.
Premièrement, parce qu'en sentant de la douleur et du
plaisir, qui sont des choses qui diffèrent bien davantage que
du plus >u du moins, nous distinguons avec plus de facilité les
objets qui en sont l'occasion. Secondement, parce que cette voie
de nous faire connaître, si nous devons nous unir aux corps qui
nous environnent, ou nous en séparer, est la plus courte,
et qu'elle occupe moins la capacité d'un esprit qui n'est fait
que pour Dieu. Knfin, parce que la douleur et le plaisir étant
des modifications de notre âme, qu'elle sent pur rapport à son
DES SENS. 91
'«orps, et qui la touchent bien davantage que la connaissance du
mouvement de quelques fibres qui lui appartiendrait, cela l'o-
blige à s'en mettre fort en peine, et fait une union très étroite
entre l'une et l'autre partie de l'homme. Il est donc évident de
tout ceci, que les sens ne nous sont donnés que pour la con-
servation de notre corps, et non pour apprendre la vérité.
Ce que l'on vient de dire du chatouillement et de la douleur,
se doit entendre généralement de toutes les autres sensations,
comme on le verra mieux dans la suite. On a commencé par
ces deux sentiments, plutôt que par les autres, parce que ce
sont les plus vifs, et qu'ils font concevoir plus sensiblement ce
que l'on voulait dire.
Il est présentement très facile de faire voir, que nous tom-
bons en une infinité d'erreurs touchant la lumière et les cou-
leurs, et généralement touchant toutes les qualités sensibles,
comme le froid, le chaud, les odeurs, les saveurs, le son, la
douleur, le chatouillement ; et si je voulais m'arrêter à recher-
cher en particulier toutes celles où nous tombons sur tous les
objets de nos sens, des années entières ne suffiraient pas pour
les déduire, parce qu'elles sont presque infinies ; ainsi ce sera
assez d'en parler en général.
Dans presque toutes les sensations, il y a quatre choses
différentes, que l'on confond, parce qu'elles se font toutes en-
semble, et comme en un instant. C'est là le principe de toutes
les autres erreurs de nos sens.
yi. La première est Vaction de l'objet, c'est-à-dire, dans la
chaleur, par exemple, l'impulsion et le mouvement des pe-
tites parties du bois contre les fibres de la main.
■ La seconde est la passion de l'organe du sens, c'osl-à-dire,
l'agitation des fibres de la main causée par celle des petites
parties du feu, laquelle agitation se communique jusque dans
le cerveau, parce qu'autrement l'âme ne sentirait rien.
La troisi.'me est la passion, la sensation ou la perception de
l'âme, c'est-à-dire, ce qu'un chacun sent, quand il est auprès
du feu.
La quatrième est le jugement que l'âme fait, que ce qu'elle
sent est dans sa main et dans le feu. Or ce jugement naturel
n'est qu'une sensation ; mais cette sensation ou ce jugement
naturel est presque toujours suivi d un autre jugement libr»
92 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
que l'âme a pris une si grande habitude de faire qu'elle ne
peut presque plus s'en empêcher.
Voilà quatre choses bien différentes, comme l'on peut voir,
lesquelles on n'a pas soin de distinguer, et que l'on est porté
à confondre à cause de l'union étroite de l'àme et du corps,
laquelle nous empêche de bien démêler les propriétés de la
matière d'avec celle de l'esprit.
Il est cependant facile de reconnaître, que de ces quatre
choses qui se passent en nous, quand nous sentons quelque
objet, les deux premières appartiennent au corps, et que les
deux autres ne peuvent appartenir qu'à l'àme, pourvu qu'on
ait un peu médité sur la nature de l'àme et du corps, comme
on l'a dû faire, ainsi que je l'ai supposé. Mais il faut expliquer
ces choses en particulier
CHAPITRE XI
I. De l'erreur où l'on tombe touchant l'action des objets contre les fibres
extérieures de nos sens. — II. Cause de cette erreur. — III. Objection et
réponse.
On traitera dans ce chapitre et dans les trois suivants, de
ces quatre choses que nous venons de dire que l'on confondait,
et que l'on prenait pour une simple sensation, et on expliquera
seulement en général les erreurs dans lesquelles nous tombons ;
parce que si on voulait entrer dans le détail, cène serait jamais
fait. On espère toutefois mettre l'esprit des lecteurs en état de
découvrir, avec une très grande facilité, toutes les erreurs oîi
les sens nous peuvent porter ; mais on leur demande pour cela,
qu'ils méditent avec quelque application, tant sur les chapitres
qui suivent, que sur celui qu'ils viennent de lire.
I. La première de ces choses que nous confondons dans cha-
cune de nos sensations, est l'action des objets sur les fibres
extérieures de notre corps. Il est certain qu'on ne met presque-
jamais de différence entre la sensation de l'àme et celte action
des objets, et cela n'a pas besoin de preuve. Presque tous les
hommes s'imaginent que la chaleur, par exemple, que l'on sent,
est dans le feu qui la cause, que la lumière est dans l'air, e*
que les couleurs sont sur les objets colorés. Ils ne pensenl
I
DES SE.NS. 93
point aux raom-eraents des corps imperceptibles qui causent
ces sentiments, ou plutôt qui les accompagnent.
II. Il est vrai qu'ils ne jugent pas que la douleur soit dans
l'aiguille qui les pique, de même qu'ils jugent que la chaleur est
dans le feu; c'est que l'aiguille et son action sont visibles, et
que les petites parties du bois qui sortent du feu, et leur mou-
vement contre nos mains ne se voient pas. Ainsi ne voyant
rien qui frappe nos mains, quand nous nous chauffons, et v
sentant de la chaleur, nous jugeons naturellement que cette
chaleur est dans le feu, faute d'y voir autre chose.
De sorte qu'il est ordinairement vrai, que nous attribuons
nos sensations aux objets, quand les causes de ces sensations
nous sont inconnues. Et parce que la douleur et le chatouille-
ment sont produits avec des corps sensibles, comme avec une
aiguille et une plume, que nous voyons et que nous touchons,
nous ne jugeons pas, à cause de cela, qu'il y ait rien de sembla-
ble à ces sentiments dans les objets qui nous les causent.
III. Il est vrai néanmoins, que nous ne laissons pas de juger,
que la brûlure n'est pas dans le feu, mais seulement danî la
main, quoiqu'elle ait pour cause .les petites parties du bois,
aussi bien que la chaleur, laquelle toutefois nous attribuons au
feu. 3Iais, la raison de ceci est que la brûlure est une espèce
de douleur ; car ayant jugé plusieurs fois que la douleur n'est
pas dans le corps extérieur qui la cause, nous sommes portés
à faire encore le même jugement de la brûlure.
Ce qui nous porte encore à en juger de la sorte, c'est que la
douleur, ou la brûlure appliquent fortement notre âme aux
parties de notre corps, et cela nous détourne de penser à autre
chose; ainsi l'esprit attache la sensation de la brûlure à l'objet
<iui lui est le plus présent. Et parce que nous reconnaissons un
peu après, que la brûlure a laissé quelques marques visibles
dans la partie où nous avons senti de la douleur, cela nous
confirme dans le jugement que nous avons fait que la brûlure
€st dans la main.
Mais cela n'einpéche pas, qu'on ne doive recevoir cette règle
assez générale : que nom avons coutume cC attribuer nos sensa-
tions aux objets, toutes les fois qu'ils aç/issetit sur nous par le
mouvement de quelques parties invisibles. Et c'est pour cette
raison que l'on croit ordinairement que les couleurs, la lumière,
94 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
les odeurs, les saveurs, le son, et quelques autres sentiments,
sont dans l'air ou dans les objets extérieurs qui les causent i ;
parce que toutes ces sensations sont produites en nous par le
mouvement de quelques corps imperceptibles 2.
Il ne faut pas s'imaginer qu'il dépend de nous d'attacher la
sensation de blancheur à la neige, ou de la voir blanche; ni
d'attacher la douleur au doigt piqué, et non à l'épine qui le
pique. Tout cela se fait en nous, sans nous, et même malgré
nous, comme les jugements naturels dont j'ai parlé dans le
chapitre neuvième. Et tout cela se faisant en nous uniquement
par rapport à la conservation de la vie, il est clair que les sen-
■ sations vives et intéressantes doivent se sentir dans le doigt
piqué pour le retirer, et non dans l'épine; et les sensations non
intéressantes des couleurs, dans les objets pour les distinguer
les uns des autres. Comme je n'ai point encore prouvé qu'on
"^ ne voit point les objets en eux-mêmes, ni expliqué ce que c'est
qu'on voit lorsqu'on les regarde, je ne puis exposer ici claire-
ment ni pourquoi, ni comment la lilancheur est jointe à la neige,
et la couleur aux objets. Cela dépend de la connaissance des
idées qui touchent l'âme, et qui éclairent, pour ainsi dire, les
yeux de l'esprit lorsqu'on ouvre ceux du corps.
CHAPITRE XII
1. Des erreurs touchant les mouvements des fibres de nos sens. — II. Que
' noiH n'aperrcvons pas ces mouvements, ou que nous les confondons avec
nos SL'nsations. — III. Expérience qui le prouve. — IV. Trois horlus de
sensations. — V. Les erreurs qui les accompayiienl.
I. La seconde chose qui se trouve dans chacune des sensa'ions,
est l'ébranlement des libres de nos sens, qui se communique
jusqu'au cerveau ; et nous nous trompons, on ce que nous
confondons toujours cet ébranlement avec la sensation de l'àme,
et que nous jugeons qu'il n'y a point de tel ébranlement, lorsque
nous n'en percevons point par les sens.
* J'expliq-jerai ci-dessous de quei sens les objets sont cause de nos sens»
lions. (INole de Malcbranche.)
» Paragi'aplie ajouté a l'cdllion uc 1712. I
DES SENS. 95
II. Nous confondons, par exemple, l'ébranlement que le feu
excite dans les fibres de notre main, avec la sensation de chaleur;
et nous disons que la chaleur est dans notre main. Mais parce
que nous ne sentons point l'ébranlement que les objets visibles
font sur le nerf optique, qui est au fond de l'œil, nous pensons
que ce nerf n'est point ébranlé, et qu'il n'est point couvert des
couleurs que nous voyons ; nous jugeons au contraire qu'il n'y
a que l'objet extérieur sur lequel ces couleurs soient répandues.
Cependant on peut voir, par l'expérience qui suit, que les cou-
leurs sont presque aussi fortes et aussi vives sur le fond du
nerf optique, que sur les objets visibles.
III. Que l'on prenne un œil de bœuf nouvellement tué, qu'on
ôte les peaux qui sont à l'opposite de la prunelle, à l'endroit
, où est le nerf optique et qu'on mette en leur place quelque
morceau de papier assez mince pour être transparent. Cela
fait, qu'on mette cet œil au trou d'une fenêtre, en sorte que la
prunelle soit à l'air, et que le derrière de l'œil soit dans la
chambre, qu'il faut bien fermer, atln qu'elle soit fort obscure.
Et alors on verra toutes les couleurs des objets qui sont hors
de la chambre, répandues sur le fond de l'œil, mais peints à
la renverse. Que s'il arrive que ces couleurs ne soient pas
assez vives, il faudra allonger l'œil, en le pressant par les côtés,
si les objets qui se peignent au fond de l'œil sont trop proches ;^
ou bien le faire plus court, si les objets sont trop éloignés.
On voit bien par cette expérience, que nous devrions juger,
ou sentir les couleurs au fond de nos yeux, de même que nous
jugeons que la chaleur est dans nos mains, si nos sens nous
étaient donnés pour découvrir la vérité, et si nous nous con-
duisions par raison dans les jugements que nous formons sur
les objets de nos sens.
Mais pour rendre quelque raison de toute la bizarrerie de
nos jugements sur les qualités sensibles, il faut considérer que
l'âme est unie si étroitement à son corps, et qu'elle est encore
devenue si charnelle depuis le péché, et par là si incapable
d'attention, qu'elle lui attribue beaucoup de choses qui n'ap-
partiennent qu'à elle-même, et qu'elle ne se dislingue presque
plus d'avec lui. De sorte qu'elle ne lui attribue pas seulement
toutes les sensations, dont nous parlons à présent, mais aussi
la force d'imaginer, et môme quelquefois la puissance de rai-
96 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
sonner ; car il y a eu un grand nombre de philosophes assez
stupidcs, et assez grossiers, pour croire que l'âme n'était que la
plus délice et la plus subtile partie du corps.
Si l'on veut bien lire Tertullion, on ne verra que trop de
preuves de ce que je dis, puisqu'il est lui-même de ce sentiment,
après un très grand nombre d'auteurs qu'il rapporte. Cela est
si vrai, qu'il tâche de prouver dans le livre de VAine, que la foi,
1 écriture, et même les révélations particulières nous obligent
de croire que l'âme est corporelle i. Et il ne faut pas s'en
étonner, puisqu'il est tombé dans cet excès de folie de s'ima-
giner que Dieu même était corporel. Je ne veux point réfuter
ces sentiments, parce que j'ai supposé qu'on devait avoir lu
quelques ouvrages de saint Augustin ou de M. Descartes, qui
auront assez fait voir l'extravagance de ces pensées, et qui
auront assez affermi l'esprit dans la distinction de l'étendue et
de la pensée, de l'âme et du corps.
L'âme est donc si aveugle qu'elle se méconnaît elle-même,
et qu'elle ne voit pas que ses propres sensations lui appar-
tiennent. Mais pour expliquer ceci il faut distinguer dans l'àme
trois sortes de sensations, quelques-unes fortes et vives,
quelques autres faibles et languissantes, et enfin des moyennes
entre les unes et les autres.
Les sensations fortes et vives sont celles qui étonnent l'esprit,
€t qui le réveillent avec quelque force, parce qu'elles lui sont
fort agréables ou fort incommodes ; telles sont la douleur, le
chatouillement, le grand froid, le grand chaud, et générale-
ment toutes celles qui ne sont pas seulement accompagnées de
vertiges dans le cerveau, mais encore de quelque mouvement
des esprits vers les parties intérieures du corps, c'est-à-dire de
quelques mouvements des esprits, propres à changer la situation
des corps 2, et à exciter les passions, comme nous expliquerons
ailleurs.
IV. Les sensations faibles et languissantes sont celles qui lou-
chent fort peu l'âme, et qui ne lui sont ni fort agréables, ni fort
incommodes, comme la lumière médiocre, toutes les couleurs,
les sons ordinaires et assez faibles, etc.
« Aug. E|). 157.
■■ Ce luenibre de piirase a élc ajouté a lï'diliûii de 1712.
DES SE^S. 97
Enfin j'appelle moyennes entre les fortes et les faibles, ces
sortes de sensations qui touchent l'âme médiocrement comme
une grande lumière, un son violent, etc. Or il faut remarquer
qu'une sensation faible et languissante peut devenir moyenne, eL
enfin forte et vive. La sensation, par exemple, que l'on a de la
lumière, est faible quand la lumière d'un flambeau est languis-
sante, ou que le flambeau est éloigné ; mais cette sensation
peut devenir moyenne, si l'on approche le flambeau assez
près de nous; et enfin elle peut devenir très forte et très vive,
si l'on approche le flambeau si près de ses yeux qu'on en soit
ébloui, ou bien quand on regarde le soleil. Ainsi la sensation
de la lumière peut être forte, faible, ou moyenne, selon ses
différents degrés.
V. Voici donc les jugements que notre âme fait de ces trois
sortes de sensations, où nous pouvons voir, qu elle suit presque
toujours aveuglément les impressions sensibles, ou les juge-
ments naturels des sens, et qu'elle se plaît, pour ainsi dire, à
se répandre sur tous les objets qu'elle considère, en se dépouil-
lant de ce qu'elle a pour les en revêtir.
Les premières de ces sensations sont si vives et si touchantes,
que l'âme ne peut presque s'empèclier de reconnaître qu'elles
lui appartiennent en quelque façon ; de sorte qu'elle ne juge
pas seulement qu'elles sont dans les objets, mais elle les croit
aussi dans les membres de son corps, lequel elle considère
comme une partie d'clle-môrae. Ainsi elle juge que le froid et
le chaud ne sont pas seulement dans la glace et dans le feu,
mais qu'ils sont aussi dans ses propres mains.
Pour les sensations faibles, elles touchent si peu l'âme,
qu'elle ne croit pas qu'elles lui appartiennent, ni qu'elles soient
au dedans d'elle-même, ni aussi dans son propre corps, mais
seulement dans les objets. C'est pour cette raison que nous
ôtons la lumière et les couleurs à notre âme et à nos propres
yeux, pour en parer les objets de dehors, quoique la raison
nous apprenne qu'elles ne se trouvent point dans l'idée que
nous avons de la matière, et que l'expérience nous fasse voir
que nous les devrions juger dans nos yeux, aussi bien que sur
les objets, puisque nous les y voyons aussi bien que dans les
objets, comme j'ai prouvé par l'expérience d'un œil de bœuf
mis au trou d'une fenêtre.
T. I. 6
98 1)E LA RECHEUCHE DE LA VÉRITÉ.
Or la raison pour laquelle tous les hommes ne voient point
d'abord que les couleurs, les odeurs, les saveurs, et toutes les
autres sensations, sont des moditicatious de leur âme, c'est que
nous n'avons point d'idée claire de notre âme. Car lorsque
nous connaissons une chose par l'idée qui la représente, nous
connaissons clairement les modilicaiions qu'elle peut avoir. Tous
les hommes conviennent que la rondeur, par exemple, est une
modification de l'étendue, parce que tous les hommes connais-
sent l'étendue par une idée claire qui la représente K Ainsi ne
connaissant point noire âme par son idée, comme je l'expliquerai
ailleurs, mais seulement par le sentiment intérieur que nous en
avons, nous ne savons point par simple vue, mais seulement par
raisonnement, si la blancheur, la lumière, la couleur et les
autres sensations faibles et languissantes sont, ou ne sont pas
des modilicaiions de notre âme. Mais pour les sensations vives,
comme la douleur et le plaisir, nous jugeons facilement qu'elles
sont en nous, à cause que nous sentons bien qu'elles nous tou-
chent, et que nous n'avons pas besoin de les connaître par
leurs idées, pour savoir qu'elles nous appartiennent.
Pour les sensations moyennes, l'âme s'y trouve fort embar-
rassée. Car d'un côté elle veut suivre les jugements naturels
des sens, et pour cela elle éloigne de soi, autant qu'elle peut,
ces sortes de sensations, pour les attribuer aux objets. Mais de
l'autre côté, elle ne peut qu'elle ne seule au dedans d'elle-
même, qu'elles lui appartiennent; principalement quand ces
sensations approchent de celles que j'ai nommées fortes et vives,
de sorte que voici comme elle se conduit dans les jugements
qu'elle en fait. Si la sensation la touche assez fort, elle la juge
dans son propre corps, aussi bien que dans l'objet ; si elle nd
la louche que très peu, elle ne la juge que dans l'objet. Et sij
celle sensation est exactement moyenne entre les tories et les!
faibles, alors l'âme ne sait plus qu'en croire, lorsqu'elle n'en]
juge que par les sens. • |
Par exemple, si on regarde une chandelle d'un peu loin, l'àmej
juge que la lumière n'est que dans l'objet. Si on la met tout
proche de ses yeux, l'âme juge qu'elle n'est pas seulement dai^
« Voyez le chapitre 7 de la seconde partie du troisième livre. (Note
Maleb~înche.)
DES SENS. 99
la chandelle, mais aussi dans ses yeux. Que si on la retire
environ à un pied de soi, l'âme demeure quelque temps sans
juger si cette lumière n'est que dans l'objet. Mais elle ne s'a-
vise jamais de penser, comme elle devrait faire, que la lumière
n'est et ne peut être une propriété, ou une modification de la
matière, et qu'elle n'est qu'au dedans d'elle-même, parce qu'elle
ne peiîse pas à se servir de sa raison pour découvrir la vérité
de ce qui en est, mais seulement de ses sens, qui ne la décou-
vrent jamais, et qui ne sont donnes que pour la conserva-
tion du corps.
Or la cause pour laquelle l'âme ne se serf, pas de sa raison,
c'est-à-dire, de sa pure intellection, quand elle considère «n
objet qui peut être aperçu par les sens, c'est que l'âme n'est
point touchée par les choses qu'elle aperçoit par la pure intel-
lection, et qu'au contraire elle l'est très vivement par les choses
sensibles; car l'âme s'applique fort à ce qui la touche beau-
coup, et elle néglige de s'appliquer aux choses qui no la tou-
chent pas. Ainsi elle conforme presque toujours ses jugements
libres aux jugements naturels de ses sens.
Pour juger donc sainement de la lumière et des couleurs,
aussi bien que de toutes les autres qualités sensibles, on doit
distinguer avec soin le sentiment de couleur d'avec le mouve-
ment dn nerf optique, et reconnaître par la raison que les
mouvements et les impulsions sont des propriétés des corps, et
qu'ainsi ils se peuvent rencontrer dans les objets et dans les
organes de nos sens ; mais que la lumière et les couleurs que
l'on voit, sont des modifications de l'âme bien différentes des
autres, et desquelles aussi l'on a des idées bien différentes.
Car il est certain qu'un paysan, par exemple, voit fort bien
les couleurs, et qu'il les distingue de toutes les choses qui ne
sont point couleur. Il est de même certain qu'il n'aperçoit
point de mouvement, ni dans les objets colorés, ni dans le
fond de ses yeux : donc la couleur n'est point du mouvement.
De même, un paysan sent fort bien la chaleur, et il en a luie
connaissance assez claire pour la distinguer de toutes les choses
qui ne sont point chaleur ; cependant, il ne pense pas seule-
ment que les fibres de sa main soient remuées. La chaleur
qu'il sent n'est donc point un mouvement, puisque les idées
de chaleur et de mouvement sont différentes, et qu'il peut avoir
100 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
l'une sans l'autre ; car il n'y a point d'autre raison pour
dire qu'un carré n'est pas un rond, que parce que l'idée
d'un carré est différente de celle d'un rond, et que l'on peut
penser à l'un sans penser à l'autre.
Il ne faut qu'un peu d'attention pour reconnaître qu'il n'est
pas nécessaire que la cause naturelle, qui nous fait sentir telle
ou telle chose, la contienne en soi. Car, de même qu'il rre faut
pas qu'il y ait de la lumière dans ma main, afin que j'en voie
quand je me frappe les yeux , il n'est pas aussi nécessaire qu'il
y ait de la chaleur dans le feu, afin que j'en sente quand je lui
présente mes mains, ni que toutes les autres qualités sensibles
que je sens soient dans les objets. Il suffit qu'ils causent quel-
que ébranlement dans les fibres de ma chair, afin que mon âme
qui est unie, soit modifiée par quelque sensation. Il n'y a point
de rapport entre des mouvements et des sentiments, il est vrai.
Mais il n'y en a point aussi entre le corps et l'esprit ; et puisque
la nature ou la volonté du Créateur allie ces deux substances,
toutes opposées qu'elles sont par leur nature, il ne faut pas
s'étonner si leurs modifications sont réciproques. Il est néces-
saire que cela soit, afin qu'elles ne fassent ensemble qu'un
tout.
Il faut bien remarquer, que nos sens nous étant donnés seu-
lement pour la conservation de notre corps, il est très à propos
qu'ils nous portent à juger, comme nous faisons, des qualités
sensibles. Il nous est bien plus avantageux de sentir la douleur
et la chaleur, comme étant dans notre corps, que si nous jugions
qu'elles ne fussent que dans les objets qui les causent; parce
que la douleur et la chaleur étant capables de nuire à nos mem-
bres, il est à propos que nous soyons avertis, quand ils en sont
attaqués, alin d'empèclier qu'ils n'en soient offensés.
Mais il n'en est pas de môme des couleurs; elles ne peuvent
d'ordinaire blesser le fond de l'œil, où elles se rassemblent, et
il nous est inutile de savoir qu'elles y sont peintes. Ces couleurs
ne nous sont nécessaires que pour connaître plus distincte-
ment les objets; et c est pour cela que nos sens nous portent à
les attribuer seulement aux objets. Ainsi les jugements auxquels
l'impression de nos sens nous portent, sont très justes, si on
les considère par rapport à la conservation du corps ; mais
néanmoins ils sont tout à fait bizarres, et très éloignés de la
1
DES SENS. 101
vérité, comme on a déjà vu eu partie, et comme on le verra
encore mieux dans la suite.
CHAPITRE XIII
I. De la nature des sensations. — II. Qu'on les connaît mieux qu'on ne croit.
— III. Objeriinn et réponse. — IV. Pourquoi l'on s'imagine ne rien con-
naître rie -es sensations. — V Qu'on se trompe de croire que Ions les
hiMiimes or.i les mêmes sensations des mêmes objets. — VI. Objociinn et
réponse.
I. La troisième chose qui se trouve dans chacune de nos
sensations, ou ce que nous sentons, par exemple, quand nous
somnios aiprès du feu, est une modification de notre âme par
rapport à ce qui se passe dans le corps auquel elle est unie.
Cel e modification est agréable, quand ce qui se passe dans le
corps est propre pour aider la circulation du sang et les autres
fonctions de la vie ; on la nomme du terme équivoque de cha-
leur; et cette modification est pénible et toute différente de
l'autre, quand ce qui se passe dans le corps est capable de
l'incommoder et de le briiler, c'est-à-dire, quand les mouve-
ments, qui sont dans le corps, sont capables d'en rompre
quelques fibres, et elle s'appelle ordinairement douleur ou brû-
lure, et ainsi des autres sensations. Mais voici les pensjos ox*-
dinaires que l'on a sur ce sujet.
II. La première erreur est, que l'on croit n'avoir aucune
connaissance de ses sensations. Il se trouve bien des gens qui
se mcllcut fort en peine de savoir ce que c'est que la douleur,
le plaisir, et les autres sensations, parce que confondant l'àme
avec le corps, ils ne demeurent pas d'accord qu'elles ne sont
que dans l'àme, et qu'elles n'en sont que des modification:,. Il
est vrai que ces sortes de gens sont admirables, de vouloir
qu'on leur apprenne ce qu'ils ne peuvent ignorer, car il n'est
pas possible à un homme d'ignorer entièrement ce que c'est que
la douleur quand il la sent.
Une personne, par exetnple, qui se bri'ile la main, distingue
fort bien la douleur qu'il sent d'avec la lumière, la couleur, le
son, les saveurs, les odeurs, le plaisir, et d'avec touic aulre
douleur que celle qu'il sent ; il la distingue très bien de ]"ad-
T. I. e
102 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
miration, du désir, de l'amour; il la distingue d'un carré, d'un
cercle, d'un mouvement ; enfin il la reconnaît fort différente de
toutes les choses qui ne sont point cette douleur qu'il sent. Or
s'il n'avait aucune connaissance de la douleur, je voudrais bien
savoir, comment il pourrait reconnaître avec évidence et certi-
tude, que ce qu'il sent n'est aucune de ces choses.
Nous connaissons donc en quelque manière ce que nous sen-
tons immédiatement, quand nous voyons des couleurs, ou que
nous avons quelqu'autre sentiment ; et même il est très cer-
tain, que si nous ne le connaissions pas, nous ne connaîtrions
aucun objet sensible ; car il est évident que nous ne pourrions
pas distinguer, par exemple, l'eau d'avec le vin, si nous ne
savions, que les sensations que nous avons de l'un, sont diffé-
rentes de celles que nous avons de l'autre, et ainsi de toutes
les choses que nous connaissons par les sens.
in. Il est vrai que si on me presse, et qu'on me demande
que j'explique donc ce que c'est que la douleur, le plaisir, la
couleur, etc., je ne le pourrai pas faire comme il faut par des
paroles ; mais il ne s'ensuit pas delà, que si je vois de la cou-
leur, ou que je me brûle, je ne connaisse au moins en quelque
manière ce que je sens actuellement.
Or la raison pour laquelle toutes les sensations ne peuvent
pas bien s'expliquer par des paroles, comme toutes les autres
choses, c'est qu'il dépend de la volonté des hommes d'attacher
les idées des choses à tels noms qu'il leur plaît. .Ils peuvent
appeller le ciel, Ouranos, schamajim, etc. comme les Grecs
et les Hébreux : mais ces mêmes hommes n'attachent pas,
comme il leur plaît, leurs sensations à des paroles, ni même à
aucune autre chose. Ils ne voient point de couleurs, quoi((u'on
leur en parle, s'ils n'ouvrent les yeux. Ils ne goûtent point de
saveurs, s'il n'arrive quelque changement dans l'ordre des
fibres de leur langue et de leur cerveau. En un mot, toutes
les sensations ne dépendent point de la volonté des hommes ;
et il n'y a que celui qui les a faits, qui le conserve dans cette
mutuelle correspondance des modifications de leur âme avec
celle du corps. De sorte que si un homme veut que je lui re-
présente de la couleur, ou delà chaleur, je ne puis me servir de
paroles pour cela ; mais il faut que j'imprime dans les or,i!:anes
de ses sens, les mouvements auxquels la nature a attaché ces
DES SENS. 103
sensations : il faut que je l'approche du feu, et que je lui fasse
voir, des tableaux.
C'est pour cela qu'il est impossible de donner aux aveugles
la moindre connaissance de ce que Ton entend par rouge,
vert, jaune, etc. Car puisqu'on ne peut se faire entendre, quand
celui qui écoute n'a pas les mêmes idées que celui qui parle,
il est manifeste que les sensations n'étant point attachées au
son des paroles, ou au mouvement du nerf des oreilles, mais
à celui du nerf optique, on ne peut pas les représenter aux
aveugles, puisque leur nerf optique ne peut être ébranlé par
les objets colorés.
IV. Nous avons donc quelque connaissance de nos sensations.
Voyons maintenant d'où vient que nous cherchons encore à les
connaître, et que nous croyons n'en avoir aucune connais-
sance. En voici sans doute la raison ; l'àme depuis le péché
est devenue comme corporelle par inclination. Son amour poiir
les choses sensibles diminue sans cesse l'union, ou le rai)port
qu'elle a avec les choses intelligibles. Ce n'est qu'avec dégoût
qu'elle conçoit les choses qui ne se font point sentir, et elle se
lasse incontinent de les considérer. Elle fait tous ses efforts
pour produire dans son cerveau quelques images qui les repré-
sentent, et elle s'est si fort accoutumée dès l'enfance à cette
sorte de conception, qu'elle croit même ne point connaître ce
qu'elle ne peut imaginer. Cependant" il se trouve plusieurs
choses qui n'étant point corporelles ne peuvent être repré-
sentées à l'esprit par des images corporelles, comme notre
âme avec toutes ses modifications. Lors donc que notre àme
veut se représenter sa nature et ses propres sensations, elle
fait effort pour s'en former une image corporelle. Elle se
cherche dans tous les êtres corporels, elle se prend tantôt
pour l'un et tantôt pour l'autre, tantôt pour l'air, tantôt pour
du feu, ou pour l'harmonie des parties de son corps, et se
voulant ainsi trouver parmi le corps, et imaginer ses propres
modifications, qui sont ses sensations comme les modifications
•des corps, il ne faut pas s'étonner si elle s'égare, et si elle se
méconnaît entièrement elle-même.
Ce qui la porte encore beaucoup à vouloir imaginer ses sen-
sations, c'est qu'elle juge qu'elles sont dans les objets, et
qu'elles en font même des modifications, et par conséquent que
104 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
c'est quelque chose de corporel, et qui se peut imaginer. Elle juge
donc que la nature de ses sensations ne consiste que dans le mou-
vement qui les cause, ou dans quelque autre modification d'un
corps ; ce qui se trouve ditrérent de ce qu'elle seni, qui n'est
rien de corporel, et qui ne se peut représenter par des images
corporelles. Cela l'embarrasse et lui fait croire qu'elle ne con-
naît pas ses propres sensations.
Pour ceux qui ne font point de vains efforts, afin de se re-
présenter l'àme et ses modificaiions par des images corporelles,
et qui ne laissent pas de demander qu'on leur explique les
sensations, ils doivent savoir qu'on ne connaît point l'àme, ni
ses modifications, par des idées, prenant le mot d'idée dans
son véritable sens, tel que je le détermine et que je l'explique
dans le troisième livre ^ mais seulement par sentiment inté-
rieur ; et qu'ainsi lorsqu'ils souhaitent qu'on leur explique
l'âme et ses sensations par quelques idées, ils souhaitent ce
qu'il n'est pas possible à tous les hommes ensemble de leur
donner, puisque les hommes ne peuvent pas nous instruire en
nous donnant les idées des choses, mais seulement en nous
faisant penser à celles que nous avons naturellement.
La seconde erreur où nous tombons touchant les sensations,
c'est que nous les attribuons aux objets ; elle a été expliquée
dans les chapitres XI et XII.
V. La troisième est, que nous jugeons que tout le monde a
les mêmes sensations des mêmes objets. Nous croyons, par
exemple, que tout le monde voit le ciel bleu, les prés verts, et
tous les objets visibles, de la même manière que nous les voyons,
cl ainsi de toutes les autres qualités sensibles des autres sens.
Plusieurs personnes s'étonneront même de ce que je mets en
doute des choses qu'ils croient indubitables. Cependant je puis
assurer qu'ils n'ont jamais eu aucune raison d'en juger de la
manière qu'ils en jugent ; et quoique je ne puisse pas démon-
trer malliématiquoment qu'ils se trompent, je puis toutefois
démontrer que s'ils ne se trompent pas, c'est par le plus grand
hasard du monde. J'ai même des raisons assez fortes pour
assurer qu'ils sont véritablement dans l'erreur.
• II. Pariii' rlinpitre 7. Voyez aussi l'éclaircissement sur le môme ciiapitre.
\Note de Malebranciie.)
DES SENS. 105
Pour reconnaître la vérité de ce que j'avance, il faut se sou-
/enir de ce que j'ai déjà prouvé; savoir, qu'il y a grande dif-
ffircnce entre les sensations et les causes des sensations. Car
•m peut juger de là qu'absolument parlant, il se peut faire que
des mouvements semblables des fibres intérieures du nerl
optique, ne fassent pas avoir à différentes personnes les mêmes
sensations, c'est-à-dire, voir les mêmes couleurs ; et qu'il peut
arriver, qu'un mouvement qui causera dans une personne la
sensation du bleu, causera celle du vert ou du gris dans une
autre, ou même une nouvelle sensation que personne n'aura
jamais eue.
Il est constant que cela peut être, et qu'on n'a point de rai-
son qui nous démontre le contraire. Cependant je tombe d'ac-
cord, qu'il n'est pas vraisemblable que cela soit ainsi. Il est
bien plus raisonnable de croire, que Dieu agit toujours de la
même manière, dans l'union qu'il a mise entre nos âmes et nos
corps ; et qu'il a attaché les mêmes idées et les mêmes sensa-
tions aux mouvements semblables des fibres intérieures du
cerveau de différentes personnes.
Qu'il soit donc vrai, que les mêmes mouvements des fibres
qui aboutissent dans le cerveau, soient accompagnés des mêmes
sensations dans tous les hommes ; s'il arrive que les mêmes
objets ne produisent pas les mêmes mouvements dans leur
cerveau, ils n'exciteront pas par conséquent les mêmes sensa-
tions dans leur âme. Or il me paraît indubitable que les organes
des sens de tous les hommes n'étant pas disposés de la même
manière, ils ne peuvent pas recevoir les mêmes impressions,
des mêmes objets.
Les coups de poing, par exemple, que les portefaix se don-
nent pour se flatter, seraient capables d'estropier des personnes
délicates. Le même coup produit des mouvements bien différents,
et excite par conséquent des sensations bien différentes dans
un homme d'une constitution robuste, et dans un enfant, ou une
femme d'une faible complexion. Ainsi n'y ayant pas deux per-
sonnes au monde de qui on puisse assurer qu'ils aient les
organes des sens dans une parfaite conformité, on ne peut pas
assurer qu'il y ait deux hommes dans le monde qui aient tout
à fait les mêmes sentiments des mêmes objels.
C'est là l'origine de celte étra.ige variété qui se rencontre
L
106 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
dans les inclinations des hommes. Il y en a qui aiment extrê-
mement la musique, d'autres qui y sont insensibles; et même
entre ceux qui s'y plaisent, les uns aiment un genre de masique;
les autres un autre, selon la diversité presque intînie qui se
trouve dans les libres du nerf de l'ouïe, dans le sang et dans
les esprits. Combien, par exemple, y a-t-il de différence entre
la musique de France, celle. d'Italie, celle des Chinois, et les
autres, et par conséquent entre le goût que les différents peu-
ples o:;t des différents genres de musique? Il arrive même qu'en
différents temps on reçoit des impressions fort différentes par
les mêmes concerts : car si l'on a l'imagination échauffée par
ime grande abondance d'esprits agités, on se plait beaucoup
plus à entendre une musique hardie et oîi il entre beaucoup de
dissonnances, que dans une musique plus douce et plus selon les
règles et l'exactitude mathématique. L'expérience le prouve, et
il n'est pas fort difticile d'en donner la raison.
Il en est de même des odeurs. Celui qui aime la fleur d'orange,
ne pourra peut-être souffrir la rose, et d'autres au contraire.
Pour les saveurs, il.y a autant de diversité que dans les autres
sensations. Les sauces doivent être toutes différentes pour plaire
également à différentes personnes, ou pour plaire également à
one même personne en différents temps. L'un aime le doux,
l'autre aime l'aigre. L'un trouve le vin agréable, et l'autre en
a de l'horreur; et la même personne qui le trouve agréable
quand elle se porte bien, le trouve amer quand elle a la fièvre,
et ainsi des autres sens. Cependant tous les hommes aiment
le plaisir : ils aiment tous les sensations agréables : ils ont tous
eu cela la même inclination. Ilsnercroivent donc pas les mémos
sensations des mêmes objets, puisqu'ils ne les aiment pas éga-
lement.
Ainsi ce qui fait dire à un homme qu'il aime le doux, c'est
que la sensation qu'il en a est agréable, et ce qui fait qu'un
autre dit qu'il n'aime pas le doux, c'est que selon la vérité, il
n'a pas la môme sensation que celui qui l'aime. Kl alors quand
il dit qu'il n'aime pas le doux, cela ne veut pas dire qu'il n'aime
pas à avoir la même sensation que l'autre, mais seulement qu'il
ne l'a pas. De sorte que l'on parle improprement, quand on dit
qu'on n'aime pas le doux, on devrait dire qu'on n'aime pas le
sucre, le miel, etc. que tous les autres trouvent doux et agréa-
DES SENS. 107
b!e, et qu'on ne trouve pas de même goût que les autres, parce
qu'on a les fibres de la langue autrement disposées.
Voici un exemple plus sensible : supposé que de vingt per-
sonnes il y. en ait quelqu'un qui ait froid aux mains etqui ne
sache pas les noms dont on se sert en France pour expliquer
les sensations de froideur et de chaleur ; et que tous les autres
au contraire aient les mains extrêmement chaudes. Si en hiver
on leur apportait à tous de l'eau un peu tiède pour se laver,
ceux qui auraient les mains fort chaudes, se lavant d'abord les
uns après les autres, pourraient bien dire : voilà de l'eau bien
fi-oide, je n'aime point cela. Mais quand ce dernier qui a les
mains extrêmement froides viendrait à la fin pour se laver, il di-
rait au contraire : je ne sais pas pourquoi vous n'aimez pas l' eau
froide, pour moi je prends plaisir de sentir le froid et de me
laver. Il est bien clair dans cet exemple, que quand ce dernier
dirait : j'aime le froid, cela ne signifierait autre chose, sinon
qu'il aime la chaleur, et qu'il la sent, où les autres sentent le
contraire.
Ainsi quand un homme dit : j'aime ce qui est amer, et je ne
puis soufMr les douceurs ; cela ne signifie autre chose, sinon
qu'il n'a pas les mômes sensations que ceux qui disent qu'ils
aiment les douceurs, et qu'ils ont de l'aversion pour tout ce qui
est amer.
Il est donc certain, qu'une sensation qui est agréable à une
personne, l'est aussi à tous ceux qui la sentent, mais que les
mêmes objets ne la font pas sentir à tout le monde, à cause de^
la différente disposition des organes des sens ; ce qu'il est de la
dernière conséquence de remarquer pour la physique et pour
la morale.
VI. On peut seulement ici faire une objection fort facile à
résoudre; savoir, qu'il arrive quelquefois que des personnes
qui aiment extrêmement de certaines viandes, viennent enfin à
en avoir horreur, ou parce qu'en la mangeant ils y ont trouvé
quelque saleté mêlée, qui les a surpris , ou parce qu'ils ont été-
fort malades, à cause qu'ils en avaient pris avec excès, ou enfia
pour d'autres raisons. Ces sortes de personnes, dira-t-on, u'ai-
I ment plus les mêmes sensations ({u'ils aimaient autrelois ; car.
ils les ont encore quand ils mangent les mêmes viandes, et
cependant elles ne leur sont plus agréables.
108 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
Pour répondre à cette objection, il faut prendre garde, que
Quand ces personnes goûtent des viandes dont ils ont tant d'hor-
reur et de dégoût, ils ont deux sensations bien différentes en
même temps. Ils ont celle de la viande qu'ils mangent, l'objec-
tion le suppose; et ils ont encore une autre sensation de dégoût,
qui vient, par exemple, de ce qu'ils imaginent fortement la
saleté qu'ils ont vue mêlée avec ce qu'ils mangent. La raison
de ceci est, que lorsque deux mouvements se sont faits dans le
cerveau en même temps, l'un ne s'excite plus sans l'autre, si
ce n'est après un temps considérable. Ainsi, parce que la sen-
sation agréable ne vient jamais sans cette autre dégoûtante, et
que nous confondons les choses qui se font eu même temps,
nous nous imaginons que cette sensation qui était autrefois
agréable ne l'est plus. Cependant si elle est toujours la même,
il est nécessaire qu'elle soit toujours agréable. De sorte que si
Von s'imagine qu'elle n'est pas agréable, c'est parce qu'elle est
jointe et confondue avec une autre qui cause plus de dégoût que
celle-ci n'a d'agrément.
Il y a plus de difficulté à prouver que les couleurs et quel-
ques autres sensations, que j'ai appelées faibles et languis-
santes, ne sont pas les mêmes dans tous les hommes; parce que
toutes ces sensations touchent si peu l'àme, qu'on ne peut
pas distinguer, comme dans les saveui's ou d'autres sensa-
tions plus fortes et plus vives, que l'une est plus agréable
que l'autre ; et reconnaître ainsi par la variété du plaisir
ou du dégoût qui se trouverait dans différentes personnes, la
diversité de leurs sensations. Toutefois la raison, qui montre
que les autres sensations ne sont pas semblables en différentes
personnes, montre aussi qu'il doit y avoir delà variété dans les
sensations que l'on a des couleurs. En effet on ne peut pas
douter qu'il n'y ait beaucoup de diversité dans les organes de
la vue de différentes personnes, aussi bien que dans ceux de
l'ouïe et du goût. Car il n'y a aucune raison de supposer une
parfaite ressemblance dans la disposition du nerf optique de
tous les hommes, puisqu'il y a une variété infinie dans toutes les
choses de la nature, et principalement dans celles qui sont ma-
térielles. Il y a donc quelque apparence, que tous les hommes
ne voient pas les mêmes couleurs dans les mêmes objets.
Cependant je crois qu'il n'arrive jamais, ou presque jamais,
DES SE.NS. ,^
que des perionces voient le blanc et le noir d'une autre couleur
M^.e nous, çjuo^u-ds ne le voient pas également blanc ounoTr
Ma . pour les couleurs moyennes, comme le rouge le jaun,
t le bleu, et prmcipalement celles qui sont compo ées de e
ro.,ci, jecrœs qu'U y a très peu de personnes^q" en ai ^l
tout a fait la même sensation. Car U se trouve quelquefois de
personnes qui voient certains corps d'une couleur Jaune pa"
exemple, lorsqu'ils les regardent d'un œU et d'unp^'' ."^
verte ou bleue, lorsqu'ils les regardent de'Va t e Le"^^^^^^^^
SI Ion supposait que ces personnes fussent nées borlen
avec des yeux disposés à voir bleu ce qu'on appelé ft'' T
croiraient voir les objets de la même couleur que Vous',
voyons parce qu'ils auraient toujours entendu Tomme" veTt
ce quils verraient bleu. ^^nn;r \ert
On pourrait encore prouver que tous les J.omraes ne voient
pas les mêmes objets de même couleur, à cause que s 1 ne
remarques de quelques-uns, les mômes couleurs n^ nIa^n
pas également a toutes sortes de personnes puisque' s"
sensations étaient les mêmes, elles seraient Jgalemen a"r
bi e. a tous les hommes. Mais parce qu'on peut faire con'e
cette preuve des objections très fortes appuvées su la .enon p
que J ai donnée à l'objection précédenfe' on n la e fp:
assez solide pour la proposer ^^
,.go,. si les corps soo. propres à 00^ „r, .te^r^fn^^
.on. pas propres. Cela se marque par ie plaisir el laVooleu/
•im soni les caractères naturels du bien et du mal , ° "f"''
en tant ,„e colores ne son. ni bons ni n,anvai t^a^ ft
ob ets nons paraissent agréables on désaoréabies en^nn^
colorés leur vue serait toujours suivie Su c rs des e p ,v
qn.exc,te el q„, accompagne les passions, puisqu'on ne ôeu^
loucher rame sans lémouvoir. N-„usbaï,i„nssLven, de bo.u«
choses, e. nous en aimerions de mauvaises, de 2 que , '
ae conservenons pas long.emps no.re vie. Enfin les sem m™-
de couleur ne nous son. donnés que po.,r disting er e ^,0:
<e. uns des au.res; e. Ces. ce ,,ui se fait aussi bfen, soH "o'n
T. 1. , ^
110 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
voie l'herbe verte, ou qu'on la voie rouge, ponrvu que la per-
sonne qui la voit verte ou rouge, la voie toujours de la même
manière.
Mais c'est assez parler de ces sensations, parlons mamtenant
des jugements naturels, et des jugements libres qui les accom-
pagnent. C'est la quatrième chose que nous confondons avec
les trois autres dont nous venons de traiter.
CHAPITRE XIV
I Des faux jugements qui accompagnent nos sensations, et que nous confou-
' dons avec elles. - II. Raisons de ces faux jugcraenls- - III. Que l'erreur
lie se trouve point dans nos sensations, mais seulement dans ces jugements.
I. On prévoit bien d'abord qu'il se trouvera très peu de per-
sonnes qui ne soient choquées de cette proposition générale que
l'on avance : savoir que nous n'avons aucune sensation des objets
de dehors qui ne renferme un ou plusieurs faux jugements.
On sait bien que la plupart ne croient pas même qu'il se trouve
aucun jugement ou vrai ou faux dans nos sensations. De sorte
que ces personnes surprises de la nouveauté de cette pro-
position, diront sans doute en eux-mêmes : mais comment
cela se peut-il faire? Je ne juge pas que cette muraille soit
blanche, je vois bien qu'elle l'est ; je ne juge point que la dou-
leur soit dans ma main, je l'y sens très certainement; et qui
peut douter de choses si certaines, s'il ne sent les objets autre-
ment que je ne fais? Enfin leurs inclinations pour les préjugés
de l'enfance les porteront bien plus avant ; et s'ils ne passent
aux injures et au mépris de ceux qu'ils croiront persuadés des
sentiments contraires aux leurs, ils mériteront sans doute d'être
mis au nombre dps personnes modérées.
Mais il ne faut pas nous arrêter à prophétiser les mauvais
succès de nos pensées ; il est plus à propos de tâcher de les
produire avec des preuves si foites, et de les mettre dans un si
grand jour, qu'on ne puisse les attaquer, les yeux ouverts, ni
les regarder avec attention sans s'y soumettre. On doit prou-
ver, que nous n'avons aucune sensation des objets de dehors
qui ne renferme quelque faux jugement, en voici la preuve.
DES SENS. ,„
e tndues Iiir;i ^ "''""' '" accorderait qu'elles fussent
étendues, amsi il n est pas raisonnable de croire aue nos
âmes soient dans les cienv m,»,,^ n • ""'^ *I"^ ^^^
n'est nas mPn.P V m ^ *'"^' '"^ ^^^^^^ des étoiles. II
nest pas même croyable, qu'elles sortent à raille pas de leur,
corps pour voir des maisons à cette distanrp 7iT, f
qu'elle ne laisse pas de les v'ir Us deTui Or \''
<leux faux jugements, doM l'un e.t nalm-el „ r , ,'
L'..n es. nn Jugement des sens, „ ne 'sa n™" "
qm est en nous, sans nous. e. m me m° „■ „ fe "T'^f'
quelle on ne doit pas hio-er L'anl,-. ... ' '^'°° '^^
volon..,„er„npe'„,s-imi:ehe : a ? ':;rri'''™'''^
l'on ne doit pas fai.-e s, l'on veut éviter tZ^ '""'^ ""
"t's:Sern:;:rr-"'---::„t\:^^^
danssoncerve udesln ë' "P^''"'",'"'- q»» lorsqu'il an-ive
sont jointes p anlro-t™;"' ,'""'"* °" »'>J^'^
les mouvements de se orcrane ■"','""'' "'"""'i'^' ?<>'«
sensations, et quelle saiÔûrV''"'™™' ^'^ P^P^^
point p.dnites''en 1^ t ^l^Lr^e ^ï^^": î»- ^™'
:r LurVet:-;/:::.:: r ^- '--"--•
1U13 ceb soites cie luoemenfç rion^ i
;Œ;:'4rdrL:r *^' --^" - =
eT::.:p";r,:tir t - --"- ":::„r„;ti:
d^u-uisonr;: r /:„" rptri'':: "°"f "™°^ '' i- "°-
.■auimagine,,„u..™nd,;^;:;ir:i;r;^^^^^^^^^^^
112 DE LA RECHERCHE DE LA, VERITE.
d'.-ns poin'i. ; il faudrait faire voir la solidité du sentiment de
ceux qui croient que Dieu est le vrai père de la lumière qui
r'claire seul tous les liommes, sans lequel les vérités les plus
simples ne seraient point intelligibles, et le soleil tout éclatant
au'il est, ne serait pas même visible. Car c'est ce sentiment
qui m'a conduit à la découverte de cette vérité, qui parait un
paradoxe : que les idées qui nous représentent les créatures,
ne sont que des perfections de Dieu, qui répondent à ces mêmes
créatures, et qui les représentent!. [^^^ m^ Q^iot il faudrait expli-
quer et prouver le sentiment que j'ai sur la nature des idées,
et ensuite il serait facile de parler plus nettement des choses
que je viens de dire ; mais cela nous mènerait trop loin. On
n'expliquera tout ceci que dans le troisième livre; l'ordre le
demande ainsi. Il suffit présentement que j'apporte un exemple
très sensible et incontestable, où il se trouve plusieurs jugements
confondus avec une même sensation.
Je crois qu'il n'y a personne au monde qui, regardant la lune,
ne la voie environ à mille pas loin de soi, et qui ne la trouve
plus grande lorsqu'elle se lève ou qu'elle se couche, que lors-
qu'elle est fort élevée sur l'horizon; et peut-être même qui ne
croie voir seulement qu'elle est plus grande, sans penser qu'il
ne trouve aucun jugement dans sa sensation. Cependant il est
indubitable que s'il n'y avait point quelque espèce de jugement
renfermé dans sa sensation, il ne verrait point la lune dans la
proximité où. elle lui parait ; et outre cela il la verrait plus
petite lorsqu'elle se lève, que lorsqu'elle est fort élevée sur
l'horizon, puisque nous ne la voyons plus grande quand elle se
lève, qu'à cause que nous la jugeons plus éloignée, par un
jugement naturel dont j'ai parlé dans le sixième chapitre.
Mais outre nos jugements naturels que l'on peut regarder
comme des sensations composées, il se rencontre dans presque
toutes nos sensations un jugement libre. Car non seulement les
hommes jugent par un jugement naturel que la douleur, par
exemple, est dans leur main, ils le jugent aussi par un juge-
ment libre; non seulement ils l'y sentent, mais ils l'y croient,
* Là est contenu le principe de toute la théorie de rentendeinoiu ou des
idées que développe ftlalebranclie dans le troisième livre et dans ses ouvrages
ultérieurs.
BtS SENS. ,,3
«ils om pris une siforle habitude de former de tels iu<.e,ueuls
pour notre cot-psl^rto^r i^^rej; j: ^fr 'eo':^
Zr',"°""""'^^ ^^°'' ^"' "■-«oignesde a véS7
Ma,s afin de ne pas laisser toutes ces choses sans donner uuéî'
que moyen d'en découvrir les raisons-, il faut reconnaître 'nul;
es. dans mon .me.rar del'oJfe: rùVe^iftr"" ^°"" ""'
levé, que quand .lest fort élevé sur rhorizon; et quo a ' sc^
dmtement, sont toujours telles que nous les voyons eZ s'
ne nous trompons que parce que nous jugeons qrce'au no
liriTafT'"'' '' ^--^^-^ •- objelLlrrs
i.oni cause de ce que nous vovons. ^
De même, quand nous voyous de la lumière en vov.n. n.
prem,er soleil qm est ,mu.édiatement un. à notre esp.U,noS:
de;S:ns'neïvï';ri;i'i^"' avoir.uc.e<,ae je dirai de I. nauire
«7ue. (Note de LlebraïcheV "'""""' Entretiens sur la Mét.pkyl
114 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
ne nous trompons pas de croire que nous en voyons; il n'est
ms possible d'en douter. Mais notre erreur est que nous vou-
C. sans aucune raison, et même contre toute raison, que cette
^e que nous voyons immédiatement, existe dans e soleil
qù'tt hors de nous. C'est la même chose des autres objets de
"«rSi l'on prend garde à ce que nous avons dit dès le com-
niencement et dans la suite de cet ouvrage, il sera facile de
Ti que de toutes les choses qui se trouvent dans chaque sen-
saUoirrerreur ne se rencontre que dans les jugements que
„n,m faisons que nos sensations sont dans les objets.
7r^21^, ce n'est pas une erreur d'ignorer que l'action
defoW s consi te dans le mouvement de quelques-unes de
feur^ia ties et que ce mouvement se communique aux organe
de nos sens qui 'sont les deux premières choses qui se trouvent
'^C:;ï::brr:^«rence entre ignorer une chose .t
être dans une erreur à l'égard de cette chose.
Secondement, nousnenous trompons point dans la ti.isieme
quiesl proprement la sensation. Lorsque nous sentonsde la cha
?oui lorsque nous voyons de la lumière, des couleurs, ou
d'auti^s objets, il est vrai que nous les voyons, quand même
nousserion frnétiaues. Car il n'y a nen de plus vrai, que
les vis Lunaires voient ce qu'ils voient; et leur erreur ne con-
siste que dans les jugements qu'ils font, que ce quils voient
ex ste v^-it blement au dehors, à causequ'ils le voient audehors^
C est ce jugement qui renferme un co-entement de no^
liberté et par conséquent qui est sujet a l'erreur. Et nous de
séjours nous empêcher de ^-^-e , selon la re^equ
nous avons mise au commencement de ce livre . Que nous ne
devons jamais juger de quoi que ce soit, lorsque nous pouvons
noren e^péch^r, et que l'évidence et la certitude ne nous y
contraigneut pas, comme il arrive ici. C-;;-;^- Xe
sentions extrêmement portés par une habitude très foi te a
"rquenos sensations sont dans les objets comme, que a
chalem- est dans le feu, et les couleurs dans les tableaux^ -^^
pendant nous ne voyons point de raison «-"^-•^; -^^ifiLt
nui nous presse el qui nous oblige à le croire; et ainsi nou.
nuf soumettons volontairement à l'erreur par le mauvais
DES SENS. 115
usage que nous faisons de notre liberté; nous formons librement
de tels jugements.
CHAPITRE XV
Explication des erreurs particulitres de la vut; pour servir d'exemple des
erreurs générales de nos S(;us.
Nous avons donné, ce me semble, assez d'ouverture pour
reconnaître les erreurs de nos sens à l'égard des qualités sen-
sibles en général, desquelles on a parlé à l'occasion de la lu-
'ïiière et des couleurs, que l'ordre demandait qu'on expliquât.
Il semble qu'on devrait maintenant descendre un peu dans le
particulier, et examiner eu détail les erreurs oii chacun de
nos sens nous porte ; mais on ne s'arrêtera pas à ces choses,
parce qu'après ce que l'on a déjà dit, un peu d'attention sup-
pléera facilement à des discours ennuyeux, et que l'on serait
obligé de le faire. On va seulement rapporter les erreurs gé-
nérales où notre vue nous fait tomber touchant la lumière et les
couleurs, et l'on croit que cet exemple suffira pour faire re-
connaître les erreurs de tous les autres sens.
Lorsque nous avons regardé quelques moments le soleil ,
voici ce qui se passe dans nos yeux et dans notre âme, et les
erreurs dans lesquelles nous tombons.
Ceux qui savent les premiers éléments de la dioptrique, et
quelque chose de la scructure admirable des yeux, n'ignorent
pas que les rayons du soleil souffrent réfraction dans le cris-
tallin et dans les autres humeurs, et qu'ils se rassemblent en-
suite sur la. rétine ou nerf opiique qui tapisse tout le long de
l'œil, de la même manière que les rayons du soleil, qui traver-
sent une loupe ou verre convexe, se rassemblent au foyer ou
point brûlant de ce verre, à deux, trois ou quatre pouces de
lui, à proportion réciproque de sa convexité. Or l'expérience
apprend que si on met au foyer de cette loupe quelque petit
morceau d'étoffe ou de papier noir, les rayons du soleil font
une si grande impression sur cette étoffe ou sur ce papier, et
ils eu agitent les parties avec tant de violence , qu'ils les rom-
pent et les séparent les unes des autres, en un mot, qu'ils les
brûlent, ou les réduisent en fumée et en cendres.
H6 .DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
Ainsi l'on doit conclure de cette expérience, que si le nerf
optique était noir, et que si la prunelle, ou le trou de Vui>ée
par laquelle la lumière entre dans les yeux s'élargissail, pour
laisser librement passer les rayons du soleil, au lieu qu'elle
s'élrccil pour les empêcher, il arriverait la même chose à
Doiro rétine, qu'à cette étoffe ou ù ce papier noiri; et ses fibres
seraient si fort agitées, qu'elles seraient bientôt rompues et
brûlées. C'est pour cette raison, que la plupart des hommes
sentent une grande douleur, s'ils regardent pour un moment le
soleil, parce qu'ils ne peuvent si bien fermer le trou de la pru-
nelle, qu'il n'y passe toujours assez de rayons pour agiter les
Silets du nerf optique avec beaucoup de violence, et avec quel-
que sujet de craindre qu'ils ne se rompent.
L'âme n'a aucune connaissance de tout ce que nous venons
de dire ; et quand elle regarde le soleil, elle n'aperçoit ni son
nerf optique, ni qu'il y ait du mouvement dans ce nerf, mais
cela n'est pas une erreur, ce n'est qu'une simple ignorance. La
première erreur où elle tombe, est qu'elle juge que la douleur
qu'elle sent est dans son œil.
Si incontinent après qu'on a regardé le soleil, on entre dans
un lieu fort obscur les yeux ouverts, cet ébranlement violent
des fibres du nerf optique causé par les rayons du soleil dimi-
nue et se change peu à peu. C'est là tout le changement que
l'on peut concevoir dans les fibres de la rétine, si l'on y joint
quelques petites convulsions; car cela arrive à tous les nerfs
lorsqu'ils sont blessés. Cependant ce n'est pas ce que l'àme
aperçoit, mais seulement une lumière blanche et jaune, et la
seconde erreur est qu'elle juj:;e que la lumière qu'elle voit es?
dans ses yeux, ou sur une muraiFe proche de nous.
Enfin l'agitation des fibres de / i rétine diminue toujours e*
cesse peu à peu ; mais ce n'est p jinl encore ce que Tàme sein
dans ses yeux. Elle voit que lac juleur blanche devient orangée,
puis se change en rouge, en vf tle, et enfin en bleue, que l'écla»
des couleurs diminue peu à peu, comme l'ébranlement de> l.i
rétine, et que les couleurs passées reviennent, mais sans aucun
ordre à cause de la convulsion qu'elle souffre. Et la troisième
< Le papier noir brûle facilement, mais il faut une loupe plus grande et plus
convexe pour brûler du papier blanc. (Note de Malebranche.)
I
DES SENS. 117
erreur où nous tombons, est que nous jugeons qu'il y a dans
notre œil, ou sur une muraille proche de nous, des change-
ments qui diffèrent bien davantage que du plus et du moins, à
cause que les couleurs bleue, orangée et rouge que nous voyons,
dif^'^rent entre elles bien auti'ement que du plus et du moins.
Voilà quelques erreurs où nous tombons touchant la lumière
et i-s couleurs; et ces erreurs nous font encore tomber en
befi' coup d'autres, comme nous Talions expliquer dans les cha-
pitres suivants.
CHAPITRE XVI
. Ut "■ les erreurs de nos sens nous servent de principes généraux et fort
fé' , ds pour tirer de fausses conclusions, lesquelles servent de principes à
■ei tour. — II. Origine des difïéreTices essentielles. — 111. Des tornies sub-
ît; _ iellcs. — IV. De quelques autres erreurs de la philosophie de l'Ecole.
I. On a, ce me semble, expliqué suffisamment, pour des per-
sonnes qui ne sont point préoccupées, et qui sont capables de
quelque attention d'esprit, en quoi consistent nos sensations
et les erreurs générales qui s'y trouvent. Il est maintenant à
propos de montrer qu'on s'est servi de ces erreurs générales,
comme de principes incontestables, pour expliquer toutes
choses, qu'on en a tiré une infinité de fausses conséquences,
qui ont aussi à leur tour servi de principes pour tirer d'autres
conséquences ; et qu'ainsi on a composé peu à peu ces sciences
imaginaires sans corps et sans réalité, après lesquelles on court
aveuglément, mais qui semblables à des fantômes, ne laissent
autre chose à ceux qui les embrassent, que la confusion et la
honte de s'être laissé séduire, ou ce cai'actère de folie qui
fait qu'on prend plaisir à se repaitre d'illusions et de chimères.
C'est ce qu'il faut montrer en particulier par des exemples.
On a déjà dit que nous avions coutume d'altribuer aux objets
nos propres sensations, et que nous jugions que les couleurs,
les odeui's, les saveurs et les autres qualités sensibles se trou-
vaient dans les corps que nous appelons colorés, odoriférants,
savoureux, et ainsi des autres. On a reconnu que c'est une
erreur. Il faut présentement montrer que nous nous servons
de cette erreur comme d'un principe pour tirer ^e fausses con-
T. I. 7.
118 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
séquences, et qu'ensuite nous regardons ces dernières Consé-
quences comme d'autres principes, sur lesquels nous conti-
nuons d'appuyer nos raisonnements. En un mot, il faut exposer
ici les démarches que fait l'esprit humain dans la recherche de
quelques vérités particulières, lorsque ce faux principe, que
nos sensations sont dans les objets, lui parait incontestable.
Mais afin de rendre ceci plus sensible, prenons quelque
corps en particulier, dont on rechercherait la nature, et voyons
ce que ferait un homme (]ni voudrait, par exemple, connaître
ce que c'est que du miel et du sel. La première chose que
ferait cet homme; sérail d'en examiner la couleur, l'odeur, la
saveur, et les autres qualités sensibles, quelles sont celles du
miel, et celles du sel , en quoi elles conviennent, en quoi elles
diffèrent, et le rapport qu'elles peuvent encore avoir avec
celles des autres corps. Cela fait, voici à peu près la manière
dont il raisonnerait, supposé qu'il crût comme un principe in-
contestable, que les sensations fussent dans les objets des sens.
IL Toutes les choses que je sens en goûtant, en voyant, et
en maniant ce miel et ce sel, sont dans ce miel et dans ce sel.
Or il est indubitable que ce que je sens dans le miel diffère
essentiellement de ce que je sens dans le sel. La blancheur du
sel diffère sans doute bien davantage que du plus et du moins
delà couleur du miel, et la douceur du miel, de la saveur
piquante du sel , et par conséquent, il faut qu'il y ait une dif-
férence essentielle entre le miel et le sel, puisque tout ce que
je sens dans l'un et dans l'autre ne diffère pas seulement du
plus et du moins, mais qu'il ditïère essentiellement.
Voilà la première démarche que cette personne ferait. Car
sans doute, il ne peut juger que le miel et le sel diffèrent cs-
seniieilement, que parce qu'il trouve que les apparences de
l'un diffèrent essentiellement de celles de l'autre ; c'est-à-dire,
que les sensations qu'il a du miel diffèrent essentiellement de
celles qu'il a du sel, puisqu'il n'en juge que par l'impression
qu'ils fout sur les sens. 11 regarde donc ensuite sa conclusion
comme un nouveau principe duquel il tire d'autres conclusioue
en cette sorte.
IIL Puis donc que le miel et le sel, et les autres corps na-
turels diffèrent essentielleraenl les uns des autres, il s'ensuit
que ceux-là se trompent lourdement, qui nous veulent faire
DES SENS. 119
croire que toute la différence qui se trouve entre ces corps, ne
"consiste que clans la difiérente configuration des petites parties
qui la composenl. Car puisque la figure n'est point essentielle
aux différents corps, que la figure de ces petites parties qu'ils
imaginent dans le" miel change, le miel demeurera toujours
miel, quand ces mêmes parties auraient la figure des petites
parties du sel. Ainsi, il faut de nécessité qu'il se trouve quelque
substance, qui étant jointe à la matière première, commune à
tous les différents corps, fassent qu'ils diffèrent essentiellement
les uns des autres.
Voilà la seconde démarche que ferait cet homme, et l'heu-
reuse découverte des formes substantielles, ces substances
fécondes qui font tout ce que nous voyons dans la nature,
quoiqu'elles ne subsistent que dans l'imagination de notre phi-
losophe. -Mais voyons les propriétés qu'il va libéralement don-
ner à cet être de son invention ; car il ôtera sans doute à toutes
les autres substances les propriétés qui leur sont les plus es-
sentielles pour l'en revêtir.
IV. Puis donc qu'il se trouve dans chaque corps naturel deux
substances qui le composent : l'une qui est commune au miel
et au sel et à tous les autres corps, et l'autre qui fait que le
miel est miel, que le sel est sel, et que tous les autres corps
sont ce qu'ils sont, il s'ensuit que la première, qui est la ma-
tière, n'ayant point de contraire, et étant indifférente à toutes
les formes, doit demeurer sans force et sans action, puisqu'elle
n'a pas besoin de se défendre ; mais pour les autres qui sont
les formes, substantielles, elles ont besoin d'être toujours accom-
pagnées de qualités et de facultés pour les défendie. Il faut
qu'elles soient toujours sur leurs gardes de peur d'être sur-
prises, qu'elles travaillent continuellement à leur conservation,
à étendre leur domination sur les matières voisines, et à pousser
leur conquête le plus avant qu'elles pourront; parce que si
elles étaient sans force, ou si elles manquaient d'agir, d'autres
formes les viendraient surprendre et les anéantiraient aussitôt.
Il faut donc «qu'elles combattent toujours, et qu'elles nourris-
sent ces antipathies et ces haines irréconciliables contre ces
formes ennemies, qui ne cherchent qu'à les détruire.
Que s'il arrive qu'une forme s'empare de la matière d'une
autre, que la forme de cadavre, par exemple, s'empare du
121 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
corps d'un chien, il ne faut pas que cette forme se contente
anéantir la forme du chien, il faut que sa hame se satisfasse
dans sa destruction de toutes les qualités qui ont suivi le paît
de son ennemie t. It faut aussitôt que le pod du cadavre so.
blanc d'une blancheur de création nouvelle, que son sang soit
rou'.e d'une rougeur qui ne soit point suspecte, que tou ce
14 soit couven de qualités fidèles à leur maîtresse, et qu el es
a défendent selon le peu de forces qu'ont les qualités d un
corps mort, qui doivent bientôt périr à leur tour. Mais parce
q"on ne p^u't pas toujours combattre, et que toutes choses ont
l lieu de repos, il faut sans doute que le feu, par -;-f '
ait son centre, où il tâche toujours d'aller par sa lege e e e
par son inclination naturelle, afin de se reposer, de n bue
plus, et de quitter même sa chaleur, qu'il ne gardait ici-ba.
nue pour sa défense. .
Voilà une petite partie des conséquences que 1 on tire de ce
dernier principe : Qu'il y a des formes substantielles lesquelles
conséquences on a fait conclure à notre philosophe avec un
peu ti^P de liberté; car d'ordinaire les autres disent ces mêmes
choses plus sérieusement quil n'a pas fait ici.
Il V a encore une infinité d'autres conséquences que tire tous
les jours chaque philosophe, selon son humeur et son inclina-
ton selon la fécondité ou la stérilité de son imagination; car
ce ne sont que ces.choses qui les font différer les uns des autres.
On ne s'arrête point ici à combattre ces substances chimé-
riques, d'autres personnes les ont assez examinées, ils ont assez
Z vo r que les formes substantielles ne furent ,,amais dans la
na J-e e' qu'elles servent à tirer un très grand nombre de con-
sélncos fausses, ridicules, et même contradictoires On se
colel d'avoir reconnu leur origine dans l'esprit de 1 homme,
et quelles doivent ce qu'elles sont aujourd'hui a ce préjuge
comnum à tous les hommes^ : Que les sensations sont dans les
, Q. .,,.0 p^vipatéticien scolasH^ ^^H i.^.iné -«^J-^e^de .o.av.
s-emparant du corps d un ommal '"«'^fj f'^'^JV Va pcinc à croire que Maie
q„alit.-s qui ont suivi le paru de ;■",.,;" -"''^J^^^'' S encore moins cqai
rable et pitoyable philosophe ».
« Chap. 10, art. V.
DES SENS. 121
objets qu'ils sentent. Car si l'on considère avec un peu d'atten-
tion ce que nous avons déjà dit, savoir : Qu'il est nécessaire,
pour la conservation du corps, que nous ayons des sensations
essentiellement différentes, quoique les impressions que les
objets font sur notre corps, ne diffèrent que très peu, on verra
clairement que c'est à tort qu'on s'imagine de si grandes diffé-
rences dans les objets de nos sens.
Mais il faut que je dise ici en passant, qu'on ne trouve rien
à redire à ces termes de forme et de différences essentielles.
Le miel est sans doute miel par la forme, et c'est ainsi qu'il
diffère essentiellement du sel ; mais cette forme, ou cette diffé-
rence essentielle, ne consiste que dans la différente configu-
ration de ses parties. C'est cette différente configuration qui
«ait que le miel est miel, et que le sel est sel , et quoiqu'il ne
soit qu'accidentel à la matière en général d'avoir la configura-
tion des parties du miel ou du sel, et ainsi d'avoir la forme du
miel et du sel, on peut dire cependant qu'il est essentiel au
miel et au sel, pour être ce qu'ils sont, d'avoir une telle ou
telle configuration dans leurs parties. De même que les sensa-
tions de froid, de chaud, du plaisir et de la douleur, ne sont
point essentielles à l'àme, mais seulement à l'âme qui les sent,
parce que c'est par ces sensations qu'elle est appelée à sentir du
chaud, du froid, du plaisir et de la douleur.
CHAPITRE XVII
I. Antre exemple tiré de la morale, lequel fait voir que nos sens ne nous
iilVifiil que de faux biens. — II. Qu'il n'y a que Dieu qui fait notre bien.
— m. Origine des erreurs des épicuriens et des stoïciens.
On a rapporté des preuves, qui font, ce semble, assez voir
que ce préjugé, que nos sensations sont dans les objets, est un
principe très fécond en erreurs dans la pliysique. Il en faut
maintenant apporter d'autres tirées de la morale, dans laquelle
ce même préjugé joint avec celui-ci, que es objets de nos sens
sont les véritables causes de nos sensations, est aussi très dan.
^ereux.
I. Il n'y a rien de si commun dans le monde, que de voir des
122 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ
personnes qui s'atlachent aux biens sensibles ; les uns aiment
la musique, les autres la bonne chère, et d'autres enfin sont
passionnés pour d'autres choses. Or voici à peu près de quelle
manière ils doivent avoir raisonné, pour s'être persuadés que
tous ces objets sont des biens. Toutes ces saveurs agréables
qui nous plaisent dans les festins, ces sons qui tlattent l'oreille,
et ces autres plaisirs que nous sentons en d'autres occasions,
sont sans doute renfermés dans des objets sensibles, ou tout
au moins ces objets nous les font sentir, et nous ne pouvons
les goûter que par leur moyen. Or il n'est pas possible de
douter que le plaisir ne soit bon, que la douleur ne soit mau-
vaise; nous en sommes intérieui-ement convaincus, et par con-
séquent les objets de nos passions sont des biens très réels,
auxquels nous devons nous attacher pour être heureux.
Voilà le raisonnement que nous faisons d'ordinaire presque
sans y penser. Ainsi, c'est à cause que nous croyons que nos
sensations sont dans les objets, ou bien que les objets i ont en
eux-mêmes le pouvoir de nous les faire sentir, que nous con-
sidérons comme nos biens des choses au-dessus desquelles
nous sommes infiniment élevés, qui ne peuvent au plus agir
que sur nos corps et produire quelques mouvements dans leurs
fibres, mais qui ne peuvent jamais agir sur nos âmes, ni nous
faire sentir du plaisir ou de la douleur.
n. Certainement, si ce n'est pas notre âme qui agit elle-
même, à l'occasion de ce qui se passe dans le corps, il n'y a
que Dieu seul qui ait ce pouvoir, et si ce n'est, point elle qui
se cause du plaisir ou de la douleur selon la diversité des ébran-
lements des fibres de son corps, comme il y a toutes 2 les ap-
parences, puisqu'elle sent du plaisir et de la douleur sans qu'elle
y consente, je ne connais point d'autre main assez puissante
pour les lui faire sentir, que celle de l'auteur de la nature.
En effet il n'y a que Dieu qui soit notre véritable bien. 11 n'y
a que lui ([ui puisse nous combler de tous les plaisirs dont nous
sommes capables. Ce n'est que dans sa connaissance et dans
son amour qu'il a résolu de nous les faire sentir; et ceux
' J'expliquerai clans le dernier livre en quel sens les objets assissent sur
le corps. (.Note do Maluijraui;lic.)
« V. iiv.-3. ch. 1 c. a. 3.
DES SENS. 123
qu'il a attachés aux mouvements qui se passent dans notre
corps, afin que nous eussions soin de sa conservation, sont
très petits, très faibles et de très peu de durée, quoique dans
l'étal où le péché nous a réduits nous en soyons comme es-
claves. Mais ceux qu'il fera sentir à ses élus dans le ciel, seront
mhnmient plus grands, puisqu'il nous a faits pour le connaître
et pour laimer. Car enfin l'ordre demandant que l'on res-
sente de plus grands plaisirs, lorsqu'on possède de plus grands
biens, puisque Dieu est infiniment au-dessus de toutes choses,
le plaisir de ceux qui le posséderont surpassera certainement
tous les plaisirs.
III. Ce que nous venons de dire de la cause de nos erreurs
a l'égard du bien, fait assez connaître la fausseté des opinions
qu'avaient les stoïciens et les épicuriens touchant le souverain
bien. Les épicuriens le mettaient dans le plaisir; et parce qu'on
le sent aussi bien dans le vice que dans la vertu, et même plus
ordinairement dans le premier que dans l'autre, on a cru com-
munément qu'ils se laissaient aller à toutes sortes de voluptés.
Or la première cause de leur erreur, est que jugeant faus-
sement qu'il y avait quelque chose d'agréable dans les objets
de leurs sens, ou qu'ils étaient les véritables causes des plaisirs
qu'ils sentaient, étant outre cela convaincus par le sentiment
intérieur qu'ils avaient d'eux-mêmes, que le plaisir était un bien
pour eux, au moins pour le temps qu'ils en jouissaient; ils se
laissaient aller à toutes les passions, desquelles ils n'appréhen-
daient point de souffrir quelque incommodité dans la suite. Au
. lieu qu'ils devaient considérer, que le plaisir que l'on sent dans
les choses sensibles, ne peut être dans ces choses comme dans
leurs véritables causes, ni d'une autre manière, et par consé-
quent, que les biens sensibles ne peuvent être des biens à
l'égard de notre âme, et le reste que nous avons expliqua
^ Les stoïciens, persuadés au contraire que les plaisirs sensibles
n'étaient que dans le corps, et pour le corps, et que l'âme devait
avoir son bien particulier, mettaient le bonlieur dans la vertu.
Or voici la source de leurs erreurs.
C'est qu'ils croyaient que le plaisir et la douleur sensible
liétaient point dans l'âme, mais seulement dans le corps; et ce
faux jugement leur servait ensuite de principe pour d'autres
fausses conclusions, comme que la douleur n'est point un mal,
124 DE LA RECHEUCHE DE LA VÉRITÉ.
..; le plaisir un bien, que les plaisirs des sens ne sont point
.)ons en eux-mêmes, qu'ils sont communs aux hommes et aux
bêles, etc. Cependant il est facile de voir, que quoique les épi-
curiens et les stoïciens aient eu tort en bien des choses, ils ont
eu raison en quelques-unes. Car le bonheur des bienheureux
ne consiste que dans une vertu accomplie, c'est-à-dire dans la
connaissance et l'amour de Dieu, et dans un plaisir très doux
qui les accompagne sans cesse.
Retenons donc bien, que les objets ext(^rieurs ne renferment
rien d'agréable ni de fâcheux, qu'ils ne sont point les causes
nos plaisirs, que nous n'avons point de sujet de les cramdre
ni de les aimer, mais qu'il n'y a que Dieu qu'il faille craindre
et qu'il faille aimer, comme il n'y a que lui qm soit assez puis-
sant pour nous punir et pour nous récompenser, pour nous
faire sentir du plaisir et de la douleur ; enfin que ce n'est qu'en
Dieu et que de Dieu que nous devons espérer les plaisirs, pour
lesquels nous avons une inclination si forte, si naturelle et si
juste ^
CHAPITRE XVIII
I Oue nos sens nous portent à l'erreur en des choses même qui ne sont
point sensibles. - 11. Exemple tiré de la conversa.ion des hommes. -
111. Qu'il ne faut point s'arrêter aux manières sensibles.
Nos sens ne nous trompent pas seulement à l'égard de leurs
objets, comme de la lumière des couleurs, et des autres qua-
lités sensibles ; ils nous séduisent même touchant les objets qui
ûe sont point de leur ressort, en nous empêchant de les con-
sidérer avec assez d'attention pour en porter un jugement solide.
C'est ce qui mérite bien d'être expliqué.
L L'attention et l'application de l'esprit aux idées claires et
. Malebnnrhe ne se fait-il pas quelque illusion sur les «;;'"''''f ^^ ''""f. '",
xnorale de sa doctrine qui attribue a l'àm,. les qualités sens., c^ '^'^ ^^^"^
Que les objets ..e soient que des occasions, comme il le pci se et non pas
ïës causes suivant l'opinion commune, du plaisir ^'t/e la douleur, en se-
ront-ils moins aimables ou haïssab es pour nous, l'effet etaui abso unie t e
înf.mc? 11 revient souvent sur ces prétendus nvanta^-es moraux des cau.es
occasionnelles dans la Hecherclie et surtout dans son Tra,.te de morale.
DES SENS. 125
distinctes que nous avons des objets, est la chose du monde la
plus nécessaire pour découvrir ce qu'ils sont véritablement. Car
de même qu'il n'est pas possible de voir la beauté de quelque
ouvrage sans ouvrir les yeux, et sans le regarder fixement,
ainsi l'esprit ne peut pas voir évidemment la plupart des choses
avec les rapports qu'elles ont les unes aux autres, s'il ne les
considère avec attention. Or il est certain que rien ne nous
détourne davantage de l'attention aux idées claires et disUnrtes
que nos propres sens; et par conséquent rien ne nous éloigne
davantage de la vérité et ne nous jette sitôt dans l'erreur.
Pour bien concevoir cette vérité, il est absolument nécessaire
de savoir, que les trois manières dont Tànie aperçoit : savoir
par les sens, par l'imagination et par l'esprit, ne la touchent
pas toutes également, et que par conséquent, elle n'apporte pas
une pareille attentionà tout ce qu'elle aperçoit par leurmoyen;
car elle s'applique beaucoup à ce qui la touche beaucoup, et
^Ue est peu attentive à ce qui la touche peu.
Or ce qu'elle aperçoit par les sens la touche, et l'applique
extrêmement; ce qu'elle connaît par l'imagination la touche
beaucoup moins; mais ce que l'entendement lui représente, je
veux dire, ce qu'elle aperçoit par elle-même, ou indépendam-
ment des sens et de l'imagination, ne la réveille presque pas.
Personne ne peut douter que la plus petite douleur des sens ne
soit plus présente à l'esprit, et ne la rende plus attentive que
la méditation d'une chose de beaucoup plus grande consé-
quence.
La raison de ceci est, que les sens représentent les objets
comme présents, et que l'imagination ne les représente que
comme absents. Or il est à propos que de plusieurs biens, ou de
plusieurs maux proposés à l'àme, ceux qui sont présents la tou-
chent et l'appliquent davantage que les autres qui sont absents,
parce qu'il est nécessaire que l'âme se détermine promptnment
sur ce qu'elle doit faire en celte rencontre. Ainsi elle s'ap-
plique beaucoup plus à une simple piqûre, qu'à des spécula-
tions fort relevées, et les plaisirs et les maux de ce monde l'ont
même plus d'impression sur elle que les douleurs terribles, et
les plaisv'-s infinis de l'éternité.
Les goiis appliquent donc extrêmement 1 "âme à ce qu'ils lui
représentent. Or, comme elle est limitée, et qu'elle ne peut net-
126 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
tement concevoir beaucoup de choses à la fois, elle ne peut
apercevoir nettement ce que l'entendement lui représente, dans
le même temps que les sens lui offrent quelque chose à consi-
dérer. Elle laisse donc les idées claires et distinctes de Tenlen-
dement, propres cependant à découvrir la vérité des choses en
elles-mêmes, et elle s'applique uniquement aux idées confuses
des sens qui la touchent beaucoup, el qui ne lui représentent
point les choses selon ce qu'elles sont en elles-mêmes, mais
seuleîaient selon le rapport qu'elles ont avec son corps.
II. Si une personne, par exemple, veut expliquer quelquo
vérité, il est nécessaire qu'il se serve de la parole et qu'il
exprime ses mouvements et ses sentiments intérieurs par des
mouvements et des manières sensibles. Or l'àme ne peut dans
le même temps apercevoir distmctement plusieurs choses.
Ainsi ayant toujours une grande attention à ce qui lui vient par
les sens, ellt ne considère presque point les raisons qu'elle
entend dire. Mais elle s'applique beaucoup au plaisir sensible
qu'elle a de la mesure des périodes, des rapports des gestes
avec les paroles, de l'agrément du visage; enfin de l'air et de
la manière de celui qui parle. Cependant après qu'elle a écouté,
elle veut juger, c'est la coutume. Ainsi ces jugements doivent
être dilîérents, selon la diversité des impressions qu'elle aura
reçues par les sens.
Si, par exemple, celui qui parle s'énonce avec facilité, s'il
garde une mesure agréable dans ses périodes, s'il a l'an- d'un
honnête homme et d'un homme d'esprit, si c'est une personne
de qualité; s'il est suivi d'un grand train, s'il parle avec auto-
rité et avec gravité , si les autres l'écoutent avec respect et en
silence, s'il a quelque réputation et quelque commerce avec
les esprits du premier ordre; enfin s'il est assez heureux pour
plaire, ou pour être estimé, il aura raison dans tout ce qu'il
avancera, il n'y aura pas jusqu'à son collet et à ses manchettes
qui ne prouvent quelque chose ».
Mais s'il est assez malheureux pour avoir des qualités con-
li-airos à celles-ci, il aura beau démontrer, il ne prouvera
jamais rien; qu'il dise les plus belles choses du monde, on ne
* Voilà un trait digne de La Bruvore aver L-qnel Malebranclie peut rivaliser
p.rjrl.i iifiMiiiredes caractères et des mœurs, comme ou le verra surtout dans
!e livre suivant el dans le quatrième.
DES SENS. 127
les apercevra jamais. L'attention des auditeurs n'étant qu'à ce
qui touche les sens, le dégoût qu'ils auront de voir un homme
si mal composé, les occupera tout entiers, et empêchera l'ap-
plication qu'ils devraient avoir à ses pensées. Ce collet sale et
chiffonné fera mépriser celui qui le porte, et tout ce qui peut
venir de lui; et cette manière de parler de philosophe et de
rêveur, fera traiter de rêveries et d'extra\agances ces hautes
et sublimes vérités dont le commun du monde n'est pas ca-
pable.
Voilà quels sont les jugements dos hommes. Leurs yeux et
leurs oreilles jugent de la vérité, et non pas la i-aison dans
les choses même qui ne dépendent que de la raison, parce que
les hommes ne s'appliquent qu'aux manières sensibles et agré-
ables, et qu'ils n'apportent presque jamais une attention forte et
b<^rieuse pour découvrir la vérité.
IIL Qu'y a-t-il cependant de plus injuste, que de juger le»
choses par la manière et de mépriser la vérité, parce qu'elle
n'est pas revêtue d'ornements qui nous plaisent, et qui flattent
nos sens ? Il devait être honteux à des philosophes et à des per-
sonnes qui se piquent d'esprit, de rechercher avec plus de soin
ces manières agréables, que la vérité même, et de se repaitre
plutôt l'esprit de la vanité des paroles, que de la solidité des
choses. C'est au commun des hommes, c'est aux âmes de chair
et de sang à se laisser gagner par des périodes mesurées, et
par des figures et des mouvements qui réveillent les passions.
Omnia enim stolidi magi-; adniirantur. amantque.
Inversis qua sub vcrbis lalilantia l'iTnuiit.
Veraque constituunt, quœ belle tangere possunl.
Aures, et lepido qua sunt fucala sonore '.
Mais les personnes sages tâchent de se défendre contre la
force maligne, et les charmes puissants de ces manières sensi-
bles. Les sens leur imposent aussi bien qu'aux autres hommes,
puisqu'en effet ils sont hommes; mais ils méprisent les rapports
qu'ils leur font. Ils imitent ce fameux exemple des juges de
l'Aréopage qui défendaient rigoureusement à leurs avocats de se
servir de ces paroles et de ces figures trompeuses, et qui ne les
ci."."niiaient que dans les ténèbres, de peur que les agréments de
* LucicTC, 1" '.ivre, v, 6i2. '
128 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
leurs paroles et de leurs gestes ne leur persuadassent quelque
chose contre la vérité et la justice, et afin qu'ils pussent da-
vantage s'appliquer à considérer la solidité de leurs raisons.
CHAPITRE XIX
Deux autres exemples. — I. Le prcmitT, de nos erreurs touchant la nature
des corps. — II. Le second, de celles qui ruçrardent les qualités de ces
niènic< corps.
Il est certain que la plupart de nos erreurs ont pour pre-
mière cause cette forte applicalion de l'âme à ce qui lui vient
par les sens, et cette nonchalance où elle est pour les choses
que l'entendement lui représente. On vient d'en donner un
exemple de fort grande conséquence pour la moralité, tiré de la
conversation des hommes ; en voici encore d'autres tirés du
commerce que l'on a avec le reste de la nature, lesquels il est
absolument nécessaire de remarquer pour la physique.
J. [Jne des principales erreurs où .l'on tombe en matière de
physique, c'est que l'on s'imagine qu'il y a beaucoup plus de
substance dans les corps qui se font beaucoup sentir, que dans
les autres qu'on ne sent presque pas. La plupart des hommes
croient qu'il y a bien plus de matière dans l'or et dans le plomb
que dans l'air et dans l'eau; et les enfants même, qui n'ont
point remarqué par les sens les effets de l'air, s'imaginent or-
dinairement que ce n'est rien de réel.
L'or et le plomb sont fort pesants, fort durs et fort sensibles,
l'eau et l'air au contraire ne se font presque pas sentir. De là
les hommes concluent, que les premiers ont bien plus de réa-
lité que les autres, ou qu'il y a plus de matière dans un pied
cube d'or que dans un pied d'air ou de matière invisible ; ils
jugent de la vérité des choses par l'impression sensible qui
nous trompe toujours, et ils négligent les idées claires et dis-
tinctes de l'esprit, qui ne nous trompent jamais, parce que le
sensible nous louche et nous applique, et que l'intelligible nous
endort. Ces faux jugements regardent la substance des corps ;
en voici d'autres sur les qualités des mêmes corps.
IL Les hommes jugent presque toujours que les objets, qui
excitent en eux des sensations plus agréables, sont les plus par-
DES SENS. 129
faits et les plus purs, saus savoir seulement en quoi consiste la
perfection et la pureté de la matière, et même sans s'en mettre
en peine.
Ils disent, par exemple, que de la fange est impure, et que
de l'eau très claire est fort pure. Mais les chameaux qui ajmem
l'eau bourbeuse, et ces animaux qui se plaisent dans la fange,
ne seraient pas de leur sentiment. Ce sont des bêtes, il est vrai.
Mais les personnes qui aiment les entrailles de la bécasse et qui
sentent avec plaisir les excréments de la fouine, ne disent pas
que c'est de l'impureté, quoiqu'ils le disent de ce qui sort de
tous les autres animaux. Entin le musc etl'ambie sont estimés
généralement de tous les hommes, de ceux mêmes qui croient
que ce ne sont que des excréments.
Certainement on ne juge de la perfection de la matière et de
sa pureté que par rapport à ses propres sens; et de là il arrive
que les sens étant différents dans tous les hommes, comme on
la suffîsammettt expliqué, ils doivent juger très diversement
de la perfection et de la pureté de la matière. Ainsi les livres
qu'ils composent tous les jours sur les perfections imaginaires
qu'ils attribuent à certains corps, sont nécessairement remplis
d'erreurs dans une variété tout à fait étrange et bizarre ; puis-
que les raisonnements qu'ils contiennent ne sont appuyés que
sur les idées fausses, confuses et irrégulières de nos sens.
Il ne faut pas que des philosophes disent, que la matière est
pure ou impure, s'ils ne savent ce qu'ils entendent précisément
par ces mots de pur et d'impur ; car il ne faut pas parler sans
savoir ce que l'on dit, c'est-à-dire sans avoir desidées distinctes,
qui répondent aux termes dont on se sert. Or s'ils avaient fixé
des idées claires et distinctes à l'un et à l'autre de ces mots,
ils verraient que ce qu'ils appellent pur serait souvent très
impur, et que ce qui leur parait impur, se trouverait très pur.
fc S'ils voulaient, par exemple, que cette matière là fût la plus
Kmrc et la plus parfaite, dont les parties feraient les plus dé-
^Hees et les plus faciles à se mouvoir, l'or, l'argent et les pierres
■•■ précieuses seraient des corps extrêmement imparfaits, et l'air et
le feu seraient au contraire très parfaits. Quand de la chair vien-
drait à se corrompre et à sentir mauvais, ce serait alors qu'elle
commencerait à se perfectionner ; et une charogne puante serait
un corps bien plus parfait que la chair ordinaire.
130 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
Que si au contraire ils voulaient que les corps les plus par-
faits fussent ceux dont les parties seraient les plus grosses, les
plus solides et les plus difficiles à remuer, de la terre serait
plus parfaite que de l'or, et l'air et le feu seraient les corps les
plus imparfaits.
Que si ou ne veut pas attacher aux termes de pur et de par-
fait les idées distinctes, dont je viens de parler, il est permis
d'en substituer d'autres en leur place. Mais si on prétend ne
définir ces mots que par des notions sensibles, on confondra
éternellement toutes choses, puisqu'on ne iixera jamais la si-
gnification des termes qui les expriment. Tous les hommes,
comme l'on a déjà prouvé, ont des sensations bien différentes
des mêmes objets : Donc on ne doit pas définir ces objets par
les sensations qu'on en a, si on ne veut parler sans s'entendre,
et mettre la confusion partout.
Mais au fond, je ne vois pas qu'il y ait de matière, fût-ce
celle dont les cieux sont composés, qui contienne en soi plus de
perfection que les autres. Toute matière ne semble capable que
de figures et de mouvements, et il lui est égal d'avoir des ligures
et des mouvements réguliers, ou d'en avoir d'irréguliers.
La raison ne nous dit pas que le soleil soit plus parfait, ni plus
lumineux que la boue, ni que ces beautés de nos romans et de
nos poètes aient aucun avantage sur les cadavres les plus cor-
rompus. Ce sont nos sens faux et trompeurs qui nous le disent.
On a beau se récrier, toutes les railleries et les exclamations
paraîtront froides et badines à ceux qui examineront attentive-
ment les raisons qu'on a apportées.
Ceux qui savent seulement sentir, croient que le soleil est
plein de lumière ; mais ceux qui savent sentir et raisonner, ne
le croient pas, pourvu qu'ils sachent aussi bien raisonner ([u'ils
savent sentir. On est très persuadé, que ceux-mèmes qui
défèrent le plus au témoignage de leurs sens, entreraient
dans le sentiment oîi l'on est, s'ils avaient bien médité les
choses que l'on a dites. Mais ils aiment trop les illusions de
leurs sens •, il y a trop longtemps qu'ils obéissent à leurs pré-
jugés, et leur âme s'est trop oubliée pour reconnaître que c'esi
à elle-même qu'appartiennent toutes les perfections qu'elle
s'imagine voir dans les corps.
Ce n'est pas aussi à ces sortes de gens que l'on parle : ou se
DES SENS. 131
met peu en peine de leur approbation et de leur eslime : ils
ne veulent pas écouter, ils ne peuvent donc pas juger. Il sufiit
qu'on défende la vérité, et qu'on ait l'approbation de ceux qui
travaillent sérieusement à se délivrer des erreurs de leurs seus,
et à user bien des lumières de leur esprit. On leur demande
seulement, qu'ils méditent ces pensées avec le plus d'attention
qu'ils pourront, et qu'ils jugent. Qu'ils les condamnent, ou qu'ils
les approuvent, on les soumet à leur jugement, parce que par
leur méditation ils auront acquis sur elles droit de vie et de
mort, qui ne peut leur être contesté sans injustice.
CHAPITRE XX
Conclusion de ce premier livre. — I. Oi'o no^ sens ne nous sont donnés que
pour notre corps. — II. Qu'i'. faui dnuiev de ce qu'ils nous rapportent. —
lil. Que ce n'est pas peu que de douter comme il faut.
Nous avons, ce me semble, assez découvert les erreurs géné-
rales où nos sens nous portent, soit à l'égard de leurs propres
objets, soit à l'égard des choses qui ne peuvent être aperçues
que par l'entendement; et je ne crois pas qu'en suivant leur
rapport nous tombions dans aucune erreur, dont on ne puisse
reconnaître la cause par les choses que nous venons de dire,
pourvu qu'on les veuille un peu méditer.
I. Nous avons encore vu que nos sens sont très fidèles et très
exacts pour nous instruire des rapports que tous les corps qui
nous environnent ont avec le nôtre ; mais qu'ils sont incapa-
bles de nous apprendre ce que ces corps sont en eux-mêmes,
que pour en faire un bon usage, il ne faut s'en servir que pour
conserver sa santé et sa vie, et qu'on ne les peut assez mépri-
ser, quand ils veulent s'élever jusqu'à se soumettre l'esprit.
C'est la principale chose que je souhaite que l'on retienne bien
de tout ce premier livre. Que l'on conçoive bien que nos sens
ne nous sont donnés que pour la conservation de notre corps,
qu'on se fortifie dans cette pensée et que, pour se délivrer de
iiignorance où l'on est, on cherche d'autres secours que ceux
qu'ils nous fournissent i.
* Par un jugement naturel, dont j'ai parti eu plusi.^urs endroit^ du livro
précédent.
13-2 UE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
II. Que s'il se trouve quelques personnes, comme sans doute
il n'y en aura que trop, qui ne soient point persuadées de ces
dernières propositions parles choses qu'on a dites jusqu'ici, on
leur demande encore bien moins. Il suffit qu'ils entrent seule-
ment en quelque défiance de leurs sens ; et s'ils ne peuvent pas
rejeter entièrement leurs rapports comme faux et trompeurs,
on leur demande seulement qu'ils doutent sérieusement que ces
rapports soient entièrement vrais.
Et véritablement il me semble qu'on en a assez dit pour jeter
au moins quelque scrupule dans l'esprit des personnes raison-
nables, et par conséquent pour les exciter à se servir de leur
liberté autrement qu'ils n'ont fait jusqu'à présent. Car s'ils
peuvent entrer dans quelque doute que les rapports de leurs
sens soient vrais, ils auront aussi plus de facilité à retenir leur
consentement et à s'empêcher ainsi de tomber dans les erreurs
cil ils sont tombés jusqu'ici ; principalement s'ils se souviennent
de la règle qui est au commencement de ce traité : Qu'on ne
doit jamais donner un consentement entier, qu'à des choses
qui paraissent entièrement évidentes, et auxquelles on ne peut
s'abstenir de consentir, sans reconnaître avec une entière cer-
titude, que l'on ferait mauvais usage de sa liberté, si l'on ne
s'y rendait pas.
III. Au reste qu'on ne s'imagine pas avoir peu avancé, si on
a seulement appris à douter. Savoir douter par esprit et par rai-
son, n'est pas si peu de chose qu'on le pense. Car il faut le dire
ici, il y a bien de la différence entre douter et douter. On doute
par emportement et par brutalité, par aveuglement et par ma-
lice, et enfin par fantaisie, et parce que l'on veut douter. Mais
on doute aussi par prudence et par défiance, par sagesse et pai
pènétraiion d'esprit. Les académiciens et les athées douien/
de la première sorte ; les vrais philosophes doutent de la se
conde. Le premier doute est un doute de ténèbres, qui ne con-
duit point à la lumière, mais qui eu éloigne toujours. Le se-
cond doute nait de la lumière, el il aide en quelque fa^:on à la
produire à son tour.
Ceux (jui ne doutent que de la première façon, ne compren-
nent pas ce que c'est que douter avec esprit. Ils se railleiii de
ce que M. Descartes apprend à douter dans la première de sec-
mcdilalious métaphysiques, parce qu'il leur semble qu'il n'y a
DES SENS. 13S
qu'à douter par fantaisie, et qu'il n'y a qu'à dire en général que
notre nature est infirme, que notre esprit est plein d'aveugle-
ment, qu'il faut avoir un grand soin de se défaire de ces pré-
jugés, et autres choses semblables. Ils pensent que cela suffit
pour ne plus se laisser séduire à ses sens, et pour ne plus so-
tromper du tout. Il ne suffit pas de dire que l'esprit est faible, il
faut lui faire sentir ses faiblesses. Ce n'est pas assez de dire qu'il
est sujet à l'erreur, il faut lui découvrir en quoi consiste ses
erreurs. C'est ce que nous croyons avoir commencé de faire
dans ce premier livre, en expliquant la nature et les erreurs de
nos sens, et nous allons poursuivre notre même dessein, en
expliquant dans le second la nature et les erreurs de notre ima-
gination.
T.
LIVRE SECOND
DE L'IMAGINATION
CHAPITRE PREMIER
?. Idée (générale de l'imagination. — ir. Qu'elle renferme deux facultés,
Tune active, l'autre passive. — III. Cause générale des changenieots qui
arrivent dans l'imagination des hommes, et le fondement de ce livre.
Dans le livre précédent nous avons traité des sens. Nous
avons tâché d'en expliquer la nature, et de marquer précisé-
ment l'usage que l'on en doit faire. Nous avons découvert les
principales et les plus générales erreurs dans lesquelles ils nous
jettent; et nous avons làclié de limiter de telle sorte leur puis-
sance, qu'on doit l^eaucoup espérer d'eux, et n'en l'ien craindre,
si on les retient toujours dans les bornes que nous leur avons
prescrites. Dans ce second livre nous traiterons de l'imagina-
tion, l'ordre naturel nous y oblige; car il y a un si grand
rapport entre les sens et l'imagination qu'on ne doit pas les
séparer. On verra même dans la suite que ces deux facultés
ne diffèrent entre elles que du plus et du moins.
Voici l'ordre que nous gardons dans ce traité. Il est divisé
en trois parties. Dans la première nous expliquons les causes
physiques du dérèglement et des erreurs de l'imagination. Dans
la seconde nous faisons quelque application de ces causes aux
erreurs les plus générales de l'imagination, et nous parlons
aussi des causes que l'on peut appeler morales de ces erreurs.
Dans la troisième nous parlons de la communication contagieuse
des imaginations fortes.
Si la plupart des choses que ce traité contient ne sont pas
si nouvelles que celles que Ton a déjà dites, en expliquant les
erreurs des sens, elles ne seront pas toutefois moins utiles. Les
personnes éclairées reconnaissent assez les erreurs et les causes
mêmes des ei'reurs dont je traite ; mais il y a très peu de per-
sonnes qui y fassent assez de réflexion. Je ne prétends pas ins-
truire tout le monde, j'instruis les ignorants, et j'avertis seule-
ment les autres, ou plutôt je tâche ici de m'iustruire, et de
m'averiir moi-même.
DE L'IMAGINATION, 1« Partie. 13r>
I. Nous avons dit, dans le premier livre, que les organes de
nos sens étaient composés de petits filets qui, d'un côté se ter-
minent aux parties extérieures du corps et à la peau, et de
l'autre aboutissent vers le milieu du cerveau. Or ces petits
filets peuvent être remués en deux manières, ou en commen-
çant par les bouts qui se terminent dans le cerveau, ou par
ceux qui se terminent au dehors. L'agitation de ces petits filets
ne pouvant se communiquer jusqu'au cerveau, que l'àme n'a-
perçoive quelque chose, si l'agitation commence par l'impression
que les objets font sur la surface extérieure des filets de nos
nerfs, et qu'elle se communique jusqu'au cerveau, alors l'àme
sent et juge i que ce qu'elle sent est au dehors, c'est-à-dire
qu'elle aperçoit un objet comme présent. Mais s'il n'y a qut
les filets intérieurs qui soient légèrement ébranlés par le coura
des esprits animaux, ou de quelqu'autre manière, l'àme imagine,
et juge que ce qu'elle imagine n'est point au dehors, mais au
dedans du cerveau, c'est-à-dire qu'elle aperçoit un objet comme
absent. Voilà la différence qu'il y a entre sentir et imaginer.
Mais il faut remarquer que les fibres du cerveau sont beau-
coup plus agitées par l'impression des objets, que par le cours
des esprits, et que c'est pour cela que l'àme est beaucoup plus
touchée par les objets extérieurs qu'elle juge comme présents,
et comme capables de lui faire sentir du plaisir, ou de la dou-
leur, que par le cours des esprits animaux. Cependant il arrive
quelquefois dans les personnes qui ont les esprits animaux fort
agités par des jeûnes, par des veilles, par quelque fièvre chaude,
ou par quelque passion violente, que ces esprits remuent les
fibres intérieures de leur cerveau avec autant de force que les
objets extérieurs ; de sorte que ces personnes sentent ce qu'ils
ne devraient qu'imaginer, et croient voir devant leurs yeux des
objets qui ne sont (jue dans leur imagination. Cela montre bien
qu'à l'égard de ce qui se passe dans le corps, les sens et l'ima-
gination ne diffèrent que du plus et du moins, ainsi que je viens
de l'avancer.
Mais afin de donner une idée plus distincte et plus particu-
lière de l'imagination, il faut savoir, que toutes les fois qu'il
' Par lin jupement natiirol, dont j'ai parlé en plusieurs cnrlroits du livre
préccdcnl. (Note de Malebranche.)
136 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
y a du changement dans la pai-lie du corveau à laquelle les
nerfs aboutissent, il arrive aussi du changement dans l'âme ;
c'est-à-dire, comme nous avons déjà expliqué, que s'il arrive
dans cette partie quelque mouvement des esprits qui change
quelque peu l'ordre de ses fibres, il arrive aussi quelque per-
ception nouvelle dans l'âme ; elle sent nécessairement, ou elle
imagine quelque chose de nouveau, et l'âme ne peut jamais
rien sentir, ni rien imaginer de nouveau, qu'il n'y ait du chan-
gement dans les fibres de cette même partie du cerveau.
De sorte que la faculté d'imaginer, ou l'imagination, ne con-
siste que dans la puissance qu'a l'âme de se former des images
des objets, en produisant du changement dans les fibres de
cette partie du cerveau, que l'on peut appellor partie princi-
pale, parce qu elle répond à toutes les parties de notre corps,
et que c'est le lieu où notre âme réside immédiatement, s'il est
permis de parler ainsi.
IL Cela fait voir clairement, que celle puissance qu'a l'âme
<le former des images renferme deux choses ; l'une qui dépend
de l'âme même , et l'autre qui dépend du corps. La première
•est l'action et le commandement de la volonté. La seconde est
l'obéissance que lui rendent les esprits animaux qui tracent
ces images, et les fibres du cerveau sur lesquelles elles doivent
cire gravées. Dans cet ouvrage on appelle indifieromment du
nom d'imagination l'une et l'autre de ces deux choses, et on
ne les dislingue point par les mois d'actioti et de passive qu'on
leur pourrait donner , parce que le sens de la chose dont on
parle marque assez de laquelle des deux on entend parler, si
c'est de ïimagination active de l'àme, ou de V imagiiiation
passive du corps.
On ne détermine point encore en particulier, quelle est
celte partie principale dont on vient de parler. Premièrement
parce qu'on le croit assez inutile. Secondement, parce que cela
est fort incertain. Et eniin parce (|ue n'en pouvant convaincre
les autres, à cause que c'est un fait qui ne se peut prouver ici,
quand on serait très assuré qu'elle est cette partie principale,
on croit qu'il serait mieux de n'en rien dire.
Que ce soit donc, selon le sentiment de Willis, dans les deux
petits corps, qu'il appelle corpora striata, que réside le sens
commun ; que les sinuosiLès du cerveau conservent les espèces
DE L'IMAGINATION, 1" Partie. 137
de la mémoire, el que le corps calleux soit le siège de l'ima-
gination; que ce soit suivant le sentiment de Fernel dans la
pie-mère, qui enveloppe la substance du cerveau; que ce soit
dans la glande pinéale de M. Descartes, ou enfin dans quelque
autre partie inconnue jusqu'ici que notre âme exerce ses prin-
cipales fonctions, on ne s'en met pas fort en peine. Il suffit
qu'il y ait une partie principale ; et cela est même absolument
nécessaire, comme aussi que le fond du système de M. Des-
cartes subsiste. Car il faut remarquer, que quand il se serait
trompé, comme il y a bien de l'apparence, lorsqu'il a assuré
que c'est à la glande pinéale que l'àme est immédiatemment
unie, cela toutefois ne pourrait faire de tort au fond de son
système, duquel on tirera toujours toute l'utilité qu'on peut at-
tendre du véritable pour avancer dans la connaissance de
l'homme ^.
m. Puis donc que l'imagination ne consiste que dans la force
qu'a l'àme de se former des images des objets, en les impri-
mant, pour ainsi dire, dans les fibres de son cerveau , plus les
vestiges des esprits animaux, qui font les traits de ces images,
seront grands et distincts, plus l'âme imaginera fortement et
distiuctement ces objets. Or, de môme que la largeur, la pro-
fondeur, et la netteté des traits de quelque gravure dépond de
la force dont le burin agit, et de l'obéissance que rend le cui
vre : ainsi la profondeur et la netteté des vestiges de l'imagi-
nation dépend de la force des esprits animaux, et de la consti-
tution des fibres du cerveau; et c'est la variété qui se trouve
dans ces deux choses, qui fait presque toute cette grande dif-
férence que nous remarquons entre les esprits.
Car il est assez facile de rendre raison de tous les différents
caractères qui se rencontrent dans les esprits des hommes ,
d'un côté par l'abondance et la disette , par l'agitation et la
lenteur, par la grosseur et la petitesse des esprits animaux, ot
de l'autre par la délicatesse et la grossièreté, par rhumidite
«ît la sécheresse, par la facilité et la difficulté de se ployer des
' Si Malebran?lie n'ose afiirmer avec Dcscarics que la glande pinéale soit
Je sièse i\c l'Sm, il adopte d'ailleiiix toute sa pliysioloirie et pariiculièreiccnt
^■|iy|iotlK-;L' dc> e&prits aininaiix dont il se sert our donrev une exi.iication
iil).vsiolos:i(|(R' (le l'imasinntion et de la mémoire noii moins ingénieuse ft non
pas plus dépourvue de vraisemblance que toutes celles qu'on a imaginées
depuis.
138 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
fibres du cerveau : et enfin parle rapport que les esprits animaux
peuvent avoir avec ces fibres '. Et il sei'ait fort à propos, que
d'abord chacun tâchât d'imaginer toutes les différentes combi-
naisons de ces choses, et qu'on les appliquât soi-même à toutes
les différences qu'on a remarquées entre les esprits, parce qu'il
est toujours plus utile et même plus agréable de faire usage de
son esprit, et de l'accoutumer ainsi à découvrir la vérité , que
de se laisser corrompre dans l'oisiveté, en ne l'appliquant qu'à
des clioses toutes digérées et toutes développées Outre qu'il va
des choses si déhcates et si fines dans la différence des esprits ,
qu'on peut bien quelquefois les découvrir et les sentir soi-
même, mais on ne peut pas les représenter ni les faire sentir
aux autres.
Mais afin d'expliquer, autant qu'on le peut, toutes ces diffé-
rences qui se trouvent entre les espi'its, et afin qu'un chacun
remarque plus aisément dans le bien même la cause de tous
les changements qu'il y sent en différents temps, il semble à
propos d'examiner en général les causes des changements qui
arrivent dans les esprits animaux et dans les fibres du cerveau ;
parce ffu'ainsi on découvrira tous ceux qui se trouvent dans
l'imagination.
L'homme ne demeure guère lomptemps semblable à lui-même ;
tout le monde a assez de preuves intérieures de son incons-
tance : on juge tantôt d'une façon et tantôt d'une autre sur le
môme sujet : en un mot la vie de l'homme ne consiste que dans
la circulation du sang, et dans une autre circulation de pensées
et de désirs ; et il semble qu'on ne puisse guère mieux em-
ployer son temps, qu'à rechercher les causes de ces change-
ments qui nous arrivent, et apprendre ainsi à nous connaître
nous-mêmes.
CHAPITRE II
1. Dus esprits animaux, et des ciianirements auxquels ils sont sujets en
général. — II. Que le chyle va au cœur, et qu'il apporte du cliangemeiu
dans les esprits. — III. Que le vin en lait autant.
I. Tout le monde convient assez que les esprits animaux ne
* Vour plus (le commodité dans ses explications, Malebranche suppose une
grand variété dans les esprits aninianx. Nous allons voir qu'il est de? esprits
languissants et même des esprits libertins qui n'obéissent pas ù la volonté.
DE L'IMAGINATION, ^° Partie. 139
sont que les parties les plus subtiles et les plus agitées du sang,
qui se subtilise et s'agite pi'incipaleraent par la fermentation et
par le mouvement violent des muscles dont le cœur est com-
posé, que ces esprits sont conduits avec le reste du sang par
les artères jusque dans le cerveau, et que là ils en sont sé-
parés par quelques parties destinées à cet usage, desquelles on
ne convient pas encore.
Il faut conclure de là, que si le sang est fort subtil, il y aura
beaucoup d'esprits animaux , et que s'il est grossier, il y en
aura peu. Que si le sang est composé de parties fort faciles à
s'embraser dans le cœur et ailleurs , ou fort propres au mouve-
ment, les esprits qui seront dans le cerveau en seront extrême-
ment échauffes ou agités; que si au contraire le sang ne se
fermente pas assez, les esprits animaux seront languissants,
sans action et sans force ; enfin ([ue , selon la solidité qui Sb
trouvera dans les parties du sang, les esprits animaux auront
plus ou moins de solidité, et par conséquent plus ou moins de
force dans leur mouvement. Mais il faut expliquer plus au long
toutes ces choses, et apporter des exemples et des expériences
incontestables, pour en faire reconnaître plus sensiblement la
vérité.
II. L'autorité des anciens n'a pas seulement aveuglé l'esprit
de quelques gens, on peut même dire qu'elle leur a fermé les
yeux. Car il y a encore quelques personnes si respectueuses à
l'égard des anciennes opinions, ou peut-être si opiniâtres,
qu'elles ne veulent pas voir des choses qu'ils ne pourraient
plus contredire, s'il leur plaisait seulement d'ouvrir les yeux.
On voit tous les jours des personnes assez estimées par leur
lecture et par leurs études, qui font des livres et des confé-
rences publiques contre les expériences visibles et sensibles de
la circulation du sang, contre celle du poids et de la force élas-
tique de l'air et d'autres semblables. La découverte que
M. Pecquet a fiiitc en nos jours i, de laquelle on a besoin ici,
est du nombre dé celles qui ne sont malheureuses que parce
qu'elles ne naissent pas toutes vieilles, et pour ainsi dire avec
1 .lean Pecquoi; étudiant de Dieppe, «onipiétant la découverte de la rircu-
ation du san^', venait de découvrir le réservoir du clivle et de prouv. r que
les vaisseaux ciiililéres se rendent par là dans le canal d'Kuslache et dans le
système veieeux.
140 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
une barbe vénérable. On ne laissera pas cependant de s'en
servir, et on ne craint pas que les personnes judicieuses y
trouvent à redire.
Selon cette découverte il est constant que le chyle ne va pas
d'abord des viscères au foie par les veines mùsaraïques, comme
le croient les anciens, mais qu'il passe des boyaux dans les
veines lactées, et ensuite dans certains réservoirs où elles
aboutissent toutes. Que de là il monte par le canal thoracique
le long des vertèbres du dos, et se va mêler avec le sang de la
veine axillaire-, laquelle entre dans le tronc supérieur de la
veine cave, et qu'ainsi étant mêlé avec le sang, il se va rendre
daus le cœur.
Il faut conclure de cette expérience, que le sang mêlé avec
le chyle étant fort différent d'un autre sang, qui aurait déjà
circulé plusieurs fois par le cœur, les esprits animaux qui n'en
sont que les plus subtiles parties, doivent être aussi fort diffé-
rents dans les personnes qui sont à jeun et dans d'autres qui
viendraient de manger ; de plus, parce qu'entre les viandes et
les breuvages dont on se sert, il y en a d'une infinité de sortes,
et même que ceux qui s'en servent ont des corps diversement
disposés ; deux personnes qui viennent de diner et qui sortent
d'une même table, doivent sentir dans leur faculté d'imaginer
une si grande variété de changements, qu'il n'est pas possible
de la décrire.
Il est vrai que ceux qui jouissent d'une santé parfaite font
une digestion si achevée, que le chyle entrant dans le cœur, et
de là dans le cerveau, est aussi propre à former des esprits
que le sang ordinaire. De sorte que leurs esprits animaux, et
par conséquent leur faculté d'imaginer n'en reçoivent presque
pas de changement. Mais pour les vieillards et les infirmes, ils
remarquent en eux-mêmes des changements fort sensibles
après leur repas. Ils s'assoupissent presque tous; ou pour le
moins leur imagination devient toute languissante et n'a plus
de vivacité ni de promptitude : ils ne conçoivent plus rien dis-
tinctement, ils ne peuvent s'appliquer à quoi que ce soit : on un
mot ils sont tout autres qu'ils n'étaient auparavant.
III. Mais aiin que les plus sains et les plus robustes aient
aussi dos prouves sensibles de ce que l'on vient de cîire, ils
n'ont qu'à faire rétloxion sur ce qui leur est arrivé, quand ilsont
DE L'IMAGINATION, 1" Partie. J41
bu du vin bien plus qu'à l'ordinaire, ou bien sur ce qui leur
arrivera, quand ils ne boiront qne du vin dans un repas, et
que de l'eau dans un autre. Car on est assuré que s'ils ne sont
cntièreiuent stupides, ou si leur corps n'est composé d'une
façon toute extraordinaire, ils sehtiront aussitôt de la gaieté, ou
quelque petit assoupissement, ou quelqu'aut re accident semblable.
Le vin est si spiritueux, que ce sont des esprits animaux
presque tout formés , mais des esprits libertins , qui ne se sou-
mettent pas volontiers aux ordres de la volonté, à cause appa-
remment de leur facilité à être mus. Ainsi dans les hommes
mêmes les plus forts et les plus vigoureux , il produit de plus
grands changements dans l'imagination et dans toutes les par-
ties du corps, que les viandes et les autres breuvages. Il donne
du croc en jambe, pour parler comme Plante i; et il produit
dans l'esprit bien des effets , qui ne sont pas si avantageux que
ceux qu'Horace décrit en ces vers :
Qiiid non ebrietas desi?nat? opeila recludit :
Sps jubet esse raïas; in pra'lia tiudit ineriem :
Solliciii* animis onu> exiniit, addorei artes.
Fec;iiidi calices quem non fecere di^ertum?
CoDiractà ()ueni non in paupertatc solutuin -?
Il serait assez facile de trouver des raisons fort vraisem-
blables des principaux effets, que le mélange du chyle avec le
sang produit dans le.^ esprits animaux, et ensuite dans le cer-
veau, et dans l'àme même : comme pourquoi le vin réjouit ;
pourquoi il donne une certaine vivacité à l'esprit, quand on
en prend avec modération ; pourquoi il l'abrutit avec le temps ,
quand on en fait excès; pourquoi on est assoupi après le repas,
et de plusieurs autres choses desquelles on donne ordinaire-
mont des raisons fort ridicules. Mais outre qu'on ne fait pas ici
une physique, il faudrait donner quelque idée de l'anatoraic du
cerveau, ou faire quelques suppositions, comme M. Descartes
eu a faites dans le traité qu'il a fait de V Homme, sans lesquelles
il n'est pas possible de s'expliquer. Mais enfin si on lit avec at-
tention ce traité de M. Descartes, on pourra peut-être se satis-
faire sur toutes ces questions, à cause des ouvertures qu'il
donne pour les résoudre.
* Viniim luctator dolosus est.
- Hor. ép. •!«'■ liv., ép. V.
142 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
CHAPITRE III
Que l'air qu'on respire cause aussi quelque changement dans les
esprits.
La seconde cause générale des changements qui arrivent dans
les esprits animaux, est l'air que nous respirons. Car quoiqu'il
ne fasse pas d'abord des impressions si sensibles que le chyle,
cependant il fait à la longue ce que les sucs des viandes font en
peu de temps. Cet air entre des branches de la trachée artère
dans celle de V artère veineuse i ; de là il se mêle et se fermente
avec le reste du sang dans le cœur, et selon sa disposition par-
ticulière et celle du sang, il produitde très grands changements
dans les esprits animaux, et par conséquent dans la faculté
d'imaginer.
Je sais qu'il y a quelques personnes qui ne croient pas que
l'air se mêle avec le sang dans les poumons et dans le cœur,
parce qu'ils ne peuvent découvrir avec leurs yeux dans les
branches de la trachée artère, et dans celle de l'artère veineuse,
les passages par où cet air se communique. Mais il ne faut pas
que l'action de l'esprit s'arrête avec celle des sens ; il peut pé-
nétrer ce qui leur est impénétrable, et s'attacher à des choses
qui n'ont point de prise pour eux. Il est indubitable qu'il passe
continuellement quelques parties du sang des branches de la
veine artérieuse ^ dans celles de la trachée artère ; l'odeur et
l'humidité de l'haleine le prouvent assez, et cependant les pas-
sages de celte communication sont imperceptibles. Pourquoi
donc les parties subtiles de l'air ne pourraient-elles pas passer
des branches de la trachée artère dans l'artère veineuse, quoi-
que les passages de celte communication ne soient pas visibles.
Enfin il se transpire beaucoup plus d'humeurs par les pores
imperceptibles des artères et de la peau, qu'il n'en sort par les
autres passages du corps, et les métaux même les plus solides
n'ont point de pores si étroits, qu'il ne se rencontre encore
dans la nature des corps assez petits pour y trouver le passage
libre, puisqu'autrement ces pores se fermeraient.
* C'est la veine du poumon.
» C'est l'artère du poumon. (Notes de Maiebranche.)
DE L'DIAGLXATIU.N, 1" Partie. 143
Il est vrai que les parties grossières et branchues de l'air, ne
peuvent point passer par les pores ordinaires des corps, et que
l'eau même, quoique fort grossière, peut se glisser par des che-
mins oîi cet air est obligé de s'arrêter. Mais on ne parle pas
ici de ces parties les plus grossières de l'air; elles sont, ce
semble, assez inutiles pour la fermentation. On ne parle que
des plus petites parties, raides, piquantes, et qui n'ont que fort
peu de branches qui les puissent arrêter, parce que ce sont ap-
oaremment les plus propres pour la fermentation du sang.
Je pourrais cependant assurer, sur le rapport de Sylvius, que
l'air même le plus grossier passe de la trachée artère dans le
cœur, puisqu'il assure lui-même, qu'il l'y a vu passer par
l'adresse de M. de Swammerdam. Car il est plus raisonnable
de croire un homme qui dit avoir vu, qu'un million d'autres
qui parlent en l'air. Il est donc' certain que les parties les plus
subtiles de l'air que nous respirons, entrent dans notre cœur,
qu'elles y entretiennent, avec le sang et le chyle, la chaleur qui
donne la vie et le mouvement à notre corps; et que selon leurs
différentes qualités elles apportent de grands changements
dans la fermentation du sang, et dans les esprits animaux.
On reconnaît tous les jours la vérité de ceci par les diverses
humeurs et les différents caractères d'esprit des personnes de
différents pays. Les Gascons, par exemple, ont l'imagination
bien plus vive que les Normands. Ceux de Rouen et de Dieppe
et les Picards différent tous entre eux , et encore bien plus des
Bas-Normands, quoiqu'ils soient assez proches les uns des au-
tres. Mais si on considère les hommes qui vivent dans des pays
plus élo.gnés, on y rencontrera des différences encore bien plus
étranges, comme entre un Italien et un Flamand ou un Hollan-
dais. Enlin il y a des lieux renommés de tout temps pour la
sagesse de leurs habitants, comme Théman i et Athènes ; et
d'autres pour leur stupidité, comme Thébes, Abdere et quelques
autres.
Atlienis tenue cœliim, ex quo acutiores ctiam pulantur Attici, erassum Tliebis.
de. De Falo.
.Abderilan* pectora plebis liabcs
.Maktial.
« Bœotum in cra-;so jurarcs aeie iiaiiim.
Horace.
• Ifumquid non utlra est sapientia in T/ieman/ Jerem. Cb. 49. v. 17.
144 DE LA RECHliUCHE DE LA VERITE.
CHAPITRE IV
I. Du cliangcmont des esprits causû par les nerfs qui vont au cœur et aux
poumons. — H. De celui qui est causé par les nerfs qui vont au foie, à la
rate, et dans les viscères. —III. Que tout cela se l'ail contre noire volonté.
mais que cela ne se peut faire sans une providence.
La troisième cause des changements qui arrivent aux esprits
animaux, est la plus ordinaire et la plus agissante de toutes ;
parce que c'est celle qui produit, qui entretient, et qui IbrLitie
toutes les passions. Pour la bien conprendre, il faut savoir que
la cinquième, la sixième, et la huitième paire des nerfs envoient
la plupart de leurs rameaux dans la poitrine et dans le ventre,
où ils ont des usages bien utiles pour la conservation du corps,
mais extrêmement dangereux pourl'àme; parce que ces nerfs
ne dépendent point dans leur action de la volonté des hommes,
comme ceux ([ui servent à remuer les bras, les jambes, et les
autres parties extérieures du corps, et qu'ils agissent beaucoup
plus sur l'âme que l'âme n'agit sur eux.
I. Il faut donc savoir, que plusieurs branches de la huitième
paire des nerfs se jettent entre les fibres du principal de tous
les muscles, qui est le cœur; qu'ils environnent ses ouvertures
ses oreillettes et ses artères; qu'ils se répandent même dans la
substance du poumon, et qu'ainsi par leurs différents mouve-
ments ils produisent des changements fort considérables dans
le sang. Car les nerfs qui sont répandus entre les fibres du
cœur, le fai?-ant quelquefois étendre el raccourcir avec trop de
force et de promptitude, poussent avec une violence extraordi-
naire quantité de sang vers la tête et vers toutes les parties du
corps. Quelquefois aussi ces mêmes nerfs font un effet tout con-
traire. Pour les nerfs qui environnent les ouvertures du cœur,
ses oreillettes et ses artères, ils fout à peu près le même cffol
que les registres avec lesquels les chimistes modèrent la cha-
leur de leurs fourneaux, et que les robinets dont on se sert dans
les fontaines pour régler le cours de leurs eaux. Car l'usage de
ces nerfs est de serrer et d'élargir diversemcntles ouvertuues du
cœur; de hâter et de retarder de celle manière l'cnlrée et la
sortie du sang, et d'en augmenter ainsi et d'en diminuer la cha-
DE L'IMAGINATION, 1" Partie. 145
leur. Enfin, les nerfs qui sont répandus dans le poumon, ont
aussi le même usage; car le poumon n'étant composé que des
branches de la trachée artère, de la veine arlérieuse et de l'ar-
tcre veineuse entrelacées les unes dans les autres, il est visible
que les nerfs qui sont répandus dans la substance empéchen
par leur contraction que l'air ne passe avec assez de liberté
des branches de la trachée artère, et le sang de celles de la
veine artérieuse dans l'artère veineuse pour se rendre dans
le cœur. Ainsi ces nerfs, selon leur différente agitation aug-
mentent ou diminuent encore la chaleur et le mouvement du
san
Nous avons dans toutes nos passions des expériences fort
sensibles de ces différents degrés de chaleur de notre cœur
Nous l'y sentons manisfestement diminuer et s'augmenter quel-
quciois tout d'un coup; et comme nous jugeons faussement
que nos sensations sont dans les parties de notre corps à l'oc-
casion desquelles elles s'excitent en notre àme, ainsi qu'il a été
. explique dans le premier livre, presque tous les philosophes
se sont miaginé, que le cœur était le siège principal des pas-
sions de lame; et c'est môme encore aujourd'hui l'opinion la
plus commune.
Or, parce que la faculté d'imaginer reçoit de grands chan-
gements par ceux qui arrivent aux esprits animaux, et que les •
esprits animaux sont fort différents selon la différente fermen-
tation ou agitation du sang qui se fait dans le cœur il est
facile de reconnaître ce qui fait que les personnes passionnées
imaginent les choses tout autrement, que ceux qui les consi
dèrent de sang-froid.
II. L'autre cause, qui contribue fort à diminuer et à auo--
mcnter ces fermentations extraordinaires du sang, consiste dans
1 action de plusieurs autres rameaux des nerfs, desquels nous
venons de parler.
Ces rameaux se répandent dans le foie, qui contient la sub-
- nie partie du sang, ou ce qu'on appelle ordinairement la bile
dans la rate qui contient la plus grossière, ou la mélancolie'
dans le pancréas, qui contient un suc acide très propre ce
semble, pour la fermentation, dans l'estomac, les boyaux et
les autres parties, qui conliennenl le cliyle, enfin ils se répon-
dent dans tous les endroits qui peuvent contribuer quelque
9
146 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
chose pour varier la fermentation ou ie mouvement du sang.
Il n'y a pas même jusqu'aux artères et aux veines qui ne soient
liées de ces nerfs, comme M. Willis l'a découvert du tronc in-v
férieur de la grande artère qui en est liée proche du cœur, de
l'artère axillaire du côté droit, de la veine émulgente, et de
quelques autres.
Ainsi l'usage des nerfs étant d'agiter diversement les parties
auxquelles ils sont attachés, il est facile de concevoir comment,
par exemple, le nerf qui environne le foie, peut en le serrant
faire couler grande quantité de bile dans les veines et dans le
canal de la bile, laquelle s'étant mêlée avec le sang dans les
veines, et avec le chyle par le canal de la bile, entre dans le
cœur, et y produise une chaleur bien plus ardente qu'à l'ordi-
naire. Ainsi lorsqu'on est ému de certaines passions, le sang
bout dans les artèi*es et dans les veines, l'ardeur se répand
dans tout le corps, le feu monte à la tête, et elle se remplit
d'un si grand nombre d'esprits animaux trop vifs et trop agiles,
que par leur cours impétueux ils empêchent l'imagination de
se représenter d'autres choses que celles dont ils forment des
images dans le cerveau, c'est-à-dire, de penser à d'autres objets
qu'à ceux de la passion qui domine.
Il en est de même des petits nerfs qui vont à la rate, ou
d'autres parties qui contiennent une matière plus grossière et
moins susceptible de chaleur et de mouvement; ils rendent
l'imagination toute languissante et toute assoupie en faisant
couler dans le sang quelque matière grossière et difticile à
mettre en mouvement.
Pour les nerfs qui environnent les artères et les veines, leur
usage est d'empêcher le sang de passer et de l'obliger en les
serrant de s'écouler dans les lieux où il trouve le passage libre.
Ainsi la partie de la grande artère, qui fournit du sang à toutes
les parties qui sont au-dessous du cœur, étant liée et serrée
par ces nerfs, le sang doit nécessairement entrer dans la tête
en plus grande abondance, et produire ainsi du changement
dans les esprits animaux, et par conséquent dans l'imagination.
III. Or, il faut bien remarquer, que tout cela ne se l'ait que
par machine, je veux dire, que tous les différents mouvements
de ces nerfs dans toutes les passions diflérentes n'arrivent
point par le commandement de la volonté, mais se l'ont au
DE L'IMAGINATIOIS, 1- Partie. 147
contraire sans ses ordres, et mènne contre ses ordres; de sorte
qu'un corps sans âme disposé comme celui d'un homme sain,
serait capable de tous les mouvements qui accompagnent nos
passions. Ainsi les bêtes même en peuvent avoir de semblables,
quand elles ne seraient que de pures machines.
C'est ce qui nous doit faire admirer la sagesse incompré-
hensible de celui qui a si bien rangé tous ces ressoi'ts, qu'il
suffit qu'un objet remue légèrement le nerf optique d'une telle
ou telle manière pour produire tant de divers mouvements dans
le cœur, dans les autres parties intérieures du corps, et même
sur le visage. Car on a découvert depuis peu, que le même
nerf qui répand quelques rameaux dans le cœur et dans les
autres parties intérieures, communique aussi quelques-unes de
ses branches aux yeux, à la bouche et aux autres parti.es
du visage. De sorte qu'il ne peut s'élever aucune passion
au dedans, qui ne paraisse au dehors, parce qu'il ne peut y
avoir de mouvement dans les branches qui vont au cœur, qu'il
n'en arrive quelqu'un dans celles qui sont répandues sur le
visage.
La correspondance et la sympathie qui se trouve entre les
nerfs du visage, et quelques autres qui répondent à d'autres
endroits du corps, qu'on ne peut nommer, est encore plus l'e-
marquable, et ce qui fait celte grande sympathie, c'est, comme
dans les autres passions, que les petits nerfs, qui vont au vi-
sage, ne sont encore que des branches de celui qui descend
plus bas.
Lorsqu'on est surpris de quelque passion violente, si l'on
prend soin de faire rétlexion sur ce que l'on sent dans les en-
trailles et dans les autres parties du corps où les nerfs s'insi-
nuent, comme aussi aux changements de visage qui l'accom-
pagnent; et si on considère que toutes ces diverses agitations
de nos nerfs sont entièremeut involontaires et qu'elles arrivent,
même malgré toute la résistance que notre volonté y apporte,
on n'aura pas grande peine à se laisser persuader de la simple
exposition que l'on vient de faire de tous ces rapports entre
les nerfs.
Mais si l'on examine les raisons et la fin de toutes ces choses,
on y trouvera tant d'ordre et de sagesse, qu'une attention un
peu sérieuse sera capable de convaincre les personnes les plus
i48 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
altachces à Épicure et à Lucrèce, qu'il y a une providence qui
régit le monde. Quand je vois une montre, j'ai raison de con-
clure qu'il y a une intelligence, puisqu'il est impossible (\ue le
hasard ait pu produire et arranger toules ses roues. Comment
donc serait-il possible que le hasard et la rencontre des atomes
fût capable d'arranger dans tous les hommes et dans tous les
animaux tant de ressorts divers, avec la justesse et la propor-
tion que je viens d'expliquer, et que les hommes et les animaux
en engendrassent d'autres qui leur fussent tout à fait sem-
blables ? Ainsi il est ridicule de penser ou de dire, comme
Lucrèce, que le hasard a formé toutes les parties qui compo-
sent l'homme, que les yeux n'ont point été faits pour voir,
mais qu'on s'est avisé de voir, parce qu'on avait des yeux, et
ainsi des autres parties du corps. Voici ses paroles :
Lumina ne facias oculorum clara creata
Prospicere ut possimus, et ut proferre viam.
Prnceros p;is>us, ideo fasli.îjia posse
Surarum ac feminum pedibns fundata plicari
Brachia lum poiro validis exapla lacertis
Esse, maïuisque datas utrâque ex parte ministras
Ut facere ad vitam possimus, quœ foret usus.
Caîtera de génère hoc inter quajcumque prctantar
Omnia perversa pracposlera siim ralione.
îSil ideo natumestio nostro corpore ut uti
Possimus, sed quod natum est id procréât usura
Ne faut-il pas avoir une étrange aversion d'une providence
pour s'aveugler ainsi volontairement de peur de la reconnaître,
et pour tacher de se rendre insensible à des preuves aussi
fortes et aussi convaincantes que celle que la nature nous en
fournil? Il est vrai que quand on affecte une fois de faire l'es-
prit fort, ou plutôt l'impie, ainsi que faisaient les épicuriens,
on se trouve incontinent tout couvert de ténèbres, et on ne
voit plus que de fausses lueurs; on nie hardiment les choses
les plus claires, et on assure fièrement et magistralement les
plus fausses et les plus obscures.
Le poète que je viens de citer, peut servir de preuve de cet
aveuglement des esprits torts; car il prononce hardiment et
contre toute apparence de vérité, sur les questions les plus
difticiles et les plus obscures, et il semble qu'il n'aperçoive pas
* Lib. 4.
DE LIMAGLNATION, 1" Partie. 149
Jos idées même les plus claires et les plus cvidenles. Si je
m'arrêtais à rapporter des passages de cet auteur, pour jus-
tifier ce que je dis, je ferais une digression trop longue et trop
ennuyeuse. S'il est permis de faire quelques réflexions qui arrê-
tent pour un moment l'esprit sur les vérités essentielles, il n'est
jamais permis de faire des digressions qui détournent l'esprit
pendant un temps considérable de l'attention à son principal
sujet, pour l'appliquer à des choses de peu d'importance.
On vient d'expliquer les causes générales lant extérieures
qu'intérieures, qui produisent du changement dans les esprits
animaux, et par conséquent dans la faculté d'imaginer. On a
fait voir que les extérieures sont les viandes dont on se nourrit,
et l'air que Ton respire; et que l'intérieure consiste dans l'agi-
tation involontaire de certains nerfs. On ne sait point d'autres
causes générales, et l'on assure même qu'il n'y en a point. De
sorte que la faculté d'imaginer ne dépendant de la part du
corps que de ces deux choses, savoir des esprits animaux et
de la disposition du cerveau sur lequel ils agissent, il ne reste
plus ici, pour donner quelque connaissance de l'imagination,
que d'exposer les différents changements qui peuvent arriver
dans la substance du cerveau. Mais avant que d'examiner ces
changements, il est à propos d'expliquer la liaison de nos
pensées avec les traces du cerveau, et la liaison réciproque de
ces traces. Il faudra aussi donner quelque idée de la mémoire
et des habitudes, c'est-à-dire de cette facilité que nous avons
de penser à des choses auxquelles nous avons déjà pensé, et
de faire des choses que nous avons déjà faites.
CHAPITRE V
I. De laIiai<;on des idée> de l'esprit avec les trare'; da cerrean. — II. De la
liaison rtciproque qai est entrt^ ces traces. —III. De la mémoire. — IV. Des
habitudes.
De toutes les choses matérielles, il n'y en a point de plus
'ligne de l'application des hommes que la structure de leur
corps, et que la correspondance qui est entre toutes les parties
qui le composent, et de toutes les choses spirituelles, il n'y en
ft point dont la connaissance leur soit plus nécessaii'e que celle
150 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
de leur àme, et de tous les rapports qu'elle a indispeLsablement
avec Dieu, et naturellement avec le corps.
Il ne suffît pas de sentir ou de connaître confusément, que
les traces du cerveau sont liées les unes avec les autres, et
qu'elles sont suivies du mouvement des esprits animaux, que
les traces réveillées dans le cerveau réveillent des idées dans
l'esprit, et que des mouvements excités dans les esprits ani-
maux excitent ces passions dans la volonté. Il faut, autant que
l'on peut, savoir distinctement la cause de toutes ces liaisons
différentes, et principalement les effets qu'elles sont capables
de produire.
Il en faut connaître la cause, parce qu'il faut connaître celui
qui seul est capable d'agir en nous, et de nous rendre heureux
ou malheureux, et il en faut connaître les effets, parce qu'il
faut nous connaître nous-mêmes autant que nous le pouvons,
et les autres hommes avec qui nous devons vivre. Alors nous
saurons les moyens de nous conduire et de nous conserver
nous-mêmes dans l'état le plus heureux et le plus parfait où
l'on puisse parvenir, selon l'ordre de la nature et selon les
règles de l'Évangile ; et nous pourrons vivre avec les autres
hommes, en connaissant exactement et les moyens de nous en
servir dans nos besoins, et ceux de les aider dans leurs mi-
sères.
Je ne prétends pas expliquer dans ce chapitre un sujet si
vaste et si étendu. Je ne prétends pas même de le faire entière-
ment dans tout cet ouvrage. Il y a beaucoup de choses que
je ne connais pas encore, et que je n'espère pas de bien con-
naître, et il y en a quelques-unes que je crois savoir, et que
je ne puis expliquer. Car il n'y a point d'esprit si petit qu'il
soit, qui ne puisse, en méditant, découvrir plus de vérités quo
l'homme du monde le plus éloquent n'en pourrait déduire.
I. Il ne faut pas s'ima;4iner, comme la plupart des philo-
sophes, que l'esprit devient corps, lorsqu'il s'unit au corps;
et que le corps devient esprit, lorsqu'il s'unit à l'esprit. L'âme
n'est point répandue dans toutes les parties du corps, afin de
lui donner la vie et le mouvement, comme l'imagination se le
figure; et le corps ne devient point capable de sentiment par
l'union qu'il a avec l'esprit, comme nos sens faux et trompeurs
semblent nous en convaincre. Chaque substance demeure c&
DE L'IMAGINATION, 1" Partie. loi
quielle est: et comme l'âme n'est point capable d'étendue et
de mouvements, le corps nest point capable de sentiment et
d'inclinations. Toute l'alliance de l'esprit et du corps qui nous
est connue, consiste dans une correspondance naturelle et
mutuelle des pensées de l'àme avec les traces du cerveau, et
des émotions de l'àme avec les mouvements des esprits ani-
maux.
Dès que l'àme reçoit quelques nouvelles idées, il s'imprime
dans le cerveau de nouvelles traces, et dès que les objets pro-
duisent de nouvelles traces, l'âme reçoit de nouvelles idées.
Ce n'est pas qu'elle considère ces traces, puisqu'elle n'en a
aucune connaissance ; ni que ces traces renferment ces idées,
puisqu'elles n'y ont aucun rapport: ni enfin qu'elle reçoive ses
idées de ces traces ; car comme nous expliquerons dans le
troisième livre, il n'est pas concevable que l'esprit reçoive
quelque chose du corps, et qu'il devieime plus éclairé qu'il
n'est, en se tournant vers lui, ainsi que les philosophes le pré-
tendent, qui veulent que ce soit par converswn aux fantômes,
ou aux traces du cerveau, per conversionem ad phantasmata,
que l'esprit aperçoive toutes choses. Mais tout cela se fait en
conséquence des lois générales de l'union de l'âme et du corps,
ce que j'expliquerai au même endroit K
De même dès que l'âme veut que le bras soit mû, le bras est
mil, quoiqu'elle ne sache pas seulement ce qu'il faut faire pour
le remuer; et dès que les esprits animaux sont agités, l'àme
se trouve émue, quoiqu'elle ne sache pas seulement s'il y a
dans son corps des esprits animaux.
Lorsque je traiterai des passions, je parlerai de la liaison qu'il
y a entre les traces du cerveau et les mouvements des esprits,
et de celle qui est entre les idées et les émotions de l'âme, car
toutes les passions en dépendent. Je dois seulement parler ici
de la liaison des idées avec les traces, et de la liaison des
traces les unes avec les autres.
Il y a trois causes fort considérables de la liaison des idées *
avec les traces. La première, et que les autres supposent, est
la nature, ou la volonté constante et immuable du Créateur. Il
y a, par exemple, une liaison naturelle et oui ne dépend point
1 CeUe iiluase a été ajoutée dans lédition de nii.
132 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
de notre volonté, entre les traces que produisent un arbre ou
une montagne que nous voyons et les idées d'arbre ou de mon-
tagne, entre les traces que produisent dans notre cerveau le
cri d'un homme, ou d'un animal qui souffre et que nous enlon-
dons se plaindre, l'air du visage d'unhomme qui nous menace ou
qui nous craint, elles idées de douleur, de force, de faiblesse,
et même entre les sentiments de compassion, de crainte et de
courage qui se produisent en nous i.
Ces liaisons naturelles sont les plus fortes de toutes ; elles
sont semblables généralement dans tous les hommes ; elles
sont absolument nécessaires à la conservation de la vie. C'est
pourquoi elles ne dépendent point de noire volonté. Car si la
liaison des idées avec les sons et certains caractères est faible
et fort différente dans diflérents pays, c'est qu'elle dépend de
la volonté faible et changeante des hommes ; et la raison pour
laquelle elle en dépend, c'est parce que celte liaison n'est point
absolument nécessaire pour vivre, mais seulement pour vivre
comme des hommes qui doivent former entre eux une société
raisonnable.
La seconde cause de la liaison des idées avec les traces, c'est
Yidcnlité du temps. Car il suffit souvent que nous ayons eu
certaines pensées dans le temps qu'il y avait dans notre cer-
veau quelques nouvelles traces, afin que ces traces ne puissent
plus se produire sans que nous ayions de nouveau ces mêmes
pensées. Si l'idée de Dieu s'est présentée à mon esprit dans le
même temps que mon cerveau a été frappé de la vue de ces
trois caractères iah, ou du son de ce même mot, il suffira que
les traces que ces caractères, ou leur son, auront produites se
réveillent afin que je pense à Dieu; et je ne pourrai penser à
Dieu qu'il ne se produise dans mon cerveau quelques traces
confuses des caractères ou des sons qui auront accompagné les
pensées que j'aurai eues de Dieu; car le cerveau n'étant jamais
sans traces, il a toujours celles qui ont quelque rapport à ce
* Dans l'i'ilition de 1712, Malcbranche dnnne le premier rant? parmi les (anses
de la liaison des iilées à la volonté du Créateur qu'il rcganle ronimi' la rause
la plus imporlnnle et la i)Uis sénérHh'. Dans les éditions antérieures, c'est
'identité du temps qu'il plaçait la première et qu'il jugeait la plus sîénerale
rie toutes. Il a aussi deplaeé le paragraphe suivaiU, c cst-à-dire les réflexions
qui s'appliquent à la liaison par la volonté du Créateur.
DE Li>iAG::>ATiO>, 1" Pautie. 1o3
que nou/î peasons , ([iioique soiivenî ces traces soient foi"! i:n-
parlailes et foi'l conluscs.
La troisième cause de !a liaison des idées avec les traces, et
qui suppose toujours les deux autres, c'est la voloalc des
homiivs. C t te volonté est nécessaire, afin que cellcliaisoa des
idées avec les traces soitrc,^^!ce et accommodée à l'usa ;e. Car
si les hommes n'avaient pas nalurellemeut de rinclinulion à
convenir entre eux poir aitaciier leurs idées à des signes sen-
sibles, non seulement cette liaion des idées serait entièrement
inutile pour la société, mais elle serait encore fort déréglée et
fort imparfaite.
Premièrement, parce que les idées ne se lient f 'rlement avec
les traces, que lorsque les esprits étant agités, ils rendent ces
traces profondes et durables. De sorte que les esprits n'étant
.igités que par les passions, siles hommes n'en avaient aucune
pour communiquer leurs sentiments et pour entrer dans ceux
des autres, il est évident que la liaison exacte de leurs idées à
certaines traces serait bien faible, puisqu'ils ne s'assujettissent
à ces liaisons exactes et régulières que pour se communiquer
leurs pensées.
Secondement, la répétition de la rencontre des mêmes idées
avec les mêmes traces étant nécessaire pour former une liaison
qui se puisse conserver longtemps, puisqu'une prcmi^'-re ren-
contre, si elle n'est accompagnée d'un mouvement violent d'es-
prits animaux, ne peut faire de fortes liaisons, il est clair que
si les hommes ne voulaient pas convenir, ce serait le plus
grand hasard du monde, s'il arrivait de ces rencontres des
mêmes idées et des mêmes traces. Ainsi la volonté des hommes
est nécessaire pour régler la liaison des mêmes idées avec les
mêmes traces, quoique cette volonté de convenir ne soit pas
tant un effet de leur choix et de leur raison, qu'une impression
de l'Auteur de la nature qui nous a tous faits les uns pour les
autres, et avec une inclination très forte à noiis unir par l'es-
prit, autant que nous le sommes par le corps '.
Il faut bien remarquer ici, que la liaison des idées qui nous
' Avant Hume, avant les Ecossais, avant Ic^ contcmiioiains, Malehranclie^st
un des iiliilosnphes qui out le plu> approfondi celte iniportanle question dd
fjssocialio:i des idées.
154 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
représentent des choses spirituelles distinguées de nous avec
les traces de notre cerveau, n'est point naturelle et ne le peut
être, et par conséquent qu'elle est, ou qu'elle peut être diffé-
rente dans tous les hommes, puisqu'elle n'a point d'autre cause
que leur volonté et l'identité du temps, dont j'ai parlé aupara-
vant. Au conti'aire, la liaison des idées de toutes les choses ma-
térielles avec certaines traces particulières est naturelle , et
par conséquent il.y a certaines traces qui réveillent la même
idée dans tous les hommes. On ne peut douter, par exemple ,
que tous les hommes n'aient l'idée d'un carré à la vue d'un
carré, parce que cette liaison est naturelle. Mais ils n'ont pas
tous l'idée d'un carré lorsqu'ils entendent prononcer ce mot
carré, parce que cette liaison est. entièrement volontaire. Il
faut penser la même chose de toutes les traces qui sont liées
avec les idées des choses spirituelles.
Mais parce que les traces qui ont une liaison naturelle avec
les idées touchent et appliquent l'esprit, et le rendent par con-
séquent attentif, la plupart des hommes ont assez de facilité
pour comprendre et retenir les vérités sensibles et palpables,
c'est-à-dire, les rapports qui sont entre les corps. Et au con-
traire, parce que les traces qui n'ont point d'autre liaison avec
les idées, que celles que la volonté y a mises, ne frappent
point vivement l'esprit, tous les hommes ont assez de peine à
comp: endre, et encore plus à retenir les vérités arbitraires,
c'est-à-dire les rapports qui sont entre les choses qui ne tom-
bent point sous l'imagination. Mais lorsque ces rapports sont
un pou composés, ils paraissent absolument incompréhen-
sibles, principalement à ceux qui n'y sont point accoutumés,
parce qu'ils n'ont point fortilié la liaison de ces idées abstraites
avec leurs traces par une nièdilalion continuelle. Et quoique
les autres les aient parfaitement comprises, ils les oublient en
peu de temps, parce que cette liaison n'est presque jamais aussi
forte que les naturelles.
Il est vrai que toute la difficulté que l'on a à comiircndre et
à retenir les choses spirituelles et abstraites, vient de la diffi-
culté que l'on a à fortifitM- la liaison do bnirs idées avec les
traces du cerveau, que lorsqu'on trouve moyen d'expliquer par
les rapports des choses matérielles, ceux qui se trouvent entre
les choses spirituelles, on les fait aiscmeut comprendre; et oa
I
DE LlMAGl.NATiON. I- Partie. 133
les imprime de telle sorte dans l'esprit, que non seulement on
en est fortement persuadé, mais encore on les retient avee
beaucoup de facilite. L'idée générale que l'on a donnée de l'es-
prit dans le premier chapitre de cet ouvrage, est peut-être une
assez bonne preuve de ceci.
Au contraire, lorsqu'on exprime les rapports qui se trouvent
entre les choses malérielles, de telle manière qu'il n'y a point
de liaison nécessaire entre les idées de ces choses et les traces
de leurs expressions, on a beaucoup de peine à les com-
prcndr ', et on les oublie facilement. Ceux, par exemple, qui
commencent létude de l'algèbre ou de l'analyse, ne peuvent
compiendre les démonstrations algébriques qu'avec beaucoup
de peine, et lorsqu'ils les ont une fois comprises, ils ne s'en
souviennent pas longtemps, parce que les carrés, par exemple,
les parallélogrammes, les cubes, les solides, etc., étant expri-
més par c.a, ah, a%, abc, etc.. dont les traces n'ont point de
liaison naturelle avec des idées, l'esprit ne trouve point de
prise pour s'en fixer les idées et pour en examiner les rapports.
Mais ceux qui commencent la géométrie commune, conçoi-
vent très clairement et très promptement les petites démons-
trations qu'on leur explique, pourvu qu'ils entendent très dis-
tinctement les termes dont on se sert, parce que les idées de
carré, de cercle, etc. sont liées natui*ellement avec les traces
des figures qu'ils voient devant les yeux. 11 arrive même
souvent que la seule exposition de la figure qui sert à la dé-
monstration, la leur fait plutôt comprendre que les discours
qui l'expliquent. Parce que les mots n'étant liés aux idées que
par une institution arbitraire, ils ne réveillent pas ces idées
avec assez de promptitude et de netteté pour en reconnaître fa-
cilement les rapports; car c'est principalement à cause de
cela qu'il y a de la difficulté à apprendre les sciences.
On peut en passant, reconnaitre par ce que je viens de dire,
que ces écrivains qui fabriquent un grand nombre de mots et
de caractères nouveaux pour expliquer leurs sentiments , sont
souvent des ouvrages assez inutiles. Us croient se rendre in-
telligibles, lorsqu'en effet ils se rendent incomprélionsibles.
Nous définissons tous nos termes et tous nos caractères, disent-
ils, et les autres en doivent convenir. Il est vrai, les autres en
conviennent de volonté ; mais leur nature y répugne. Leurs
f56 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
idées ne sont point attachées à ces termes nouveaux, parce
qu'il faut pour cela de l'usage et un grand usage. Les auteurs
ont peut-être cet usage, mais les lecteurs ne l'ont pas. Lors-
qu'on prétend instruire l'esprit, il est nécessaire de le con-
nailrc, parce qu'il faut suivre la nature et ne pas l'irriter ni la
choquer.
On ne doit pas cependant condamner le soin que prennent
les mathématiciens de définir leurs termes ; car il est évident
qu'il les faut définir pour ôlerles équivoques. Mais autant qu'on
le peut, il faut se servir de termes qui soient reçus, ou dont la
signification ordinaire ne soit par fort éloignée de celle qu'on
prétend introduire, et c'est ce qu'on n'observe pas toujours dans
es mathématiques.
On ne prétend pas aussi, par ce qu'on vient de dire, con-
damner l'algèbre, telle principalement que M. Descartes l'a
rétablie; car encore que la nouveauté de quelques expressions
de cette science fasse d'abord quelque peine à l'esprit, il y a si
peu de variété et de confusion dans ces expressions, et le se-
cours que l'esprit en reçoit surpasse si fort la difficulté qu'il y
a trouvée, qu'on ne croit pas qu'il se puisse inventer une ma-
nièrederaisonneret d'exprimer les raisonnements qui s'accom-
mode mieux avec la nature de l'esprit, et qui puisse le porter
plus avant dans la découverte des vérités inconnues. Les
expressions de cette science ne partagent point la capacité de
l'esprit, elles ne chargent point la mémoire, elles abrègent
d'une manière merveilleuse toutes nos idées et tous nos raison-
nements, et elles les rendent même en quelque manière sensi-
bles par l'usage. Enfin leur ulililé est beaucoup plus grande
que celle des expressions, quoique naturelles des figures des-
sinées de triangles, de carrés et autres semblables qui ne
peuvent servir à la recherche et à l'exposition des vérités un
peu cachées. Mais c'est assez parler de la liaison des idées
avec les traces du cerveau : il est à propos de dire quelque
chose de la liaison des traces les unes avec les autres, et par
conséquent de celle qui est entre les idées qui répondent à ces
traces.
IL Cette liaison consiste, en ce que les traces du cerveau se
lient si bien les unes avec les autres, qu'elles ne peuvent plus se
réveiller sans toutes celles qui ont été imprimées dans le mémo
DE L'IMAGINATION, 1" Partie. 131
temps. Si ua homme, par exemple, se trouve dans quelque cé-
rémonie publique, s'il en remarque toutes les circonstances et
toutes les principales personnes qui y assistent, le temps, le lieu,
le jour, et toutes les autres particularités, il suffira qu'il se sou-
vienne du lieu, ou même d'une autre circonstance moins remar-
quable de la cérémonie pour se représenter toutes les autres.
C'est pour cela que quand nous ne nous souvenons pas du nom
principal d'une chose, nous la désignons suffisamment en nous
servant d'un nom, qui signifie quelque circonstance de cette
chose : comme ne pouvant pas nous souvenir du nom propre
d'une église, nous pouvons nous servir d'un autre nom, qui si-
gnifie une chose qui y a quelque rapport. Nous pouvons dire:
c'est cette église, où il yavait tant de presse, où Monsieur
prêchait, où nous allâmes dimanche. Et ne pouvant trouver le
nom propre d'une personne, ou étant plus à propos de le dési-
gner d'une autre manière, on le peut marquer par ce visage
picoté de vérole, ce grand homme bien fait, ce petit bossu,
selon les inclinations qu'on a pour lui, quoiqu'on ait tort de se
servir des paroles de mépris.
Or la liaison mutuelle des traces, et par conséquent des idées
les unes avec les autres, n'est pas seulement le fondement de
toutes les figures de la rhétorique ; mais encore d'une infinité
d'autres choses de plus grande conséquence dans la morale,
dans la politique, et généralement dans toutes les sciences qui
ont quelque rapport à l'homme, et par conséquent de beaucoup
de choses dont nous parlerons dans la suite.
La cause de cette liaison de plusieurs traces, est Videntité du
temps auquel elles ont été imprimées dans le cerveau ; car il
suffit que plusieurs traces aient été produites dans le même
temps, afin qu'elles ne puissent plus se réveiller que toutes en-
semble, parce que les esprits animaux trouvant le chemin de
toutes les traces qui se sont faites dans le même temps, eatr' ou-
vert, ils y continuent leur chemin à cause qu'ils y passent plus
facilement que par les autres endroits du cerveau. C'est là la
cause de la mémoire et des habitudes corporelles qui nous sont
communes avec les bètes *.
* Sauf ia dilTérence des termes, c'est la nu-me explication que donne des
mûmes faits, Herbert Sj)C:iccr dans ses Principes de psije/^ologie L'action
138 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
Ces liaisons des traces ne sont pas toujours jointes avec les
émotions des esprits, parce que toutes les choses que nous
voyons, ne nous paraissent pas toujours bonnes ou mauvaises.
Ces liaisons peuvent aussi changer et se rompre, parce que
n'étant pas toujours nécessaires à la conservation de la vie, elles
ne doivent pas toujours être les mêmes.
Mais il y a dans notre cerveau des traces qui sont liées natu-
rellement les unes avec les autres, et encore avec certaines
émotions des esprits, parce que cela est nécessaire à la conser-
vation de la vie, et leur liaison ne peut se rompre, ou ne peut
se rompre facilement, parce qu'il est bon qu'elle soit toujours
la même. Par exemple, la trace d'une grande hauteur que l'on
voit au-dessous de soi, et de laquelle on est en danger de tora
ber, ou la trace de quelque grand corps qui est prêt à tomber
sur nous et à nous écraser, est naturellement liée avec celle qui
nous représente la mort, et avec une émotion des esprits qui
nous dispose à la fuite et au désir de fuir. Cette liaison ne
change jamais, parce qu'il est nécessaire qu'elle soit toujours la
même, et elle consiste dans une disposition des fibres du cer-
veau, que nous avons dès notre naissance.
Toutes les liaisons qui ne sont point naturelles se peuvent et
se doivent rompre, parce que les différentes circonstances des
temps et des lieux les doivent changer, afin qu'elles soient utiles
à la conservation de la vie. Il est bon que les perdrix, par
exemple, fuient leshomraesquiont des fusils, dans les lieux ou
dans les temps oîi on leur fait la chasse; mais il n'est pas né-
cessaire qu'elles les fuient en d'autres lieux et en d'autres temps.
Ainsi, pour la conservation de tous les animaux, il est néces-
saire qu'il y ait de certaines liaisons de traces, qui se puissent
former et détruire facilement, qu'il y en ait d'autres qui no se
puissent rompre que difficilement, et d'autres enfin qui ne se
puissent jamais rompre.
Il est tri's utile de rechercher avec soin les différents effets
que cesdilVérenles liaisons sont capables de produire; car ces
nerveuse se dirige selon lui, là où elle renrontre a moindre résistnnce.
Cliiirli'S Bonnet de Genève avait aussi reprdiliiil à peu près la mèine exiilica-
tion pliysiolûgiqui; que Malfliranche dos conditions de la mémoire et de l'as-o-
ciation des idées.
DE L'IMAGINATION, 1" Partie. 15»
eflpts sont en très grand nombre, et de très grande conséquence,
pour la connaissance de l'homme.
ni. Pour l'explication de la mémoire, il suffit de bien compren-
dre celte vérité : Que toutes nos différentes perceptions sont at-
tachées aux changements, qui arrivent aux fibres de la partie
principale du cerveau dans laquelle l'âme réside plus particu-
lièrement, parce que ce seul principe supposé, la nature de la
mémoire est expliquée. Car de même que les branches d'un
arbre, qui ont demeuré quelque temps ployées d'une certaine
façon, conservent qnelque facilité pour être employées de nou-
veau de la même manière, ainsi les fibres du cei'veau ayant une
fois reçu certaines impressions par le cours des esprits animaux
et par l'action des objets, gardent assez longtemps quelque fa-
cilité pour recevoir ces mêmes dispositions. Or la mémoire ne
consiste que dans cette faculté, puisque l'on pense aux mêmes
choses, lorsque le cerveau reçoit les mêmes impressions.
Comme les esprits animaux agissent tantôt plus et tantôt
moins fort sur la substance du cerveau, et que les objets sen-
sibles sont des impressions bien plus grandes que l'imagination
toute seule, il est facile de là de reconnaître, pourquoi on ne se
souvient pas seulement de toutes les choses que l'on a aper-
çues; pourquoi, par exemple, ce que l'on a aperçu plusieurs fois
se présente d'ordinaire à l'âme plus nettement que ce que l'on
n'a aperçu qu'une ou deux fois. Pourquoi on se souvient plus
distinctement des choses qu'on a vues, que de celles qu'on a
seulement imaginées; et ainsi pourquoi on saura mieux, par
exemple, la distribution des veines dans le foie, après l'avoir
vue une seule fois dans la dissection de cette partie, qu'après
l'avoir lue plusieurs fois dans un livre d'analomie, et d'autres
choses semblables.
Que si on veut faire réflexion sur ce qu'on a dit auparavant
de l'imagination, et sur le peu qu'on vient de dire de la mé-
moire, et si l'on est délivré de ce préjugé : Que notre cerveau
est trop petit pour conserver des vestiges et des impressions
en fort grand nombre; on aura le plaisir de découvrir la cause
de tous ces effets surprenants de la mémoire, dont parle saint
Augustin avec tant d'admiration dans le dixième livre de ses
Confessions. El l'on no veut pas expli [uer ces choses plus au
long, parce que l'on croit qu'il est plus à propos que cliacuu
160 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
se les explique à soi-même par quelque effort d'esprit, à cause
que les choses qu'on découvre par cette voie sont toujours plus
agréables et font davantage d'impression sur nous que celles
qu'on apprend des autres.
IV. Pour l'explication des habitudes, il est nécessaire de sa-
voir la manière dont on a sujet de penser que l'âme remue
les parties du corps auquel elle est unie : La voici. Selon toutes
les apparences du monde, il y a toujours dans quelques en-
droits du cerveau, quels qu'ils soient, un assez grand nombre
d'esprits animaux très agités par la chaleur du cœur d'où ils
sont sortis, et tous prêts de couler dans les lieux oiî ils trouvent
le passage ouvert. Tous les nerfs aboutissent au réservoir de
ces esprits, et l'âme a le pouvoir i de déterminer leur mou-
vement, et de les conduire par ces nerfs dans tous les muscles
du corps. Ces esprits y étant entrés, ils les enflent et par
conséquent ils les raccourcissent. Ainsi ils remuent les parties
auxquelles ces muscles sont attachés.
On n'aura pas de peine à se persuader que l'âme remue le
corps de la manière qu'on vient d'expliquer, si on prend garde,
que lorsqu'on a été longtemps sans manger, on a beau vouloir
donner de cei'tains mouvements à son corps, on n'en peut
venir à bout, et même l'on a quelque peine à le soutenir sur ses
pieds. Mais si on trouve moyen de faire couler dans son cœur
quelque chose de fort spiritueux, comme du vin ou quelque
autre pareille nounùture, on sent aussitôt que le corps obéit
avec beaucoup plus de facilité, et l'on se remue en toutes les
manières qu'on souhaite. Car cette seule expérience fait, ce
me semble, assez voir que l'âme ne pouvait donner de mouve-
ment à son corps faute d'esprits animaux, et que c'est par leur
moyen qu'elle a recouvré son empire sur lui.
Or les enflures des muscles sont si visibles et si sensibles dans
les agitations de nos bras et de toutes les parties de notre corps,
et il est si raisonnable de croire que ces muscles ne se peuvent
enfler, que parce qu'il y entre quelque corps, de même qu'un
ballon ne peut se grossir, ni s'enfler, que parce qu'il y entre de
l'air ou autre chose, qu'il semble qu'on ne puisse douter, que
les esprits animaux ne soient poussés du cerveau par les nerfs
' J'expliquerai ailleurs eu quoi consiste ce pouvoir. (Noie de Malebranche.)
DE L'IMAGINATION, 1" Partie. 161
jusque dans les muscles pour les enfler, et pour y produire
tous, les mouvements que nous souhaitons. Car un muscle éiant
plein, il est nécessairement plus court que s'il était unique ;
ainsi il tire et remue la partie à laquelle il est attaché, comme
on le peut voir explique plus au long dans les livres des Pas-
sions et de r Homme de M. Descartes. On ne donne pas ce-
pendant cette explication comme parfaitement démontrée dans
toutes ses parties. Pour la rendre entièrement évidente, il y a
encore plusieurs choses à désirer, desquelles il est presque
impossible de s'éclaircir. Mais il est aussi assez inutile de les
savoir pour notre sujet; car que cette explication soit vraie ou
fausse, elle ne laisse pas d'être également utile pour faire con-
naître la nature des habitudes ; parce que si l'âme ne remue
point le corps de cette manière, elle le remue nécessairement
de quelque autre qui est assez semblable, pour en tirer les
conséquences que nous en tirons.
Mais afin de suivre notre explication, il faut remarquer que
les esprits ne trouvent pas toujours les chemins, par où ils
doivent passer, assez ouverts et assez libres ; et que cela fait
que nous avons, par exemple, de la difiiculté à remuer les
doigts avec la vitesse qui est nécessaire pour jouer des instru-
ments de musique, ou les muscles qui servent à la prononcia-
tion, pour annoncer le mots d'une langue étrangère ; mais que
peu à peu les esprits animaux par leur cours continuel ouvrent
et aplanissent ces chemins, en sorte qu'avec le temps ils n'y
trouvent plus de résistance. Or c'est dans cette facilité que les
esprits animaux ont de passer dans les membres de notre
corps, que consistent les habitudes.
Il est très facile, selon cette explication, de résoudre une
infinité de questions qui regardent les habitudes ; comme, par
exemple, pourquoi les enfants sont plus capables d'acquérir de
nouvelles habitudes, que les personnes plus âgées. Pourquoi il
est très difficile de perdre de vieilles habitudes. Pourquoi les
hommes à force de parler ont acquis une si grande facilité à
cela, qu'ils prononcent leurs paroles avec une vitesse incro-
yable, et même sans y penser, comme il n'arrive que trop
souvent à ceux qui disent des prières, qu'ils ont accoutumé de
faire depuis plusieurs années. Cependant pour prononcer un
seul mot, il faut remuer dans un certain temps, et dans un cer-
1G2 DE LA KECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
tain ordre, plusieurs muscles à la fois, comme ceux de la
langue, des lèvres, du gosier et du diaphragme. Mais on pourra
avec un peu de méditation se satislaire sur ces questions et sur
plusieurs autres très curieuses et assez utiles, et il n'est pas
nécessaire de s'y arrêter.
Il est visible, par ce que l'on vient de dire, qu'il y a beau-
coup de rapport entre la mémoire et les habitudes, et qu'en un
sens la mémoire peut passer pour une espèce d'habitude '.
Car de même que les habitudes corporelles consistent dans la
facilité que les esprits ont acquise de passer par certains on
droits de notre cor^s, ainsi la mémoire consiste dans les
traces, que les mêmes esprits ont imprimées dans le cerveau,
lesquelles sont cause de la facilité que nous avons de nous
souvenir des choses. De sorte que s'il n'y avait point de per-
ceptions attachées aux cours des esprits animaux, nia ces traces,
il n'y aurait aucune différence entre la mémoire ^ et les autres
habitudes.
Il n'est pas aussi plus difficile de concevoir que les bétes,
quoique sans âme et incapables d'aucune perception, se sou-
viennent en leur manière des choses qui ont fait impression
dans leur cerveau, que de concevoir qu'elles soient capables
d'acquérir différentes habitudes. Et après ce que je viens de
dire des habitudes, je ne vois pas qu'il y ait beaucoup plus de
difllculté à se représenter comment les membres de leurs corps
acquièrent peu à peu différentes habitudes, qu'à concevoir com-
ment une machine nouvellement faite ne joue pas facilement
que lorsqu'on en a fait quelque usage.
CHAPITRE VI
I. Qiie le'^ fibres du cerveau ne sont pas sujettes à des chanL-cinents si
prompts que les esprits. — II. Trois différents changements dans les trois
diircrc-nls âges.
Toutes les parties des corps vivants sont dans un mouve-
cxpliqiior la mémoire par l'habitude, comme on l'a fait de nos jours, n'est
pas, on le voit, chose nouvelle. ToaicfoU, Maiebranclie se borne à dirn qu'en
un xenx hi inémoire eM une espèri' d'hahiiiidi-. C'est en elTet uiie habitude
d'un 1,'eiirc tout particulier, une liabituiie gui a conscience d'elle-mi'ine, ce qui
la distin,:,'iic profondciiicnt de toiiles les autres.
* Voyez le 7» éclaircissenient sur la mémoire et les habitudes spirituelles.
DE Ll.^lAGlNATiUN, 1- Partie. 1G5
ment continuel, les parties solides et les fluides, la chair aussi
bien que le sang. Il y a seulement cette différence entre le
mouvement des unes et des autres, que celui des parties du
sang est visible et sensible, et que celui des fibres de notre
chair est tout à fait imperceptible. Il y a donc cette différence
entre les esprits animaux et la substance du cerveau, que les
esprits animaux sont très agités et très fluides, et que la sub-
stance du cerveau a quelque sohdité et quelque consistance. De
sorte que les esprits se divisent en petites parties et se dissi-
pent en peu d'heures, en transpirant par les pores des vaisseaux
qui les contiennent ; et il en vient souvent d'autres en leur place
qui ne leur sont point du tout semblables. Mais les fibres du
cerveau ne sont pas si faciles à se dissiper ; il ne leur arrive
pas souvent des changements considérables, et toute leur sub-
stance ne peut changer qu'après plusieurs années.
II. Les différences les plus considérables qui se trouvent dans
le cerveau d'un même ho.mme pendant toute sa \ie, sont dans
l'enfance, dans l'âge d'un homme fait, et dans la vieillesse
Les fibres du cerveau dans l'enfiince sont molles, flexibles et
délicates. Avec l'âge elles deviennent plus sèches, plus dures,
et plus fortes. Mais dans la vieillesse elles sont tout à fait
inflexibles, ou n'obéissent que difficilement au cours des esprits
animaux, et de plus elles sont grossières et mêlées quelquefois
avec des humeurs superflues, que la chaleur très faible de cet
âge ne peut plus dissiper. Car de même que nous voyous que
les fibres qui composent la chair, se durcissent avec le temps,
et que la chair d'un perdreau est sans contestation plus tendre
que celle d'une vieille perdrix, ainsi les fibres du cerveau d'un
enfant ou d'un jeime homme doivent être beaucoup plus molles
et plus délicates que celles des personnes plus avancées en âge.
L'on reconnaîtra la raison de ces changements, si on con-
sidère que ces fibres sont continuellement agitées par les esprits
animaux qui coulent à l'entour d'elles en plusieurs difforeales
manières. Car de même que les vents sèchent la terre sur
laquelle ils soufflent, ainsi les esprits animaux par leur agita-
tion continuelle rendent peu à peu la plupart des fibres du cer-
veau de riiomme plus sèches, plus coinp'ùmées et plus solides;
en sorto que les personnes plus âgées les doivent avoir presque
toujours plus mflexibles que ceux qui sont moins avancés en
164 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
âge. Et pour ceux qui sont de même âge, les ivrognes qui
pendant plusieurs années ont fait excès de vin, ou de semblables
boissons capables d'enivrer, doivent les avoir aussi plus solides
et plus intlexibles que ceux qui se sont privés de ces boissons
pendant toute leur vie.
Or les différentes constitutions du cerveau dans les enfants,
dans les hommes faits, et dans les vieillards, sont des causes
fort considérables de la différence qui se remarque dans la
faculté d'imaginer de ces trois âges desquels nous allons parler
dans la suite. Commençons par l'examen de ce qui arrive au
cerveau d'un enfant, lorsqu'il est dans le sein de sa mère.
CHAPITRE VII
I. De la communication qui est i'iiitl' le ci-rvcaii d'une mère et celui de son
enfant — 11. De la communication qui est (mtic noliv cerveau et les autres
paitierde notre corps, laquelle nous porle à rimilalion eta la compassion. —
lli Explication de la scnér.ition des enfants monstrueux, et de ia propa-
sation des espèces. — IV Explication de quelques dérèglements d'esprit et
de i|uelques inclinations de la volonté. — V. De la concupiscence et du
péclié originel. — VI. Objections et réponses.
Il est, ce me semble, assez évident que nous tenons à
toutes clioses, et que nous avons des rapports naturels à tout
ce qui nous environne, lesquels nous sont très utiles pour la
conservation et pour la commodité de la vie. Mais tout ces rap-
ports ne sont pas égaux. Nous tenons bien davantage à la
France qu'à la Chine, au soleil qu'à quelque étoile, à notre
propre maison qu'à celle de nos voisins. Il y a des liens invi-
sibles qui nous attachent bien plus étroitement aux hommes
qu'aux bêtes, à nos parents et à nos amis qu'à des étrangers,
à ceux de qui nous dépendons pour la conservation de notre
être, qu'à ceux de qui nous ne craignons et n'espérons rien.
Ce qu'il y a principalement à rcnianjuer dans cette union
naturelle qui est entre nous et les autres hommes, c'est qu'elle
est d'autant plus grande, que nous avons davantage besoin
d'eux. Les parents et les amis sont unis étroitement les uns
aux autres; on peut dire que leurs douleurs et leurs misères
sont communes, aussi bien que leurs plaisirs et Iciu* félicité;
car toutes les passions et tous es scnliments de nos amis se
DE L'DIAGINATION, . 1« Partie. 165
communiquent à nous par l'impression de leur manière, et par
l'air de leur visage. Mais parce qu'absolument nous pouvons
vivre sans eux, l'union naturelle qui est entre eux et nous n'est
pas la plus grande qui puisse être.
I. Les enfants dans le sein de leurs mères, le corps desquels
n'est point encore entièrement forme, et qui sont par eux
mêmes dans un état de faiblesse et de disette la plus grande
qui se puisse concevoir, doivent aussi cire unis avec leurs
mères de la manière la plus étroite qui se puisse imaginer. Et
quoique leur àme soit séparée de celle de leur mère, leur corps
n'étant point détaché du sien, on doit penser qu'ils ont les
mêmes sentiments et les mômes passions; en un mot, toutes les
mêmes pensées qui s'excitent dans l'àme à l'occasion des mou-
vements qui se produisent dans le corps ^
Ainsi les enfants voient ce que leurs mères voient, ils enten-
dent les mêmes cris, ils reçoivent les mêmes impressions des
objets, et ils sont agites des mômes passions. Car puisque l'air
du visage d'un homme passionné pénètre ceux qui le regar-
dent, et imprime naturellement en eux une passion semblable
à celle qui l'agite, quoique l'union de cet homme avec ceux qui
le considèrent ne soit pas fort grande, on a, ce me semble,
raison de penser que les mères sont capables d'imprimer dans
leurs enfants tous les mêmes sentiments dont elles sont touchées,
et toutes les mêmes passions dont elles sont agitées. Car enlin
le corps de l'enfant ne fait qu'un même corps avec celui de la
mère, le sang et les esprits sont communs à l'un et à l'autre;
les sentiments et les passions sont des suites naturelles des
mouvements des esprits et du sang, et ces mouvements se com-
muniquent nécessairement de la mère à l'enfant. Donc les
passions et les sentiments, et généralement toutes les pensées
dont le corps est loccasion, sont communes à la mère et à
i'enfant.
Ces clioses me paraissent incontestables pour plusieurs rai-
sons. Car si l'on considère seulement qu'une mèie fort effrayée
à la vue d'un chat, engendre un enfant, que l'horreur surprend
toutes les fois que cet animal se présente à lui, il est aisé d'en
1 Ainsi (r.niri'^ Malebranclic, il y aurait déjà di'S scntimciUs et di-s pen^^éos
dans l';ini(! du lœtiis. 1! le dit encore d'une manière plus ex[ire»se iians la
suite de l'ouvrajje.
166 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
conclure, qu'il faut donc que cet enfant ait vu avec horreur e»
avec émotion d'esprits ce que sa more voyait, lorsqu'elle le
portait dans son sein, puisque la vue d'un chat qui ne lui fait
aucun mal, produit encore en lui de si étranges effets. Cependant
je n'avance tout ceci que comme une supposition, qui selon ma
pensée se trouvera suffisamment démontrée par la suite. Car
toute supposition qui peut satisfaire à la résolution de toutes
les difficultés que l'on peut former, doit passer pour un principe
incontestable.
IL Les liens invisibles par lesquels l'Auteur de la nature unit
tous ses ouvrages, sont dignes de la sagesse de Dieu et de
l'admiration des hommes ; il n'y a rien de plus surprenant ni
de plus instructif tout ensemble ; mais nous n'y pensons pas.
Nous nous laissons conduire sans considérer celui qui nous
conduit ; la nature nous est cachée aussi bien que son auteur,
et nous sentons les mouvements qui se produisent en nous, sans
en considérer les ressorts. Cependant il y a peu de choses
qu'il nous soit plus nécessaire de connaître; car c'est de leur
connaissance que dépend l'explication de toutes les choses qui
ont rapport à l'homme.
Il y a certainement dans notre cerveau des ressorts qui nous
portent naturellement à l'imitation, car cela est nécessaire à
la société civile. Non seulement il est nécessaire que les enfants
croient leurs pères, les disciples, leurs maîtres, et les inférieurs,
ceux qui sont au-dessus d'eux, il faut encore que tous les
hommes aient quelque disposition à prendre les mêmes ma-
nières, et à faire les mêmes actions de ceux avec qui ils veulent
vivre. Car afin que les hommes se lient, il est nécessaire qu'ils
se ressemblent et par le corps et par l'esprit. Ceci est le prin-
cipe d'une infinité de choses dont nous parlerons dans la suite.
Mais pour ce que nous avons à dire dans ce chapitre, il est
encore nécessaire que l'on sache qu'il y a dans le cerveau des
dispositions naturelles qui nous portent à la compassion aussi
bien qu'à l'imitation.
Il faut donc savoir que non seulement les esprits animaux
se portent naturellement dans les parties de notre corps pour
faire les mêmes actions et les mêmes mouvements que nous
voyons faire aux autres, mais encore pour recevoir en quelque
manière loii-s blessures, et pour prendre part à leurs misères.
DE L'IMAGINATION, 1« Partie. 167
Car rexpérience nous apprend que lorsque nous considérons
avec bBaucoup d'attention quelqu'un, que l'on frappe rudement,
ou qui a quelque grande plaie, les esprits se transportent avec
effort dans les parties de notre corps qui répondent à celles
que l'on voit blesser dans un autre, pourvu que l'on ne détourne
point ailleurs le cours de ces esprits, en se chatouillant volon-
tairement avec quelque force une autre partie que celle que
l'on voit blesser, ou que le cours naturel des esprits vers le
cœur et les viscères, qui est ordinaire aux émotions subites,
n' entraine ou ne change point celui dont nous parlons, ou enfin
que quelque liaison extraordinaire des traces du cerveau et des
mouvements des esprits ne fasse pas le même effet.
Ce transport des esprits dans les parties de notre corps, qui
répondent à celles que l'on voit blesser dans les autres, se fait
bien sentir dans les personnes délicates, qui ont l'imagination
vive et les chairs fort tendres et fort molles. Car ils ressentent
fort souvent comme une espèce de frémissement dans leurs
jambes : par exemple, s'ils regardent attentivement quelqu'un
qui y ait un ulcère, ou qui y reçoive actuellement quelque coup.
Voici ce qu'un de mes amis m'écrit, qui pourra confirmer ma
pensée: « Cn homme d'âge, qui demeure chez une de mes sœurs,
étant malade, une jeune servante de la maison tenait la chan-
delle comme on le saignait au pied. Quand elle lui vit donner
le coup de lancette, elle fut saisie d'une telle appréhension,
qu'elle sentit trois ou quatre jours ensuite, une douleur si vive
au même endroit du pied, qu'elle fut obligée de garder le lit
pendant ce temps. » La raison de cet accident est donc, selon
mon principe, que les esprits se répandent avec force dans les
parties de notre corps, qui répondent à celles que nous voyons
blesser dans les au res; et cela, afin que les tenant plus ban-
dées, ils les rendent plus sensibles à notre âme, et qu'elle soit
sur ses gardes pour éviter les maux que nous voyons arriver
aux autres.
Cette compassion dans les corps produit la compassion dan -
les esprits. Elle nous excite à soulager les autres, parc qu'en
cela nous nous soulageons nous-mémos. Enfin elle arrête notre
malice et notre cruauté. Car l'horreur du sang, la frayeur de
la mort; en un" mot l'impression sensible de la compassion em-
pêche.souvent de massacrer des bv les, les personnes mOiue les
168 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
plus persuadées que ce ne sont que des machines; parce que
la plupart des hommes ne les peuvent tuer sans se blesser par
le contre-coup de la compassion.
Ce qu'il faut principalement remarquer ici, c'est que la vue
sensible de la blessure qu'une personne reçoit, produit dans
ceux qui le voient une autre blessure d'autant plus grande
qu'ils sont plus faibles et plus délicats. Parce que celte vue
sensible poussant avec effort les esprits animaux dans les par-
ties du corps qui i-épondent à celles que l'on voit blesser, ils
font une plus grande impression daus les fibres d'un corps
délicat que dans celles d'un corps fort et robuste.
Ainsi les hommes qui sont pleins de force et de vigueur, ne
sont point blessés par la vue de quelque massacre, et ils ne
sont pas tant portés à la compassion, à cause que cette vue ne
choque leur corps, que parce qu'elle choque leur raison. Ces
personnes n'ont point de compassion pour les criminels; ils
sont inflexibles et inexorables. Mais pour les femmes et les
enfants, ils souffrent beaucoup de peine par les blessures ([u'ils
voient recevoir à d'autres. Ils ont machinalement beaucoup de
compassion des misérables, et ils ne peuvent même voir battre
ni entendre crier une béte sans quelque inquiétude d'esprit.
Pour les enfants qui sont encore dans le sein de leur mère,
la délicatesse des fibres de leur chair étant infiniment plus
grande que celle des femmes et des enfants, le cours des es-
prits y doit produire des changements plus considérables,
comme on le verra dans la suite.
On regardera encore ce que je viens de dire comme une
simple supposition si on le souhaite ainsi; mais on doit tâcher
de la bien comprendre, si on veut concevoir distinctement les
choses que je prétends ex[)liquer dans ce chapitre. Car les
deux suppositions que je viens de laire sont les principes d'une
infinité de choses que l'on croit ordinairement fort difticilcs et
fort cachées, et qu'il me parait en clfct impossible d'éclaircir
sans recevoir ces suppositions. Voici des exemples qui pourront
servir d'éclaircissement et même de preuve des deux supposi-
tions que je viens de faire.
m. 11 y a environ sept ou huit ansque l'on voyait aux incurables
un jeune honune (\\n était né fou, et dont le corps était rompu
dans les mêmes enthoits dans lesquels on rompt les criminels.
DE L'IilAGlNATIO.N, 1" Partie. 16»
Il a vécu près de vingt ans en cet état; plusieurs personnes
l'ont vu, et la feue Reine mère, allant visiter cet hôpital eut la
curiosité de le voir, et même de toucher les bras et les jambes
de ce jeune homme aux endroits oii ils étaient rompus.
Selon les principes que je viens d'établir, la cau5e de ce
funeste accident fut, que sa mère ayant su qu'on allait rompre
un criminel, l'alla voir exécuter. Tous les coups que Ton donna
à ce misérable, frappèrent avec force l'imagination de cette
mère, et par une espèce de contre-coup' le cerveau tendre
et délicat de son enfant. Les fibres du cerveau de cette femme
furent étrangement ébranlées, et peut-être rompues en quelques
endroits par le cours violent des esprits produit à la vue d'une
action si terrible; mais elles eurent assez de consistance pour
empêcher leur bouleversement entier. Les fibres au contraire
du cerveau de l'enfant ne pouvant résister au torrent de ces
esprits furent entièrement dissipées, et le ravage fut assez grand
pour lui faire perdre l'esprit pour toujours. C'est là la raison
pour laquelle il vint au monde privé de sens. Voici celle pour
laquelle il était rompu aux mêmes parties du corps que le cri-
minel, que sa mère avait vu mettre à mort.
A la vue de cette exécution si capable d'effrayer une femme,
le cours violent des esprits animaux de la mère alla avec force
de son cerveau vers tous les endroits de son corps qui répon-
daient à ceux du criminel ~, et la même chose se passa dans
l'enfant. Mais, parce que les os de la mère étaient capables de
résister à la violence de ces esprits, ils n'en furent point bles-
sés. Peut-être même qu'elle ne ressentit pas la moindre dou-
leur, ni le moindre frémissement dans les tras ni dans les
jambes, lorsqu'on les rompait au criminel. Mais ce cours rapide
des esprits fut capable d'entraîner les parties molles et tendres
des os de l'enfant. Car les os sont les dernières parties du
corps qui se forment, et ils ont très peu de consistance dans
les enfants qui sont encore dans le sein de leur mère. Et il
faut remai'quer, que si celte mère eût déterminé le mouvement
de ''->'• esprits vers quelques autres parties de son corps en se
chatouillant avec foi'ce, son enfant n'aurait point eu les os
* St'Inn la preiniorc supposition. (Note de Malebraoclie.)
* Selon la ftcondc supposition. (.Note de .Malebranche.)
T. I. , 10
no DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
oîe In narfie oui eût répondu à celle vers laquelle
rr;r H «rr^é^es esp J, e« a. ton Mes..e, selon
T iat'*de'''cet accidea. sont générales pou,- expliquer
11 nesfemmes qui volent durant leur grossesse des per-
r^mlrnlirn certaines parties du visage, impriment a
,r,ïen?a„tsTs mêmes marques, et dans les mêmes parttes
-Ht^^^^^^^^^^^^^^
S^Tueîês mCes so'tralnt'plutôt sur ces parties cachées
'■X::-on?:o"™rrlÏÏ:ples pareils. celui que nous
,: vannorter si les enfants pouvaient vivre après avoii
''"'1 i Se 'pl^ s, mais d'ordinaire ce sont des avor-
''''' A. on oeut dire qu; presque tous les enfants, qui meu-
toBS. Car on P«^ d^^; ie\rs mères sans qu elles soient malades,
rentdansle venu^de leu ^^ répouvante,
- :S r ' "ideX^ .-^^- -- passion violente de
lùrs mères. Voici un autre exemple assez parlicuhei .
T n V Ipas un an qu'une femme ayant considère avec trop
Il ny a pas uu a i célébrait la fête
''T""""°:r accola n entant qui ressemb.a.t par-
1:^Z7T:^.:S::^ de ce saint..l avait le visage d'un
Z17 autant qu-en est capable un entant qm na pomt de
™,llard autant qu e P^ ^^^ ^ .^^._^^_ ^^^ ^^^^ ,„„,..
barbe. Ses bras é aen que l'image
,és vers le C'^'' ^, ^^\™; ,' ',/,„ù.e de l'église, en regardant
fVTernavarausWe point de trout. .1 ava.t une espèce
, ; e renversée sur ses épaules, avec plusieurs marques
de mitre "^■"'«■^^^ '" (,4 3(,„, eouverles de pierreries.
« f ".:tl"n Im 't" r. au tableau sur lequel sa mère
hulm f «"f" '"";" i, ,„„ imagination. C'est tme chose
r: :Z-is a / "'. auss, bien^ue moi, parce qu'on la
-rer:;:atrd':::— ^^^^
DE LIMAGLNATION. 1" Partie. 111
mais seulement la vue d'un tableau, laquelle cependant fut fort
sensible et accompagnée d'une grande émotion d'esprits, soit
par l'ardeur et par l'application de la mère, soit par l'agita-
tion que le bruit de la fête causait en elle.
Cette mère regardant donc avec application et avec émotion
d'esprits ce tableau, l'enfant selon la première supposition, le
voyait comme elle avec application et avec émotion d'esprits.
La mère en étant vivement frappée, l'imitait au moins dans la
posture, selon la deuxième supposition; car son corps étant
entièrement formé, et les fibres de sa chair assez dures pour
résister au cours des esprits, elle ne pouvait pas Timiter ou se
rendre semblable à lui en toutes choses. Mais les fibres de la
chair de l'enfant étant extrêmement molles, et par conséquent
susceptibles de toutes sortes d'airangements, le cours rapide
des esprits produisit dans sa chair tout ce qui était nécessaire
pour le rendre entièrement semblable à l'image qu'il voyait ;
et l'imitation à laquelle les enfants sont les plus disposés, fut
presque aussi parfaite qu'elle le pouvait être. Mais cette imita-
tion ayant donné au corps de cet enfant une figure trop extra-
ordinaire, elle lui causa la mort.
Il y a bien d'autres exemples de la force de l'imagination des
mères dans les autours, et il n'y a rien de si bizarre dont elles
n'avortent quelquefois. Car non seulement elles font des en-
fants difformes, mais encore des fruits dont elles ont souhaité
de manger ; des pommes, des poires, des grappes de raisin et
d'autres choses semblables. Les mères imaginant et désirant
fortement de manger des poires, par exemple, les enfants, si le
fœtus est animé, les imaginent et les désirent de même avec
ardeur : et (que le fœtus soit ou ne soit pas animé i le cours
des esprits excité par l'image du fruit désiré, se répandant dans
un petit corps fort capable de changer de figure à cause de sa
mollesse , ces pauvres enfants deviennent semblables aux
choses «u'ils s'^uliaitent avec trop d'ardeur. Mais les mères
n'en souffrent point de mal, parce que leur corps n'est pas
assez mou pour prendre la figure des- choses qu'elles iraagi-
gineul; ainsi elles ne peuvent pas les imiter ou se rendre en-
tièrement semblables à elles.
Or il ne faut pas s'imaginer que cette correspondance que je
viens d'expliquer, et qui est quelquefois cause de si grands
172 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
désordres, soit une chose inutile ou mal ordonnée dans la
nature. Au contraire, elle semble très utile à la propagation du
corps humain ou à la formation du fœtus, et elle est absolu-
ment nécessaire à la transmission de certaines dispositions du
cerveau, qui doivent être dtflerentcs en dilTércuts temps et en
différents pays ; car il est nécessaire , par exemple, que les
agneaux aient dans de certains pays le cerveau tout à fait dis-
posé à fuir les loups, à cause qu'il y en a beaucoup en ces
lieux, et qu'ils sont fort à craindre pour eux.
Il est vrai que cette communication du cerveau de la mère
avec celui de son enfant, a quelquefois de mauvaises suites,
lorsque les mères se laissent surprendre par quelque passion
violente. Cependant il me semble que sans cette communication,
les femmes et les animaux ne pourraient pas facilement engen-
drer des petits de même espèce. Car encore que l'on puisse
donner quelque raison de la formation du fœtus en général,
■comme M. Descaries l'a tenté assez heureusement, cependant
il est très difticile sans cette communication du cerveau de la
•mère avec celui de l'enfant, d'expliquer comment une cavale
n'engendre point un bœuf, et une poule un œuf qui contienne
«ne petite perdrix, ou quelque oiseau d'une nouvelle espèce;
et je crois que ceux qui ont médité sur la formation du fœtus
seront de ce sentiment.
Il est vrai que la pensée la plus raisonnable, et la plus con-
forme à l'expérience sur cette question très difficile de la for-
mation du fœtus, c'est que les enfants sont déjà presque tout
■formés avant môme l'action par laquelle ils sont conçus, et que
leurs mères ne font que leur donner l'accroissement ordinaire
dans le temps de la grossesse ^. Cependant cette communica-
tion des esprits animaux et du cerveau de la mère avec les
■esprits et le cerveau de l'enfant, semble encore servir à régler
cet accroissement, et à déterminer les parties qui servent à sa
nourriture, à se ranger à peu près de la même manière que
' Dans lo traité de la formation du fœlu.i, Descartes cheirhe à démontrer
<jue les organes de l'embrynii se formciii exaftemeiit d'après les mêmes lois
en vertu desquelles ils fonclionnent dans l'animnl adulte, c'csl-.i-dire d'une
façon purement mécanique. On voit ((ue Malehranche n'ose le suivre )usqne
la; il .idmet la i<reexistcnce du germe. Le (jerme une fois donné, le mécanisme
selon lui explique tout, mais il ne croit pas qu*il puisse expliquer le germe
loi -même.
DE L'IMAGINATION, i- Partie. I73
dans le corps de la mère ; c'est-à-dire, à rendre l'enfant sem-
blable a la mère, ou de même espèce quelle K Cela paraît assez
par les accidents qui arrivent, lorsque l'imagination de la mère
se dérègle, et que quelque passion violente change la disposi-
tion naturelle de son cerveau; car alors, comme nous venons
d expliquer, cette communication change la conformation du
corps de 1 enfant, et les mères avortent quelquefois des fœtus
d autant plus semblables aux fruits qu'elles ont désirés que les
esprits trouvent moins de résistance dans les fibres du corns de
lenfant, '
On ne nie pas cependant, que Dieu, sans cette communica-
tion dont nous venons de parler, n'ait pu disposer d'une manière
SI exacte et si régulière toutes les choses qui sont nécessaires
a la propagation de l'espèce pour des siècles infinis, que les
mères n'eussent jamais avorté, et même qu'elles eussent tou-
jours eu des enfants de même grandeur, de même couleur en
un mot tels qu'on les eût pris l'un pour l'autre, car nous ne
devons pas mesurer la puissance de Dieu par notre faible ima-
gination, et nous ne savons point les raisons qu'il a pu avoir
dans la construction de son ouvrage.
Nous voyons tous les jours quc'sans le secours de cette com-
mumcation, les plantes et les arbres produisent assez réo-u-
Iierement leurs semblables, et que les oiseaux et beaucoup
d autres animaux n'en ont pas besoin, pour faire croître et
eclore d autres petits, lorsqu'ils couvent des œufs de différente
espèce, comme lorsqu'une poule couve des œufs de perdri-c
Car quoique l'on ait raison de penser que les graines et les
œufs contiennent déjà les plantes et les oiseaux qui en sortent
et quil se puisse faire que les petits corps de ces oiseaux aienl
reçu leur conformation parla communication dont on a parlé et
^es plantes la leur par le moyen d'une autre communication
équivalente : cependant c'est peut-être deviner. Mais quand
même on ne devinerait pas, on ne doit pas tout à fait juger, par
les choses que Dieu a faites, quelles sont celles qu'il peut faire
Si on considère toutefois que les plantes, qui reçoivent leur
On voit que Malebranclio, tout en faisant très grande la nirt do \-UM
' 10
174 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
accroissement par l'action de leur mère, lui ressemblent beau-
coup plus que celles qui viennent de graine, que les tulipes, par
exemple, qui viennent de cayeux sont ordinairement de même
couleur que leur mère, et que celles qui viennent de graine en
sont presque toujours fort ditlérentes, on ne pourra douter que,
si la communication de la mère avec le fruit n'est pas absolu-
ment nécessaire, afin qu'il soit de même espèce, elle est toujours
nécessaire, afin que ce fruit lui soit entièrement semblable.
De sorte, qu'encore que Dieu ait prévu que cette communica-
tion du cerveau de la mère avec celui de son enfant, ferait
quelquefois mourir des fœtus et engendrer des monstres à cause
du dérèglement de l'imagination de la mère, cependant cette
communication est si admirable, et si nécessaire par les raisons
(^ue je viens de dire, et pour plusieurs autres que je pourrais
encore ajouter, que cette connaissance que Dieu a eue de ces
inconvénients, ne lui a pas dû empêcher d'exécuter son des-
sein. On peut dire en un sens, que Dieu n'a pas eu dessein de
faire des monstres ; car il me parait évident que si Dieu ne fai-
sait qu'un animal, il ne le ferait jamais monstrueux. Mais ayant
eu dessein de produire un ouvrage admirable par les voies les
plus simples, et de lier toutes ses créatures les unes avec les au-
tres, il a prévu certains effets qui suivraient nécessairement de
l'ordre et de la nature des choses, et cela ne l'a pas détourné
de son dessein. Car enfin, quoiqu'un monstre tout seul soit un
ouvrage imparfait, toutefois lorsqu'il est joint avec le reste des
créatures, il ne rend point le monde imparfait, ou indigne de
la sagesse du Créateur, eu comparant l'ouvrage avec la sim-
plicité des voies par lesquelles il est produit '.
Nous avons suffisamment expliqué ce que l'imagination d'une
mère peut faire sur le corps de son enfant ; examinons présente-
ment le pouvoir qu'elle a sur son esprit, et tâchons ainsi de décou-
vrir les premiers dérèglements de l'esprit et de la volonté des
' Malebranohe fait intervenir ici le principe de la simiiiiciti' des voies et
de la ■,'cri('ralite des volontés qui joue un yrand rôle ilaiis sa doctrine de la
providence cl (|ui a été si vivenienl aitui|iic par Ariiauld. C'ost dans d'antres
ouvra;je>,daus les 7iiétlilo,'i('iis iliréU''iiii,'.\, dan^^ les entrelii'iis viélafhijsiques,
qu'il a développé ce r|ui n'est qu'indique dans In recliercho de la véilé, on en
trouve quel()ncs explications et di''veloppenient dans les èc.laircisscincnts qu'il
a ultérieurement ajoutés ù la revhcrcitc. La question des monstres revient
sans cesse dans sa polémique contre Araauld.
DE L'IMAGINATION, 1" Partie. 175
hommes dans leur origine, car c'est là notre principal dessein.
IV. FI est certain que les traces du cerveau sont accompa-
gnées des sentiments et des idées de Tàme, et que les émotions
des esprits animaux ne se font point dans le corps, qu'il n'y ait
dans lame des mouvements qui leur répondent. En un mot, il
est certain que toutes les passions et tous les sentiments cor-
porels sont accompagnés de véritables sentiments et de vcri
tables passions de l'âme. Or, selon notre première supposition,
les mères communiquent à leurs enfants les traces de leur cer-
veau, et ensuite les mouvements de leurs esprits animaux. Donc
olle-s font naître dans l'esprit de leurs enfants les mêmes pas-
sions et les mêmes sentiments dont elles sont touchées, et par
conséquent elles leur corrompent le cœur et la raison en plu-
sieurs manières.
S'il se trouve tant d'enfants qui portent sur leur visage des
marques, ou des traces de l'idée qui a frappé leur mère, quoi-
que les fibres de la peau fassent beaucoup plus de résistance au
cours des esprits que les parties molles du cerveau, et que les
esprits soient beaucoup plus agités dans le cerveau que vers la
peau, on ne peut pas raisonnablement douter, que les esprits
animaux de la mère ne produisent dans le cerveau de leurs
enfants beaucoup de traces de leurs émoiions déréglées. Or les
grandes traces du cerveau, et les émotions des esprits qui leur
répondent, se conservant longtemps et quelquefois toute la
vie, il est évident que, comme il n'y a guère de femmes qui
n'aient quelques faiblesses et qui n'aient été émues de quelque
passion pendant leur grossesse, il ne doit y avoir que très peu
d'enfants qui n'aient l'esprit mal tourné en quelque chose, et
qui n'aient quelque passion dominan'e.
On n'a que trop d'expériences de ces choses, et tout le monde
sait assez qu'il y a des familles entières qui sont aftligées de
grandes faiblesses d'imagination, qu'elles oui hérité de leurs
parents. Mais il n'est pas nécessaire d'en donner ici des exem-
ples particuliers. Au contraire, il est plus à propos d'assurer.
pour la consolation de quelques personnes, que ces faiblesses
des parents n'étant point naturelles, ou propres à la nature de
l'homme, les traces et les vestiges du cerveau qui en sont cause
se peuvent effacer avec le temps.
Ou peut toutefois rapporter ici l'exemple du roi Jacques
ne DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
■d'Angleterre, duquel parle le chevalier d'Igby dans le livre de la
foudre de Sympathie qu'il a donné au public i. Il assure dans ce
livre, que Marie Stuart étant grosse du roi Jacques, quelques
seigneurs d'Ecosse entrèrent dans sa chambre et tuèrent en sa
présence son secrétaire qui était Italien, quoiqu'elle se fût
jetée au devant de lui pour les en empêcher, que cette prin-
cesse y reçut quelques légères blessures, et que la frayeur
■qu'elle eut fit de si grandes impressions dans son imagination,
qu'elles se communiquèrent à l'enfant qu'elle portait dans son
■sein ; de sorte que le roi Jacques son fils demeura toute sa vie
sans pouvoir regarder une épée nue. Il dit qu'il l'expérimenta
lui-même, lorsqu'il fut fait chevalier ; car ce prince lui devant
toucher l'épaule de l'épée, il la lui porta droit au visage, et l'en
eût même blessé, si quelqu'un ne l'eût conduite adroitement
•où il fallait. Il y a tant de semblables exemples, qu'il est inutile
d'en aller chercher dans les auteurs. On ne croit pas qu'il se
trouve quelqu'un qui conteste ces choses. Car enfin on voit
un très grand nombre de personnes qui ne peuvent souffrir la
Tue d'un rat, d'une souris, d'un chat, d'une grenouille, et prin-
cipalement des animaux qui rampent, comme les serpents et les
couleuvres, et qui ne connaissent point d'autres causes de ces
aversions extraordinaires, que la peur que leurs mères ont eue
de ces divers animaux pendant leur grossesse.
V. Mais ce que je souhaite principalement que l'on remarque,
c'est qu'il y a toutes les apparences possibles que les hommes
gardent encore aujourd'hui dans leur cerveau des traces et
des impressions de leurs premiers parents. Car de même que
les animaux produisent leurs semblables, et avec des vestiges
semblables dans leur cerveau, lesquels sont cause que les ani-
maux de même espèce ont les mêmes sympathies et antipa-
thies, et qu'ils font les mêmes actions dans les mêmes rencon-
tre?, ainsi nos premiers parents après leur péché ont reçu
dans leur cerveau de si grands vestiges et des traces si pro-
fondes par l'impression des objets sensibles, qu'ils pourraient
bien les avoir communiquées à leurs enfants. De sorte que cette
grande attache que nous avons dès le ventre de nos mères à
toutes les choses sensibles, et ce grand éloignement de Dieu où
•« Discours sur la poudre de Synipalliie, Paris, 1658 et -1673, in-i2.
DE L'IMAGINATION, 1- Partie. 177
nous sommes en cet état, pourrait être expliqué en quelque
manière par ce que nous venons de dire.
Car, comme il est nécessaire, selon l'ordre établi de la na
ture, que les pensées de Tàrae soient conformes aux traces qui
sont dans le cerveau, on pourrait dire que dès que nous
sommes formés dans le ventre de nos mères, nous sommes
dans le péché et infectés de la corruption de nos parents, puisque
dès ce lemps-là nous sommes très fortement attachés aux plai-
sirs de nos sens. Ayant dans notre cerveau des traces sembla-
bles à celles des personnes qui nous donnent l'être, il est né-
cessaire que nous avions aussi les mêmes pensées et les mêmes
inclinations qui ont rapport aux objets sensibles.
Ainsi nous devons naître avec la concupiscence et avec le
péché originel i. Nous devons naître avec la concupiscence, si
la concupiscence n'est que l'effort naturel que les traces du
cerveau font sur l'esprit pour l'attacher aux choses sensibles,
et nous devons naître dans le péché originel, si le péché origi-
nel n'est autre chose que le règne de la concupiscence, et que
ces efforts comme victorieux et comme maîtres de l'esprit et
du cœur de l'enfant 2. Or il y a grande apparence, que le règne
de la concupiscence ou la victoire de la concupiscence, est ce
qu'on appelle péché originel dans les enfants, et péché actuel
dans les hommes libres.
Si l'on fait une sérieuse attention à ces deux vérités: la pre-
mière que c'est par le corps, par la génération, que le péché ori-
ginel se transmet, et que l'âme ne s'engendre pas, la seconde,
que le corps ne peut agir sur l'âme et la corrompre que par les
traces de la partie du cerveau dont ses censées sont naturelle-
ment di'pendantes, j'espère qu'on demeurera convaincu que le pé-
ché originel se transmet de la manière que je viens d'expliquer^.
VI, il semble seulement qu'on pourrait conclure des prin-
cipes que je viens d'établir, une chose contraire à l'expérience,
' Voyez encore l'éclaircissement sur le péché orisliiel. Dans ce long et
curieux éclaircissement, il donne toutes les explications tirées de ses autres
onvroQes. sur le peclié originel et la providence.
-Saint l'anl aux Rom. cli. .'>, 6, 12, li, etc.
^ Autant Dc-ciirti'S s'était appliqué a séparer la pliilosopliie de la lliéolosie,
autant .Milcbranclie clicrriie à les unir et à donner des dognu-s chrétiens, des
explications conformes à la raison et à ses idées tliéolosiques. On le voit Ici
pour le péché originel, comme on l'a déjà vu pour le fruit défendu.
118 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
savoir, que la mère devrait toujours communiquer i son enfant
des liahitudes et des inclinations semblables à celles qu'elle a,
et la facilité d'imaginer et d'apprendre les mêmes choses qu'elle
connaît; car toutes ces choses ne dépendent, comme on l'a dit,
que des traces et des vestiges du cerveau. Or il est certaui,
que les traces et les vesli;^e> du cerveau des mères se commu-
niquent aux enfants. On a prouvé ce fait par les exemples qu'on
a rapportés touchant les liommes, et il est encore c()nfirmé par
l'exemple des animaux, dont les petits ont le cerveau rempli
des mêmes vestiges que ceux dont ils sont sortis, ce qui fait
que tous ceux qui sont d'une même espèce, ont la même voix,
la mOme manière de remuer leurs membres, et enfin les mêmes
ruses pour prendre leur proie et pour se défendi'e de leurs
ennemis. Il devrait donc suivre de là, que puisque toutes les
traces des mères se gravent et s'impriment dans le cerveau des
enfants, les enfants devraient naître avec les mêmes habitudes
et les autres qualités qu'ont leurs mères, et même les conser-
ver ordinairement toute leur vie, puisque les habitudes qu'on a
dès sa plus tendre jemiesse, sont celles qui se conservent plus
longtemps ; ce qui néanmoins est contraire à l'expérience.
Pour répondre à cette objection, il faut savoir qu'il y a deux
sortes de traces dans le cerveau. Les unes sont naturelles ou
propres à la nature de l'homme, les autres sont acciuises. Les
naturelles sont très profondes, et il est impossible de les effacer
tout à fait ; les acquises au contraire se peuvent perdre facile-
ment, parce que d'ordinaire elles ne sont pas si profondes. Or,
quoique les naturelles et les acquises ne diffèrent que du plus
ou du moins, et que souvent les premières aient moins de
force que les secondes, puisque l'on accoutume tous les jours
do- animaux à faire des choses tout à fait contraires à celh-
auxquelles ils sont portés par ces traces naturelles (on accou-
tume, par exemple, un chien à ne point toucher à du pain et à
ne point courir après une perdrix qu'il voit et qu'il sent ),
cependant il y a celle différence entre ces traces, que les natu-
relles ont, pour ainsi dire, de secrètes alliances avec les autres
parties du corps; car tous les ressorts de notre maciiiue s'ai-
dent les uns les autres pour se conserver dans leur élat natu-
rel. Toutes les parties de notre corps contribuent mutuellement
à toutes les choses nécessaires pour la conservation, ou pour
1
DE L'IMAGINATION. 1" Partie. 179
le rétablissement des traces naturelles. Ainsi on ne les peut
tout à fait effacer, et elles coniinencent à revivre, lorsqu'on
croit les avoir détruites.
Au contraire, les traces acquises, quoique plus grandes, plus
profondes, et plus fortes que les naturelles, se perdent peu à
peu, si l'on n'a soin de les conserver par l'application conti-
nuelle des causes qui les ont produites ; parce que les autres
parties du coi'ps ne contribuent point à leur conservation, et
qu'au contraire elles travaillent continuellement à les effacer et
à les perdre. On peut comparer ces traces aux plaies ordinaires
du corps ; ce sont les blessures que notre cerveau a reçues,
lesquelles se referment d'elles-mêmes, comme les autres plaies,
par la construction admirable de la machine. Si on faisait dans
la joue une incision plus grande que la bouche, cette ouverture
se refermerait peu à peu. Mais l'ouverture de la bouche étant
naturelle, elle ne se peut jamais rejoindre. Il en est de même
des traces du cerveau ; les naturelles ne s'effacent point, mais
les autres se guérissent avec le temps. Vérité dont les consé-
quences sont infinies par rapport à la morale.
Comme donc il n'y a rien dans tout le corps qui ne soit con-
forme aux traces naturelles, elles se transmettent dans les
enfants avec toute leur force. Ainsi les perroquets font des
petits qui ont les mêmes cris, ou les mêmes chants naturels
qu'ils ont eux-mêmes. Mais parce que les traces acquises ne
sont que dans le cerveau, et qu'elles ne rayonnent pas dans le
reste du corps, si ce n'est quelque peu, comme lorsqu'elles ont
été imprimées par les émotions qui accompagnent les passions
violentes, elles ne doivent pas se transmettre dans les entants.
Ainsi un perroquet qui donne lebonjour et le bonsoir à son maiire,
ne fera pas des petits aussi savants que lui, et des personnes
doctes et habiles n'auront pas des enfants qui leur ressemblent.
Ainsi quoiqu'il soit vrai que tout ce qui se passe dans le cor-
veau de la mère, se passe aussi en même temps dans celui de
son enfant, que la mère ne puisse i*ien voir, rien sentir, rien
imaginer, que l'enfant ne le voie, ne le sente, et ne l'imagine,
et entin que toutes les fausses traces des mères corrompent
l'imagination des enfants, néanmoins ces traces n'étant pas
naturelles daus le sens que nous venons d'expliquer, il ne faut
as s'étonner si elles se referment d'ordinaire, aussitôt que les
180 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
enfants sont sortis du sein de leui' mère. Car alors la cause
qui formait ces traces, et qui les entretenait, ne subsistant
plus, la constitution naturelle de tout le corps contribue à leur
destruction, et les objets sensibles en produisent d'autres toutes
nouvelles, très profondes et en très grand nombre, qui effacent
presque toutes celles que les enfants ont eues dans le sein de leur
mère. Car puisqu'il arrive tous les jours qu'uue grande douleur
fait qu'on oublie celles qui ont précédé, il n'est pas possible que
des sentiments aussi vifs que sont ceux des enfants, qui reçoi-
vent pour la première fois l'impression des objets sur les organes
délicats de leurs sens, n'effacent la plupart des traces, qu'ils n'ont
reçues des mêmes objets que par une espèce de contre-coup,
lorsqu'ils en étaient comme à couvert dans le sein de leur mère.
Toutefois lorsque ces traces sont formées par une forte pas-
sion, et accompagnées d'une agitation très violente de sang et
d'esprit dans la mère, elles agissent avec tant de force sur le
cerveau de l'enfant et sur le reste de son corps, qu'elles y im-
priment des vestiges aussi profonds et aussi durables que les
traces naturelles, comme dans l'exemple du chevalier d'Igby;
dans celui de cet enfant né fou et tout brisé, dans le cerveau et
dans tous les membres duquel l'imagination de la mère avait
produit de si grands ravages et enfin dans l'exemple de la
corruption générale de la nature de l'homme.
Et il ne faut pas s'étonner, si les enfants du roi d'Angleterre
n'ont pas eu la même faiblesse que leur père. Premièrement,
parce que ces sortes de traces ne s'impriment jamais si avant
dans le reste du corps que les naturelles. Secondement, parce
que la mère n'ayant pas la même faiblesse que le père, elle a
empêché par sa bonne constitution que cela n'arrivât. Et enfin,
parce que la mère agit infiniment plus sur le cerveau de l'enfant
que le père, comme il est évident par les choses que l'on a dites.
Mais il faut remarquer que toutes ces raisons qui montrent
que les enfants du roi Jacques d'Angleterre ne pouvaient par-
ticiper à la faiblesse de leur père, ne sont rien contre l'expli-
cation du péché originel, ou de cette inclination dominante
pour les choses sensibles, ni de ce grand éloignement de Dieu
que nous tenons de nos parents, parce que les traces, que les
objets sensibles ont imprimées dans le cerveau des premiers
hommes, ont été très profondes, qu'elles ont été accompagnées
DE L'IMAGINATION, i" Partie. ISl
«t augmentées par des passions violentes, qu'elles ont été
fortihees par l'usage continuel des choses sensibles et néces-
saires cà Ja conservation de la vie, non seulement dans Adam et
dans Eve, mais même, ce qu'il faut bien remarquer, dans les
plus grands saints, dans tous les hommes et dans toutes les
femmes de qui nous descendons; de sorte qu'il n'y a rien qui
ait pu arrêter cette corruption de la nature. Ainsi tant s'en faut
qne ces traces de nos premiers pères se doivent effacer peu à
peu, qu'au contraire elles doivent s'augmenter de jour en jour-
et sans la grâce de Jésus-Christ, qui s'oppose continuellement à
ce torrent, il serait absolument vrai de dire ce qu'a dit un
poète païen.
iEtasparontum pejor avis tulit
Nos nequiores, mnx daturos
Progciiitein vitiosiorcm K
Car il faut bien prendre garde que les vestiges qui réveil
lent des sentiments de piété dans les plus saintes mère, ne
commumquent point de piété aux enfants qu'elles ont dansleur
sein, et que les traces au contraire qui réveillent les idées des
choses sensibles, et qui sont suivies de passions, ne manquent
point de communiquer aux enfants le sentiment et l'amour dP.
choses sensibles.
Une mère, par exemple, qui est excitée à l'amour de Dieu
par le mouvement des esprits qui accompagne la trace dé
limage d'un vénérable vieillard, à cause que cette mère a at-
tache 1 idée de Dieu a cette trace de vieillard; car comme nous
avons vu dans le chapitre de la liaison des idées, cela se peut
facilement faire, quoiqu'il n'y ait point de rapport entre Dieu
et limage d un vieillard ; cette mère, dis-je, ne peut produire
dans le cerveau de son enfant que la trace d'un vieillard et
que de l'inclination pour les vieillards, ce qui n'est point Va
mour de Dieu dont elle était touchée. Car enfin il n'v a point
de traces dans le cerveau, qui puissent par elles-mêmes réveil-
er d autres idées que celles des choses sensibles, parce que
e corps n-est pas fait pour instruire l'esprit, et qu'il ne parle à
1 âme que pour lui-même.
' Horace.
T. I.
11
1S2 DE LA RFXHEUCHE DE LA VÉRITÉ.
Ainsi une mère, dont le cerveau est rempli de traces qui
par leur nature ont rapport aux choses sensibles, et qu'elle ne
peut eifacer à cause que la concupiscence demeure en elle, et
que son corps ne lui est point soumis, les communiquant né-
cessairement à son enfant, l'engendre pécheur, quoiqu'elle soit
juste. Cette mère est juste, parce qu'aimant actuellement ou
qu'ayant aimé Dieu par un amour de choix, cette concupiscence
ne la rend point criminelle, quoiqu'elle en suive les mouve-
ments dans le sommeil. Mais l'enfant qu'elle engendre n'ayant
point aimé Dieu par un amour de choix, et son cœur n'ayant
point été tourné vers Dieu, il est évident qu'il est dans le désor
dre et dans le dérèglement, et qu'il n'y a rien dans lui qui ne
soit digne de la colère de Dieu.
Mais lorsqu'ils ont été régénérés par le baptême et qu'ils
ont été justifiés ou par une disposition du cœur semblable à celle
qui demeure dans les justes durant les illusions de la nuit, ou
peut-être par un acte libre d'amour de Dieu qu'ils ont fait, étant
prévenus par un secours actuel et infaillible, et délivrés pour
quelques moments de la domination du corps par la force du
sacrement (car comme Dieu les a faits pour l'aimer, on ne
peut concevoir qu'ils soient actuellement dans la justice et dans
l'ordre de Dieu, s'ils ne l'aiment, ou s'ils ne l'ont aimé; ou si
leur cœur n'est disposé de la même manière qu'il serait s'ils
l'avaient actuellement aimé), alors quoiqu'ils obéissent à
la concupiscence, leur concupiscence n'est plus péché : elle
ne les rend plus coupables pendant leur enfance et dignes
de colère; ils ne laissent pas d'être justes et agréables
à Dieu, par la même raison que l'on ne perd point la grâce,
quoique l'on suive en dormant les mouvements de la concupis-
cence; car les enfants ont le cerveau si mou, et ils l'eçoivent
de si vives et de si fortes impressions des objets les plus fai-
bles, qu'ils n'ont pas assez de liberté d'esprit pour y résister.
Mais je me suis arrêté trop longtemps à des choses qui ne sont
pas tout à fait du sujet que je traite. C'est assez que je puisse
conclure ici de ce que je viens d'expliquer dans ce chapitre,
que toutes ces fausses traces que les mères impriment dan^ le
cerveau de leurs enfants, leur rendent l'esprit faux, et leurs
corrompent l'imagination, et qu'ainsi la plupart des hommes
sont sujets à imaginer les choses autrement qu'elles ne sont,
DE L'IMAGINATION, 1" Partie. 18$
en donnant quelque fausse couleur et quelque traits irréguliers
aux- idées des choses qu'ils aperçoivent. Que si l'on veut
s'éclaircir plus à fond de ce que je pense sur le péché originel,
et sur la manière dont je crois qu'il se transmet dans les en-
lants, on peut lire tout d'un temps ï éclaircissement qui repond
à ce chapitre i.
CHAPITRE VIII
I. Clian?ements qui arrivent à rimasination d'un enfant qui sort du sein de sa
mère, par la conversation qu'il a avec sa nourrice, sa mère, et d'autres
personnes. — II. .^vis pour les bien élever.
Dans le chapitre précédent nous avons considéré le C(!rveau
d'un enfant dans le sein de sa mère, examinons maintenant ce
qui lui arrive dès qu'il en est sorti. En même temps qu'il quitte
les ténèbres et qu'il voit pour la première fois la lumière, le
froid de l'air extérieur le saisit ; les embrasseraents les plus
caressants de la femme qui le reçoit, offensent ses membres
délicats ; tous les objets extérieurs le surprennent ; ils lui sont
tous des sujets de crainte, parce qu'il ne les connait pas en-
core, et qu'il n'a de lui-même aucune force pour se défendre ou
pour fuir. Les larmes et les cris par lesquels il se console,,
sont des marques infaillibles de ses peines et de ses frayeurs ;
car ce sont en effet des prières que la nature fait pour lui
aux assistants, afin qu'ils le défendent des maux qu'il souffre
et de ceux qu'il appréhende.
I. Pour bien concevoir l'embarras où se trouve son esprit en
cet état, il faut se souvenir que les fibres de son cerveau sont
très molles et très délicates, et par conséquent que tous les
objets de dehors font sur elles des impressions très profondes.
Car, puisque les plus petites choses se trouvent quelquefois-
capables de blesser une imagination faible, un si grand nombre
d'objets surprenants ne peut manquer de blesser et de brouil-
ler celles d'un enfant.
Mais afin d'imaginer encore plus vivement les agitations et
les peines, où sont les enfants dans le temps qu'ils viennent
au monde, et les blessures que leur imagination doit recevoir^
' 8« éclaircissement sur le 7« chap. du 2« livre.
184 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
rcpvésenlons-nous quel serait l'étonnement des hommes, s'ils
voyaieal devant leurs yeux des géants cinq ou six fois plus liants
qu'eux, qui s'approcheraient sans leur rien faire connaître de
leur dessein ; ou s'ils voyaient quelque nouvelle espèce d'ani-
maux, qui n'eussent aucun rapport avec ceux qu'ils ont déjà vus;
ou seulement si un cheval ailé, ou quelque autre chimère de
nos poètes descendait subitement des nues sur la terre. Que ces
prodiges feraient de profondes traces dans les esprits, et que de
cervelles se brouilleraient pour les avoir vus seulement une fois !
Tous les jours il arrive qu'un événement inopiné et qui a
quelque chose de terrible, fait perdre l'esprit à des hommes
faits, dont le cerveau n'est pas fort susceptible de nouvelles
impressions, qui ont de l'expérience, qui peuvent se défendre,
ou au moins qui peuvent prendre quelque résolution. Les en-
fants en venant au monde souffrent quelque chose de tous les
objets qui frappent leurs sens, auxquels ils ne sont pas accou-
tumés. Tous les animaux qu'ils voient, sont des animaux d'une
nouvelle espèce pour eux, puisqu'ils n'ont rien vu au dehors
de tout ce qu'ils voient pour lors : ils n'ont ni force, ni expé-
rience ; les fibres de leur cerveau sont très délicates et très
llexibles. Comment donc se pourrait-il faire, que leur imagi-
nation ne demeurât point blessée par tant d'objets différents?
Il est vrai que les mères ont déjà un peu accoutumé leurs
enfants aux impressions des objets, puisqu'elles les ont déjà
tracés dans les fibres de leur cerveau, quand ils étaient encore
dans leur sein; et qu'ainsi ils en sont beaucoup moins blessés,
lorsqu'ils voient de leurs propres yeux ce qu'Us avaient déjà
aperçu en quelque manière par ceux de leurs mères. 11 est
encore vrai que les fausses traces et les blessures que leur
imagination a ressenties, à la vue de tant d'objets terribles pour
eux, se ferment et se guérissent avec le temps, parce que n'é-
tant pas naturelles, tout le corps y est contraire et les clface,
comme nous avons vu dans le chapitre précédent ; et c'est ce
qui empoche que généralement tous les hommes ne soient tous
dès leur enfance. Mais cela n'empêche pas qu'il n'y ait toujours
quelques traces si fortes et si profondes, qu'elles ne se puissent
effacer, de sorte qu'elles durent autant que la vie.
Si les hommes faisaient de fortes réllexions sur ce qui se
passe au dedans d'eux-mêmes et sur leurs propres pensées, ils
DE L'IMAGINATION, 1" Partie. 183
ne manqueraient pas d'expériences qui prouvent ce que l'on
vient de dire. Ils reconnaîtraient ordinairement en eux-mêmes
des inclinations et des aversions secrètes, que les autres n'ont
pas, desquelles il semble qu'on ne puisse donner d'autre cause,
que ces traces de nos premiers jours. Car, puisque les causes
de ces inclinations et aversions nous sont particulières, elles
ne sont point fondées dans la nature de l'homme ; et puis-
qu'elles nous sont inconnues, il faut qu'elles aient agi en un
temps où notre mémoire n'était pas encore capable de retenir
les circonstances des choses qui auraient pu nous en faire
souvenir, et ce temps ne peut être que celui de notre plus
tendre enfance.
Descartes a écrit dans une de ses lettres, qu'il avait une
amitié particulière pour toutes les personnes louches, et qu'en
ayant recherché la cause avec soin, il avait enfin reconnu que
ce défaut se rencontrait en une jeune fille qu'il aimait, lors-
qu'il était encore enfant, l'affection qu'il avait pour elle se
répandant à toutes les personnes qui lui ressemblaient en
quelque chose.
Mais ce ne sont pas ces petits dérèglements de nos inclina-
tions lesquels nous jettent le plus dans l'erreur ; c'est que nous
avons tous, ou presque tous, l'esprit faux en quelque chose, et
que nous sommes presque tous sujets à quelque espèce de folie,
quoique nous ne le pensions pas. Quand on examine avec soin
le génie de ceux avec lesquels on converse, on se persuade
facilement de ceci ; et quoiqu'on soit peut-être original soi-
même, et que les autres en jugent ainsi, on trouve que tous les
autres sont aussi des originaux, et qu'il n'y a de différence
entre eux que du plus et du moins. Voilà donc une source assez
ordinaire des erreurs des hommes, que ce bouleversement causé
par l'impression des objets extéiùeurs dans le temps qu'ils
viennent au monde; mais cette cause ne cesse pas sitôt qu'on
pourrait s'imaginer.
La conversation ordinaire que les enfants sont obligés d'avoir
avec leurs nourrices, ou même avec leurs mères, lesquelles
n'ont souvent aucune éducation, achève de leur perdre, et do
leur corrompre entièrement l'esprit. Ces femmes ne les entre-
tiennent que de niaiseries, que de contes ridicules, ou capables
de leur faire peur. Elles ne leur parlent que de choses sensi-
186 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
blés, et d'une manière propre à les confirmer dans les faux
jugements des sens. En un mot, elles jettent dans leurs esprits
les semences de toutes les faiblesses qu'elles ont elles-mêmes,
comme de leurs appréhensions extravagantes, de leurs super-
stitions ridicules, et d'autres semblables faiblesses. Ce qui fait
que n'étant pas accoutumés à rechercher la vérité, ni à la
goûter, ils deviennent enfin incapables de la discerner, et de
faire quelque usage de leur raison. De là leur vient une cer-
taine timidité et bassesse d'esprit qui leur demeure fort long-
temps ; car il y en a beaucoup qui, à l'âge de quinze et de vingt
ans, ont encore tout l'esprit de leur nourrice.
Il est vrai que les enfants ne paraissent pas fort propres pour
la méditation de la vérité et pour les sciences abstraites et
relevées, parce que les fibres de leur cerveau étant très déli-
cates, elles sont très facilement agitées par les objets même
les plus faibles et les moins sensibles ; et leur âme ayant néces-
sairement des sensations proportionnées à l'agitation de ces
fibres, elle laisse là les pensées métaphysiques et de pure intel-
lection, pour s'appliquer uniquement à ses sensations. Ainsi il
semble que les enfants ne peuvent pas considérer avec assez
d'attention les idées pures de la vérité, étant si souvent et si
facilement distraits par les idées confuses des sens.
Cependant on peut répondre, premièrement, qu'il est plus
facile à un enfant de sept ans de se délivrer des erreurs, où
les sens le portent, qu'à une personne de soi.\.antt', qui a suivi
loute sa vie les préjugés de l'enfance. Secondement, que si un
enfant n'est pas capable des idées claires et distinctes de la
vérité, il est du moins capable d'être averti que ses sens le
trompent en toutes sortes d'occasions ; et si on ne lui apprend
pas la vérité, du moins ne doit-on pas l'entretenir, ni le forti-
fier dans ses erreurs. Enfin les plus jeunes enfants tout acca-
blés (|u'ils sont des sentiments agréables et pénibles, ne laissent
pas d'apprendre en peu de temps ce que des personnes avan-
cées en âge ne peuvent faire en beaucoup davantage ; comme
la connaissance de l'ordre et des rapports qui se trouvent entre
tous les mots et toutes les choses qu'ils voient et qu'ils enten-
dent. Car quoique ces choses ne dépendent guère que de la
mémoire, cependant il parait assez qu'ils font beaucoup d'usage
de leur raison, dans la manière dont ils apprennent leur langue.
•
DE L'IMAGLNATIO-X, 1" Partie. Ig"
II. Mais puisque la facilité qu'ont les fibres du cerveau des
enfants pour recevoir les impressions touchantes des objets
sensibles, est la cause pour laquelle on les juge incapables des
sciences abstraites, il est facile d'y remédier. Car il faut qu'on
avoue, qne si on tenait les enfants sans crainte, sans désirs, et
sans espérances ; si on ne leur faisait point souffrir de douleur,
si on les éloignait autant qu'il se peut de leurs petits plaisirs,
on pourrait leur apprendre, dès qu'ils sauraient parler, les
choses les plus difticiles et les plus abstraites, ou tout au moins
les mathématiques sensibles, la mécanique, et d'autres choses
semblables, qui sont nécessaires dans la suite de la vie. Mais
ils n'ont garde d'appliquer leur esprit à des sciences ab-
straites, lorsqu'on les agite par des désirs, et qu'on les trouble
par des frayeurs, ce qu'il est très nécessaire de bien considérer.
Car comme un homme ambitieux, qui viendrait de perdre
son bien et son honneur, ou qui aurait été élevé tout d'un coup
à une grande dignité qu'il n'espérait pas, ne serait point en état
de résoudre des questions de métapliysique, ou des équations
d'algèbre, mais seulement de faire les choses que la passion
présente lui inspirerait. Ainsi les enfants, dans le cerveau des-
quels une pomme et des dragées font des impressions aussi
profondes, que les charges et les grandeurs en font dans celui
d'un homme de quarante ans, ne sont pas en état d'écouter des
vérités abstraites qu'on leur enseigne. De sorte qu'on peut dire,
qu'il n'y a rien si contraire à l'avancement des enfants dans les
sciences, que les divertissements continuels dont on les récom-
pense, et que les peines dont on les punit, et dont on les menace
sans cesse.
Mais ce qui est intiniment plus considérable, c'est que ces
craintes de châtiments, et ces désirs de récompenses sensibles,
dont on remplit l'esprit des enfants, les éloignent entièrement
de la piété. La dévotion est encore plus abstraite que la science,
elle est encore moins du goût de la nature corrompue. L'esprit
de l'homme est assez porté à l'étude, mais il n'est point porté
à la piété. Si donc les grandes agitations ne nous permettent
pas d'étudier, quoiqu'il y ait naturellement du plaisir, comment
se pourrait-il laire, que des enfants, qui sont tout occupés des
plaisirs sensibles dont on les effraye, se conservassent encore
assez de liberté d'esprit pour goûter les choses de piété t
188 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
La capacité de l'esprit est fort limitée, il ne faut pas beau-
coup de choses pour la remplir ; et dans le temps que l'esprit
est plein, il est incapable de nouvelles pensées, s'il ne se vide
auparavant. Mais lorsque l'esprit est rempli des idées sensibles,
il ne se vide pas comme il lui plait. Pour concevoir ceci, il
faut considérer que nous sommes tous incessamment portés
vers le bien par les inclinations de la nature, et que le plaisir
étant le caractère par lequel nous le distinguons du mal, il est
nécessaire que le plaisir nous touche et nous occupe plus que
tout le reste. Le plaisir étant donc attaché à l'usage des choses
sensibles, parce qu'elles font le bien du corps de l'homme, il
y a une espèce de nécessité, que ces biens remplissent la capa-
cité de notre esprit, jusqu'à ce que Dieu répande sur eux une
certaine amertume qui nous donne du dégoût et de l'horreur,
ou en nous faisant sentir par sa grâce cette douceur du ciel qui
efface toutes les douceurs de la terre : « Dando menti cœlestem
deleclationem quâ omnis terrena delectatio superetur^. «
Mais parce que nous sommes autant portés à fuir le mal,
qu'à aimer le bien, et que la douleur est le caractère que la
nature a attaché au mal, tout ce que nous venons de dire du
plaisir se doit, dans un sens contraire, entendre de la douleur.
Puis donc que les choses qui nous font sentir du plaisir et
de la douleur, remplissent la capacité de l'esprit, et qu'il
n'est pas en noire pouvoir de les quitter et de n'en être pas
touchés, quand nous le voulons, il est visible, qu'on ne peut
faire goûter la piété aux enfants, non plus qu'au reste des-
hommes, si on ne commence selon les préceptes de l'Évangile,
par la privation de toutes les choses qui touchent les sens, et
qui excitent de grands désirs et de grandes cramtes, puisque
toutes les passions offusquent et éteignent la grâce, ou cette
délectation intérieure que Dieu nous fait sentir dans notre devoir.
Les plus petits enfants ont de la raison aussi bien que les
hommes faits, quoiqu'ils n'aient pas d'expérience ; ils ont aussi
les mêmes inclinations naturelles , quoiqu'ils se portent à des
objets bien différents. Il faut donc les accoutumer à se conduire
par la raison, puisqu'ils en ont ; et il faut les exciter à leur de-
voir en ménageant adroitement leurs bonnes inclinations. C'est:
' Saint Augustin.
DE L'IMAGINATION, 1" Partie. 189
éteindre leur raison et corrompre leurs meilleures inclinations,
que de les tenir dans leur devoir par des impressions sen-
sibles. Ils paraissent alors être dans leur devoir ; mais ils n'y
sont qu'en apparence. La vertu n est pas dans le fond de leur
esprit, ni dans le fond de leur cœur ; ils ne la connaissent
presque pas, et ils l'aiment encore beaucoup moins. Leur
esprit n'est plein que de faveurs et de désirs, d'aversions et
d'amitiés sensibles, desquelles il ne se peut dégager pour se
mettre en liberté et pour faire usage de sa raison. Ainsi les
enfants qui sont élevés de cette manière basse et servile s'ac-
coutument peu à peu à une certaine insensibilité pour tous les
sentiments d'un honnête homme et d'un chrétien, laquelle leur
demeure toute leur vie, et quand ils espèrent se mettre à cou-
vert des châtiments par leur autorité, ou par leur adresse, ils
s'abandonnent à tout ce qui flatte la concupiscence et les sens,
parce qu'en effet ils ne connaissent point d'autres biens que les
biens sensibles.
Il est vrai qu'il y a des rencontres où il est nécessaire
d'instruire les enfants par leurs sens ; mais il ne le faut faire
que lorsque la raison ne suffit pas. Il faut d'abord les per-
suader par la raison de ce qu'ils doivent faire, et s'ils n'ont pas
assez de lumières pour reconnaître leurs obligations, il semli^
qu'il faille les laisser en repos pour quelque temps. Car ce ne
serait pas les instruire que de les forcer de faire extérieure-
ment ce qu'ils ne croient pas devoir faire, puisque c'est l'esprit
qu'il faut instruire et non pas le corps. Mais s'ils refusent de
faire ce que la raison leur montre qu'ils doivent faire, il ne le
faut jamais souffrir, et il faut plutôt en venir à quelque sorte
d'excès; car en ces rencontres, celui qui épargne son fils, a
pour lui, selon le sage i, plus de haine que d'amour.
Si les châtiments n'instruisent pas l'esprit, et s'ils ne font
point aimer la vertu, ils instruisent au moins en quelque ma-
nière le corps, et ils empêchent que l'on ne goûte le vice, et
par conséquent que l'on ne s'en rende esclave. Mais ce qu'il tiut
principalement remarquer, c'est que les peines ne remplissent
pas la capacité de l'esprit, comme les plaisirs. On cesse faci-
lement d'y penser, dès qu'on cesse de les souffrir, et qu'il n'y
' Qui pareil virgc oiJit filium suum. Prov 12. 21.
T- '. ,11.
190 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
a plus de sujet de les craindre. Car alors elles ne sollicitent
point l'imagination, elles n'excitent point les passions, elles
n'irritent point la concupiscence ; enfin elles laissent à l'esprit
toute la liberté de penser à ce qu'il lui plaît. Ainsi on peut
s'en servir envers les enfants pour les retenir dans leur devoir,
ou dans l'apparence de leur devoir.
Mais s'il est quelquefois utile d'effrayer et de punir les en-
fants par des chàlimenls sensibles, il ne faut pas conclure qu'on
doive les attirer par des récompenses sensibles ; il ne faut se
servir de ce qui touche les sens avec quelque force que dans
la dernière nécessité. Or il n'y en a aucune de leur donner
des récompenses sensibles, et de leur représenter ces récom-
penses comme la fin de leurs occupations. Ce serait au con-
traire corrompre toutes leurs meilleures actions, et les porter
plutôt à la sensualité qu'à la vertu. Les traces des plaisirs
qu'on a une fois goûtés, demeurent fortement imprimées dans
l'imagination, elles réveillent continuellement les idées des biens
sensibles, elles excitent toujours des désirs importuns, qui
troublent la paix de l'esprit; enfin elles irritent la concupis-
cence en toutes rencontres, et c'est un levain qui corrompt
tout; mais ce n'est pas ici le lieu d'expliquer ces choses,
comme elles le méritent
SECONDE PARTIE
SUITE DE L'IMAGL\ATIOx\
CHAPITRE PREMIER
1. De l'imagination des femmes. — U. De celle des hommes. — III. De celle
des vieillards.
Nous avons donné quelque idée des causes physiques du dé-
règlement de l'imagination des iiorames dans l'autre partie:
nous tâcherons dans celle-ci de faire quelque application de
ces causes aux erreurs les plus générales, et nous parlerons
encore des causes de nos erreurs que l'on peut appeler mo-
l'ales.
On a pu voir, par les choses qu'on a dites dans le chapitre
précédent, que la délicatesse des fibres du cerveau est une
des principales causes qui nous empêchent de pouvoir apporter
assez d'appHcation pour découvrir les vérités un peu cachées.
1. Cette délicatesse des fibres se rencontre ordinairement
dans les femmes, et c'est ce qui leur donne cette grande in-
telligence pour tout ce qui frappe les sens. C'est aux femmes à
décider des modes, à juger de la langue, à discerner le bon
air et les belles manières. Elles ont plus de science, d'habileté
et de finesse que les hommes sur ces choses. Tout ce qui dé-
pend du goût est de leur ressort; mais pour l'ordinaire elles
sont incapables de pénétrer les vérités un peu difficiles à dé-
couvrir. Tout ce qui est abstrait leur est incompréhensible.
Elles ne peuvent se servir de leur imagination pour dmelop-
per des questions composées et embarrassées. Elle ne consi-
dèrent que l'écorce des choses ; et leur imagination na point
assez de force et d'étendue pour en percer le fond, et pour eu
comparer toutes les parties sans se distraire. Une bagatelle est
192 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
capable de les détourner, le moindre cri le? effraie, le plus
petit mouvement les occupe. Enfin la manière et non la réalité
des choses, suffit pour remplir toute la capacité de leur esprit :
parce que les moindres objets produisant de grands mouve-
ments dans les fibres délicates de leur cerveau, elles excitent
par une suite nécessaire dans leur âme, des sentiments assez
vifs et assez grands pour l'occuper tout entière.
S'il est certain que cette délicatesse des fibres du cerveau
est la principale cause de tous ces effets, il n'est pas de même
certain qu elle se rencontre généralement dans toutes les
femmes. Ou si elle s'y rencontre, leurs esprits animaux ont
quelquefois une telle proportion avec les fibres du cerveau,
qu'il se trouve des femmes qui ont plus de solidité d'esprit que.
quelques hommes. C'est dans un certain tempérament de la
grosseur et de l'agitation des esprits animaux avec les fibres
du cerveau, que consiste la force de l'esprit, et les femmes ont
quelquefois ce juste tempérament. Il y a des femmes fortes et
constantes, et il y a des hommes faibles et inconstants. Il y a
des femmes savantes, des femmes courageuses, des femmes
capables de tout ; et il se trouve au contraire des hommes
mous et efféminés, incapables de rien pénétrer et de rien exé-
cuter. Enfin quand nous attribuons quelques défauts à un sexe,
à certains âges, à certaines conditions, nous ne l'entendons que
pour l'ordinaire, en supposant toujours qu'il n'y a point de
règle générale sans exception.
Car il ne faut pas s'imaginer, que tous les hommes, ou toutes
les femmes de même âge, ou de même pays, ou de même fa-
mille, aient le cerveau de même constitution. Il est plus à
propos de croire, que comme on ne peut trouver deux visages
qui se ressemblent entièrement, on ne peut trouver deux imagi-
nations tout à fait semblables, et que tous les hommes, les
femmes et les enfants ne diffèrent entre eux que du plus et di-
moins dans la délicatesse des fibres de leur cerveau. Car de
môme qu'il ne faut pas supposer trop vite une identi è essen-
tielle entre des choses entre lesquelles on ne voit point de diffé-
rence, il ne faut pas mettre aussi des différences esscnlieiles,.
où on ne trouve pas de parfaite identité. Car ce sont là des
défauts où l'on tombe ordinairement.
Ce qu'on peut donc dire des fibres du cerveau, c'est que
DE I.IMAGINATIO.N, 2= Partie. 193
d'ordinaire elles sont très molles et très dclicales dans les en-
tants, (ju'avec l'âge elles se durcissent et se fortifient, que
cependant la plupart des femmes, et quelques hommes les ont
toute leur vie extrêmement délicates. On ne saurait rien déter-
miner davantage. Mais c'est assez parler des femmes et des
enfants ; ils ne se mêlent pas de rechercher la vérité et d'en
instruire les autres ; ainsi leurs erreurs ne portent pas beaucoup
de préjudice, car on ne les croit guère dans les choses qu'ils
avancent. Parlons des hommes faits, de ceux dont l'esprit est
dans sa force et dans sa vigueur, et que l'on pourrait croire
capables de trouver la vérité et de l'enseigner aux autres.
II. Le temps ordinaire de la plus grande perfection do l'es-
prit est depuis trente jusqu'à cinquante ans. Les fibres du cer-
veau en cet âge ont acquis pour l'ordinaire une consistance
médiocre. Les plaisirs et les douleurs des sens ne font plus sur
nous tant d'impression. De sorte qu'on n'a plus à se défendre
que des passions violentes qui arrivent rarement, et des-
quelles on peut se mettre à couvert, si on en évite avec soin
toutes les occasions. Ainsi l'àme n'étant plus divertie par les
choses sensibles, elle peut contempler facilement la vérité.
Un homme dans cet état, et qui ne serait point rempli des
préjugés de l'enfance, qui dès sa jeunesse aurait acquis de la
facilité pour la méditation, qui ne voudrait s'arrêter ^;u'aux
notions claires et distinctes de l'esprit, qui rejetterait soigneu-
sement toutes les idées confuses des sens, et qui aurait le temps
et la volonté de méditer, ne tomberait sans doute que difticile-
meni dans l'erreur. Mais ce n'est pas de cet homme dont il faut
parler ; c'est des hommes du commun, qui n'ont pour l'ordi-
naire rien de celui-ci.
Je dis donc, que la solidité et la constance qui se rencontrent
avec l'âge dans les fibres du cerveau des hommes, fait la solidité
et la consistance de leurs erreurs, s'il est permis de parler
ainsi. C'est le sceau qui scelle leurs préjugés, et toutes leurs
fausses opinions, et qui les met à couvert de la force de la
raison. Enfin autant que cette constitution des fibres du cerveau
est avantageuse aux personnes bien élevées, autant esi-elle
désavantageuse à la plus grande partie des hommes, puisqu'elle
confirme les uns et les autres dans les pensées oii ils sont.
Mais les hommes ne sont pas seulement confirmés dans leurs
194 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
erreurs, quand ils sont venus à l'âge de quarante ou cinquante
ans. Ils sont encore plus sujets à tomber dans de nouvelles :
parce que se croyant alors capables de juger de tout, comme
en effet ils le devraient être, ils décident avec présomption, et
ne consultent que leurs préjugés; car les hommes ne raisonnent
des choses, que par rapport aux idées qui leur sont les plus
familièi'es. Quand un chimiste veut raisonner de quelque corps
naturel, ses trois principes lui viennent d'abord en l'esprit.
Un péripatéticien pense d'abord aux quatre éléments, et aux
quatre premières qualités ; et un autre philosophe rapporte
tout à d'autres principes. Ainsi il ne peut entrer dans l'esprit
d'un homme rien qui ne soit incontinent infecté des erreurs
auxquelles il est sujet, et qui n'en augmente le nombre.
Cette consistance des fibres du cerveau a encore un très
mauvais effet, principalement dans les personnes plus âgées,
qui est de les rendre incapables de méditation. Us ne peuvent
apporter d'attention à la plupart des choses qu'ils veulent sa-
voii", et ainsi ils ne peuvent pénétrer les vérités un peu cachées.
Ils ne peuvent goûter les sentiments les plus raisonnables,
lorsqu'ils sont appuyés sur des principes qui leur paraissent
nouveaux, quoiqu'ils soient d'ailleurs fort intelligents dans les
choses dont l'âge leur a donné beaucoup d'expérience. Mais
tout ce que je dis ici, ne s'entend que de ceux qui ont passé
leur jeunesse sans faire usage de leur esprit, et sans s'appli-
quer.
Pour éclaircir ces choses, il faut savoir que nous ne pouvons
Apprendre quoi que ce soit, si nous n'y apportons de l'attention ;
et que nous ne saurions guère être attentifs à quelque chose,
61 nous ne l'imaginons, et ne nous la représentons vivement
dans notre cerveau. Or, afin que nous puissions imaginer quel-
ques objets, il est nécessaire que nous fassions plier quelque
partie de notre cerveau, ou que nous lui imprimions quelque
autre mouvement pour pouvoir former les traces auxquelles
sont attachées les idées qui nous l'eprésentent ces objets. De
sorte que si les fibres du cerveau se sont un peu durcies, elles
ne seront capables que de l'inclination et des mouvements
qu'elles auront eus autrefois. Et ainsi l'âme ne pourra ima-
giner, ni par conséquent être attentive à ce qu'elle voulait,
mais seulement aux choses qui lui sont familières.
DE L'IMAGINATION, 2= Partie. 195
De là il faut conclure, qu'il est très avantageux de s'exercer
à méditer sur toutes sortes de sujets, afin d'acquérir une cer-
taine facilité de penser à ce qu'on veut. Car de même que nous
acquérons une grande facilité de remuer les doigts de nos
maius en toutes manières et avec une très grande vitesse par
le fréi} lient usage que nous en faisons en jouant des instru-
ments, ainsi les parties de notre cerveau dont le mouvement
est nécessaire pour imaginer ce que nous voulons, acquièrent
par l'usage une certaine facilité à se plier, qui fait que l'on
imagine les choses que l'on veut avec beaucoup de facilité, de
promptitude et même de netteté.
Or le meilleur moyen d'acquérir cette habitude qui fait la
principale différence d'un homme d'esprit d'avec un autre, c'est
de s'accoutumer dès sa jeunesse à chercher la vérité des
choses même fort difficiles, parce qu'en cet âge les fibres du
cerveau sont capables de toutes sortes d'inflexions.
Je ne prétends pas néanmoins que cette facilité se puisse ac-
quérir par ceux qu'on appelle gens d'étude, qui ne s'appliquent
qu'à lire sans méditer et sans rechercher par eux-mêmes la
résolution des questions avant que de la lire dans les au-
teurs. Il est assez visible que par cette voie l'on n'acquiert que
la facilité de se souvenir des choses qu'on a lues. On remarque
tous les jours que ceux qui ont beaucoup de lecture ne peuvent
apporter d'attention aux choses nouvelles dont on leur parle,
et que la vanité de leur érudition les portant à en vouloir juger
avant que de les concevoir, les fait tomber dans des erreurs
grossières, dont les autres hommes ne sont pas capables.
Mais quoique le défaut d'attention soit la principale cause de
leurs erreurs, il y en a encore une qui leur est particulière. C'est
que trouvant toujours dans leur mémoire une infinité d'espèces
confuses, ils en prennent d'abord quelqu'une qu'ils considèrent
comme celle dont il est question ; et parce que les choses qu'on
dit ue lui conviennent point, ils jugent ridiculement qu'on se
trompe. Quand on veut leur représenter qu'ils se trompent
eux-mêmes, et qu'ils ne savent pas seulement l'état de la ques-
tion, ils s'irritent, et ne pouvant concevoir ce qu'on leur dit,
ils continuent de s'attacher à cette fausse espèce que leur mé-
moire leur a présentée. Si on leur on montre trop manifesle-
meni la fausseté, ils en substituent une seconde et une troi-
196 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
sième, qu'ils défendent quelquefois contre toute apparence de
vérité, et même contre leur propre conscience, parce qu'ils
n'ont guère de respect ni d'amour pour la vérité, et qu'ils ont
beaucoup de confusion et de honte à reconnaître qu'il y a des
choses qu'on fait mieux qu'eux.
IIL Tout ce qu'on a dit des personnes de quarante et de
cinquante ans, se doit encore entendre avec plus de raison des
vieillards, parce que les fibres de leur cerveau sont encore
plus inflexibles, et que manquant d'esprits animaux pour y
tracer de nouveaux vestiges, leur imagination est toute languis-
sante. Et comme d'ordinaire les fibres de leur cerveau sont
mêlées avec beaucoup d'humeurs superflues, ils perdent peu à
peu la mémoire des choses passées et tombent dans les fai-
blesses ordinaires aux enfants. Ainsi dans l'âge décrépit, ils
ont les défauts qui dépendent de la constitution des fibres du
cerveau, lesquels se rencontrent dans les enfants et dans les
hommes faits, quoique l'on puisse dire qu'ils sont plus sages
que les uns et les autres, à cause qu'ils ne sont plus si sujets
à leurs passions qui viennent de l'émotion des esprits animaux.
On n'expliquera pas ces choses davantage, parce qu'il est facile
de juger de cet âge par les autres dont on a parlé auparavant,
et de conclure que les vieillards ont encore plus de difficulté
que tous les autres à concevoir ce qu'on leur dit, qu'ils sont
plus attachés à leurs préjugés et à leurs anciennes opinions; et
par conséquent, qu'ils sont encore plus confirmés dans leurs
erreurs et dans leurs mauvaises habitudes, et autres choses
semblables. On avertit seulement, que l'état de vieillard n'ar-
rive pas précisément à soixante, ou à soixante et dix ans, que
tous les vieillards ne radotent pas, que tous ceux qui ont
passé soixante ans ne sont pas toujours délivrés des passions
des jeunes gens, et qu'il ne faut pas tirer des conséquences
trop générales des principes que l'on a établis.
CHAPITRE II
Que les esprits animaux vont d'oniinàire dans les traces des idées qui nous
sont les plus familières, ce qui fait qu'on ne juge point sainement des
choses.
Je crois avoir suffisamment expliqué dans les chapitres pré-
cédents les divers changements qui se rencontrent dans les
J
DE L'IMAGINATION, 2« Partie. 197
esprits animaux et dans la constitution des fibres du cerveau,
selon les différents âges. Ainsi pourvu qu'on médite un peu ce
que j'en ai dit, on aura bientôt une connaissance assez distincte
de l'imagination et des causes physiques les plus ordinaires des
différences que l'on remarque entre les esprits, puisque tpus
les changements qui arrivent à l'imagination et à l'esprit, ne
sont que des suites de ceux qui se rencontrent dans les esprits
animaux et dans les fibres dont le cerveau est composé.
Mais il y a plusieurs causes particulières et qu'on pourrait
appeler morales, des changements qui arrivent à l'imagination
des hommes, savoir, leurs différentes conditions, leurs diffé-
rents emplois, en un mot leurs différentes manières de vivre, à
la considération desquelles il faut s'attacher, parce que ces
sortes de changements sont cause d'un nombre presque infini
d'erreurs, chaque personne jugeant des choses par rapport
à sa condition. On ne croit pas devoir s'arrêter à expliquer
les effets de quelques causes moins ordinaires, comme des
grandes maladies, des malheurs surprenants, et des autres
accidents inopinés, qui font des impressions très violentes dans
le cerveau et même qui le bouleversent entièrement, parce que
ces choses arrivent rarement, et que les erreurs où tombent
ces sortes de personnes sont si grossières, qu'elles ne sont point
contagieuses, puisque tout le monde les reconnaît sans peine.
Afin de comprendre parfaitement tous les changements que
les différentes conditions produisent dans l'imagination, il est
absolument nécessaire de se souvenir que nous n'imaginons les
objets qu'en nous en formant des images; et que ces images ne
sont autres choses que les traces que les esprits animaux font
dans le cerveau, que nous imaginons les choses d'autant plus
fortement, que ces traces sont plus profondes et mieux gravées,
et que les esprits animaux y ont passé plus souvent et avec plus
de violence, et que lorsque les esprits y ont passé plusieurs
fois, ils y entrent avec plus de facilité que dans d'autres en-
droits tout proches, par lesquels ils n'ont jamais passé, ou par
lesquels ils n'ont point passé si souvent. Ceci est la cause la
plus ordinaire de la confusion et de la fausseté de nos idées.
Car les esprits animaux qui ont été dirigés par l'action des
objets extérieurs, ou même par les ordres de l'âme, pour pro-
duire dans le cerveau de certaines traces, en produisent sou-
19S DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
vent d'autres qui, à la vérité, leur ressemblent en quelque chose,
mais qui ne sont point tout à fait les traces de ces mômes objets,
ni celles que désirait l'âme de se représenter, parce que les
esprits animaux trouvant quelque résistance dans les endroits
du cerveau par où il fallait passer, ils se détoui'nent facilement
pour entrer en foule dans les traces profondes des idées qui
nous sont plus familières. Voici des exemples fort grossiers et
très sensibles de tout ceci.
Lorsque ceux qui ont la vue un peu courte, regardent la
lune, ils y voient ordinairement deux yeux, un nez, ime bouche,
en un mot, il leur semble qu'ils y voient un visage. Cependant
il n'y a rien dans la lune de ce qu'ils pensent y voir. Plusieurs
personnes y voient toute autre chose. Et ceux qui croient que la
lune est telle qu'elle leur parait, se détromperont facilement s'ils
la regardent avec des lunettes d'approche si petites qu'elles
soient, ou s'ils consultent les descriptions qa'Hevelius, Riccioli
et d'autres en ont données au public. Or la raison pour laquelle
on voit ordinairement un visage dans la lune, et non pas les
taches irrégulières qui y sont, c'est que les traces du visage
qui sont dans notre cerveau sont très profondes, à cause que
nous regardons souvent des visages et avec beaucoup d'atten-
tion. De sorte que les esprits animaux trouvant de la résistance
dans les autres endroits du cerveau, ils se détournent facile-
ment de la direction que la lumière de la lune leur imprime
quand on la regarde, pour entrer dans ces traces auxquelles
les idées de visage sont attachées par la nature. Outre que la
grandeur apparente de la lune n'étant pas fort différente de
celle d'une tête ordinaire dans une certaine distance, elle forme
par son impression des traces qui ont beaucoup de liaison avec
celles qui représentent un nez, une bouche et des yeux, et ainsi
elle détermine les esprits à prendre leurs cours dans les traces
d'un visage. Il y en a qui voient dans la lune un homme à
cheval, ou quelqu'autre chose qu'un visage, parce que leur
imagination ayant été vivement frappée de certains objets, les
traces de ces objets se rouvrent par la moindre chose qui y a
rapport.
C'est aussi pour cette môme raison, que nous nous imaginons
voir des chariots, des hommes, des lions, ou d'autres animaux
dans les nues, quand il y a quchpie pou de rapport entre leurs
DE L'IMAGINATION, 2» Partie. 199
figures et ces animaux; et que tout le monde, et principale-
ment ceux qui ont coutume de dessiner, voient quelquefois des
têtes d'hommes sur des murailles, oîi il y a plusieurs taches
irrégulières.
C'est encore pour cette raison, que les esprits devins entrant
sans direction de la volonté dans les traces les plus familières,
font découvrir les secrets de la plus grande importance, et que
quand on dort on songe ordinairement aux objets que l'on a
vus pendant le jour, qui ont formé de plus grandes traces dans
le cerveau, parce que l'âme se représente toujours les choses
dont elle a des traces plus grandes et plus profondes. Voici
d'autres exemples plus composés.
Une maladie est nouvelle ; elle fait des ravages qui surpren-
nent le monde. Cela imprime des traces si profondes dans le
cerveau, que cette maladie est toujours présente à l'esprit. Si
cette maladie est appelée, par exemple, le scorbut, toutes les
maladies seront le scorbut. Le scorbut est nouveau, toutes les
nouvelles maladies sei'ont le scorbut. Le scorbut est accom-
pagné d'une douzaine de symptômes, dont il y en aura beau-
coup de communs à d'autres maladies; cela n'importe. S'il
arrive qu'un malade ait quelqu'un de ces symptômes, il sera
malade du scorbut, et on ne pensera pas seulement aux autres
maladies qui ont les mêmes symptômes. On s'attendra, que
tous les accidents qui sont arrivés à ceux qu'on a vus malades
du scorbut, lui arriveront aussi. On lui donnera les mêmes
médecines, et on sera surpris de ce qu'elles n'ont pas le même
elïet qu'on a vu dans les autres ^
Un auteur s'applique à un genre d'étude, les traces du sujet
de son occupation s'impriment si profondément et rayonnent si
vivement dans tout son cerveau, qu'elles confondent et qu'elles
effacent quelquefois les traces des choses même fort différentes.
Il y en a eu un, par exemple, qui a fait plusieurs volumes sur
la croix ; cela lui a fait voir des croix partout et c'est avec
raison que le Père Morin le raille de ce qu'il croyait qu'une
médaille représentait une croix, quoiqu'elle représentât toute
autre chose. C'est par un semblable tour d'imagination, que
* Cela est toujours vrai, du clioléra, par exemple, comme du scorbut.
200 DE LA RECHERCHE DE l.A VÉRITÉ.
Gilberli et plusieurs autres, après avoir étudié l'aimant et ad-
miré ses propriétés, ont voulu rapporter à des qualités magné-
tiques un très grand nombre d'effets naturels qui n'y ont pas
le moindre rapport.
Les exemples qu'on vient d'apporter suffisent pour prouver
que cette grande facilité qu'a l'imagination à se représenter les
objets qui lui sont familiers, et la difficulté qu'elle éprouve, à
imaginer ceux qui lui sont nouveaux, fait que les hommes se
forment presque toujours des idées qu'on peut appeler mixtes
et impures, et que l'esprit ne juge des choses que par rapport
à soi-même et à ses premières pensées. Ainsi les différentes
passions des hommes, leurs inclinations, leurs conditions, leurs
emplois, leurs qualités, leurs études; enfin toutes les différentes
manières de vivre, mettant de fort grandes différences dans
leurs idées, cela les fait tomber dans un nombre infini d'erreurs,
que nous expliquerons dans la suite. Et c'est ce qui a fait dire
au chancelier Bacon ces paroles fort judicieuses. « Omnes per-
ceptiones tam sensus quam mentis sunt ex analogia hominis,
non ex analogia universi : estque intelleclus humanus instar
speculi inœqaalis ad radios rerum qni suam naluram naturœ
rerum immiscet, eamque distorquet et inficit. »
CHAPITRE III
I. Que les pci'sonnes d étude sont les plus sujettes à l'erreur. — II. Raisons
pour lesquelles on aime mieux suivre l'autorité que de faire usage de son
esprit.
Les différences qui se trouvent dans les manières de vivre
des hommes, sont presque infinies. Il y a un très grand nom-
bre de différentes conditions, de différents emplois, de diffé-
rentes charges, de différentes communautés. Ces différences
font que presque tous les hommes agissent pour des desseins
tout différents, et qu'ils raisonnent sur de différents principes.
Il serait même assez difficile de trouver plusieurs personne!»
qui eussent entièrement les mêmes vues dans une même com-
* Médecin et physicien anglais né en iSiO mort en 1603, auteur d'un ouvrage
sur l'ainiant : De magnele magnelicisque corporil/us et de magne magnete
tellure phtlosophia nova, Lond. ICOU, in-4°.
DE LIMAGINATIO-N, 2-^ Partie. 201
munauté, dans laquelle les pariicnliers ne doivent avoir qu'un
même esprit et que les mêmes desseins. Leurs différents em-
plois et leurs différentes liaisons mettent nécessairement quelque
différence dans le tour et la manière qu'ils veulent prendre pour
exécuter les choses même dont ils conviennent. Cela fait bien
voir que ce serait entreprendre l'impossible, que de vouloir
expliquer en détailles causes morales de l'erreur; mais aussi il
serait assez inutile de le taire ici. On veut seulement parier des
manières de vivre qui portent à un plus grand nombre d'er-
reurs, et à des erreurs de plus grande importance. Quand on
les aura expliquées, on aura donné assez d'ouverture à l'esprit
pour aller plus loin, et chacun pourra voir tout d'une vue et
avec grande facilité, les causes très cachées de plusieurs er-
reurs particulières, qu'on ne pourrait expliquer qu'avec beau-
coup de temps et de peine. Quand l'esprit voit clair, il se plait
à courir à la vérité, et il y court d'une vitesse qui ne se peut
exprimer.
I. L'emploi duquel il semble le plus nécessaire de parler ici,
à cause qu'il produit dans l'i.Tiagination des hommes des chan-
gements plus considérables et qui conduisent davantage à l'er-
reur, c'est l'emploi des personnes d'étude, qui font plus d'usage
de leur mémoire que de leur esprit. Car l'expérience a toujours
fait connaître, que ceux qui se sont appUqués avec plus d'ar-
deur à la lecture des livres et à la recherche de la vérité, sont
ceux-là mêmes qui nous ont jetés dans un plus grand nombre
d'erreurs.
Il en est de même de ceux qui étudient que de ceux qui voya-
gent. Quand un voyageur a pris, par malheur, un chemin pour
un autre, plus il avance, plus il s'éloigne du heu où il veut aller.
Il s'égare d'autant plus, qu'il est plus diligent et qu'il se hâte
davantage d'arriver au lieu qu'il souhaite. Ainsi, ces désirs ar-
dents qu'ont les hommes pour la véi'ité, font qu'ils se jettent
dans la lecture des livres où ils ci'oient la trouver; ou bien ils
se forment un système chimérique des choses qu'ils souhaitent
de savoir, duquel ils s'entêtent et qu'ils tâchent même par de
vains efforts d'esprit de faire goûter aux autres, afin de recevoir
l'honneur qu'on rend d'ordinaire aux inventeurs des systèmes.
pApliquons ces deux défauts.
Il est assez difficile de comprendre, comment il se peut faire
202 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
que des gens qui ont de resprit, aiment mieux se servir de
l'esprit des autres dans la reclierche de la vérité, que de celui
que Dieu leur a donne. Il y a sans doute infiniment bien plus
de plaisir et plus d'honneur à se conduire par ses propres yeux,
que par ceux des autres ; et un homme qui a de bons yeux ne
s'avise jamais de se les fermer ou de se les arracher, dans l'es-
pérance d'avoir un conducteur. Sapientis oculi in capiie ejus,
stultusin tenebris amlmlat K Pourquoi le fou marche-t-il dans
les ténèbres? C'est qu'il ne voit que par les yeux d'autrui, et
que ne voir que de cette manière, à proprement parler, c'est
ne rien voir. L'usage de l'esprit est à l'usage des yeux, ce que
l'esprit est aux yeux; et de même que l'esprit est infiniment
au-dessus des yeux, l'usage de l'esprit est accompagné de sa-
tisfactions bien plus solides et qui le contentent bien autrement
qne la lumière et les couleurs ne contentent la vue. Les hommes
toutefois se servent toujours de leurs yeux pour se conduii'e, et
ils ne se servent presque jamais de leur esprit pour découvrir la
vérité.
IL Mais il y a plusieurs causes qui contribuent à ce renver-
sement d'esprit. Premièrement, la paresse naturelle des hommes,
qui ne veulent pas se donner la peine de méditer.
Secondement, l'incapacité de méditer, dans laquelle on est
retombé, pour ne s'être pas appliqué dès la jeunesse, lorsque
les fibres du cerveau étaient capables de toutes sortes d'in-
flexions.
En troisième lieu, le peu d'amour qu'on a pour les vérités
abstraites, qui sont le fondement de tout ce que l'on peut con-
naître ici-bas.
En quatrième lieu, la satisfaction qu'on reçoit dans la cou-
naissance des vraisemblances, qui sont fort a>^réables et fort
touchantes, parce qu'elles sont appuyées sur les notions sensibles.
En cinquième lieu, la sotte vanité qui nous fait souhaiter
d'être estimés savants ; car on appelle savants ceux qui ont le
plus de lecture. La connaissance des opinions est bien plus
d'usage pour la conversation et pour étourdir les esprits du
commun, que la connaissance de la véritable philosophie qu'on
apprend à méditer.
< Eccl. s. 14.
DE L'IMAGLNATION, 2" Partie. 203
En sixième lieu, parce qu'on s'imagine sans raison, que les
anciens ont été plus éclairés que nous ne pouvons l'être, et
qu'il n'y a rien à faire où ils n'ont pas réussi.
En septième lieu, parce qu'un respect mêlé d'une sotte curio-
sité fait qu'on admii'e davantage les choses les plus éloignées
de nous, les choses les plus vieilles, celles qui viennent de plus
loin, ou de pays plus inconnus, et même les livres les plus
obscurs. Ainsi on estimait autrefois Heraclite pour son obscu-
rité 1. On recherche les médailles anciennes, quoique rongées
de la rouille, et on garde avec grand soin la lanterne et la
pantoufle de quelque ancien, quoique mangées de vers ;
leur antiquité fait leur prix. Des gens s'appliquent à la
lecture des rabbins, parce qu'ils ont écrit dans une langue
étrangère, très corrompue et très obscure. On estime davan-
tage les opinions les plus vieilles, parce qu'elles sont les plus
éloignées de "nous. Et sans doute, si Nembrot avait écrit l'his-
toire de son règne, toute la politique la plus fine et même
toutes les autres sciences y seraient contenues, de même que
quelques-uns trouvent qu'Homère et Virgile avaient une con-
naissance parfaite de la nature. Il faut respecter l'antiquité,
dit-on : quoi Aristote, Platon, Épicure, ces grands hommes se
seraient trompés ! On ne considère pas qu'Aristole, Platon,
Épicure étaient hommes comme nous et de même espèce que
nous ; et de plus, qu'au temps où nous sommes, le monde est
plus âgé de deux mille ans, qu'il a plus d'expérience -, qu'il
doit être plus éclairé, et que c'est la vieillesse du monde et
l'expérience qui font découvrir la vérité ^.
En huitième lieu, parce que lorsqu'on estime une opinion
nouvelle et un auteur du temps, il semble que leur gloire ef-
face la nôtre, à cause qu'elle en est trop proche ; mais on ne
craint rien de pareil de l'honneur qu'on rend aux anciens.
En neuvième lieu, parce que la vérité et la nouveauté ne
peuvent pas se trouver ensemble dans les choses de la foi. Car
* Clarus ob obscurain linguam. Lucrcre.
- Veritas fitia teviporis nun aucloritahs.
^ C'est nous qui sonunes véritablement les ancinns du monde ; on trouve ia
même pensée dans Bacon, dans Descartes, dans Pascal et, avant eux dans
Bodin et Jordano Bruno. Les modernes se font ainsi habilement, un argument
en leur faveur de ce respect même de l'antiquité qui avait été si lonjiemps
une aru;e redoutable contre eux.
504 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
les hommes ne voulant pas faire de discernement entre les vé-
rités qui dépendent de la raison et celles qui dépendent de la
tradition, ne considèrent pas qu'on doit les apprendre d'une
manière toute différente. Ils confondent la nouveauté avec l'er-
reur, et l'antiquité avec la vérité. Luther, Calvin et les autres
ont innové, et ils ont erré; donc, Galilée, Harvey, Descartes
se trompent dans ce qu'ils disent de nouveau. L'impanation de
Luther est nouvelle, et elle est fausse ; donc la circulation d'Har-
vey est fausse, puisqu'elle est nouvelle. C'est pour cela aussi
<[u'ils appellent indifféremment du nom odieux de novateur les
hérétiques et les nouveaux philosophes. Les idées et les mots
de vérité et d'ajitiquité, de fausseté et de nouveauté ont été
liés les uns avec les autres; c'en est fait, le commun des
hommes ne les sépare plus, et les gens d'esprit sentent même
•quelque peine à les bien séparer.
En dixième lieu, parce qu'on est dans un temps auquel la
science des opinions anciennes est encore en vogue, et qu'il n'y
a que ceux qui font usage de leur esprit qui puissent par la
force de leur raison se mettre au-dessus des méchantes cou-
tumes. Quand on est dans la presse et dans la foule, il est dif-
licile de ne pas céder au torrent qui nous emporte.
En dernier lieu, parce que les hommes n'agissent que par
intérêt ; et c'est ce qui fait que ceux-mèmes qui se détrompent
et qui reconnaissent la vanité de ces sortes d'études, ne laissent
pas de s'y appliquer, parce que les honneurs, les dignités, et
môme les bénéfices y sont attachés, que ceux qui y excellent,
les ont toujours plutôt que ceux qui les ignorent.
Toutes ces raisons font, ce me semble, assez comprendre
pourquoi les hommes suivent aveuglément les opinions anciennes
comme vraies, et pourquoi ils rejettent sans discernement
toutes les nouvelles comme fausses ; entin pourquoi ils ne font
point, ou presque point d'usage de leur esprit. Il y a sans
doute un fort grand nombre d'autres raisons plus particulières
qui contribuent à cela; mais si l'on considère avec attention
celles que nous avons rapportées, on n'aura pas sujet d'être
surpris de voir l'entèlement do certaines gens pour l'autorité
des anciens.
DE LIMAGLXATION, 2= Partie. 203
CHAPITRE IV
Deux mauvais effets de la lecture sur rimagination.
Ce faux et lâche respect, que les hommes portent aux an-
ciens * produit un très grand nombre d'effets très pernicieux
qu'il est à propos de remarquer.
Le premier est, que les accoutumant à ne pas faire usage de
leur esprit, il les met peu à peu dans une véritable impuissance
d'en faire usage. Car il ne faut pas s'imaginer, que ceux qui
vieillissent sur les livres d'Aristote et de Platon, fassent beau-
coup d'usage de leur esprit. Ils n'emploient ordinairement tant
de temps à la lecture de ces livres, que pour tâcher d'entrer
dans les sentiments de leurs auteurs ; et leur but principal, est
de savoir au vrai les opinions qu'ils ont tenues, sans se mettre
beaucoup en peine de ce qu'il en faut tenir, comme on le prou-
vera dans le chapitre suivant. Ainsi la science et la philosophie
qu'ils apprennent, est proprement une science de mémoire et
non pas une science d'esprit. Ils ne savent que des histoires et
des faits, et non pas des vérités évidentes ; et ce sont plu-
tôt des historiens que de véritables philosophes, des hommes
qui ne pensent point, mais qui peuvent raconter les pensées
des autres.
Le second effet que produit dans l'imagination la lecture des
anciens, c'est qu'elle met une étrange confusion dans toutes les
idées de la plupart de ceux qui s'y appliquent. Il y a deux dif-
férentes manières de lire les auteurs : l'une très bonne et utile,
et l'autre fort inutile et même dangereuse. Il est très utile de
lire, quand on médite ce qu'on lit, quand on tâche de trouver
par quelque effort d'esprit la résolution des questions que l'on
voit dans les titres des chapitres, avant même que de com-
mencer à les lire, quand on arrange et quand on confère les
idées des choses les unes avec les autres, en un mot, quand
on use de sa raison. Au contraire, il est inutile de lire, quand
on n'entend pas ce qu'on lit, mais il est dangereux de lire et
de concevoir ce qu'on lit, quand on ne l'examine pas assez
pour en bien juger, principalement si l'on a assez de mémoire
* Voyez le premier article du chapitre précédent.
T. I. 14
206 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
pour retenir ce qu'on a conçu, et assez d'imprudence pour y
consentir. La premii're manière éclaire l'esprit : elle le fortifie
et elle en augmente l'étendue. La seconde en diminue l'étendue,
et elle le rend peu à peu faible, obscur et confus.
Or la plupart de ceux qui font gloire de savoir les opinions
des autres, n'étudient que de la seconde manière. Ainsi, plus
ils ont de lecture, plus leur esprit devient faible et confus. La
raison en est, que les traces de leur cerveau se confondent les
unes les autres, parce qu'elles sont en très grand nombre, et
que la raison ne les a pas rangées par ordre; ce qui empêche
l'esprit d'imaginer et de se représenter nettement les choses
dont il a besoin. Quand l'esprit veut ouvrir certaines traces,
d'autres plus familières se rencontrant à la traverse, il prend
le change. Car la capacité du cerveau n'étant pas infinie, il
est presque impossible que ce grand nombre de traces formées
sans ordi'e ne se brouillent et n'apportent de la confusion
dans les idées. C'est pour cette même raison que les personnes
de grande mémoire ne sont pas ordinairement capables de
bien juger des choses où il faut apporter beaucoup d'attention.
Mais ce qu'il faut principalement remarquer, c'est que les
connaissances qu'acquièrent ceux qui lisent sans méditer et
seulement pour retenir les opinions des autres, en un mot,
toutes les sciences qui dépendent de la mémoire, sont propre-
ment de ces sciences qui enflent *, à cause qu'elles ont de
l'éclat et qu'elles donnent beaucoup de vanité à ceux qui les
possèdent. Ainsi ceux qui sont savants en celte manière, étant
d'ordinaire remplis d'orgueil et de présomption, prétendent
avoir droit de juger de tout, quoiqu'ils en soient très peu ca-
pables ; ce qui les fait tomber dans un très grand nombre
d'erreurs.
Mais cette fausse science fait encore un plus grand mal. Car
ces personnes ne tombent pas seules dans l'erreur, elles y en-
traînent avec elles presque tous les esprits du commun, et un
fort grand nombre de jeunes gensi, qui croient comme des ar-
ticles de foi toutes leurs décisions. Ces faux savants les ayant
souvent accablés par le poids de leur profonde érudition, et
étourdis tant par des opinions extraordinaires que par des
* Scienliu tnflat. i. Cot. 8. I.
DE LL>IAGL\ATIO.\, 2= Partie. 207
noms d'auteurs anciens et inconnus, se sont acquis une auto-
rité si puissante sur leurs esprits, qu'ils respectent et qu'ils
admirent comme des oracles tout ce qui sort de leur bouche,
et qu'ils entrent aveuglément dans tous leurs sentiments. Des
personnes même beaucoup plus spirituelles et plus judi-
cieuses, qui ne les auraient jamais connus, et qui ne sau-
raient point d'autre part ce qu'ils sont, les voyant parler
d'une manière si décisive et d'un air si fier, si impérieux et si
grave, auraient quelque peine à manquer de respect et d'estime
pour ce qu'ils disent, parce qu'il est très difficile de ne rien
donner à l'air et aux manières. Car de même qu'il arrive sou-
vent qu'un hornme lier et hardi en maltraite d'autres plus
forts, mais plus judicieux et plus retenus que lui, ainsi ceux
qui soutiennent des opinions qui ne sont ni vraies, ni même
vraisemblables, font souvent perdre la parole à leurs adver-
saires, en leur parlant d'une manière impérieuse, lière ou grave
qui les surprend.
Or ceux de qui nous parlons ont assez d'estime d'eux-mêmes,
et de mépris des autres pour s'être fortifiés dans un certain air
de fierté, mêlé de gravité et d'une feinte modestie, qui préoccupe
et qui gagne ceux qui les écoutent.
Car il faut remarquer, que tous les différents airs des per-
sonnes de différentes conditions, ne sont que des suites naturelles
de l'estime que chacun a de soi-même par rapport aux autres,
comme il est facile de le reconnaître si l'on y fait un peu de
réflexion. Ainsi l'air de fierté et de brutalité, est l'air d'un
homme qui s'estime beaucoup et qui néglige assez l'estime des
autres. L'air modeste est l'air d'un homme qui s'estime peu et
qui estime assez les autres. L'air grave est l'air d'un homme
qui s'estime beaucoup et qui désire fort d'être estimé; et l'air
simple, celui d'un homme qui ne s'occupe guère de soi ni des
autres. Ainsi tous les différents airs qui sont presque infinis ne
sont que des effets que les différents degrés d'estime que l'on
a de soi et de ceux avec qui l'on converse, produisent naturel-
lement sur notre visage et sur toutes les parties extérieures de
notre corps. Nous avons déjà pai-lé, dans le chapitre IV, de cette
correspondance qui est entre les nerfs qui excitent les passions
au dedans de nous, et ceux qui les témoignent au dehors par
l'air qu'ils impriment sur le visage.
208 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
CHAPITRE V
Oue les personnes d'étude s'entêtent ordinairement de quelque auteur; de
sorte que leur but principal est de savoir ce qu'il a cru, sans se soucier
de ce qu'il faut croire.
Il y a encore un défaut de très grande conséquence, dans
lequel les gens d'étude tombent ordinairement, c'est qu'ils
s'entêtent de quelque auleur. S'il y a quelque chose de vrai et
de bon dans un livre, ils se jettent aussitôt dans l'excès : tout
en est vrai, tout en est bon, tout en est admirable. Ils se plai-
sent même à admirer ce qu'ils n'entendent pas, et ils veulent
que tout le monde l'admire avec eux. Ils tirent leur gloire des
louanges qu'ils donnent à ces auteurs obscurs, parce qu'ils
persuadent par là aux autres, qu'ils les entendent parfaitement,
et cela leur est un sujet de vanité. Ils s'estiment au-dessus des
autres hommes, à cause qu'ils croient entendre une imperti-
nence d'un ancien auteur, ou d'un homme qui ne s'entendait
peut-être pas lui-même. Combien de savants ont sué pour
éclaircir des passages obscurs des philosophes, et même de
quelques poètes de l'antiquité : et combien y a-t-il encore de
beaux esprits qui font leurs délices de la critique d'un mot et
du sentiment d'un auteur. Mais il est à propos d'apporter
quelque preuve de ce que je dis.
La question de l'immortalité de l'àme est sans doute une
question très importante. On ne peut trouver à redire que des
philosophes fassent tous leurs efforts pour la résoudre; et quoi*
qu'ils composent de gros volumes pour prouver d'une manière
assez faible une vérité qu'on peut démontrer en peu de mots,
ou en peu de pages, cependant ils sont excusables. Mais ils
sont bien plaisants de se mettre fort en peine pour décider ce
qu'Aristote en a cru. Il est, ce me semble, assez inutile à ceux
qui vivent présentement, de savoir s'il y a jamais eu un homme
qui s'appelât Aristote; si cet homme a écrit les livres qui
portent son nom, s'il entend une telle chose ou une autre dans
un tel endroit de ses ouvrages, cela ne peut faire un homme
ni plus sage ni plus heureux ; mais il est très important de
savoir si ce qu'il dit est vrai ou faux en soi.
DE L'IMAGINATION, 2« Partie. 209
Il est donc très mutile de savoir ce qu'Aristote a cru de l'im-
morlalité de l'àrae, quoiqu'il soit très utile de savoir que l'âme
est immortelle. Cependant on ne craint point d'assurer, qu'il y
a plusieurs savants qui se sont mis plus en peine de savoir le
sentiment d'Aristote sur ce sujet, que la vérité de la chose en
SOI, puisqu'il y en a qui ont fait des ouvrages exprès pour
expliquer ce que ce philosophe en a cru, et qu'ils n'en ont pas
tant fait pour savoir ce qu'il en fallait croire.
Mais quoiqu'un très grand nombre de gens se soient fort
fatigué l'osprit pour résoudre quel a été le sentiment d'Arislote,
ils se le sont fatigué inutilement, puisqu'on n'est point encore
d'accord sur celte question ridicule; ce qui fait voir que les
seciaifurs d'Aristote sont bien malheureux d'avoir un homme
si obscur pour les éclairer, et qui même affecte l'obscurité,
comme il lo témoigne dans une lettre qu'il a écrite à Alexandre.
Lo sonliment d'Aristote sur l'immortalité de l'âme a donc été
en divers temps une fort grande question et fort considérable
entre les personnes d'étude. Mais afin qu'on ne s'imagine pas
que je le dise en l'air sans fondement, je suis obligé de rap-
porter ici un passage de La Cerda, un peu long et un peu en-
nuyeux, dans lequel cet auteur a ramassé différentes autorités
sur ce sujet, comme sur une question bien importante. Voici
ses paroles sur le second chapitre de resurrectionc carnis, de
TertulUen.
« Qusestio hoec in scholis utrimque validis suspicionibus agi-
tatur, num animam immortalem, mortalemve fecerit Arislo-
teles. Et quidem philosophi aut ignobiles asseveravcrunt Aris-
tolelem posuisse nostros animes ab interilu alienos. Hi sunt è
Gr.-îccis et Latinis interpretibus Ammonius uterque, Olympio-
dorus, Philoponus, Simphcius, Avicenna, uti meraorat Miran-
dula 1. 4. de examine vanitalis cap. 9. Theodorus, Metochytes,
Themistis, S. Thomas 2. contra gontes cap. 79. et Phys.
lect. 12. et prœterca 12. Melaph. lect. 3. et quodlib. 10 qu.Tst. 3.
art. 1. Albertus, tract. 2. de anima cap. 20. et tract. 3. cap. 13.
.(Egidius lib. 3. de anima ad cap. 4. Durandus in 2. dist. 18.
quoest. 3. Ferrarius loco citalo contra gentes, et lalè Eugubinus
1. 9. de perenni Pliilosophia cap. 18. et quod pluris est, disci-
pulus Aristotclis Tiieophraslus, magistri montera et ore el
calamo novisse pcnitus qui potcrat. »
T. I. 12.
210 DE LA RECHEKCHE DE LA VERITE.
« In contrariam factionem abierc nonnulli Patres, nec infirmi
Philosophi : Justinius in sua Parœnesi, Origenes in piXoacî)o'ju.iva
et ut fertur Nazianz. in disp. contra Eunom. et Nyssenus p. 2.
de anima cap. 4. Theodoretus de curandis Grœcorum affecti-
bus 1. 3. Galenus in historia philosophica, Pomponalius 1. de
immortalitatc animse, Simon Portius 1. de mente humana,
Cajelanus 3. de anima cap. 2. In eum sensum, ut caducum
animum nostrum putaret Aristoteles, simt partira adducli ab
Ale.xandro Aphrodis auditore, qui sic solitus erat intcrpretari
Aristotelicam raentem: quamvis Eugubinus cap. 21. et 22. eura
excuset. Et quidera unde collegisse videtur Alexander morta-
litatem, nempe ex 12. Metaph. inde S. Thomas, Theodorus,
Metochytes immnrtalitatem coUegerunt.
« Porro TertuUianum neulram hanc opinionem ampli'xum
credo; sed putasse in hac parte ambiguum Aristotelem ; iiaque
ita citât illum pro utraque. Nam cum hic adscribat Arisloieli
mortalitatem aniraae, tamen 1. de anima c. b. pro contraria
opinione immortalitatis citât. Eadem mente fuit Plutarciius,
pro utraque opinione advocans eumdem philosophum in 1. '6. de
placitis philosoph. Nam cap. 1, mortalitatem tribuit, et cap. 25,
immortaUlatem. Ex Scholasticis etiam, qui in neutram par-
tem Aristotelem constantem judicant, sed dubium et ancipitera,
sunt Scotus in 4. dist. 43. qu. 2. art. 2. Harveus quodiil). qu. H
et 1. senlen. dist. 1. qu. 1. Niphus in Opusculo de immortali-
tatc animœ cap. 1. et récentes alii interprètes : quam mediam
existimationem credo veriorem, sed scholii lex vetat, ut auc-
toritatem pondère librato illud suadeam. »
On donne toutes ces citations pour vraies sur la foi de ce
commentateur, parce qu'on croirait perdre son temps à les
vérifier, et qu'on n'a pas tous ces beaux livres d'où elles sont
tirées. On n'en ajoute point aussi de nouvelles, parce qu'on ne
lui envie point la gloire de les avoir bien recueillies, et que
l'on perdrait encore bien plus de temps, si on le voulait faire,
quand on ne feuillelerait pour cela que les tables de ceux qui
ont commenté Aristote.
On voit, donc dans ce passage de La Cerda, que des per-
sonnes d'étude qui passent pour habiles, se sont bien donné de
la peine pour savoir ce qu'Aristole croyait de l'immortalilé de
l'àme, et qu'il y en a qui ont été capables de faire des livres
DE L'IMAGINATION, 2-= Partie. 211
exprès sur ce sujet, comme Pomponace * : car le principal but
de cet auteur dans son livre, est de montrer qu'Aristote a cru
que l'âme était mortelle. Et peut-être y a-t-il des gens qui ne
se mettent pas seulement en peine de savoir ce qu'Aristote a
cru sur ce sujet; mais regardent même comme une question
qu'il est très important de savoir : si, par exemple, Tertullien,
Plutarque, ou d'autres ont cru, ou non, que le sentiment
d'Aristote fût que l'âme était mortelle; comme on a grand sujet
de le croire de La Cerda même, si on fait réflexion sur la der-
nière partie du passage qu'on vient de citer : Porro Tertullianum,
et le reste.
S'il n'est pas fort utile de savoir ce qu'Aristote a cru de
l'immortalité de l'âme, ni ce que Tertullien et Plutarque ont
pensé qu'.Aristote en croyait, le fond de la question, limmor-
talité de l'âme, est au moins ime vérité qu'il est nécessaire de
savoir. Mais il y a une intinité de choses qu'il est fort inutile
de connaître, et desquelles par conséquent il est encore plus
inutile de savoir ce que les anciens en ont pensé: et cependant
on se met fort en peine pour deviner les sentiments des philo-
sophes sur de semblables sujets. On trouve des livres pleins
de ces examens ridicules, et ce sont ces bagatelles qui ont
excité tant de guerres d'érudition. Ces questions vames et im-
pertinenîes, ces généalogies ridicules d'opinions inutiles, font
des sujets importants de critique aux savants. Ils croient avoir
droit de mépriser ceux qui méprisent ces sottises, et de traiter
d'ignorants ceux qui font gloire de les ignorer. Ils s'imaginent
posséder parfaitement l'histoire généalogique des formes sub-
stantielles, et le siècle est ingrat s'il ne reconnaît leur mérite.
Que ces choses font bien voir la faiblesse et la vanité de l'es-
prit de l'homme, et que lorsque ce n'est point la raison qui
règle les études, non seulement ses études ne perfectionnent
point la raison, mais même qu'elles l'obscurcissent, la coiTom-
pent et la pervertissent entièrement !
Il est à propos de remarquer ici, que dans les questions de
la foi ce n'est pas un défaut de chercher ce qu'en a cru, par
' Pomponace, pour ne parler qae de lui. n'agissait pas aussi fiuilement qua
parait le croire Malebnnclic. C'est sa propre opinion qu'il cx|>o;ai'. et cherchait
à faire previiioir à l'abri de l'auloritc d'Aristote. Kii-n d'ailleurs de plus Juste
que les railleries de >>alebranclie cooire certains communlatcuri.
212 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
exemple, saint Augustin, ou un autre père de l'église, m même
de rechercher si saint Augustin a cru ce que croyaient ceux
qui l'ont précédé, parce que les choses de la foi ne s'appren-
nent que par la tradition, et que la raison ne peut pas les dé-
couvrir. La croyance la plus ancienne étant la plus vraie, il
faut tâcher de savoir quelle était celle des anciens, et cela ne
se peut qu'en examinant le sentiment de plusieurs personnes
qui se sont suivies en différents temps. Mais les choses qui
dépendent de la raison leur sont toutes opposées, et il ne faut
pas se mettre en peine de ce qu'en ont cru les anciens, pour
savoir ce qu'il en faut croire. Cependant je ne sais par quel
renversement d'esprit, certaines gens s'effarouchent, si l'on
parle en philosophie autrement qu'Aristote, et ne se mettent
point en peine, si l'on parle en théologie autrement que l'Évan-
gile, les pères et les conciles. Il me semble que ce sont d'ordi-
naire ceux qui crient le plus contre les nouveautés de philoso-
phie qu'on doit estimer, qui favorisent et qui défendent même
avec plus d'opiniâtreté certaines nouveautés de théologie qu'on
doit détester. Car ce n'est point leur langage que l'on n'ap-
prouve pas; tout inconnu qu'il ait été à l'antiquité, l'usage
l'autorise, ce sont les erreurs qu'ils répandent, ou qu'ils sou-
tiennent à la faveur de ce langage équivoque et confus.
En matière de théologie on doit aimer l'antiquité, parce
qu'on doit aimer la vérité, et que la vérité se trouve dans l'an-
tiquité. Il faut que toute curiosité cesse, lorsqu'on tient une
fois la vérité. Mais en matière de philosophie on doit au con-
traire aimer la nouveauté, par la même raison qu'il faut tou-
jours aimer la vérité, qu'il faut la rechercher, et qu'il faut
avoir sans cesse de la curiosité pour elle. Si l'on croyait
qu'Aristote et Platon fussent infaillibles, il ne faudrait peut-être
s'appliquer qu'à les entendre; mais la raison ne permet pas
qu'on le croie. La raison veut au contraire que nous les ju-
gions plus ignorants que les nouveaux philosophes, puisque
dans le temps oîi nous vivons, le monde est plus vieux de deux
mille ans, et qu'il a plus d'expérience que dans le temps
d'Aristote et de Platon, comme l'on a déjà dit, et que les nou-
veaux philosophes peuvent savoir toutes les vérités que les an-
ciens nous ont laissées, et en trouver encore plusieurs autres.
Toutefois la raison ne veut pas qu'on croie encore ces nou-
DE L'IMAGINATION, 2» Partie. 213
veaux philosophes sur leur parole plutôt que les anciens. Elle
veut au contraire, qu'on examine avec attention leurs pensées,
et qu'on ne s'y rende que lorsqu'on ne pourra plus s'empêcher
d'en douter, sans se préoccuper ridiculement de leur grande
science, ni des autres qualités de leur esprit.
CHAPITRE VI
De la préoccupation des commentateurs.
Cet excès de préoccupation parait bien plus étrange dans
ceux qui commentent quelque auteur, parce que ceux qui en-
treprennent ce travail, qui semble de soi peu digne d'un
homme d'esprit, s'imaginent que leurs auteurs méritent l'admi-
ration de tous les hommes. Ils se regardent aussi comme ne
faisant avec eux qu'une même personne; et dans cette vue l'a-
mour-propre joue admirablement bien son jeu. Ils donnent
adroitement des louanges avec profusion à leurs auteurs, ils les
environnent de clartés et de lumières, ils les comblent de
gloire, sachant bien que cette gloire rejaillira sur eux-mêmes.
Cette idée de grandeur n'élève pas seulement Aristote ou
Platon dans l'esprit de beaucoup de gens, elle imprime aussi
du respect pour tous ceux qui les ont commentés, et tel n'au-
rait pas fait l'apothéose de son auteur, s'il ne s'était imaginé
comme enveloppé dans la même gloire.
Je ne prétends pas toutefois que tous les commentateurs don-
nent des louanges à leurs auteurs dans l'espérance du retour ;
plusieurs en aui'aient quelque horreur s'ils y faisaient ré-
flexion ; ils les louent de bonne foi, et sans y entendre finesse,
ils n'y pensent pas : mais l'amour-propre y pense pour eux, et
sans qu'ils s'en aperçoivent. Les hommes ne sentent pas la
chaleur qui est dans leur cœur, quoiqu'elle donne la vie et
le mouvement à toutes les autres parties de leur corps; il faut
qu'ils se touchent et qu'ils se manient, pour s'en convaincre,
parce que cette chaleur est naturelle. Il eu est de même de la
vanité, elle est si naturelle à l'homme qu'il ne la sent pas ; et
quoique ce soit elle qui donne, pour ainsi dire, la vie et le
mouvement à la plupart de ses pensées et de ses desseins, elle
le fait souvent d'une manière qui lui est imperceptible. Il faut
214 DE LA RECHRttCHE DE LA VÉRITÉ.
se tâter, se manier, se sonder, pour savoir qu'on est vain. On
ne connaît point assez que c'est la vanité qui donne le
branle à la plupart des actions ; el quoique l'amour-propre le
sache, il ne le fait que pour le déguiser au reste de l'homme.
Un commentateur ayant donc quelque rapport et quelque
liaison avec l'auteur qu'il commente, son amour-propre ne
manque pas de lui découvrir de grands sujets de louange en
cet auteur, afin d'en profiter lui-même. Et cela se fait d'une
manière si adroite, si fine et si délicate, qu'on ne s'en aperçoit
point. Mais ce n'est pas ici le lieu de découvrir les souplesses
de l'amour-propre.
Les commentateurs ne louent pas seulement leurs autours,
parce qu'ils sont prévenus d'estime pour eux, et qu'ils se font
honneur à eux-mêmes en les louant; mais encore parce que
c'est la coutume, et qu'il semble qu'il en faille ainsi user. Il se
trouve des personnes qui n'ayant pas beaucoup d'estime pour
certaines sciences, ni pour certains auteurs, ne laissent pas de
commenter ces auteurs et de s'appliquer à ces sciences, parce
que leur emploi, le hasard, ou même leur caprice les a engagés
à ce travail; et ceux-ci se croient obligés de louer d'une ma-
nière hyperbolique les sciences et les auteurs sur lesquels ils
travaillent, quand même ce seraient des auteurs impertinents
et des sciences très basses et très inutiles.
En effet, il serait assez ridicule qu'un homme entreprit de
commenter un auteur qu'il croirait être impertinent, et qu'il
s'appUquâl sérieusement à écrire d'une manièi-e qu'il penserait
être inutile. Il faut donc pour conserver sa réputation, louer
sou auteur et le sujet de son livre, quand l'un et l'autre se-
raient méprisables; et que la faute qu'on a faite d'entreprendre
un méchant ouvrage, soit réparée par une autre faute. C'est ce
qui fait que des personnes doctes, qui commentent différents
auteurs, disent souvent des choses qui se contredisent.
C'est aussi pour cela que presque toutes les préfaces ne sont
point conformes à la vérité ni au bon sens. Si l'on commente
Aristote, c'est le génie de la nature. Si l'on écrit sur Platon,
c'est le divin Platon. On ne commente guère les ouvrages
des hommes tout court ; ce sont toujours les ouvrages d'hommes
tout divins, d'Iiommes qui ont été l'admiration de leur siècle,
et qui ont reçu de Dieu des lumières toutes particulières. Il en
1
DE L'IMAGINATION, 2= Partie. 21b
est de même de la manière que Ton traite; c'est toujours 1&
plus belle, la plus relevée, celle qu"il est nécessaire de savoir.
Mais afin qu'on ne me croie pas sur ma parole, voici la
manière dont un commentateur fameux entre les savants parle
de l'auteur qu'il commente. C'est Averroës qui parle d'Aristote.
Il dit dans la préface sur la physique de ce philosophe, qu'il a
été l'inventeur de la logique, de la morale et de la méta-
physique, et qu'il les a mises dans leur perfection. « Complevil,
dit-il, quia nullus eorum, qui seculi sunt eum usque ad hoc
tempus, quod est mille et quingentorum annorum, quidquam
addidit, nec invenies in ejus verbis errorem alicujus quanti-
tatis, et talem esse virtutem in individuo uno rairaculosum et
extraneum existit, et hsec dispositio cura in uno homine repe-
ritur, dignus est esse diviaus magis quam humanus. » En d'au-
tres endroits il lui donne des louanges bien plus pompeuses e(
bien plus magnifiques, comme i. de generatione animalium : •
« Laudemus Deum qui separavit hune virum ab aliis in perfec
tione, appropriavitque ei ullimam digitatera humanam, quam
non omnis homo potest in quacumque oetale attingere. « Le
même dit aussi /. i. destrtic. disp. 3 : « Aristotelis doctrina
Surama Veritas, quoniam ejus intellectus fuit finis humani
intellectus : quare bene dicilur de ilio, quod ipse fuit creatus
et datus nobis divina providentia, ut non ignoreraus possibilia
sciri » .
En vérité, ne faut-il pas être fou pour parler ainsi, et ne
faut-il pas que l'entêtement de cet auteur soit dégénéré en
extravagance et en folie ? La doctrine d'Aristote est la souve-
raine vérité. Personne ne peut avoir de science qui égale, ni
même qui approche de la sienue. C'est lui qui nous est donné
de Dieu pour apprendre tout ce qui ne peut être connu. C'est
lui qui rend tous les hommes sages, et ils sont d'autant plus
savants qu'ils entrent mieux dans sa pensée, comme il le dit,
en un autre endroit : a Aristoteles fuit priuceps, per quem per-
ficiunlur omnes sapientes, qui fuerunt post eum : licet diffé-
rant inter se in inlolligendo verba ejus, et in eo quod sequitur
ex eis. » Cependant les ouvrages de ce commentateur se sont
répandus dans toute l'Europe, et même en d'autres pays plus
éloignés. Ils ont été traduits d'arabe en hébreu, d'hébreu en
latin, et peut-être encore en bien d'autres langues, ce qui
216 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
montre assez l'estime que les savants en ont fait ; de sci'te qu'on
n'a pu donner d'exemple plus sensible que celui-ci, de la
préoccupation des personnes d'étude. Car il fait assez voir que
non seulement ils s'entêtent souvent de quelque auteur, mais
aussi que leur entêtement se communique à d'autres à propor-
tion de l'estime qu'ils ont dans le monde ; et qu'ain?i les
fausses louanges que les comnîentateurs lui donnent, sont sou-
vent cause que des personnes peu éclairées, qui s'adonnent à
la lecture, se préoccupent et tombent dans une infinité d'erreurs.
Voici un autre exemple.
Un illustre entre les savants, qui a fondé des chaires de géo-
métrie et d'astronomie dans l'université d'Oxford, commence
un livre qu'il s'est avisé de faire sur les huit premières propo-
sitions d'Euclide, par ces paroles i. « Consilium meum, audilo-
res, si vires et valetudo suffecerint, explicare detiniliones,
petiliones, communes sententias et octo prières propositiones
primi libri elemenlorum, caetera post me venientibus relin-
quere ; « et il le finit par celles-ci : « Exsolvi per Dei gratiam, Do-
mini auditores, promissum, liberavi fidem raeam, explicavi
pro module meo definitiones, petiliones, communes senten-
tias, et octo priores propositiones elementorum Euclidis. Hic
annis fessus cœstus artemque repono. Succèdent in hoc munus
alii for tasse magis vegeto corpore, vivido ingenio, etc. » Il ne
faut pas une heure à un esprit médiocre pour apprendre par
lui-même, ou par le secours du plus petit géomètre qu'il y ait,
les définitions, les demandes, les axiomes et les huit premières
propositions d'Euclide ; à peine ont-ils besoin de quelque expli-
cation; et cependant voici un auteur qui parle de celle entre-
prise, comme si elle était fort grande et fort difficile. Il a peur
que les forces lui manquent, « si vires, et valetudo suffecerint».
Il laisse à ses successeurs à pousser ces choses : « Caetera post
me venientibus relinquere. » Il remercie Dieu de ce que par une
grâce particulière, il a exécuté ce qu'il avait promis : « Exsolvi
per Dei gratiam promissum; liberavi fidem meam; explicavi
pro medulo meo. » Quoi? la quadrature du cercle? la duplication
du cube? ce grand homme a expliqué pro modulo siio, les dé-
finitions, les demandes, les axiomes, et les huit premières pro-
' Prœlectiones 13, in principium Elementorum Euclidis
DE L IMAGLN'ATIO.X. 2' Partie. 217
positions du premier livre des éléments d'Euclide. Peut-être
qu'entre ceux qui lui succéderont, il s'en trouvera qui auront
plus de santé et plus de force que lui pour continuer ce bel ou-
vrage. « Succèdent in hoc munus alii Fartasse' magis vegeto
corpore, et vivido ingenio. » Mais pour lui il est temps qu'il
se repose, « hic annis fessus cœstus artemque repono. »
Euclide ne pensait pas être si obscur, ou dire des choses si
extraordinaires en composant ses éléments, qu'il fût nécessaire
de faire un livre de près de trois cents pages i pour expliquer
ses définitions, ses axiomes, ses demandes, et ses huit pre-
mières propositions. Mais ce savant anglais sait bien relever la
science d'Euclide; et si l'âge le lui eût permis, et qu'il eût
continué de la même force, nous aurions présentement douze
ou quinze gros volumes sur les seuls éléments de géométrie,
qui seraient fort utiles à tous ceux qui veulent apprendre cette
science et qui feraient bien de l'honneur à Euclide.
Voilà les desseins bizarres, dont la fausse érudition nous
rend capables. Cet homme savait du grec, car nous lui avons
l'obligation de nous avoir donné en grec les ouvrages de saint
Chrysostome. Il avait peut être lu les anciens géomètres. Il savait
historiquement leurs propositions, aussi bien que leur généa-
logie. Il avait pour l'antiquité tout le respect que l'on doit avoir
pour la vérité. Et que produit cette disposition d'esprit? Un
commentaire des définitions de noms, des demandes, des
axiomes, et des huit premières propositions d'Euclide, beau-
coup plus difficiles à entendre et à retenir, je ne dis pas que
ces propositions qu'il commente, mais que tout ce qu'Eu-
clide a écrit de géométrie.
Il y a bien des gens que la vanité fait parler grec et mcine
quelquefois d'une langue qu'ils n'entendent pas; car les dic-
tionnaires aussi bien que les tables et les lieux communs, sont
d'un grand secours à bien des auteurs ; mais il y a peu de gens
qui s'avisent d'entasser leur grec sur un sujet, où il est si m.il
à propos de s'en servir; et c'est ce qui me fait croire que c'est
la préoccupation et une estime déréglée pour Euclide qui a
formé le dessein de ce livre dans l'imagination de son auteur.
Si cet homme eût fait autant d'usage de sa raison que de sa
« In quarto.
T. 1. . 13
218 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
mémoire, dans une matière où la seule raison doit être em-
ployée ; ou s'il eût eu autant de respect et d'amour pour la vé-
rité, que de vénération pour l'aïUeur qu'il a commenté, il y a
grande apparence qu'ayant employé tant de temps sur un sujet
si petit, il serait tombé d'accord que les définitions que donne
Euclide de l'angle plan et des lignes parallèles sont défec-
tueuses, et qu'elles n'en expliquent point assez la nature, et
que la seconde proposition est impertinente, puisqu'elle ne se
peut prouver que par la troisième demande, laquelle on ne de-
vrait pas sitôt accorder que celte seconde proposition, puis-
qu'on accordant la troisième demande, qui est que l'on puisse
décrire de chaque point uu cercle de l'intervalle qu'on voudra,
on n'accorde pas seulement que l'on tire d'un point une ligue
égale à une autre, ce qu'Euclide exécute par de grands dé-
tours dans cette seconde proposition; mais on accorde que
l'on tire de chaque point un nombre infini de lignes de la lon-
gueur que l'on veut.
Mais le dessein de la plupart des commentateurs, n'est pas
d'cclaircir leurs auteurs, et de chercher la vérité ; c'est de faire
montre de leur érudition, et de défendre aveuglément les dé-
fauts mêmes de ceux qu'ils commentent. Ils ne parlent pas tant
pour se faire entendre ni pour entendre leur auteur, que pour
le faire admirer et pour se faire admirer eux-mêmes avec lui.
Si celui dont nous parlons n'avait rempli son livre que de pas-
sages grecs, de plusieurs noms d'auteurs peu connus, et de
semblables remarques assez inutiles pour entendre des notions
communes, des définitions de nom, et des demande» de géo-
métrie, qui aurait lu son livre, qui l'aurait admiré, et qui aurait
donné à son auteur la qualité de savant homme, et d'homme
d'esprit ?
Je ne crois pas que l'on puisse douter, après ce que l'on a dit,
que la lecture indiscrète des auteurs ne préoccupe souvent^
l'esprit. Or aussitôt qu'un esprit est préoccupé, il n'a plui
tout à fait co qu'on appelle le sens commun. Il ne peut pluI
juger sauiemcut de tout ce qui a quelque rapport au sujet (!■
sa préoccupation; il en infecte tout ce qu'il pense. Il ne pei
même guère s'appliquer à des sujets entièrement éloignés d'
ceux dont il est préoccupé. Ainsi un homme enlété d'Aristol.
ne peut goûter qu'Aristote ; il veut juger de tout par rapport
DE L'IMAGINATION, 2'^ Partie. 219
à Aristote, ce qui est contraire à ce philosophe lui parait faux ;
il aura toujours quelque passage d' Aristote à la bouche, il le
citera en toutes sortes d'occasions, et pour toutes sortes de
sujets, pour prouver des choses obscures et que personne ne
conçoit, pour prouver aussi des choses très évidentes, et des-
quelles des enfants même ne pourraient pas douter, parce
qu' Aristote lui est ce que la raison et l'évidence sont aux au-
tres.
De même si un homme est entêté d'Euclide et de géométrie,
il voudra rapporter à des lignes et à des propositions de son
auteur tout ce que vous lui dii*ez. Il ne vous parlera que par
rapport à sa science. Le tout ne sera plus grand que sa partie
que parce qu'Euclide l'a dit, et il n'aura point de honte de le
citer pour le prouver, comme je l'ai remarqué quelquefois. Mais
cela est encore bien plus ordijiaire à ceux qui suivent d'autres
auteurs que ceux de géométrie ; et on trouve très fréquemment
dans leurs livres de grands passages grecs, hébreux, arabes,
pour prouver des choses qui sont dans la dernière évidence.
Tout cela leur arrive, à cause que les traces que les objets
de leur préoccupation ont imprimées dans les fibres de leur
cerveau, sont si profondes qu" elles demeurent toujours entr'ou-
vertes, et que les esprits animaux y passant continuellement,
les entretiennent toujours sans leur permettre de se fermer. De
sorte que l'àme étant contrainte d'avoir toujours les pensées
qui sont liées avec ces traces, elle en devient comme esclave,
et elle en est toujours troublée et inquiétée, lors même que
connaissant son égarement, elle veut tâcher d'y remédier.
Ainsi elle est continuellement en danger de tomber dans un
très grand nombre d'erreurs, si elle ne demeure toujours en
garde et dans une résolution inébranlable d'observer la règle
dont on a parlé au commencement de cet ouvrage, c'est-à-dire de
ne donner un consentement entier qu'à des choses entièrement
évidentes.
Je ne parle point ici du mauvais choix que font la plupart
■du genre d'étude auquel ils s'appliiiuont. Cela se doit traiter
dans la morale, quoique cela se puisse aussi rapporter à ce
qu'on vient de dire de la préoccupation. Car lorsqu'un hommo
Se jette à corps perdu dans la lecture des Rabbins et des livres
de toutes sortes de langues les plus inconnues, et par couse-
2i0 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
quent les plus inutiles, et qu'il y consume toute sa vie, il le
fait sans doute par préoccupation et sur une espérance imagi-
naire de devenir savant, quoiqu'il ne puisse jamais acquéri;
par celle voie aucune véritable science. Mais comme cette ap-
plication à une étude inutile ne nous jette pas tant dans l'er-
reur, qu'elle nous fait perdre notre temps, le plus précieux de
nos biens, pour nous remplir d'une sotte vanité, on ne parlera
point ici de ceux qui se mettent en télé de devenir savants dans
toutes ces sortes de sciences basses ou inutiles, desquelles le
nombre est fort grand, et que l'on étudie d'ordinaire avec trop
de passion.
CHAPITRE Vn
I. Des inventears de nouveaux systèmes. — II. Dernière erreur des personnes
d'étude.
L Nous venons de faire voir l'état de l'imagination des per-
sonnes d'étude, qui donnent tout à l'autorité de certains au-
teurs ; il y en a encore d'autres qui leur sont bien opposées.
Ceux-ci ne respectent jamais les auteurs, quelque estime qu'ils
aient parmi les savants. S'ils les ont estimés, ils ont bien
changé depuis ; ils s'érigent eux-mêmes en auteurs. Ils veulent
être les inventeurs de quelque opinion nouvelle, afin d'acquérir
par-là quelque réputation dans le monde; et ils s'assurent qu'en
disant quelque chose qui n'ait point encore été dite, ils ne
manqueront pas d'admirateurs.
Ces sortes de gens ont d'ordinaire l'imagination assez forte;
les fibres de leur cerveau sont de telle nature, qu'elles con-
servent longtemps les traces qui leur ont été imprimées. Ainsi
lorsqu'ils ont une fois imaginé un système qui a quelque vrai-
semblance, on ne peut plus les en détromper. Ils retiennent et
conservent très chèrement toutes les choses qui peuvent servir
en quelque manière à le confirmer ; et au contraire ils n'aper-
çoivent presque pas toutes les objections qui lui sont opposées,
ou bien ils s'en défont par quelque distinction frivole. Ils se
plaisent intérieurement dans la vue de leur ouvrage et de l'es-
time (ju'ils espèrent en recevoir. Ils ne s'appliquent qu'à con-
sidérer l'image de la vérité que portent leurs opinions vraisena-
DE L'IMAGINATION, 2= Partie. 221
bjables ; ils arrêtent cette image fixe devant leurs veux, mais
ils ne regardent jamais d'une vue arrêtée les autres faces de
leurs sentiments, lesquelles leur en découvriraient la fausseté.
Il faut de grandes qualités pour trouver quelque véritable
système ; car il ne suffit pas d'avoir beaucoup de vivacité et de
pénétration, il faut outre cela une certaine grandeur et une
certaine étendue d'esprit qui puisse envisager un très grand
nombre de choses à la fois. Les petits esprits, avec toute leur,
vivacité et toute leur délicatesse, ont la vue trop courte pour
voir tout ce qui est nécessaire à l'établissement de quelque
système. Ils s'arrêtent à de petites difficultés qui les rebutent,
ou à quelques lueurs qui les éblouissent ; ils n'ont pas la vue
assez étendue pour voir tout le corps d'un grand sujet en
même temps.
Mais quelque étendue et quelque pénétration qu'ait l'esprit,
si avec cela il nVst exempt de passion et de préjugés, il n'v a
rien à espérer. Les préjugés occupent une partie de l'esprit' et
en infectent tout le reste. Les passions confondent toutes les
idées en mille manières, et nous font presque toujours voir dans
les objets tout ce que nous désirons d'y trouver. La passion
même que nous avons pour la vérité nous trompe quelquefois,
lorsqu'elle est trop ardente ; mais le désir de paraître savant
est ce qui nous empêche le plus d'acquérir une science véri-
table.
Il n'y a donc rien de plus rare, que de trouver des personnes
capables de faire de nouveaux systèmes ; cependant il n'est pas
fort rare de trouver des gens qui s'en soient formé quelqu'un à
leur fantaisie. On ne voit que fort peu de ceux qui étudient
beaucoup, raisonner selon les notion.<^ communes ; il y a tou-
jours quelque irrégularité dans leurs idées; et cela 'marque
assez qu'ils ont quelque système particulier qui ne nous est
pas connu. Il est vrai que tous les livres qu'ils composent ne
s'en sentent pas ; car quand il est question d'écrire pour le
public, on prend garde de plus près à ce qu'on dit, et l'atten-
tention toute seule suffit assez souvent pour nous détromper.
On voit toutefois de temps en temps quelques livres qui prouvent
assez ce que l'on vient de dire ; car il y a môme des personnes
qui font gloire de marquer dès le commencement de leurs
livres qu'ils ont inventé quelque nouveau système.
222 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
Le nombre des inventeurs de nouveaux syslèmes s'augment©
encore beaucoup par ceux qui s'étaient préoccupés de quelque
auteur, parce qu'il arrive souvent que n'ayant rencontré rien
de vrai ni de solide dans les opinions des auteurs qu'ils ont
lus, ils entrent premièrement dans un grand dégoût et un
grand mépris de toutes sortes délivres ; et ensuite ils imaginent
une opinion vraisemblable qu'ils embrassent de tout leur cœur,
et dans laquelle ils se fortifient de la manière qu'on vient
d'expliquer.
Mais lorsque cette grande ardeur qu'ils ont eue pour leur
opinion s'est ralentie, ou que le dessein de la faire paraître en
public les a obligés à l'examiner avec une attention plus exacte
et plus sérieuse, ils en découvrent la fausseté et ils la quittent:
mais avec cette condition, qu'ils n'en prendront jamais d'autres.
et qu'ils condamneront absolument tous ceux qui prétendront
avoir découvert quelque vérité.
n. De sorte que la dernière et la plus dangereuse erreur où
tombent plusieurs personnes d'étude, c'est qu'ils prétendent
qu'on ne peut rien savoir. Ils ont lu beaucoup de livres anciens
et nouveaux, où ils n'ont point trouvé la vérité : ils ont eu
plusieurs belles pensées qu'ils ont trouvées fausses, aprèe les
avoir examinées avec plus d'attention. De là, ils concluent que
tous les hommes leur ressemblent, et que si ceux qui croient
avoir découvert quelques vérités y faisaient une réflexion plus
sérieuse, ils se détromperaient aussi bien qu'eux. Cela leur
suffit pour les condamner sans entrer dans un examen plus
particulier, parce que s'ils ne les condamnaient pas, ce serait
en quelque manière tomber d'accord qu'ils ont plus d'esprit'
qu'eux, et cela ne leur parait pas vraisemblable.
Ih regardent donc comme opiniâtres tous ceux qui assurent
(]uclque chose comme certain; et ils ne veulent pas qu'on parle
des sciences, comme des vérités évidentes, desquelles on ne
peut pas raisonnablement douter, mais seulement comme des
^Dinions qu'il est bon de ne pas ignorer. Cependant ces per-
sonnes devraient considérer, que s'ils ont lu un fort grand ;
nombre de livres, ils ne les ont pas néanmoins lus tous, ouj
qu'ils ne les ont pas lus avec toute l'attention nécessaire pour
les bien comprendre, et que s'ils ont eu beaucoup de belle
pensées qu'ils ont trouvé fausses dans la suite, néanmoins iF^
DE L'IMAGINATION, 2^ Partie. 22-3
n'ont pas eu toutes celles qu'on peut avoir ; et qu'ainsi il se
peut bien faire, que d'autres auront mieux rencontré qu'eux. El
il n'est pas nécessaire, absolument parlant, que ces autres aient
plus d'esprit qu'eux, si cela les choque, car il suffit qu'ils aient
été plus heureux. On ne leur fait point de tort, quand on dit
qu'on fait avec évidence ce qu'ils ignorent, puisqu'on dit en
même temps que plusieurs siècles ont ignoré les mêmes vérités,
non pas faute de bons esprits, mais parce que ces bons esprits
n'ont pas bien rencontré d'abord.
Qu'ils ne se choquent donc point, si on voit clair, et si on
parle comme l'on voit. Qu'ils s'appliquent à ce qu'on leur dit.
si leur esprit est encore capable d'application après tous leurs
égarements, et qu'ils jugent ensuite, il leur est permis; mais
qu'ils se taisent s'ils ne veulent rien examiner. Qu'ils fassen»-
un peu quelque réflexion, si cette réponse qu'ils font d'ordinairt
sur la plupart des choses qu'on leur demande : on ne sait pas
cela ; personne ne sait comment cela se fait, n'est pas une
réponse peu judicieuse, puisque pour la faire, il faut de néces-
sité qu'ils croient savoir tout ce que les hommes savent, ou
tout ce que les hommes peuvent savoir. Car s'ils n'avaient pas
cette pensée-là d'eux-mêmes, leur réponse serait encore plus
impertinente. Et pourquoi trouvent-ils tant de difliculté à dire :
je n'en sais rien, puisqu'en certaines rencontres, ils tombent
d'accord qu'ils ne savent rien, et pourquoi faut-il conclure que
tous les hommes sont des ignorants, à cause qu'ils sont inté-
rieurement convaincus qu'ils sont eux-mêmes des ignorants.
Il y a donc de trois sortes de personnes qui s'appliquent à
l'étude. Les uns s'enlèlent mal à propos de quelque auteur, ou
de quelque science inutile ou fausse. Les autres se préoccupent
de leurs propres fantaisies. Enfin les derniers, qui viennent
d'ordinaire des deux autres, sont ceux qui s'imaginent connaître
tout ce qui peut être connu ; et qui persuadés qu'ils ne savent
rien avec certitude, concluent généralement qu'on ne peut rien
savoir avec évidence, et regardent toutes les choses qu'on leur
dit comme de simples opinions.
Il est facile de voir que tous les défauts de ces trois sortes
de personnes dépendent des propriétés de rimagination. qu'on
a expliquées dans les chapitres précédents, et que tout cela ne
leur arrive que par des préjugés qui leur bouchent l'esprit, et
224 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
qui ne leur permellcnt pas d'apercevoir d'autres objets que
ceux de leur préoccupation. On peut dire que leurs préjugés
sont dans leur esprit, ce que les ministres des princes sont à
l'égard de leurs maîtres. Car de même que ces personnes ne
permettent, autant qu'ils peuvent, qu'à ceux qui sont dans leurs
intérêts, ou qui ne peuvent les déposséder de leur faveur, de
parler à leurs maîtres; ainsi les préjugés de ceux-ci ne per-
mettent pas que leur esprit regarde fixement les idées des
objets toutes pures et sans mélange ; mais ils les déguisent, ils
les couvrent de leurs livrées, et ils les lui présentent ainsi toutes
masquées ; de sorte qu'il est très difficile qu'il se détrompe et
reconnaisse ses erreurs.
CHAPITRE VIII
I. Des esprits efféminés. — II. Des esprils superficiels. — III. Des personnes
d'autorité.— IV. De ceux qui font des expériences.
Ce que nous venons de dire suffit, ce me semble, pour recon-
naître en général quels sont les défauts d'imagination des per-
sonnes d'étude, et les erreurs auxquelles ils sont le plus sujets.
Or comme il n'y a guère que ces personnes-là qui se moltcnt
en peine de chercher la vérité, et même que tout le monde s'en
rapporte à eux, il semble qu'on pourrait finir ici cette seconde
partie. Cependant il est à propos de dire encore quelque chose
des erreurs des autres hommes, parce qu'il ne sera pas inutile
d'en être averti.
I. Tout ce qui flatte les sens nous touche extrêmement, et
tout ce qui nous touche, nous applique à proportion qu'il nous
louche. Ainsi ceux qui s'abandonnent à toutes sortes de divcj'-
tissements très sensibles et très agréables, ne sont pas capables
de pénétrer des vérités qui renferment quelque difficulté consi-
dérable ; parce que la capacité de leur esprit qui n'est pas
infinie est toute remplie de leurs plaisirs, ou du moins elle en
est fort partagée.
La plupart des grands, des gens de cour, des personnes
riches, des jeunes gens, et de ceux qu'on appelle beaux esprits,
DE L'IMAGINATION, S'^ Partie. ?2.",
étant dans des divertissements continuels, et n'étudiant que l'art
de plaire par tout ce qui flatiela concupiscence et les sens, ils
acquièrent peu à peu une telle délicatesse dans ces choses, ou
une telle mollesse, qu'on peut dire fort souvent que ce sont
plutôt des esprits efféminés que des esprits fins, comme ils le
prétendent. Car il y a bien de la différence entre la véritable
finesse de l'esprit et la mollesse, quoique l'on confonde ordi-
nairement ces deux choses.
Les esprits fins sont ceux qui remarquent par la raison
jusque aux moindres différences des clioses, qui prévoient les
effets qui dépendent des causes cachées, peu ordinaires et peu
visibles; enfin ce sont ceux qui pénétrent davantage les sujets
qu'ils considèrent. Mais les esprits mous n'ont qu'une fausse
délicatesse ; ils ne sont ni vifs ni perçants; ils ne voient pas
les eftéts des causes même les plus grossières et les plus pal-
pables ; enfin ils ne peuvent rien embrasser ni rien pénétrer,
mais ils sont extrêmement délicats pour les manières. Un mau-
vais mot, un accent de province, une petite grimace les imte
infiniment plus qu'un amas confus de méchantes raisons. Ils ne
peuvent reconnaître le défaut d'un raisonnement, mais ils sen-
tent parfaitement bien une fausse mesure et un geste mal réglé.
En un mot, ils ont une parfaite intelligence des choses sen-
sibles, parce qu'ils ont fait un usage continuel de leurs sens;
mais i.j n'ont point la véritable intelligence des choses q"*
dépendent de la raison, parce qu'ils n'ont presque jamais fait
usage de la leur.
Cependant ce sont ces sortes de gens, qui ont le plus d'es-
time dans le monde, et qui acquièrent plus facilement la répu-
tation de bel esprit. Car lorsqu'un homme parle avec un air
libre et dégagé, que ses expressions sont pures, et bien choi-
sies; qu'il se sert de figures qui flattent les sens, et qui exci-
tent les passions d'une manière imperceptible, quoiqu'il ne
dise que des sottises, et qu'il n'y a rien de bon, ni rien de vrai
sous ces belles paroles, c'est suivant l'opinion commune un bel
esprit, c'est un esprit fin, c'est un esprit délié. On ne s'aperçoit
pas que c'est seulement un esprit mou et efféminé, qui ne brille
que par de fausses lueurs, et qui n'éclaire jamais, qui ne per-
suade que parce que nous avons dos oreilles et des yeux, et
uon point parce que nous avons de la raison.
T. I. 13.
226 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.'
Au reste, l'on ne nie pas que tous les hommes ne se sent:nt
de cette faiblesse, que l'on vient de remarquer eu quelques-un?
d'entre eux. II n'y en a point dont l'esprit ne soit touché par le?
impressions de leurs sens et de leurs passions, et par consé-
quent qui ne s'arrête quelque peu aux manières. Tous les
hommes ne diffèrent en cela que du plus ou du moins. Mais la
raison pour laquelle on a attribué ce défaut à quelques-uns en
particulier, c'est qu'il y en a qui voient bien que c'est un défaut,
et qui s'appliquent à s'en corriger. Au lieu que ceux dont on
vient de parler, le regardent comme une qualité fort avanta-
geuse. Bien loin de reconnaître que cette fausse délicatesse est
l'effet d'une mollesse efféminée, et l'origine d'un nombre infini
de maladies d'esprit, ils s'imaginent que c'est un effet et une
marque de beauté de leur génie.
IL On peut joindre, à ceux dont on vient de parler, un fort
grand nombre d'esprits superficiels qui n'approfondissent ja-
mais rien, et qui n'aperçoivent que confusément les différences
des choses, non par leur faute, comme ceux dont on vient de
parler ; car ce ne sont point les divertissements qui leur
rendent l'esprit petit, mais parce qu'ils l'ont naturellement
petit. Cette petitesse d'esprit ne vient pas de la nature de l'âme,
comme on pourrait se l'imaginer; elle est causée quelquefois
par une grande disette ou par une grande lenteur des esprits
animaux, quelquefois par l'inflexibilité des fibres du cerveau,
quelquefois aussi par une abondance immodérée des esprits et
du sang, ou par quelque autre cause qu'il n'est pas nécessaire
de savoir.
Il y a donc des esprits de deux sortes. Les uns remarquent
aisément les différences des choseï, et ce sont les bons esprits.
Les autres imaginent et supposent de la ressemblance entre elles,
et ce sont les esprits superficiels. Les premiers ont le cerveau
propre à recevoir des traces nettes et distinctes des objets
qu'il? considèrent; et parce qu'ils sont fort attentifs aux idées '
de ces traces, ils voient ces objets comme de près, et rien ne
leur échappe. Mais les esprits superficiels n'en reçoivent que
des traces faibles ou confuses. Ils ne les voient que comme ei
passant, de loin et fort confusément ; de sorte qu'elles leur pa-<
raissent semblables, comme les visagesde ceux que l'on regarde
de trop loin, parce que l'esprit suppose toujours de la ressera-
DE LIMAGINATION, 2' Partie. 22"
blance et de l'cîjalité, où il n'est pas obligé de reconnaître de
différence et dincgalité pour les raisons que je dirai dans le
troisième livre.
La plupart de ceux qui parlent en public, tous ceux qu'on
appelle grands parleurs, et beaucoup même de ceux qui s'é-
noncent avec beaucoup de facilité, quoiqu'ils larlent fort peu.
sont de ce genre. Car il est extrêmement rare que ceux qui mé-
ditent sérieusement, puissent bien expliquer les choses qu'ils
ont méditées. D'ordinaire ils hésitent quand ils entreprennent
d'en parler, parce qu'ils ont quelque scrupule de se servir de
termes qui réveillent dans les autres une fausse idée. Ayant
honte de parler simplement pour parler, comme font beaucoup
de gens qui parlent cavalièrement de toutes choses, ils ont
beaucoup de peine à trouver des paroles qui expx-iment bien
des pensées qui ne sont pas ordinaires.
III. Quoiqu'on honore infiniment les personnes de piété, le-
théologiens, les vieillards, et généralement tous ceux qui
ont acquis avec justice beaucoup d'autorité sur les autres
hommes, cependant on croit être obligé de dire d'eux qu'il
arrive souvent qu'ils se croient infaillibles, à cause que le
monde les écoute avec respect, qu'ils font peu d'usage de leur
esprit pour découvrir les vérités spéculatives, et qu'ils con-
damnent trop librement tout ce qu'il leur plaît de condamner,
sans l'avoir considéré avec assez d'à tention. Ce n'est pas qu'on
trouve à redire qu'ils ne s'appliquent pas à beaucoup de sciences
qui ne sont pas fort nécessaires; il leur est permis de ne s'y
point appliquer, et même de les mépriser : mais ils n'en doivent
pas juger par fantaisie et sur des soupçons mal fondes. Car ils
doivent considérer que la gravité avec laquelle ils parlent, l'au-
torité qu'ils ©nt acquise sur l'esprit des autres, et la coutume
qu'ils ont de contirmer ce qu'ils disent par quelque passage de
la Sainte Écriture, jetteront infailiiulemeat dans Terreur ceux
qui les écoutent avec respect, et qui n'étant pas capaLiles
d'examiner les choses à fond, se laissent surprendre aux ma-
nières et aux apparenees.
Lorsque l'erreur porte les livrées de la vérité, elle est sou-
vent plus respectée que la vérité même, et ce faïux respect a
des suites très dangereuses. -^ Pessima resesl errorum apollieo-
sis, et pro peste iatelleclus habenda est, si vauis accédât ve-
228 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
ncralio *. » Ainsi lorsque certaines personnes, ou par un faux
zèle, ou par l'annour qu'ils ont eu pour leurs propres pensées
se sont servis de l'Écriture Sainte pour établir de faux prin-
cipes de physique ou de métaphysique, ils ont été souvent
écoutés comme des oracles par des gens qui les ont crus sur
leur parole, à cause du respect qu'ils devaient à l'autorilc
sainte ; mais il est aussi arrivé que quelques esprits mal faits
ont pris sujet de là de mépriser la Religion. De sorte que par
un renversement étrange l'Écriture Sainte a été cause de l'er-
reur de quelques-uns; et la vérité a été le motif et l'origine de
l'impiété de quelques autres. Il faut donc bien prendre garde,
dit l'auieur que nous venons de citer, de ne pas cherclier les
choses mortes avec les vivantes, et de ne pas prétendre pa/
ion propre esprit, découvrir dans la Sainte Écriture, ce que le
Saint Esprit n'a pas voulu déclarer. « Ex divinorura et humano
rum malè sanâ admixtione, continue-t-il, non solùm educitui
Philosophia phantastica, sed etiàra Religio hocrética. Itaque
salutare admodùm est si mente sobriâ fidei tanlùra dcnlur,
quœ fidei sunt. » Toutes les personnes donc qui ont autorité sur
les autres, ne doivent rien décider qu'après y avoir d'autant
plus pensé, que leurs décisions sont plus suivies ; et les théo-
logiens principalement doivent bien prendre garde à ne point
faire mépriser la Religion par un faux zèle, ou pour se faire
estimer eux-mêmes et donner cours à leurs opinions. Mais
parce que ce n'est pas à moi à leur dire ce qu'ils doivent faire,
qu'ils écoutent saint Thomas, leur maître, qui étant interrogé
par son général pour savoir son sentiment sur quelques ar-
ticles, lui répond par saint Augustin en ces termes :
« Il est bien dangereux de parler décisivement sur des ma-
tières qui ne sont point de la foi, comme si elles en étaient.
Saint Augustin nous l'apprend dans le cinquième livre de ses
Confessions. Lorsque je vois, dit-il, un chrétien qui ne sait pa."
le sentiment des philosophes touchant les cieux, les étoiles, et
les mouvements du soleil et de la lune, et qui prend une chose
pour une autre, je le laisse dans ses opinions et dans ses
doutes ; car je ne vois pas que l'ignorance où il est de la situa-
tion des corps, et des différents arrangements de la matière lui
< Bacon.
DE L'IMAGINATION, 2= Partie. 229
puisse nuire, pourvu qu'il n'ait pas^ des sentiments indignes de
vous, 0 Seigneur, qui nous avez tous créés. Mais il se fait tort,
s'il se persuade que ces choses touchent la religion, et s'il est
assez hardi pour assurer avec opiniâtreté ce qu'il ne sait
point. Le même saint explique encore plus clairement sa pensée
sur ce sujet, dans le premier livre de l'explicaiion littérale de
la Genèse, en ces termes. Un chrétien doit bien prendre garde
à ne point parler de ces choses, comme si elles étaient de la
Sainte Écriture; car un infidèle qui lui entendrait dire des
extravagances, qui n'auraient aucune apparence de vérité, ne
pourrait pas s'empêcher d'en rire. Ainsi le chrétien n'en rece-
vrait que de la confusion, et l'infidèie en serait mal édifié.
Toutefois ce qu'il y a de plus fâcheux dans ces rencontres,
n'est pas que Ton voie qu'un homme s'est trompé : mais c'est
que les infidèles que nous tâchons de convertir, s'imaginent
faussement et pour leur perte inévitable, que nos auteurs ont
des sentiments aussi extravagants, de sorte qu'ils les condam-
nent et les méprisent comme des ignorants. Il est donc, ce me
semble, bien plus à propos de ne point assurer comme des
dogmes de la foi des opinions communément reçues des phi-
losophes, lesquelles ne sont point contraires à notre foi, quoi-
qu'on puisse se servir quelquefois de l'autorité des philosophes
pour les faire recevoir. Il ne faut pas aussi rejeter ces opinions,
comme étant contraires à notre foi, pour ne point donner de
sujet aux sages de ce monde de mépi'iser les vérités saintes de
la religion chrétienne ^. »
* Multuni autem nocet tnlia quœ ad pietstis doitrinam non spectant, vel
assiTcre vel negare, quasi pei'tinontia ad sacram doctriiiam, dicit eiiim
Ans. in 5. Confess. cùm audin Cluisti.niiini aliiineni fratreni ista, quœ l'hilo-
sophi de cœlo, aut stellis, et de solis et limas niofiibu:^ dixerunt, nescientem,
et aliud pro alio si'ntientem, patienter intueor opinantem liomincni ; ner ilii
obesse video, cùm de te, Domine, Creator omnium nostrnni, non crcdat
indigna, si forte silns, et habitus crealurœ cnrporali* ignorcl. Obe^l autem,
si hifc ad ipsam doctrinaui pietatis pertinere arliiirotnr, et pertinacius afiir-
mare audeat quod ijînorat. Quod auiem obsit, manifestât Aujf. in i. super
Gènes, ad litieram. Turpe est, inquit, nimis, et peruLciosum, ac maximè
cavendum ut Christianuro de iiis r. bus quasi secundum rhristianas litu-r.is
(oquenicin, ita delirare quilibet inlidi-li> audiat, ut qucmadmodùm iiieitnrtoto
cœlo errare conspicieus, risum tenerevix posst. Et non tamen niolestiim est,
quod err.ins homo videatur : sed quod Auctorrs nostri ab cisciiii foris sunt,
talia sensisse crcduntnr, et cum inagno eoriim exitio, de quorum salnie sata-
Rimus, tanquaiii indocti reprclienduntur a'.que ie<puuntur. Undé mihi videlur
tulius esse, ut liœc quœ Pliiiosoplii communes senserunt, ei nostrœ lldel non
230 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
La plupart des hommes sont si négligents et si déraison-
nables, qu'ils ne font point de discernement entre la parole de
Dieu et celle des hommes, lorsqu'elles sont jointes ensemble;
de sorte qu'ils tombent dans l'erreur en les approuvant toutes
deux, ou dans l'impiété en les méprisant indifféremment. Il est
encore bien facile de voir la cause de ces dernières erreurs, et
qu'elles dépendent de la liaison des idées expliquée dans le
chapitre V, et il n'est pas nécessaire de s'arrêter à l'expliquer
davantage.
IV. Il semble à propos de dire ici quelque chose des chimistes,
et généralement de tous ceux qui emploient leur temps à faire
des expériences. Ce sont des gens qui cherchent la vérité; on
suit ordinairement leurs opinions sans les examiner. Ainsi leurs
erreurs sont d'autant plus dangereuses, qu'ils les communi-
quent aux autres avec plus de facilité.
Il vaut mieux sans doute étudier la nature que les livres ; les
expériences visibles et sensibles prouvent certainement beau-
coup plus que les raisonnements des hommes; et on ne peut
trouver à redire que ceux qui sont engagés par leur condition
à l'étude de la physique, tâchent de s'y rendre habiles par des
expériences continuelles, pourvu qu'ils s'appliquent encore da-
vantage aux sciences qui leur sont encore plus nécessaires. On
ne blâme donc point la pliilosophie expérimentale, ni ceux qiii
la cultivent, mais seulement leurs défauts.
Le premier est, que pour l'ordinaire ce n'est point la lumière
de la raison qui les conduit dans l'ordre de leurs expériences,
ce n'est que le hasard, ce qui fait qu'ils n'en deviennent guère-
plus éclairés, ni plus savants, après y avoir employé beaucoup
de temps et de bien.
Le se'^'^nd est, qu'ils s'arrêtent plutôt à des expériences cu-
rieuses «ît extraordinaires, qu'à celles qui sont les plus com-
munes Cependant, il est visible, que les plus communes étant
les plus simples, il faut s'y arrêter d'abord avant que de s'appli-
quer à celles qui sont plus composées et qui dépendent d'un
plus grand nombre de causes.
repHjînnnl, ni;qiie esse sic. assercnda, nt dogmaia fldei, licet aliqiiamlô sub
niiniiu; l'Iiilosophoruin iiitrodiicantur. nc'|uc sic esse ncganda tani|ii;iin tidei
contivjrii, ne sapieiitibus liujus mundi contemneiidi doctrinara lidei occasio
prœbealur. Opusc. 9.
DE L'IMAGINATION, 2« Partie. 231
Le Ivoisième est, qu'ils cherchent avec ardeur et avec assez
(le. soin les expériences qui apporleut du profit, et qu'ils ncgii-
gent celles qui ne servent qu'à éclairer l'esprit.
Le quatrième est, qu'ils ne remarquent pas avec assez d'exac-
titude toutes les circonstances particulières, comme du temps,
du lieu, de la qualité des drogues dont ils se servent, quoique
la moindre de ces circonstances soit quelquefois capable d'empê-
cher l'effet qu'on espère. Car il faut observer que tous les termes
dont les physiciens se servent sont équivoques, et que le mot de
vin, par exemple, signifie autant de choses ditîérentes qu'il y a de
différents terroirs, de différentes saisons, de différentes manières
de faire le vin et de le garder. De sorte qu'on peut même dire
en général, qu'il n'y en a pas deux tonneaux tout à fait sem-
blables, et qu'ainsi quand un physicien dit : Pour faire telle
expérience, prenez du vin, on ne sait que très confusément ce
qu'il veut dire. C'est pourquoi il faut user d'une très grande
circonspection dans les expériences, et ne descendre point aux
composés, que lorsqu'on a bien connu la raison des plus simples
et des plus ordinaires.
Le cinquième est, que d'une seule expérience ils en tirent
trop de conséquences. Il faut au contraire presque toujours
plusieurs expériences pour bien conclure une seule chose, quoi-
qu'une seule expérience puisse aider à tirer plusieurs conclu-
sions.
Enfin la plupart des physiciens et des chimistes ne consi-
dèrent que les effets particuliers de la nature ; ils ne remon-
tent jamais aux premières notions des choses qui composent
les corps. Cependant il est indubitable, qu'on ne peut connaitre
clairement et distinctement les choses particulières de la phy-
sique, si on ne possède bien ce qu'il y a de plus général, et si
on ne s'élève même jusqu'au métaphysique. Entin, ils manquent
souvent de courage et de confiance, ils se lassent à cause de la
fatigue et de la dépense. Il y a encore beaucoup d'autres dé-
fauts dans les personnes dont nous venons de parler; mais on
ne prétend pas tout dire.
Les causes des fautes qu'on a remarquées, sont le peu d'ap-
plication, les propriétés de l'imagination expliquées dans le cha-
])ilre V de la première partie de ce livre, et dans le cha-
pitre II de celle-ci, et surtout de ce qu'on ne juge de la
232 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
différence des corps et du changement qui leur arrive, que
par les sensations qu'on en a, selon ce qu'on a expliqué
dans le premier livre.
TROISIEME PARTIE
DE LA GOMMUiNIGATION CONTAGIEUSE
DES IMAGINATIONS FORTES
CHAPITRE PREMIER
I. De la disposition qui; uous avons h imiter les autres, en toutes rhoses,
laquelle e*'t l'origine de la comm'inication des erreurs qui dépendent de la
puissance de l'imasination. — 11. Deux causes principales qui ausrmentent
celte disposition. — III. Ce que c'est qu'imagination forte — IV. Qu'il y en a
de plusieurs sortes. Des fous ei de ceux (|ui ont lin!a;,'ination (orie dans le
sens qu'on l'entend ici. — V. Deux défauis considérables de ceux qui ont
l'imagination forte.— VI. De la puissance qu'ils ont de persuader et d'imposer.
I. Après avoir expliqué la nature de l'imaginatioa, les défauts
auxquels elle est sujette, et comment notre propre imagina-
tion nous jette dans l'erreur, il ne reste plus à parler dans ce
second livre que de la communication contagieuse des imagi-
nations fortes, je veux dire de la force que certains esprits ont
sur les autres pour les engager dans leurs erreurs.
Les imaginations fortes sont extrêmement contagieuses:
elles dominent sur celles qui sont faibles ; elles leur donnent
peu à peu leurs mêmes tours, et leur impriment leurs mêmes
caractères. Ainsi ceux qui ont l'imagination forte et vigoureuse,
étant tout à fait déraisonnable, il y a très peu de causes plus
générales des erreurs des hommes, que cette communication
dangereuse de l'imagination.
Pour concevoir ce que c'est que cette contagion, et comment
elle se transmet de l'un à l'autre, il faut savoir que les hommes
)nt besoin les uns des autres, et qu'ils sont faits pour com-
poser ensemble plusieurs corps, dont toutes les parties aient
«nlre elles une mutuelle correspondance. C'est pour entretenir
cette union que Dieu leur a commandé d'avoir de la charité
234 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
les uns pour les autres. Mais parce que l'amour propre pouvait
peu à peu éteindre la charité el rompre ainsi le nœud de la
société civile, il a été à propos pour la conserver, que Dieu
unît encore les hommes par des liens naturels, qui subsistas-
sent au défaut de la charité, et qui intéressassent l'amour
propre.
Ces liens naturels, qui nous sont communs avec ies bitos,
consistent dans une certaine disposition du cerveau qu'ont tous
les iiommes, pour imiter quelques-uns de ceux avec lesquels
ils conversent, pour former les mêmes jugements qu'ils font, el
pour entrer dans les mêmes passions dont ils sont agités. Et
cette disposition lie d'ordinaire les hommes les uns avec les
autres beaucoup plus étroitement, qu'une charité fondée sur la
raison, laquelle charité est assez rare.
Lorsqu'un homme n'a pas celle disposition du cerveau pour
entrer dans nos sentiments et dans nos passions, il est inca-
pable par sa nature de se lier avec nous et de faire un môme
corps ; il ressemble à ces pierres irrégulières, qui ne peuvent
trouver leur place 'dans un bâtiment, parce qu'on ne les peut
joindre avec les autres.
OderuiU hilarcm tristes, tristemquc jocosi.
Sedatum celeres, agilein gnavuiuque remissi.
Il faut plus de vertu qu'on ne pense pour ne pas rompre
avec ceux qui n'ont point d'égard à nos passions, et qui ont
des sentiments contraires aux nôtres. Et ce n'est pas tout à
fait sans raison; car lorsqu'un homme a sujet d'être dans la
tristesse ou dans la joie, c'est lui insulter en quelque manière
que de ne pas entrer dans ses sentiments. S'il est triste, on ne
doit pas se présenter devant lui avec un air gai et enjoué, qui
marque de la joie et qui en imprime les mouvements avec
effort dans son imagination, parce que c'est le vouloir ôler de
l'élat qui lui est le plus convenable et le plus agréable, la tris-
tesse môme étant la plus agréable de toutes les passions à un
homme qui souffre quelque misère.
II. Tous les hommes ont donc une certaine disposition de
eerveau, qui les porte naturellement à se composer de la
même manière que quelques-uns de ceux avec qui ils vivent.
Or cette disposition a deux causes principales qui l'ontrelicnnenL
ME LTrlAGINATION, 3^ Partie. 235
et qui raugmentent. L'une est dans l'àme, et l'autre dans le
corps. La première consiste principalement dans l'inclination
qu'ont tous les hommes pour la grandeur et pour l'élévation,
pour obtenir dans l'esprit des autres une place honorable. Car
c'est cette inclination qui nous excite secrètement à parler, à
marcher, à nous habiller, et à prendre l'air des personnes de
qualité. C'est la source des modes nouvelles, de l'instabilité des
langues vivantes, et même de certaines corruptions générales
des mœurs. Enfin, c'est la principale origine de toutes les nou-
veautés extravagantes et bizarres, qui ne sont point appuyées
sur la raison, mais seulement sur la fantaisie des hommes.
L'autre cause qui augmente la disposition que nous avons à
imiter les autres, de laquelle nous devons principalement parler
ici, consiste dans une certaine impression que les personnes
dune imagination forte font sur les esprits faibles et sur les
cerveaux tendres et délicats.
IlL J'entends par imagination forte et vigoureuse cette con-
stitution du cerveau, qui le rend capable de vestiges et de
traces exti'èmeraent profondes, et qui remplissent tellement la
capacité de l'âme, qu'elles l'empêchent d'apporter quelque atten-
tion à d'autres choses qu'à celles que ces images représentent.
IV. Il y a deux sortes de personnes, qui ont l'imagination
forte dans ce sens. Les premières reçoivent ces profondes traces
par l'impi-ession involontaire et déréglée des esprits animaux;
et les autres, desquelles on veut principalement parler, les reçoi-
vent par la disposition qui se trouve dans la substance de leur
cerveau.
Il est visible que les premiers sont entièrement fous, puis-
qu'ils sont contraints par l'union naturelle qui est entre leurs
idées et ces traces, dépensera des choses auxquelles les autres
avec qui ils conversent ne pensent pas, ce qui les rend inca-
pables de parler à propos et de répondre juste aux demandes
qu'on leur fait.
Il y en a d'une intînilé de sortes qui ne diffèrent que du jilus
et du moins; et l'on peut dire que tous ceux qui sont agités de
quelque passion violente sont de leur nombre, puisque dans le
temps de leur craolion, les esprits animaux impriment avec tant
de force les traces et les images de leur passion, qu'ils ne sont
pas capables de penser à autre chose.
238 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
Mais il faut remarquer, que toutes ces sortes de personne?
ne sont pas capables de corrompre l'imagination des esprits
même les plus faibles, et des cerveaux les plus mous et les plus
délicats, pour deux raisons principales. La première, parce que
ne pouvant répondre conformément aux idées des autres, ils
ne peuvent leur rien persuader ; et la seconde, parce que le
dérèglement de leur esprit étant tout à fait sensible, on n'écOute
qu'avec mépris tous leurs discours.
Il est vrai néanmoins, que les personnes passionnées nous
passionnent, et qu'elles font dans notre imagination des impres-
sions qui ressemblent à celles dont elles sont touchées; mais
comme leur emportement est tout à fait visible, on résiste à
ces impressions, et l'on s'en défait d'ordinaire quelque temps
après. Elles s'effacent d'elles-mêmes, lorsqu'elles ne sont point
entretenues par la cause qui les avait produites ; c'est-à-dire,
lorsque ces emportés ne sont plus en notre présence, et que la
vue sensible des traits que la passion formait sur leur visage,
ne produit plus aucun changement dans les fibres de notre
cerveau, ni aucune agitation dans nos esprits animaux.
Je n'examine ici que cette sorte d'imagination forte et vigou-
reuse, qui consiste dans une disposition du cerveau propre
pour recevoir des traces fort profondes des objets les plus
faibles et les moins agissants.
Ce n'est pas un défaut que d'avoir le cerveau propre pour
imaginer fortement les choses et recevoir des images très dis-
tinctes et très vives des objets les moins considérables, pourvu
que iàme demeure toujours la maîtresse de l'imagination, que
ces images s'impriment par ses ordres, et qu'elles s'effacent
quand il leur plaît; c'est au contraire l'origine de la finesse et
do la force de l'esprit. Mais lorsque l'imagination domine sur
l'âme, et que sans attendre les ordres de la volonté, ces traces
se forment par la disposition du cerveau et par l'action des
objets et des esprits, il est visible que c'est une très mauvaise
qualité et une espèce de folie. Nous allons tâcher de faire con-
naître le caractère de ceux qui ont l'imagination de cette sorte.
II faut pour cela se souvenir que la capacité de l'esprit est
très bornée ; qu'il n'y a rien qui remplisse si fort sa capacité
que les sensations de l'âme, et généralement toutes les percep-
tions des objets qui nous touchent beaucoup; et que les traces
DE L'IMAGINATION, 3= Partie. 237
profondes du cerveau sont toujours accompagnées de sensa-
tions, ou de ces autres perceptions qui nous appliquent forte-
ment. Car par là il est facile de reconnaître les véritables
caractères de l'esprit de ceux qui ont l'imagination forte.
V". Le premier, c'est que ces personnes ne sont pas capables
de juger sainement des choses qui sont un peu difficiles et em-
barrassées, parce que la capacité de leur esprit étant remplie
des idées qui sont lices par la nature à ces traces trop pro-
fondes, ils n'ont pas la liberté de penser à plusieurs choses eiv
même temps. Or dans les questions composées il faut que l'es-
pi'it parcoure par un mouvement prompt et subit les idées de
beaucoup de choses, et qu'il en reconnaisse d'une simple vue
tous les rapports et toutes les liaisons qui sont nécessaires pour
résoudre ces questions.
Tout le monde sait par sa propre expérience, qu'on n'est pas
capable de s'appliquer à quelque vérité, dans le temps que l'on
est agité de quelque passion, ou que l'on sent quelque douleur
un peu forte, parce qu'alors il y a dans le cerveau de ces traces
profondes qui occupent la capacité de l'esprit. Ainsi ceux de
qui nous parlons ayant des traces plus profondes des mêmes
objets que les autres, comme nous le supposons, ils ne peuvent
pas avoir autant d'étendue d'esprit, ni embrasser autant de
choses qu'eux. Le premier défaut de ces personnes est donc
d'avoir l'esprit petit, et d'autant plus petit, que leur cerveau
reçoit des traces plus profondes des objets les moins consi-
dérables.
Le second défaut, c'est qu'ils sont visionnaires, mais d'une
manière délicate et assez difficile t reconnaître. Le commun
des hommes ne les estime pas visionnaires, il n'y a que les
esprits justes et éclairés qui s'aperçoivent de leurs visions et de
l'égarement de leur imagination.
Pour concevoir l'origine de ce défaut, il faut encore se sou-
venir de ce que nous avons dit dès le commencement de ce
second livre, qu'à l'égard de ce qui se passç dans le cerveau,
les sens et l'imagination ne diffèrent que du plus et du moins,
et que c'est la grandeur et la profondeur des traces qui font
que l'âme sent les objets ; qu'elle les juge comme présents et
capables de la toucher; e' entin assez proches d'elle pour lui
laii'c sentir du plaisir et do In tlouleiir. Car lorsque les traces
238 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
d'un objet sont petites, l'âme imagine seulement cet objet;
elle ne juge pas qu'il soit présent, et même elle ne le regarde
pas comme fort grand et fort considérable. Mais à mesure que
ces traces deviennent plus grandes et plus profondes, l'âme
juge aussi que l'objet devient plus grand et plus considérable,
qu'il s'approche davantage de nous, et enfin qu'il est capable
de nous toucher et de nous blesser.
Les visionnaires dont je parle ne sont pas dans cet excès
de folie, de croire voir devant leurs yeux des objets qui sont
absents ; les traces de leur cerveau ne sont pas encore assez
profondes, ils ne sont fous qu'à demi, et s'ils l'étaient tout à
fait, on n'aurait que faire de parler d'eux ici, puisque tout le
monde sentant leur égarement, on ne pourrait pas s'y laisser
tromper. Ils ne sont pas visionnaires des sens, mais seulement
visionnaires d'imagination. Les fous sont visionnaires des sens,
puisqu'ils ne voient pas les choses comme elles sont, et qu'ils
en voient souvent qui ne sont point ; mais ceux dont je parle
ici, sont visionnaires d'imagination, puisqu'ils s'imaginent les
choses tout autrement qu'elles ne sont, et qu'ils en imaginent
même qui ne sont point. Cependant il est évident que les vision-
naires des sens et les visionnaires d'imagination ne diffèrent
entre eux que du plus et du moins, et que l'on passe souvent
de l'état des uns à celui des autres. Ce qui fait qu'on se doit
représenter la maladie de l'esprit des derniers par comparaison
à celle des premiers, laquelle est plus sensible et fait davantage
d'impression sur l'esprit, puisque dans des choses qui ne dif-
fèrent que du plus et du moins, il faut toujours expliquer les
moins sensibles par les plus sensibles.
Le second défaut de ceux qui ont l'imagination forte et vi-
goureuse, est donc d'être visionnaires d'imagination, ou sim-
plement visionnaires ; car on appelle du terme de fou ceux qui
sont visionnaires des sens. Voici donc les mauvaises quaUtés
des esprits visionnaires.
Ci;s esprits sont excessifs en toutes rencontres ; ils relèvent
les ciioses basses, ils agrandissent les petites, ils approchent
les éloignées. Hien ne leur parait tel qu'il est. Ils admirent
tout, ils se récrient sur tout sans jugement et sans discerne-
ment. S'ils sont disposés à la crainte par leur complexion na-
turelle, je veux dire, si les libres de leur cerveau étant oxiré-
à
DE LIMAGI.N'ATION, 3= Partie. 239
meraent délicates, leurs esprits animaux sont en petite quantité,
sans force et sans agitation, de sorte qu'ils ne puissent communi-
quer au reste du corps les mouvements nécessaires ; ils s'ef-
fraient à la moindre chose, et ils tremblent à la chute d'une feuille-
Mais s'ils ont abondance d'esprits et de sang, ce qui est plus ordi-
naire, ils se repaissent de vaines espérances ; et s'abandonnant
à leur imagination féconde en idées, ils bâtissent, comme l'on
dit, des châteaux en Espagne avec beaucoup cfe satisfaction et
de joie. Ils sont véhéments dans leurs passions, entêtés dans
leurs opinions, toujours pleins et très satisfaits d'eux-mêmes.
Quand ils se mettent dans la tête de passer pour beaux esprits,
et qu'ils s'érigent en auteurs, car il y a des auteurs de toutes
espèces, visionnaires et autres, que d'extravagances, que d'em-
portements, que de mouvements irréniliers! Ils n'imitent jamais
la nature, tout est affecté, tout est forcé, tout est guindé. Ils ne
vont que par bonds, ils ne marchent qu'en cadence ; ce ne
sont que figures et qu'h^^jerboles. Lorsqu'ils se veulent mettre
dans la piété et s'y conduire par leur fantaisie, ils entrent en-
tièrement dans l'esprit juif et pharisien. Ils s'arrêtent d'ordi-
naire à l'écorce, à des cérémonies extérieures et à de petites
pratiques, ils s'en occupent tout entiers. Ils deviennent scru-
puleux, timides, superstitieux. Tout est de foi, tout est essentiel
chez eux, hormis ce qui est véritablement de foi et ce qui est
essentiel, car assez souvent ils négligent ce qu'il y a de plus
important dans l'Évangile, la justice, la miséricorde et la foi,
leur esprit étant occupé par des devoirs moins essentiels. Mais
il y aurait trop de choses à dire. Il suffit pour se persuader de
leurs défauts, et pour en remarquer plusieurs autres, de faire
quelque réflexion sur ce qui se passe dans les conversations
ordinaires.
Les personnes d'une imagination forte et vigoureuse ont
encore d'autres qualités qu'il est très nécessaire de bien expli-
quer. Nous n'avons parlé jusqu'à présent que de leurs défauts,
il est très juste maintenant de parler de leurs avantages. Ils en
ont un entre autres qui regarde principalement ce sujet, parce
que c'est par cet avantage quils dominout sur les esprits or-
dinaires, qu'ils les font enirer dans leurs idées et qu'ils leur
'.ommuuiquent toutes les fausses impressions dont ils sont tou-
chés.
240 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
VL Cet avantage consiste dans une facilité de s'exprimer
d'une manière forte et vive, quoiqu'elle ne soit pas naturelle.
Ceux qui imaginent fortement les choses, les expriment avec
beaucoup de force et persuadent tous ceux qui se convainquent
plutôt par l'air et par l'impression sensible, que par la force
des raisons. Car le cerveau de ceux qui ont l'imagination forte
recevant, comme l'on a dit, des traces profondes des sujets
qu'ils imaginent, ces traces sont naturellement suivies d'une
grande émotion d'esprits, qui dispose d'une manière prompte
et vive tout leur corps pour exprimer leurs pensées. Ainsi l'air
de leur visage, le ton de leur voix et le tour de leurs paroles
animant leurs expressions, préparent ceux qui les écoutent et
qui les regardent, à se rendre attentifs et à recevoir machi-
nalement l'impression de l'image qui les agite. Car enfin un
homme qui est pénétré de ce qu'il dit, en pénètre ordinaire-
ment les autres, un passionné émeut toujours ; et quoique sa
rhétorique soit souvent irrégulière, elle ne laisse pas d'être
très persuasive, parce que l'air et la manière se font sentir et
agissent ainsi dans l'imagination des hommes plus vivement
que les discours les plus forts, qui sont prononcés de sang-
froid, à cause que ces discours ne flattent point leurs sens et ne
frappent point leur imagination.
Les personnes d'imagination ont donc l'avantage de plaire,
de toucher et de persuader, à cause qu'ils forment des images
très vives et très sensibles de leurs pensées. Mais il y a encore
d'autres causes qui contribuent à cette facilité qu'ils ont de
gagner l'esprit. Car ils ne parlent d'ordinaire que sur des sujets
faciles et qui sont de la portée des esprits du commun. Ils ne
se servent que d'expressions et de termes qui ne réveillent que
les notions confuses des sens, les(|uclles sont toujours très
fortes et très touchantes ; ils ne traitent des matières grandes
et difficiles que d'une manière vague et par lieux communs,
sans se hasarder d'entrer dans le détail, et sans s'attacher aux
principes ; soit parce qu'ils n'enlcndcnt pas ces matières ; soit
parce qu'ils appréhendent de man(iuer de termes, de s'em-
barrasser et de faligucr l'esprit de ceux qui ne sont pas capables
d'une forte attention.
Il est maintenant facile de juger par les choses que nous
venons de dire, que les dérèglements d'imagination sont exlrè-
DE L'IMAGINATION, 3° Partie. 241
mement contagieux, et qu'ils se glissent et se répandent dans
la plupart des esprits avec beaucoup de facilité. Mais ceux qui
ont l'imagination forte, étant d'ordinaire ennemis de la raison
et du bon sens, à cause de la petitesse de leur esprit, et des
visions auxquelles ils sont sujets, on peut aussi reconnaître
qu'il y a très peu de causes plus générales de nos erreurs, que
la communication contagieuse des dérèglements et des ma-
ladies de l'imagination. Mais il faut encore prouver ces vérités
par des exemples et des expériences connues de tout le monde.
CHAPITRE II
Exemples généraux de la force de l'imagination.
Il se trouve des exemples fort ordinaires de celte commu-
nication d'imagination dans les enfants à l'égard de leurs
pères, et encore plus dans les filles d l'égard de leurs mères,
dans les serviteurs à l'égard de leurs maîtres, et dans les
servantes à l'égard de leurs maîtresses, dans les éco-
liers à l'égard de leurs précepteurs , dans les courtisans à
l'égard des rois, et généralement dans tous les inférieurs à
l'égard de leurs supérieurs, pourvu toutefois que les pères, les
maîtres et les autres supérieurs aient quelque force d'imagi-
nation ; car sans cela il pourrait arriver, que des enfants et des
serviteurs ne recevraient aucune impression considérable de
l'imagination faible de leurs pères ou de leurs maîtres.
Il se trouve encore des effets de cette communication dans
les personnes d'une condition égale ; mais cela n'est pas si
ordinaire, à cause qu'il ne se rencontre pas entre elles un
certain respect, qui dispose les esprits à recevoir sans examen
les impressions des images fortes. Euiin il se trouve de ces
effets dans les supérieurs à l'égard môme de leurs inférieurs, et
ceux-ci ont quelquefois une imagination si vive et si dominante,
(lu'ils tournent l'esprit de leurs maîtres et de leurs supérieurs
comme il leur plait.
Il ne sera pas malaisé de comprendre commeiU les pères et
les mères font des impressions très fortes sur l'imagination de
leurs enfants, si l'on considère que ces dispositions naturelles
T. I. 14
242 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
de notre cerveau, qui nous porte à imiter ceux avec qui nous
vivons, et à entrer dans leurs sentiments et dans leurs passions,
sont encore bien plus fortes dans les enfants à l'égard de leurs
parents, que dans tous les autres hommes. L'on en peut donner
plusieurs raisons. La première, c'est qu'ils sont de même sang.
Car de même que les parents transmettent très souvent dans
leurs enfants des dispositions à certaines maladies hérédi-
taires, telles que la goutte, la pierre, la folie, et généralement
toutes celles qui ne leur sont point survenues par accident, ou
qui n'ont point pour cause seule et unique quelque fermenta-
lion extraordinaire des humeurs, comme les tièvres et quel-
ques autres; car il est visible que celles-ci ne se peuvent com-
muniquer. Ainsi ils impriment les dispositions de leur cerveau
dans celui de leurs enfants, et ils donnent à leur imagination
un certain tour qui les rend tout à fait susceptibles des mêmes
sentiments.
La seconde raison, c'est que d'ordinaire les enfants n'ont
que très peu de commerce avec le reste des hommes, qui
pourraient quelquefois tracer d'autres vestiges dans leur cer-
veau, et rompre en quelque façon l'etfort continuel de l'impres-
sion paternelle. Car de même qu'un homme qui n'est jamais
sorti de son pays s'imagine ordinairement que les mœurs et
les coutumes des étrangers sont tout à fait contraires à la rai-
son, parce qu'elles sont contraires à la coutume de sa ville,
au torrent de laquelle il se laisse emporter; ainsi un onfaui
qui n'est jamais sorti de la maison paternelle, s'imagine que
les sentiments et les manières de ses parents sont la raison
universelle ; ou plutôt il ne pense pas qu'il puisse y avoir quel-
ques autres principes de raison ou de vertu de leur imitation.
Il croit donc tout ce qu'il leur entend dire, et il fait tout ce
qu'il leur voit faire.
iMais cette impression des parents est si forte, qu'elle n'agil
pas seulement sur l'imagination des enfants, elle agit même sur
les autres parties de leurs corps. Un jeune garçon marche,
parle et fait les mêmes gestes que son père. Une fdle de même
s'habille comme sa mère, marche comme elle, parle comme
elle; si sa mère grasseyé, la fille grasseyé; si la mère a (juel-
que tour de tête irrégulier, la iille le prend. Enfin les enfants
imitent les parents en toutes choses, jusque dans leurs défauts
DE L'IMAGINATION, 3« Partie. 243
et dans leurs grima ;es, aussi bien que dans leurs erreui-s el
dans leurs vices.
il y a encore plusieurs autres causes qui augmentent l'effet
de celte impression. Les principales sont l'autorité des parents,
a dépendance- des enfants, et lamour mutuel des uns et des
autres, mais ces causes sont communes aux courtisans, aux
serviteurs, et généralement à tous les inférieurs aussi bien
qu'aux enfants. Nous les allons expliquer par l'exemple des
gens de Cour.
Il y a des homme qui jugent de ce qui ne parait point par ce
qui parait, de la grandeur, de la force, et de la capacité de
l'esprit qui leur sont cachées, par la noblesse, les dignités et
les richesses qui leur sont connues. On mesure souvent l'un par
l'autre, et la dépendance oîi l'on est des grands, le désir de
participer à leur grandeur, el l'éclat sensible qui les environne,
porte souvent les hommes à rendre à des hommes des hon-
neurs divins, s'il m'est permis de parler ainsi. Car si Dieu donne
aux princes l'autorité, les hommes leur donnent l'infaillibilité ;
mais une infaillibilité, qui n'est point limitée dans quelques su-
jets ni dans quelques rencontres, et qui n'est point attachée à
quelques cérémonies. Les grands savent naturellement toutes
choses ; ils ont toujours raison, quoiqu'ils décident des ques-
tions desquelles ils n'ont aucune connaissance. C'est ne savoir
pas vivre que d'examiner ce qu'ils avancent; c'est perdre le
respect que d'en douter. C'est se révolter, ou pour le moins,
c'est se déclarer sot, extravagant et ridicule que de les con-
damner.
Mais lorsque les grands nous font l'honneur de nous aimer,
ce n'est plus alors simplement opiniâtreté, entêtement, rébel-
lion, c'est encore ingratitude et perfidie que de ne se rendre
pas aveuglément à toutes leurs opinions ; c'est une faute irré-
parable qui nous rend pour toujours indignes de leurs bonnes
grâces. Ce qui fait que les gens de cour, et par une suite néces-
saire presque tous les peuples s'engagent sans délibérer dans
tous les sentiments de leur souverain, jusque-là même que
dans les vérités de la religion ils se rendent très souvent à leur
fantaisie et à leur caprice.
L'Angleterre et l'Allemagne ne nous fournissent que trop
d'exemples de ces soumissions déréglées des peuples aux vo-
244 DE LA RECHERCHE DE L.V VÉRITÉ.
lontés impies de leurs princes. Les histoires de ces derniers
temps en sont toutes remplies ; et l'on a vu quelquefois des
personnes avancées en âge, avoir change quatre ou cinq fois
de religion à cause des divers changements de leurs princes.
Les rois et même les reines ont dans l'Angleterre '• « le gou-
vernement de tous les États de leurs royaumes, soit ecclésias-
tiques ou civils en toutes causes ».
Ce sont eux qui approuvent les liturgies, les offices des fêtes,
et la manière dont on doit administrer et recevoir les sacre-
ments. Ils ordonnent, par exemple, que l'on n'adore point
Jésus-Christ lorsque l'on communie, quoiqu'ils obligent encore
de le recevoir à genoux selon l'ancienne coutume. En un mot,
ils changent toutes choses dans leurs liturgies pour la confor-
mer aux nouveaux articles de leur foi, et ils ont aussi le droit
de juger de ces articles avec leur parlement, comme le pape
avec le concile, ainsi que l'on peut voir dans les statuts d'An-
gleterre et d'Irlande faits au commencement du règne de la
reine Elisabeth. Enfin on peut dire que les rois d'Angleterre
ont même plus de pouvoir sur le spirituel que sur le temporel
de leurs sujets, parce que ces misérables peuples et ces en-
fants de la terre se souciant bien moins de la conservat'on de
la foi, q!ie de la conservation de leurs biens, ils entrent facile-
mont dans tous les sentiments de leurs princes, pourvu que
leur intérêt temporel n'y soit point contraire.
Les révolutions qui sont arrivées dans la religion en Suède
et en Danemarck, nous pourraient encore servir de preuve de _
la force que quelques esprits ont sur les autres ; mais toutes ■
ces révolutions ont encore eu plusieurs autres cause» très con-
sidérables. Ces changements surprenants sont bien des preuves
de la communication contagieuse de l'imagination; mais des Jj
preuves trop grandes et trop vastes. Elles étonnent et elles M
éblouissent plutôt les esprits qu'elles ne les éclairent, parce
qu'il y a trop de causes qui concourent à la production de ces
grands événements.
Si les courtisans et tous les autres hommes abandonnent
souvent des vérités certaines, des vérités essentielles, des
vérités qu'il est nécessaire de soutenir, ou de se perdre pouf
* Art. 37 de U religion de l'église anglicane
DE L'IMAGINATION, 3-= Partie. 243
une éternité, il est visible qu'ils ne se hasarderont pas de
défendre les vérités abstraites, peu certaines et peu utiles. Si
la religion du prince fait la religion de ses sujets, la raison du
prince sera aussi la raison de ses sujets. Et ainsi les sentiments
du prince seront toujours à la mode ; ses plaisirs, ses passions,
ses yeux, ses paroles, ses habits, et généralement toutes ses
actions seront à la mode ; car le prince est lui-même comme la
mode essentielle, et il ne se rencontre presque jamais qu'il
fasse quelque chose qui ne devienne pas à la mode. Et comme
toutes les irrégularités de la mode ne sont que des agréments
et des beautés, il ne faut pas s'étonner si les princes agissent
si fortement sur l'imagination des autres hommes.
Si Alexandre penche la tête, ses courtisans penchent la tète.
Si Denis le Tyran s'applique à la géométrie à l'arrivée de Pla-
ton dans Syracuse, la géométrie devient aussitôt à la mode,
et le palais de ce roi, dit Plutarque, se remplit incontinent de
poussière par le grand nombre de ceux qui tracent des figures.
Mais dès que Platon se met en colère contre lui, que ce prince
se oégoùte de l'étude, et s'abandonne de nouveau à ses plai-
sirs, ses courtisans en font aussitôt de même. Il semble, con-
tinue cet auteur, qu'ils soient enchantés, et qu'une Circé ' les
transforme en d'autres hommes. Ils passent de 1 inclination pour
la philosophie à l'inclination pour la débau^ihe, et de l'horreur
de la débauche à l'horreur de la philosophie 2. C'est ainsi que
les princes peuvent changer, les vices en vertus, et les vertus
en vices, et qu'une seule de leurs paroles est capable d'en
changer toutes les idées. Il ne faut d'eux qu'un mot, qu'un
geste, qu'un mouvement des yeux ou des lèvrt-s pour faire passer
la science et l'érudition pour une basse pédanterie , la témérité,
la brutalité, la cruauté, pour grandeur de courage, et l'impiété
et le libertinage, pour force et pour liberté d'esprit.
Mais cela, aussi bien que tout ce que je viens de dire, sup-
pose que ces princes aient l'imagination forte et vive : car
' Œiivros morales. Comment on peut dislinpruer le flatteur de l'ami.
^ On peut comparer celte peinture des effets de la prévention en faveur des
grand-; avec les plus vives et les plus spirituelles pensées de I.a Bniyére sur
le ridicule de certains usa^'es et sur les courtisans « qui forment uu vaste
cercle autour de l'autel de leur Dieu, (\nt les faces élevées vers leur roi et
piraisseut ladorer pendant que ce piince adore Dieu ».
T. I. 14.
246 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
s'ils avaient rimagination faible et languissante, ils ne pour-
raient pas animer leurs discours, ni leur donner ce tour et
cette force qui soumet et qui abat invinciblement les esprits
faibles.
Si la force de l'imagination toute seule et sans aucun secours
de la raison peut produire des effets si surprenants, il n'y a
rien de si bizarre ni de si extravagant qu'elle ne persuade,
lorsqu'elle est soutenue par quelques rais®ns apparentes. En
voici des preuves.
Un ancien auteur i rapjtorle qu'en Ethiopie les gens de cour
se rendaient boiteux et dilformes, qu'ils se coupaient quelques
membres, et qu'ils se donnaient même la mort pour se rendre
semblables à leurs princes. On avait honte de paraître avec
deux yeux, et de marcher droit à la suite d'un roi borgne et
boiteux; de même qu'on n'oserait à présent paraître à la coui
avec la fraise et la toque, ou avec des bottines blanches et des
éperons dorés. Cette mode des Éthiopiens était fort bizarre et
fort incommode; mais cependant c'était la mode. On la suivait
avec joie, et on ne songeait pas tant à la peine qu'il fallait
souffrir, qu'à l'honneur qu'on se faisait de paraître plein de
générosité et d'affection pour son roi. Enfin cette fausse raison
d'amitié soutenant l'extravagance de la mode, l'a fait passer en
coutume et en loi, qui a été observée fort longtemps.
Les relations de ceux qui ont voyagé dans le levant, nous-
apprennent que cette coutume se garde dans plusieurs pays, et
encore quelques autres aussi contraires au bon sens et à la
raison. Mais il n'est pas nécessaire de passer deux fois la ligne,
pour voir observer religieusement des lois et des coutumes
déraisonnables, ou pour trouver des gens qui suivent des modes
incommodes et bizarres, il ne faut pas sortir de la France
pour cela. Partout où il y a des hommes sensibles aux passions
et où l'imagination est maîtresse de la raison, il y a de la bizar-
rerie et une bizarrerie incompréhensible. Si l'on ne souffre pas
tant de douleur à tenir son sein découvei't pendant les rudes
gelées de l'hiver, et à se serrer le corps durant les chaleurs
excessives de l'été, qu'à se crever un œil ou à se couper uq
bras, on devrait souifrir davantage de confusion. La peine n'est
1 Diodore (le Sicile, Bibl. hist. I.
DE L'IMAGINATION, 3' Partie. âil
pas si grande, mais la raison qu'on a de l'endurer n'est pas si
apparente; ainsi il y a pour le moins une égale bizarrerie. Un
Éthiopien peut dire que c'est par générosité qu'il se crève un
œil; mais que peut dire une dame chrétienne, qui fait parade
de ce que la pudeur naturelle et la religion l'obligent de cacher?
Que c'est la mode et rien davantage. Mais celte mode est
bizarre, incommode, malhonnête, indigne en toutes manières :
elle n'a point d'autre sourc^ qu'une manifeste corruption de la
raison, et qu'une secrète corruption du cœur; on ne la peut
suivre sans scandale, c'est prendre ouvertement le parti du
dérèglement de l'imagination contre la raison, de l'impureté
contre la pureté, de l'esprit du monde contre l'esprit de Dieu,
en un mot, c'est violer les lois de la raison et les lois de l'Évan-
gile que de suivre cette mode. N'importe, c'est la mode, c'est-
à-dire une loi plus sainte et plus inviolable que celle que Dieu
avait écrite de sa main sur les tables de Moïse, et que celle
qu'il grave avec son esprit dans le cœur des chrétiens.
En vérité, je ne sais si les Français ont tout à fait droit de
se moquer des Éthiopiens et des sauvages. Il est vrai, que si on
voyait pour la première fois un roi borgne et boiteux, n'avoir
à sa suite que des boiteux et des borgnes, on aurait peine à
s'empêcher de rire. Mais avec le temps on n'en rirait plus ; et
l'on admirerait peut-être davantage la grandeur de leur courage
et de leur amitié, qu'on ne se raillerait de la faiblesse de leur
esprit. Il n'en est pas de même des modes de France. Leur
bizarrerie n'est point soutenue de quelque raison apparente , et
si elles ont l'avantage de n'être pas si fâcheuses, elles n'ont pas
toujours celui d'être aussi raisonnables. En un mot, elles por-
tent le caractère d'un siècle encore plus corrompu, dans lequel
rien n'est assez puissant pour modérer le dérèglement de l'ima-
gination.
Ce qu'on vient de dire des gens de cour, se doit aussi en-
tendre de la plus grande partie des serviteurs à l'égard de leurs
maîtres, des servantes à l'égard de leurs maîtresses; et pour
ne pas faire un dénombrement assez inutile, cela se doit entendre
Je tous les inférieurs à l'égard de leurs supérieurs ; mais prin-
cipalement des enfants à l'égard de leurs parents, parce que
les enfants sont dans une dépendance toute partirHiliore de leurs
parents que leurs riarents ont pour oux une amitié et une ten-
248 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
dresse qui ne se rencontre pas dans les autres; et enfin parce
que la raison porte les enfants à des soumissions et à des res-
pects que la même raison ne règle pas toujours.
Il n'est pas absolument nécessaire pour agir dans l'imagina-
tion des autres, d'avoir quelque autorité sur eux, et qu'ils dé-
pendent de nous en quelque manière : la seule force d'imagi-
nation suffit quelquefois pour cela. Il arrive souvent que des
inconnus, qui n'ont aucune réputation, et pour lesquels nous
ne sommes prévenus d'aucune estime, ont une telle force d'ima-
gination, et par conséquent des expressions si vives et si tou-
chantes, qu'ils nous persuadent sans que nous sachions ni
pourquoi, ni même de quoi nous sommes persuadés. Il est vrai
que cela semble fort extraordinaire, mais cependant il n'y a
rien de plus commun.
Or cette persuasion imaginaire ne peut venir que de la force
d'un esprit visionnaire, qui parle vivement sans savoir ce qu'd
dit, et qui tourne ainsi les esprits de ceux qui l'écoutent, à
croire fortement sans savoir ce qu'ils ci'oient. Car la plupart
des hommes se laissent aller à l'effort de l'impression sensible
qui les étourdit et les éblouit, et qui les pousse à juger par
passion de ce qu'ils ne conçoivent que fort confusément. On
prie ceux qui liront cet ouvrage, de penser à ceci, d'en remar-
quer des exemples dans les conversations oîi ils se trouveront,
et de faire quelque réflexion sur ce qui se passe dans leur
esprit en ces occasions. Cela leur sera beaucoup plus utile
qu'ils ne peuvent se l'imaginer.
Mais il faut bien considérer qu'il y a deux choses qui con-
tribuent merveilleusement à la force de l'imagination des autres
sur nous. La première est un air de piété et de gravité, l'autre
est un air de libertinage et de fierté. Car selon notre disposi-
tion à la piété ou au libertinage, les personnes qui parlent d'un
air grave et pieux, ou d'un air fier et libertin, agissent fort
diversement sur nous.
Il est vrai que les uns sont bien plus dangereux que les
autres ; mais il ne faut jamais se laisser persuader par les ma-
nières ni des uns ni des autres; mais seulement par la force de
leurs raisons. On peut dire gravement et modestement des sot
tises, et d'uno manière dévole des impiétés et des blasjtliènies
Il faut donc examiner, si les esprits sont de Dieu selon le conseil
DE L'IMAGINATION, 3» Partie. 249
(le saint Jean i, et ne pas se fier à toutes sortes d'esprits. Les
démons se transforment quelquefois en anges de lumière; et
i'ori trouve des personnes à qui l'air de piété est comme naturel,
pt par conséquent dont la réputation est d'ordinaire fortement
établie, qui dispensent les hommes de leurs obligations essen-
tielles, et même de celle d'aimer Dieu et le prochai-n, pour les
rendre esclaves de quelque pratique, et de quelque cérémonie
pliarisienne.
Mais les imaginations fortes desquelles il faut éviter avec
soin l'impression et la contagion, sont certains esprits par le
monde, qui affectent la qualité d'esprits forts ; ce qui ne leur
est pas diftîcile d'acquérir. Car il n'y a maintenant qu'à nier
d'un certain air le péché originel, l'immorlaUté de l'âme, ou se
railler de quelque sentiment reçu dans l'église, pour acquérir
la rare qualité d'esprit fort parmi le commun des hommes.
Ces petits esprits ont d'ordinaire beaucoup de feu, et un
certain air libre et fier qui domine et qui dispose les imagina-
tions faibles à se rendre à des paroles vives et spécieuses, mais
qui ne signifient rien à des esprits attentifs. Ils sont tout à fait
heureux en expressions, quoique très malheureux en raisons.
Mais parce que les hommes, tout raisonnables qu'ils sont,
aiment beaucoup mieux se laisser toucher par le plaisir sensible
dô l'air et des expressions, que de se fatiguer dans l'examen
des raisons ; il est visible que ces esprit» doivent l'emporter sur
les autres, et communiquer ainsi leurs erreurs et leur mali-
gnité, par la puissance qu'ils oat sur l'imagination des autres
hommes.
CHAPITRE III
I. De la force de l'imagination de certains auteurs. — II. De TcrluUicn.
I. Une des plus grandes et des plus remarquables preuves
de la puissance que les imaginations ont les unes sur les
autres, c'est le pouvoir qu'ont certains auteurs de persuader
sans aucunes raisons. Par exemple, le tour des paroles de
Terlullien, de Sénèque, de Montaigne, et de quelques autres, a
* I. Epître, chap. 4.
'ioO DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
tant de charmes, et tant d'éclat, qu'il éblouit l'esprit de la plu-
part des geDs, quoique ce ne soit qu'une faible peinture, et
comme l'ombre de l'imagination de ces auteurs. Leurs paroles
toutes mortes qu'elles sont, ont plus de vigueur que la raison
de certaines gens. Elles entrent, elles pénètrent, elles dominent
dans l'âme d'une manière si impérieuse, qu'elles se font obéir
sans se faire entendre, et qu'on se rend à leurs ordres sans
les savoir. On veut croire : mais on ne sait que croire ; car
lorsqu'on veut savoir précisément ce qu'on croit, ou ce qu'on
veut croire, et qu'on s'approche, pour ainsi dire, de ces fan-
tômes pour les reconnaître, ils s'en vont souvent en fumée avec
tout leur appareil et tout leur éclat.
Quoique les livres des auteurs que je viens de nommer,
soient très propres pour faire remarquer la puissance que les
imaginations ont les unes sus les autres, et que je les propose
pour exemple, je ne prétends pas toutefois les condamner en
toutes choses. Je ne puis pas m' empêcher d'avoir de l'estime
pour certaines beautés qui s y rencontrent, et de la déférence
pour l'approbation universelle qu'ils ont eue pendant plusieurs
siècles 1. Je proteste entin que j'ai beaucoup de respect pour
quelques ouvrages de Tertullien , principalement pour son
apologie contre les gentils, et pour son livre des Prescriptions
contre les hérétiques, et pour quelques endroits des livres de
Sénèque. quoique je n'aie pas beaucoup d'estime pour tout le
livre de Montaigne.
IL Tertullien était à la vérité un homme d'une profonde éru-
dition, mais il avait plus de mémoire que de jugement, plus de
pénétration et plus d'étendue d'imagination, que de pénétration
et d'étendue d'esprit. On ne peut douter enfin, qu'il ne fût
visionnaire dans le sens que j'ai expliqué auparavant, et qu'il
n'eût presque toutes les qualités que j'ai attribuées aux esprits
visionnaires. Le respect qu'il eut pour les visions de Montanus
et pour ses Prophétesses, est une preuve incontestable de la
faiblesse de son jugement. Ce feu, ces emportements, ces en-
thousiasmes sur de petits sujets, marquent sensiblement le dérè-
• Voyez l'éclaircissement sur le 3» ctiap. de la 3° partie du 2e livre où il
sejustilie d'avoir attaqué Tertullien, quoiqu'il «oit en honneur aii|irfcs de
certains tJK'oiogiens ei fort cite par les prédicateurs. Cet éclaircissenie::l est
un excellent commentaire et plein de la meilleure rhétorique de ce chapitre-
DE L'IMAGINATION, 3= Partie. 25t
glement de son imagination. Combien de mouvements irrégii-
liers dans ses hyperboles et dans ses figures ? Combien de
raisons pompeuses et magnifiques, qui ne prouvent que par
leur éclat sensible, et qui ne persuadent qu'en éblouissant l'es-
prit?
A quoi sert, par exemple, à cet auteur qui veut se justifier
d'avoir pris le manteau de philosophe, au lieu de la robe ordi-
naire, de dire que ce manteau avait autrefois été en usage dans
la ville de Carthage ? Est-il permis présentement de prendre
la toque et la fraise, à cause que nos pères s'en sont servis ? Et
les femmes peuvent-elles porter des vertugadins et des chape-
rons, si ce n'est au carnaval, lorsqu'elles veulent se déguiser
en masque.
Que peut-il conclure de ces descriptions pompeuses et ma-
gnifiques des changements qui ari'ivent dans le monde, et que
peuvent-elles contribuer à sa justification ? La lune est diffé-
rente dans ses phases, l'année dans ses saisons, les campagnes
changent de face l'hiver et l'été. Il arrive des débordements
d'eaux qui noj'ent des provinces entières, et des tremblements
de terre qui les engloutissent. On a bâti de nouvelles villes,
on a établi de nouvelles colonies , on a vu des inondations de
peuples qui ont ravagé des pays entiers ; enfin toute la nature
est sujette au changement. Donc il a eu raison de quitter la
robe pour prendre le manteau. Quel rapport entre ce qu'il doit
prouver, et entre tous ces changements et plusieurs autres
qu'il recherche avec grand soin, et qu'il décrit avec des
expressions forcées, obscures et guindées *. Le paon se change à
chaque pas qu'il fait, le serpent entrant dans quelque trou étroit
sort de sa propre peau, et se renouvelle, donc il a raison de
changer d'habit ? Peut-on de sang-froid, et de sens rassis tirer
de pareilles conclusions, et pourrait-on les voir tirer sans eu
rive, si cet auteur n'étourdissait et ne troublait l'esprit de ceux
qui le lisent ?
Presque tout le reste de ce petit livre de Pallio, est plein de
raisons aussi éloignées de son sujet que celles-ci, lesquelles
certainement ne prouvent qu'en étourdissant, lorsqu'on est ca-
pable de se laisser étourdir ; mais il serait assez inutile dt t .
• Chap. 2 et 3 de Pallio.
252 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
arrêter davantage. Il suffit de dire ici, que si la justesse de
l'esprit, aussi bien que la clarté et la netteté dans le discours,
doivent toujours paraître en tout ce qu'on écrit, puisqu'on ne
doit écrire que pour faire connaître la vérité, il n'est pas pos-
sible d'excuser cet auteur, qui au rapport même de Saumaise *,
le plus grand critique de nos jours, a fait tous ses efforts pour
se rendre obscur, et qui a si bien réussi dans son dessein, que
ce commentateur était prêt de jurer, qu'il n'y avait personne
qui l'entendit parfaitement. Mais, quand le génie de la nation,
la fantaisie de la mode qui régnait en ce temps-là, et enfin la
nature de la satire ou de la raillerie seraient capables de jus-
tifier en quelque manière ce beau dessein de se rendre obscur
et incompréhensible, tout cela ne pourrait excuser les mé-
chantes raisons et l'égarement d'un auteur, qui dans plusieurs
autres de ses ouvrages, aussi bien que dans celui-ci, dit tout
ce qui lui vient dans l'esprit, pourvu que ce soit quelque pensée
extraordinaire, et qu'il ait quelque expi'ession hardie par la-
quelle il espère faire parade delà force, ou pour mieux dire, du
déroa;!ement de son imasrinalion.
CHAPITRE IV
De l'imaginaliou do Séiièque.
L'imagination de Scnèque n'est quelquefois pas mieux réglée
que celle de Tertullien. Ses mouvements impétueux l'emportent
souvent dans des pays qui lui sont inconnus, oîi néanmoins il
marche avec la même assurance que s'il savait où il est et où
il v;i. Pouvu qu'il fasse de grands pas, des pas figurés et dans
une juste cadence, il s'imagine qu'il avance beaucoup ; mais il
ressemble à ceux qui dansent, qui finissent toujours où ils ont
commencé.
!1 faut bien distinguer la force et la beauté des paroles, de
i Miiito? eliam vidi poslquam bene œsluassent ut eum assoqiicrciitur, nihii
prœler sudoioin et inanem aninii fatisalionem liiciatos ab ejus lectioiii; dis-
ccssissi'. Sic, qui Sfotiiius habeii viileiique diynus, qui bnc co^noiiiciiluin
liabcrot. vnluit, adeo quod voluit à seiuctipso impciravit, et clfici're id qiio;i
apiab.it v;iiuit, ut liqiiido juiaru aii>;iiu iiciuiiicm ail hoc tcuipus cxtiiisse, qui
|>Ossit Jninio huiic libcilum à capiti- ad cnlci,'m usquu loiuiii à se non uiiuùs
bef 3 iiUclIcclum (juam lectum. Salin, tu episl.dcd. comm. in Terl.
DE LIMAGLNATION, 3= Partie. 253
la force et de l'évidence des raisons. Il y a sans doute beau-
coup de force et quelque beauté dans les paroles de Sénèque ;
mais il y a très peu de force et d'évidence dans ses raisons. Il
donne par la force de son imagination un certain tour à ses
paroles, qui touche, qui agite et qui persuade par impression ;
mais il ne leur donne pas cette netteté et cette lumière pure
qui éclaire et qui persuade par évidence. Il convainc, parce
qu'il émeut et parce qu'il plaît ; mais je ne crois pas qu'il lui
arrive de persuader ceux qui le peuvent lire de sang-froid, qui
prennent garde à la surprise, et qui ont coutume de ne se
rendre qu'à la clarté et à l'évidence des raisons. En un mot,
pourvu qu'il parle et qu'il parle bien, il se met peu en peine de
ce qu'il dit, comme si on pouvait bien parler sans savoir ce qu'on
dit; et ainsi il persuade sans que l'on sache souvent ni de
quoi, ni comment on est persuadé, comme si on devait jamais
se laisser persuader de quelque chose sans la concevoir dis-
tinctement et sans avoir examiné les preuves qui la démon-
trent.
Qu y a-t-il de plus pompeux et de plus magnifique que
l'idée qu'il nous donne de son Sage ; mais qu'y a-t-il au fond de
plus vain et de plus imaginaire ? Le portrait qu'il fait de Caton
est trop beau pour être naturel ; ce n'est que du fard et que du
plâtre qui ne donne dans la vue que de ceux qui n'étudient et
qui ne connaissent point la nature. Galon était un homme sujet
à la misère des hommes; il n'éHit point invulnérable, c'est une
idée ; ceux qui le frappaient le blessaient. Il n'avait ni la du-
reté du diamant, que le fer ne peut briser, ni la fermeté des
rochers que les flots ne peuvent ébranler, comme Sénèque le
prétend. En un mot, il n'était point insensible ; et le même
Sénèque se trouve obligé d'en tomber d'accord, lorsque son
imagination s'est un peu refroidie, et qu'il fait davantage de
réflexion à ce qu'il dit *.
Mais quoi donc ! n'accordeva-t-il pas que son Sage peut devenir
' Itaqac non refert, quam multa in illam tela conjiciantur, cùm sit nulli
penetrabilis. Quomodb quorumdam lapidum mexpuqnabilis fcrro duritia e-;!,
njic secari adamas, aut cce.ij vel ten potest, scd incurrentia ultri) reiundlt
quemadinodum projtcti in altum S';opuii mare franijunt, nec ipsi alLi sa-viijiE
vestigla tôt vcrberaii «.Tcalis o^ti-ntant. Itù sGnieiUis aniinus sulidu% «.s!, et
id roboris collegii, ul tàtn tutus sit ab injuria quam illa quœ extuli. Sen.
De coiiitanlia sapiealis, ch. 3.
T. I. 15
254 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
misérable, puisqu'il accorde qu'il n'est pas insensible à la dou-
leur ? iSon sans doute, la douleur ne touche pas son Sage ; la
crainte de la douleur ne l'inquiète pas, son Sage est au-dessus
de la fortune et de la malice des hommes ; ils ne sont pas ca-
pables de l'inquiéter.
Il n'y a point de murailles et de tours dans les plus fortes
places, que les béliers et les autres machines ne fassent trem-
bler, et ne renversent avec le temps. Mais il n'y a point de
machines assez puissantes pour ébranler l'esprit de son Sage.
Ne lui comparez pas les murs de Babylone, qu'Alexandre a
forcés, ni ceux de Carthage et de Nuraance, qu'un même bras
a renversés, ni enfin le Capitule et la citadelle qui gardent en-
core à présent des marques, que les ennemis s'en sont rendus
les maîtres. Les flèches que l'on tire contre le soleil ne mon-
tent pas jusqu'à lui. Les saci'ilèges que l'on commet, lorsque
l'on renverse les temples, et qu'on en brise les images, ne nui-
sent pas à la divinité. Les dieux mêmes peuvent être accablés
sous les ruines de leurs temples ; mais son Sage n'en sera pas
accablé, ou plutôt s'il en est accablé, il n'est pas possible qu'il
en soit blessé*.
Mais ne croyez pas, dit Sénèque, que ce Sage que je vous
dépeins ne se trouve nulle part. Ce n'est pas une fiction pour
élever sottement l'esprit de l'homme. Ce n'est pas une gi-ande
idée sans réalité et sans /érité ; peut-être même que Caton
passe cette idée.
Mais il me semble, continue- t-il, que je vois que votre es-
prit s'agite et s'échauffe. Vous voulez dire peut-être, que c'est
se rendre méprisable que de promettre des choses qu'on ne
peut ni croire, ni espérer ; et que les stoïciens ne font que
caanger le nom des choses, afin de dire les mêmes vérit(^&
(Tune manière plus grande et plus magnifique. Mais vous vous
trompez : Je ne prétends pas élever le Sage ,par ces paroles ma-
gnifiques et spécieuses : Je prétends seulement qu'il est dans un
lieu inaccessible et dans lequel on ne peut le blesser.
* Adâuui boc vobis probaturus sub isto tôt civjtatum eversore munimenta
incursu arieiis laberrieri, et tuGuiu altiludiiicm cunjculis ac luteiitibus fossis
ropentë residere, et xquaturuiu editissimas arces ag^ierem crescorc. At nulla
maubinamcnia possc reporiri, quce bcnè l'undatuin ainimuiu aKiteiit.
?son Dabylonis iimros illi contuleris, quos Alextndcr ialravit : non Carlba'
DE HMAGL\AliU.\, 3' Parue. ioS
Voilà jusqu'où l'imagination vigoureuse de Sénèque emporte
. sa faible raison. Mais se peut-il faire que des hommes qui sen-
tent continuellement leurs misères et leurs faiblesse , puissent
tomber dans des sentiments si fiers et si vains ? Un homme
raisonnable peut-il jamais se persuader, que sa douleur ne le
touche et ne le blesse? et Caton tout sage et tout fort qu'il était,
pouvait-il souffrir sans quelque inquiétude, ou au moins sans
quoique distraction, je ne dis pas les injures atroces d'un peuple
enragé qui le traine, qui le dépouille et qui le maltraite de coups,
mais les piqûres d'une simple mouche ? Qu'y a-t-il de plus
faible contre, des preuves aussi fortes et aussi convaincantes
que sont celles de notre propre expérience, que cette belle
raison de Sénèque, laquelle est cependant une de ses princi-
pales preuves?
Celui qui blesse, dit-il, doit être plus fort que celui qui
est blessé. Le vice n'est pas plus fort que la vertu. Donc
le sage ne peut être blessé. Car il n'y a qu'à répondre, ou
ginis, aiil >amautiœ mœnia ana mano capta: non Capiiolium arcemve: habent
ista Hostile vestigiam. Ch. n.
Qaid Kl pu'as cum stolidus ille Rex mnltitu.line tolorum diem obscnrasset,
ullam sagittam in soleni incidisse. Ul coelestia tiomanas manus efingiant. et '
ab Lh qui templa dirunnt, aut simalaclira connant, nihil divi-iitiii nocetur,
ità q'iidquid sit in s^pientem. protervè, petulanlèr, «uperbè ffustrà tentatur.
Ch. ».
Inter fiagorerâ temploram super Deos suos eadentinm nni homini pax fait.
Ch. 3.
Nnn e«t ut dicas ità ut soles hnne sjpientem sostrurn nn^quàm inveniri.
non fingiinns istud bamani ingeuii \-anum decus nec inaentem imapineui rei
falsœ conripimus : sed qualem conCrmamus, exbibuimus, ei e.xliibebimus.
Cœternm hic ipse M. Cato verror ne .Miprâ nostrum exeniplar sit. Ch. 7.
Videor mihi iatueri aninium tiinm incensnm, el effervescentem : paras
tcclainare, Haec suut, quœ auctoritatem prœceptis vestris Jctraliant.
.Magnn promittitis, et qucD ne optari quidem, nedùm credi, possnnt.
Et plus bas :
Itij •^ubiato altè .snperrilio in cadem, quœ cœteri,descenditi5 mutatis rc-mm
norainibus : ta'e itaque aliquld et in hoc esse su^picor, qnod prima specie
pulchrum atque magiiilicum est, nec injuriam, nec contunieliam accepturum
esse «apientem.
Et plus bas :
E?o verô sapientem non imasTinario honore verboruin exornare constitui,
sed eo loco ponere, qao nalla perveniat injuriât.
Validius débet esse quod iaedit, eo quod lapditur. Non est aulem fortior
nequitia virtute. Xon potest erjo lœdl sapieni^. Injuria in bonos non tentatur
nisi à mais, bonis inter se pax est. Quod si lœdi nisi inQrmior non potest,
_ malus autem bono inflrmior est, nec injuria bonis nisi il dispr.ri verenda est,
injuria in sapientem viram ncra cadit. Ch. 7, ibidem.
236 DE LA RECHERCHE DE LA Vr?,ITÉ.
que tous les hommes sont pécheurs, et par conséquent dignes
de la misère qu'ils souffrent, ce que la religion nous apprend,
ou que si le vice n'est pas plus fort que la vertu, les vicieux
peuvent avoir quelquefois plus de force que les gens de bien,
comme l'expérience nous le fait connaître.
Épicurei avait raison de dire, que les offenses étaient sup-
portables à un homme sage ; mais Sénèque a tort de dire, que
les sages ne peuvent pas même être offensés. La vertu des
stoïques ne pouvait pas les rendre invulnérables, puisque la
véritable vertu n'empêche pas qu'on ne soit misérable et digne
de compassion dans le temps qu'on souffre quelque mal. Saint
Paul et les premiers chrétiens avaient plus de vertu que Caton
et que les stoïciens. Ils avouaient néanmoins qu'ils étaient mi-
sérables par les peines qu'ils enduraient, quoiqu'ils fussent
heureux dans l'espérance d'une récompense éternelle. « Si lan-
tum in hac vita sperantes sumus, miserabiliores sumus om-
nibus hominibus », dit saint Paul.
Comme il n'y a que Dieu qui nous puisse donner par sa
grâce une véritable et solide vertu, il n'y a aussi que lui qui
nous puisse faire jouir d'un bonheur solide et véritable ; mais il
ne le promet et ne le donne pas en cette vie. C'est dans l'autre
qu'il faut l'espérer de sa justice, comme la récompense des
misères qu'on a souffertes pour l'amour de lui. Nous ne sommes
pas à présent dans la possession de cette paix et de ce repos
que rien ne peut troubler. La grâce même de Jésus-Christ ne
nous donne pas une force invincible; elle nous laisse d'ordi-
naire sentir notre propre faiblesse, pour nous faire connaître
qu'il n'y a rien au monde qui ne nous puisse blesser, et pour
nous faire souffrir avec une patience humble et modeste toutes
les injures que nous recevons, et non pas avec une patience
hère et orgueilleuse semblable à la couslance du superbe
Caton.
Lorsqu'on frappa Caton 2 au visage, Une se fâcha point; il ne
se vengea point ; il ne pardonna point aussi ; mais il nia fière-
meni q'iion lui eût fait quelque injure. Il voulait qu'on le crût
intinimeni au-dessus de Ceux qui l'avaient frappé. Sa patience
Eiiicuriis ail injurias lolorabilcs esse sapicnli,nos injurias non esse, cap. 11.
Sénèque, cli. 14 du même tiaile.
DE LIMAGINATION, 3« Partie. 25T
n'était qu'orgueil et que fierté. Elle était choquante et inju-
rieuse pour ceux qui l'avaient maltraite ; et Caton marquait
par cette patience de stoïque , qu'il regardait ses ennemis
comme des bêtes contre lesquelles il est honteux de se mettre
en colère. C'est ce mépris de ses ennemis et cette grande estime
de soi-mém eque Sénèque appelle grandeur de courage. « Majori
animo, dit-il parlant de l'injure qu'on fit à Caton, non agnovit
quam ignovisset. » Quel excès de confondre la grandeur de cou-
rage avec l'orgueil, et de séparer la patience d'avec l'humilité
pour la joindre avec une fierté insupportable ! Mais que ces
excès flattent agréablement la vanité de l'homme, qui ne veut
jamais s'abaisser, et qu'il est dangereux principalement à des
chrétiens de s'instruire de la morale dans un auteur aussi peu
judicieux que Sénèque ; mais dont l'imagination est si forte, si
vive et si impétueuse, qu'elle éblouit, qu'elle étourdit, et qu'elle
extraine tous ceux qui ont peu de fermeté d'esprit, et beaucoup
de sensibiUté pour tout ce qui flatte la concupiscence de l'or-
gueil.
Que les chrétiens apprennent plutôt de leur maître, que des
impies sont capables de les blesser, et que les gens de bien
sont quelquefois assujettis à ces impies par l'ordre de la provi-
dence. Lorsqu'un des officiers du grand-prétre donna un souf-
flet à Jésus-Christ, ce sage des chrétiens, infiniment sage, et
même aussi puissant qu'il est sage, confesse que ce valet a été
capable de le blesser. Il ne se fâche pas ; il ne se venge pas
comme Caton ; mais il pardonne comme ayant été véritable-
ment offensé. Il pouvait se venger et perdre ses ennemis ; mais
il souffre avec une patience humble et modeste, qui n'est inju-
rieuse à personne, ni même à ce valet qui l'avait offensé. Caton
au conti'airenc pouvant ou n'osant tirer de vengeance réelle de
l'offense qu'il avait reçue, tâche d'en tirer une imaginaire et
qui flatte sa vanité et son orgueil. Il s'élève en esprit jusque
dans les nues ; il voit de là les hommes d'ici-bas petits comme
des mouches, et il les méprise comme des insectes incapables
de l'avoir ofïensé, et indignes de sa colère. Cette vision est une
pensée digne du sage Caton. C'est elle qui lui donne cette
grandeur d'âme et celte fermeté de courage qui le rend sem-
blable aux dieux. C'est elle qui le rend invulnérable, puisque
c'est elle qui le met au-desbus de toute la force et de toute la
258 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
malignité clés autres hommes. Pauvre Caton ! tu l'imagines que
ta vertu t'élève au-dessus de toutes choses : ta sagesse n'est
que folie, et ta grandeur qu'abomination devant Dieu, quoi-
qu'en pensent les sages du monde ^
Il y a des visionnaires de plusieurs espèces : les uns s'ima-
ginent qu'ils sont transformés en coqs et en poules ; d'autres
croient qu'ils sont devenus rois ou empereurs; d'autres enfin se
persuadent qu'ils sont indépendants et comme des dieux. Mais
si les hommes regardent toujours comme des fous ceux qui
assurent qu'ils sont devenus coqs ou rois, ils ne pensent pas
toujours, que ceux qui disent que leur vertu les rend indépen-
dants et égaux à Dieu, soient véritablement visionnaires. La
raison en est, que pour être estimé fou, il ne suffit pas d'avoir
de folles pensées, il faut outre cela que les autres hommes
prennent les pensées que Ton a pour des visions et pour des
folies. Car les fous ne passent pas pour ce qu'ils sont parmi les
fous qui leur ressemblent,- mais seulement parmi les hommes
raisonnables, de même que les sages ne passent pas pour ce
qu'ils sont parmi des fous. Les hommes reconnaissent donc
pour fous ceux qui s'imaginent être devenus coqs ou rois, parce
que tous leS hommes ont raison de ne pas croire qu'on puisse
si facil'^ment devenir coq ou roi. 3Iais ce n'est pas d'aujourd'hui
que les hommes croient pouvoir devenir comme des dieux ; ils
l'ont cru de tout temps, et peut-être plus qu'ils ne le croient
aujourd'hui. La vanité leur a toujours rendu cette pensée assez
vraisemblable. Ils la tiennent de leurs premiers parents; car
sans doute nos premiers parents étaient dans ce sentiment,
lorsqu'ils obéirent au démon qui les tenta par la promesse
qu'il leur fit, qu'ils deviendraient senblables à Dieu: «Eritissicuf
Dii ». Les intelligences même les plus pures et les plus éclairées
ont été si fort aveuglées par leur propre orgueil, qu'ils ont dé-
siré et peut-être cru pouvoir devenir indépendants, et même
formé le dessein de monter sur le trône de Dieu. Ainsi il ne
faut point s'étonner, si les hommes qui n'ont ni la pureté ni la
lumière des anges, s'abandonnent aux mouvements de leur
vanité qui les aveugle et qui les séduit.
' Snpii'iilia liujiis' miindi stultitia est apiid neum. Qiiod hoi))inibu=;
est, abominatio ante Deum. Luc. 16.
DE L'IMAGINATION, 3= Partie. 259
Si la tentation pour la grandeur et rindôpendance est la plus
forte de toutes, c'est qu'elle nous parait comme à nos premiers
pafents, assez conforme à notre raison aussi bien qu'à notre
inclination, à cause que nous ne sentons pas toujours toute notre
dépendance. Si le serpent eût menacé nos premiers parents,
en leur disant : si vous ne mangez du fruit dont Dieu vous a
défendu de manger, vous serez transformés, vous en coq, et
vous en poule, on ne craint point d'assurer qu'ils se fussent
raillés d'une tentation si grossière ; car nous nous en raillerions
nous-mêmes. Mais le démon jugeant des autres par lui-même,
savait bien que le désir de l'indépendance était le faible par où
il les fallait prendre. Au reste comme Dieu nous a créés à son
image et à sa ressemblance, et que notre bonheur est d'être
semblables à Dieu, on peut dire que la magnifique et intéressante
promesse du démon i, est la même que celle que la religion
nous propose, et qu'elle s'accomplira en nous, non comme le
disait le menteur et l'orgueilleux tentateur en désobéissant à
Dieu, mais en suivant exactement ses ordres.
La seconde raison qui fait qu'on regarde comme fous ceux
qui assurent qu'ils sont devenus coqs ou rois, et qu'on n'a pas
la même pensée de ceux qui assurent que personne ne les peut
blesser, parce qu'ils sont au-dessus de la douleur, c'est qu'il
est visible que les hypocondriaques se trompent, et qu'il ne
faut qu'ouvrir les yeux pour avoir des preuves sensibles de
leur égarement. Mais lorsque Caton assure que ceux qui l'ont
frappé ne l'ont point blessé, et qu'il est au-dessus de toutes les
injures qu'on lui peut faire, il l'assure, ou il peut l'assurer avec
tant de fierté et de gravité, qu'on ne peut reconnaître s'il est
effectivement tel au dedans qu'il parait être au dehors. On
est même porté à croire que soo àme n'est point ébranlée, à
cause que son corps demeure immobile, parce que l'air exté-
rieur de notre corps est une marque naturelle de ce qui se
passe dans le fond de notre âme. Ainsi quand mi hardi menteui"
ment avec beaucoup d'assurance, il fait souvent croire les
choses les plus incroyables; parce que cette assurance avec
laquelle il parle, est une preuve qui touche les sens, et qui par
conséquent est très forte et très persuasive pour la plupart dos
* l. Ep. des. Jean. Ch. 3.
■260 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
hommes. Il y a donc peu de personnes qui regardent les
stoïciens comme des visionnaires, ou comme de hardis men-
teurs, parce qu'on n'a pas de preuve sensible de ce qui se passe
dans le fond de leur cœur, et que l'air de leur visage est une
preuve sensible qui impose facilement, outre que la vanité nous
porte à croire que l'esprit de l'homme est capable de cette
grandeur et de cette indépendance dont ils se vantent.
Tout cela fait voir qu'il y a peu d'erreurs plus dangereuses,
et qui se communiquent aussi facilement que celles dont les
livres de Sénèque sont remplis, parce que ces erreurs sont dé-
licates, proportionnées à la vanité de l'homme, et semblables à
celle dans laquelle le démon engagea nos premiers parents.
Elle sont revêtues dans ces livres d'ornements pompeux et ma-
gnifiques, qui leur ouvrent le passage dans la plupart des
esprits. Elles y entrent, elles s'en emparent, elles les étourdis-
sent et les aveuglent. Mais elles les aveuglent d'un aveugle-
ment superbe, d'un aveuglement éblouissant, d'un aveuglement
accompagné de lueurs, et non pas d'un aveuglement humiliant
et plein de ténèbres, qui fait sentir qu'on est aveugle, et qu'il
le fait reconnaître aux autres. Quand on est frappe de cet aveu-
glement d'orgueil, on se met au nombre des beaux esprits et
des esprits forts. Les autres mêmes nous y mettent et nous
admirent. Ainsi il n'y a rien de plus contagieux que cet aveu-
glement, parce que la vanité et la sensibilité des hommes, la
corruption de leurs sens et de leurs passions les dispose à
rechercher d'en être frappés, et les excite à en frapper les
autres.
Je ne crois donc pas qu'on puisse trouver d'auteur plus
propre que Sénèque, pour faire connaître quelle est la conta-
gion d'une infinité de gens, qu'on appelle beaux esprits et esprits
forts, et comment les imaginations fortes et vigoureuses domi-
nent sur les esprits faibles et peu éclairés, non par la force ni
l'évidence des raisons, qui sont des productions de l'esprit ;
mais par le tour et la manière vive de l'expression qui dépend
de la force de l'imagination. Je sais bien que cet auteur a beau-
coup d'estime dans le monde, et qu'on prendra pour une espèce
de témérité de ce que j'en parle, comme d'un homme fort Ima-
ginatif et peu judicieux. Mais c'est principalement à cause de
cette estime que j'ai entrepris d'en parler, non par une espèce
DE L'IMAGINATON, 3° Partie. 261
d'envie ou par humeur, mais parce que l'estime qu'on fait de
lui touchera davantage les esprits et leur fera faire attention
aux erreurs que j'ai combattues. Il faut, autant qu'on peut,
apporter des exemples illustres des choses qu'on dit, lorsqu'elles
sont de conséquence, et c'est quelquefois faire honneur à un
livre que de le critiquer. Mais enfin je ne suis pas le seul qui
trouve à redire dans les écrits de Sénèque ; car sans parler de
quelques illustres de ce siècle, il y a près de seize cents ans,
qu'un auteur très judicieux a remarqué, qu'il y avait peu i
d'exactitude dans sa philosophie 2, peu de discernement et de
justesse dans son élocution ^, et que sa réputation était plutôt
l'effet d'une ferveur et d'une inclination indiscrète de jeunes
gens, que d'un consentement de personnes savantes et bien
sensées.
Il est inutile de combattre par des écrits pubhcs des erreurs
grossières, paixe qu'elles ne sont point contagieuses. Il est
ridicule d'avertir les hommes, que les hypocondriaques se
trompent, ils le savent assez. Mais si ceux dont ils font beau-
coup d'estime se trompent, il est toujours utile de les en
avertir, de peur qu'ils ne suivent leurs erreurs. Or il est visible
que l'esprit de Sénèque est un esprit d'orgueil et de vanité.
Ainsi puisque l'orgueil, selon l'Écriture, est la source du péché,
« initium peccati superbia », l'esprit de Sénèque ne peut être l'es-
prit de l'Évangile, ni sa morale s'allier avec la morale de
Jésus-Christ, laquelle seule est solide et véritable.
Il est vrai que toutes les pensées de Sénèque ne sont pas
fausses ni dangereuses *. Cet auteur se peut lire avec profit
par ceux qui ont l'esprit juste, et qui savent le fond de la
morale chrétienne. De grands hommes s'en sont servis utile-
ment, et je n'ai gai'de de condamner ceux qui pour s'accom-
moder à la faiblesse des autres hommes qui avaient trop d'es-
time pour lui, ont tiré des ouvrages de cet auteur, des preuves
pour défendre la morale de Jésus-Christ, et pour combattre
ainsi les ennemis de l'Évangile par leurs propres armes.
' In phiinsophia parùin dilisrns.
* Veiles eum suo insenio dixisse îlieno juriicio.
^ Si aliqua cnnlempsis^et, ot, coiisciisii potius eruditorura qiiam pueroram
•niorc- c ■iiiprobarcliii'. Ui'iiiiil't'i'i '• to, cli. i.
* Noiis verrons Siinèquo cite avec éloge par Slalebranche lui-même.
T. I. lo.
^82 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
Il y a de bonnes choses dans l'Alcoran, et l'on trouve des
propliéties véritables dans les Centuries de Nostradamus ; on
se sert de l'Alcoran pour combattre la religion des Turcs, et
l'on peut se servir des prophéties de Nostradamus pour con-
vaincre quelques esprits bizarres et visionnaires. Mais ce qu'il
y a de bon dans l'Alcoran, ne fait pas que l'Alcoran soit un
bon livre, et quelques véritables explications des Centuries de
Nostradamus ne feront jamais passer Nostradamus pour un pro-
phète; et l'on ne peut pas dire que ceux qui se servent de ces
auteurs les approuvent, ou qu'ils aient pour eux une estime
véritable.
On ne doit pas prétendre combattre ce que j'ai avancé de
Sénèque, en rapportant un grand nombre de passages de cet
■auteur, qui ne contiennent que des vérités solides et conformes
à l'Évangile : je tombe d'accord qu'il y en a, mais il y en a
aussi dans l'Alcoran et dans les autres méchants livres. On
aurait tort de même de m'accabler de l'autorité d'une infinité
de gens qui se sont servis de Sénèque, parce qu'on peut quel-
quefois se servir d'un livre que l'on croit impertinent, pourvu
que ceux à qui l'on parle n'en portent pas le même jugement
que nous.
Pour ruiner toute la sagesse des stoïque^, il ne faut savoir
qu'une seule chose, qui est assez prouvée par rexpéricuce et
par ce que l'on a déjà dit: c'est que nous tenons à notre corps,
à nos parents, à nos amis, à notre pi'ince, à notre patrie par
des liens que nous ne pouvons rompre, et que même nous
aurions honte de tâcher de rompre. Notre âme est unie à
noire corps, et par notre corps à toutes les choses visibles par
une main si puissante, qu'il est impossible par nous-mêmes de
nous en détacher. Il est impossible qu'on pique notre corps,
sans que l'on nous pique et que l'on nous blesse nous-mêmes,
parce que dans l'état où nous sommes, cette con-espondance de
nous avec le corps qui est à nous, est absolument nécessaire.
De même il est impossible qu'on nous dise des injures et qu'on
nous méprise, sans que nous en sentions du chagrin, parce que
Dieu nous ayant faits pour être en société avec les autres
hommes, il nous a donné une inclination pour tout ce qui est
capable de nous lier avec eux, laquelle nous ne pouvons vainci'e
par nous-mêmes. Il est chimérique de dire que la douleur ne
DE L'IMAGINATION, 3' Partie. 263
BOUS blesse pas, et que les paroles de mépris ne sont pas
capables de nous offenser, parce qu'on est au-dessus de tout
cela. On n'est jamais au-dessus de la nature, si ce n'est par la
grâce; et jamais stoïque ne méprisa la gloire et l'estime des
hommes, par les seules forces de son esprit.
Les hommes peuvent bien vaincre leurs passions par des pas-
sions contraires. Ils peuvent vaincre la peur ou la douleur, par va-
nité : je veux dire seulement, qu'ils peuvent ne pas fuir ou ne pas
se plaindre, lorsque se sentant en vue à bien du monde, le désir
de la gloire les soutient, et arrête dans leur corps les mouvements
qui les portent à la fiiite. Ils peuvent vaincre de cette sorte;
mais ce n'est pas là vaincre, ce n'est pas là se délivrer de la
ser\'itude : c'est peut-être changer de maître pour quelque
temps, ou plutôt c'est étendre son esclavage ; c'est devenir
sage, heureux, et libre seulement en apparence, et souffrir en
effet une dure et cruelle servitude. On peut résister à l'union
naturelle que l'on a avec son eoi-ps, par l'union que l'on a avec
les hommes, parce qu'on peut résister à la nature par les
forces de la nature ; on peut résister à Dieu par les forces que
Dieu nous donne. Mais on ne peut résister par les forces de
son esprit. On ne peut entièrement vaincre la nature que par
la grâce, parce qu'on ne peut, s'il est permis de parler ainsi,
vaincre Dieu que par un secours particulier de Dieu.
Ainsi cette division magnifique de toutes les choses qui ne
dépendent point de nous et desquelles nous ne devons point
dépendre, est une division qui semble conforme à la rai-
son, mais qui n'est point conforme à l'état déréglé auquel
le péché nous a réduits. Nous sommes unis à toutes les cré-
atures par l'ordre de Dieu, et nous en dépendons absolu-
ment par le désordre du péché ; de sorte que nous ne pouvons
être heureux. Lorsque nous sommes dans la douleur et dans
l'inquiétude, nous ne devons point espérer d'être heureux en
cette vie, en nous imaginant que nous ne dépendons point de
toutes les choses, desquelles nous sommes naturellement
esclaves. Nous ne pouvons être heureux que par une foi vive
et par une forte espérance qui nous fasse jouir par avance des
biens futurs; et nous ne pouvons \-ivre selon les règles de la
vertu, et vaincre la nature, si nous ne sommes soutenus par
la grâce que Jésus-Christ nous a méritée.
264 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
CHAPITRE V
Du livre de Montaigne.
Les Essais de Montaigne nous peuvent aussi servir de preuve
de la force que les imaginations ont les unes sur les autres :
car cet auteur a un certain air libre, il donne un tour si naturel
et si vif à ses pensées, qu'il est malaisé de le lire sans se laisser
préoccuper. La négligence qu'il affecte lui sied assez bien, et
le rend aimable à la plupart du monde sans le faire mépriser;
et sa fierté est une certaine fierté d'honnête homme, si cela se
peut dire ainsi, qui le fait respecter sans le faire haïr. L'air du
monde et l'air cavaher soutenus par quelque érudition, font un
effet si prodigieux sur l'esprit, qu'on l'admire souvent et qu'on
se rend presque toujours à ce qu'il décide, sans oser l'exa-
miner, et quelquefois même sans l'entendre. Ce ne sont nulle-
ment ses raisons qui persuadent ; il n'en apporte presque
jamais des choses qu'il avance, ou pour le moins il n'en apporte
presque jamais qui aient quelque solidité. En effet, il n'a point
de principes sur lesquels il fonde ses raisonnements, et il n'a
point d'ordre pour faire les déductions de ses principes. Un
trait d'histoire ne prouve pas, un petit conte ne démontre pas ;
deux vers d'Horace, un apophtegme de Cléomènes ou de César,
ne doivent pas persuader des gens raisonnables : cependant ces
Essais ne sont qu'un tissu de traits d'histoire, de petits contes,
de bons mots, de distiques, et d'apophtegmes.
Il est vrai qu'on ne doit pas regarder Montaigne dans ses
Essais, comme un homme qui raisonne, mais comme un homme
qui se divertit, qui tâche de plaire, et qui ne pense point à
enseigner : et si ceux qui le lisent ne faisaient que s'en diver-
tir, il faut tomber d'accord que Montaigne ne serait pas un
si méchant livre pour eux. Mais il est presque impossible de
ne pas aimer ce qui plaît, et de ne pas se nourrir des viandes
qui ilattent le goût. L'esprit ne peut se plaire dans la lecture
d'un auteur sans en prendre les sentiments, ou tout au moins
sans en recevoir quelque teinture, laquelle se mêlant avec ses
idées, les rend confuses et obscures.
Il n'est pas seulement dangereux de lire Montaigne pour se
DE L'IMAGINATION, 3» Partie. 265
divertir, à cause que le plaisir qu'on y prend engage insensi-
blement dans ses sentiments; mais encore parce que ce plaisir
est plus criminel qu'on ne pense. Car il est certain que ce
plaisir naît principalement de la concupiscence, et qu'il ne fait
qu'entretenir et que fortitler les passions, la manière d'écrire
de cet auteur n'étant agréable que parce qu'elle nous touche et
qu'elle réveille nos passions d'une manière imperceptible.
Il serait assez inutile de prouver cela dans le détail, et géné-
ralement que tous les divers styles ne nous plaisent ordinaire-
ment qu'à cause de la corruption secrète de notre cœur; mais
ce n'en est pas ici le lieu, et cela nous mènerait trop loin. Tou-
tefois si l'on veut faire rétlexion sur la liaison des idées et des
passions dont j'ai parlé auparavant i, et sur ce qui se passe en
soi-même dans le temps que l'on lit quelque pièce bien écrite,
on pourra reconnaître en quelque façon, que si nous aimons le
genre sublime, l'air noble et libre de certains auteurs, c'est
que nous avons de la vanité, et que nous aimons la grandeur
et l'indépendance, et que ce goût que nous ti"ouvons dans la
délicatesse des discours efféminés, n'a point d'autre source
qu'une secrète inclination pour la mollesse et pour la volupté.
En un mot, que c'est une certaine intelligence pour ce qui
touche les sens et non pas l'intelligence de la vérité, qui fait
que certains auteurs nous charment et nous enlèvent comme
malgré nous. Mais revenons à Montaigne.
Il me semble que ses plus grands admirateurs le louent d'un
certain caractère d'auteur judicieux et éloigné du pédantisme,
et d'avoir parfaitement connu la nature et les faiblesses de l'es-
prit humain. Si je montre donc que Montaigne, tout cavalier
qu'il est, ne laissa pas d'être aussi pédant que beaucoup d'au-
tres, et qu'il n'a eu qu'une connaissance très médiocre de l'es-
prit, j'aurai fait voir que ceux qui l'admirent le plus, n'auront
point été persuadés par des raisons évidentes, mais qu'ils
auront été seulement gagnés par la force de son imagination.
Ce terme pédant est fort équivoque, mais l'usage, ce me
semble, et même la raison veulent qu'on appelle pédants ceux
qui, pour faire parade de leur fausse science, citent à tort et à
travers toutes sortes d'auteurs, qui parlent simplement pour
' Cliap. dern. de la l" part, de ce livre.
26C DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
parler et pour se faire admirer des sols, qui amassent sans
jugement et sans discernement des apophtegmes et des traits
d'histoire pour prouver, ou pour faire semblant de prouver des
choses qui ne se peuvent prouver que par des raisons.
Pédant est opposé à raisonnable, et ce qui rend les pédants
odieux aux personnes d'esprit, c'est que les pédants ne sont pas
raisonnables ; car les personnes d'esprit aimant naturellement
à raisonner, ils ne peuvent souffrir la conversation de ceux qui
ne raisonnent point. Les pédants ne peuvent pas raisonner,
parce qu'ils ont l'esprit petit, ou d'ailleurs rempli d'une fausse
érudition ; et ils ne veulent pas raisonner, parce qu'ils voient
que certaines gens les respectent et les admirent davantage
lorsqu'ils citent quelque- auteur inconnu et quelque sentence
d'un ancien, que lorsqu'ils pi'étendent raisonner. Ainsi leur
vanité se satisfaisant dans la vue du respect qu'on leur porte,
les attache à l'étude de toutes les sciences extraordinaires qui
attirent l'admiration du commun des hommes.
Les pédants sont donc vains et fiers, de grande mémoire et
de peu de jugement, heureux et forts en citations, malheureux
et faibles en raisons; d'une imagination vigoureuse et spacieuse,
mais volage et déréglée, et qui ne peut se contenir dans quelque
justesse.
Il ne sera pas maintenant fort difficile de prouver que Mon-
taigne était aussi pédant que plusieurs autres, selon celte notion
du mot pédant, qui semble la plus conforme à la raison et à
l'usage ; car je ne parle pas ici de pédant à la longue robe, la
robe ne peut pas faire le pédant. Montaigne qui a tant d'aversion
pour la pédanterie pouvait bien ne porter jamais robe longue,
mais il ne pouvait pas de même se défaire de ses propres dé-
fauts. Il a bien travaillé à se faire l'air cavalier, mais il n'a pas
travaillé à se faire l'esprit juste, ou pour le moins il n'y a pas
réussi. Ainsi il s'est plutôt fait un pédant à la cavalière et d'une
espèce toute singulière, qu'il ne s'est rendu raisonnable, judi-
cieux et honnête homme.
Le livre de Montaigne contient des preuves si évidentes de la
vanité et de la fierté de son auteur, qu'il paraît peut-être assez
inutile de s'arrêter à lès faire remarquer ; car il faut être biett
plein de soi-même pour s'imaginer comme lui, que le monde
veuille bien lire un assez ^ros livre,' pour avoir quelque coa-
DE LDIAGESATION, 3* Partie. 267
naissance de ndS humeurs. Il fallait nécessairement qu'il se sé-
parât du commun et qu'il se regardât comme nn homme tout à
fait extraordinaire.
Toutes les créatures ont une obligation essentielle de tourner
les esprits de ceux qui les veulent adorer vers celui-là seul qui
mérite d'être adoré ; et la religion nous apprend que nous ne
devons jamais souffrir que l'esprit et le cœur de l'homme qui n'est
fait que pour Dieu, s'occupe de nous et s'arrête à nous admirer
et à nous aimer. Lorsque saint Jean se prosterna devant l'Ange
du Seigneur, cet Ange lui défendit de l'adorer : Je suis servi-
teur 1, dit-il, comme vous et comme vos frères. Adorez Dieu.
Il n'y a que les démons et ceux qui participent à l'orgueil des
démous qui se plaisent d'être adorés; et c'est vouloir être adoré,
non pas d'une adoration extérieure et apparente, mais d'une
adoration intérieure et véritable, que de vouloir que les autres
hommes s'occupent de nous ; c'est vouloir être adoré, comme
Dieu veut être adoré, c'est-à-dire en esprit et en vérité.
Montaigne n'a fait son li^1■e que pour se peindre et pour re-
présenter ses humeurs et ses inclinations : il l'avoue lui-même
dans l'avertissement au lecteur inséré dans toutes les éditions :
C'est moi que je peins, dit-il, je suis moi-même la matière de
mon livre. Et cela parait assez en le lisant : car il y a très peu
de chapitres dans lesquels il ne fasse quelque digression pour
parler de lui, et il y a mèipe des chapitres entiers, dans les-
quels il ne parle que de lui. Mais s'il a composé son livre pour
«'y peindre, il l'a fait imprimer pour qu'on le lût. Il a donc
voulu que les hommes le regardassent et s'occupassent de lui;
quoiqu'il dise que ce n'est pas raison qu'on emploie son loisir
en un sujet si frivole et si vain. Ces paroles ne font que le
condamner ; car s'il eût cru que ce n'était pas raison qu'on
employât le temps à lire son livre, il eût agi lui-même contre
le sens commun en le faisant imprimer. Ainsi on est obligé de
croire, ou qu'il n'a pas dit ce qu'U pensait, ou qu'il n'a pas fait
ce qu'il devait.
C'est encore une plaisante excuse de sa vanité de dire, qu'il
n'a écrit que pour ses parents et amis. Car si cela eût clé ainsi,
pourquoi en eùt-il fait faire trois impressions ? Une seule ne
* Apoc. 19 10. Conservus luus sum est. Deum adora.
268 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
suffisait-elle pas pour ses parents et pour ses asnis? D'où vient
encore qu'il a augmenté son livre dans les dernières impressions
qu'il en a fait faire, et qu'il n'en a jamais rien retranché, si ce
n'est que la fortune secondait ses intentions ^ « J'ajoute, dit-il,
mais je ne corrige pas, parce que celui qui a hypothéqué au
monde son ouvrage, je trouve apparence qu'il n'y ait plus de
droit. Qu'il dit s'il peut mieux ailleurs, et no corrompe la
besogne qu'il a vendue. De telles gens il ne faudrait rien
acheter qu'après leur mort, qu'ils y pensent bien avant que de •
se produire. Qui les hâte? mon livre est toujours un, etc. » II a
donc voulu se produire et hypothéquer au monde son ouvrage
aussi bien qu'à ses parents et à ses amis. Mais sa vanité serait
toujours assez criminelle, quand il n'aurait tourné et arrêté
l'esprit et le cœur de ses parents et de ses amis vers son por-
trait, autant de temps qu'il en faut pour lire son livre.
Si c'est un défaut de parler souvent de soi, c'est une effron-
terie, ou plutôt une espèce de folie que de se louer à tous mo-
ments, comme fait Montaigne ; car ce n'est pas seulement
péclier contre l'huraililé chrétienne, mais c'est encore choquer
la raison.
Les hommes sont faits pour vivre ensemble, et pour former
des corps et des sociétés 'civiles. Mais il faut remarquer, que
tous les particuliers qui composent les sociétés, ne veulent pas
qu'on les regarde comme la dernière partie du corps duquel
ils sont. Ainsi ceux qui se louent se mettant au-dessus des au-
tres, les regardent comme les dernières parties de leur société,
et se considérant eux-mêmes comme les principales et les plus
honorables, ils se rendent nécessairement odieux à tout le
monde, au lieu de se faire aimer et de se faire estimer.
C'est donc une vanité et une vanité indiscrète et ridicule à
Montaigne, de parler avantageusement de lui-même à tous mo-
ments. Mais c'est une vanité encore plus extravagante à cet
autour de décrire ses défauts. Car si l'on y prend garde, ou
verra qu'il ne découvre L^uèrc que les défauts dont on fait gloire
dans le monde, à cause de la corruption du siècle, qu'il s'at-
tribue volontiers ceux qi;' peuvent le faire passer pour esprit
fort, ou lui donner l'air cavalier, et afin que par celte fraa-
• Cliap. 9, liv. 3
DE L'IMAGINATION, 3» Partie. 269
chise simulée de la confession de ses désordres, on le croie
plus volontiers lorsqu'il parle à son avantage. Il a raison de
dire 1, que se priser et se mépriser naissent souvent de pareil
air d'arrogance. C'est toujours une marque certaine que l'on
est plein de soi-même; et Montaigne me parait encore plus fier
et plus vain quand il se blâme que lorsqu'il se loue, parce
que c'est un orgueil insupportable que de tirer vanité de ses
défauts, au lieu de s'en humilier. J'aime mieux un homme qu
cache ses crimes avec honte, qu'un autre qui les publie avec
effronterie ; et il me semble qu'on doit avoir quelque horreur
de la manière cavalière et peu chrétienne dont Montaigne repré-
sente ses défauts; mais examinons les autres qualités de son
esprit.
Si nous croyons Montaigne sur sa parole, nous nous persua-
derons que c'était un homme - « de nulle rétention; qu'il n'avait
point de gardoire ; que la mémoire lui manquait du tout, » mais
qu'il ne manquait pas de sens et de jugement. Cependant si
nous en croyons le portrait même, qu'il a fait de son esprit, je
veux dire son propre livre, nous ne serons pas tout à fait de
son sentiment. « Je ne saurais recevoir une charge sans tablettes,
dit-il, et quand j'ai un propos à tenir, s'il est de longue ha-
leine, je suis réduit à cette vile et misérable nécessité d'ap-
prendre par cœur mot à mot ce que j'ai à dire, autrement
je n'aurais ni façon ni assurance, étant en crainte que ma
mémoire me vînt faire un mauvais tour. » Un homme qui peut
bien apprendre mot à mot des discours de longue haleine, pour
avoir quelque façon et quelque assurance, manque-t-il plutôt
de mémoire que de jugement? Et peut-on croire Montaigne,
lorsqu'il dit de lui : « Les gens qui me servent, il faut que je les
appelle par le nom de leurs charges, ou de leurs pays; car il
m'est très malaisé de retenir des noms, et si je durais à vivre
longtemps, je ne crois pas que je n'oubliasse mon nom propre. »
Un simple gentilhomme qui peut retenir par cœur et mot à
mot avec assurance des discours « de longue haleine », a-t-il un
si grand nombre d'officiers qu'il n'en puisse retenir les noms?
Un homme « qui est ne et nourri aux champs et parmi le labou-
♦ Liv. 3, ch. 13.
• Liv. 2, cil. 10; I. 1, ch. 24; I. 2, ch. 17.
8-0 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
rage, qui a des affaires et un ménage en main, et qui dit * que
de mettre à non chaloir ce qui est à nos pieds, ce que nous
avons entre nos mains, ce qui regarde de plus près l'usage de
la vie, c'est chose bien éloignée de son dogme, » peut-il oublier
les noms français de ses domestiques ? Peut-il ignorer, comme
il dit, la plupart de nos monnaies, la différence d'un grain à
l'autre en la terre et au grenier, si elle n'est pas trop appa-
rente, les plus grossiers principes de l'agriculture et que les
enfants savent, de quoi sert le levain à faire du pain, et ce
que c'est que de faire cuver du vin ? Et . cependant avoir l'es-
prit plein de noms des anciens philosophes et de leurs principes,
des idées de Platon -, des atomes d'Épieure, du plein et du
vide de Leucippus et de Déraocritus, de l'eau de Thaïes, de l'in-
finité de nature d'Anaximandre, de l'air de Diogèncs, des
nombres et de la symmétrie de Protagoras, de l'infini de Par-
menides, de l'air de Museus, de l'eau et du feu d'Appollodorus,
des parties similaires d'Anaxagoras, de la discorde et de l'ami-
tié d'Empédocles, du feu d'Heraclite, etc. Un homme qui dans
trois ou quatre pages de son livre, rapporte plus de cinquante
noms d'auteurs différents arec leurs opinions, qui a rempli
tout son ouvrage de traits d'histoire et d'apophtegmes en-
tassés sans ordre, qui dit que ^ « l'histoire et la poésie sont
son gibier en matière de livres »; qui se contredit à tous moments
et dans un même chapitre, lors même qu'il parle des choses
qu'il prétend le mieux savoir, je veux dire lorsqu'il parle des
qualités de son esprit, se doit-il piquer d'avoir plus de juge-
ment que de mémoire ?
Avouons donc que Montaigne était « excellent en oubliance, »
puisque Montaigne nous en assure, qu'il souhaite que nous
ayons ce sentiment de lui, et qu'enfin cela n'est pas tout à fail
contraire à la vérité. Mais ne nous persuadons pas sur sa pa-
role, ou par les louanges qu'il se donne, que c'était un homme
do grand sens et d'une pénétration d'esprit toute extraordi-
naire. Cela nous pourrait jeter dans l'erreur et donner trop de
crédit aux opinions fausses et dangereuses qu'il débite avec
' Liv. 2, ch 17.
* Liv. 2, ch. 1-2,
• Liv. 1, ch. 25.
1
DE LliL\GLNATION, 3= Partie. 271
une fierté et une hardiesse dominante, qui ne fait qu'étourdir
et qu'éblouir les esprits faibles.
L'autre louange que l'on donne à Montaigne, est qu'il avait
une connaissance parfaite de l'esprit humain, qu'il en pénétrait
le fond, la nature, les propriétés, qu'il en savait le fort et le
faible ; en un mot tout ce que l'on en peut savoir. Voyons s'il
mérite bien ces louanges, .et d'où vient qu'on est si libéral à son
égard.
Ceux qui ont lu Montaigne savent * assez que cet auteur affec-
tait de passer pour pyrrhonien, et qu'il faisait gloire de douter
de tout. « La persuasion de la certitude, dit-il, est un certain
témoignage de folie et d'incertitude extrême ; et n'est point de
plus folles gens, et moins philosophes, que les philodoxes de
Platon^. » Il donne au contraire tant de louanges aux pyrrho-
niens dans le même chapitre, qu'il n'est pas possible qu'il ne
fût de cette secte. 11 était nécessaire de son temps, pour passer
pour habile et pour galant homme, de douter de tout ; et la
quahté d'esprit fort dont il se piquait, l'engageait encore dans
ces opinions. Ainsi en le supposant académicien, on pourrait
tout d'un coup le convaincre d'être le plus ignorant de tous
les hommes, non seulement dans ce qui regarde la nature
de l'esprit, mais même en toute autre chose. Car puisqu'il y
a une différence essentielle entre savoir et douter, si les aca-
démiciens disent ce qu'ils pensent lorsqu'ils assurent qu'ils
ne savent rien, on peut dire que ce sont les plus ignorants de
tous les hommes.
Mais ce ne sont pas seulement les plus ignorants de tous les
hommes, ce sont aussi les défenseurs des opinions les moins
raisonnables. Car non seulement ils rejettent tout ce qui est
de plus certain et de plus universellement reçu pour se faire
passer pour esprits forts ; mais par le même toxir d'imagina-
tion, ils se plaisent à parler d'une manière décisive des
choses les plus incertaines et les moins probables. Montaigne
est visiblement frappé de cette maladie d'esprit ; et il faut né-
cessairement dire, que non seulement il ignorait la nature de
l'esprit humain, mais même qu'U était dans des erreurs fort
« Liv. I, ch. 12.
* Un peu plus bauu
272 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
grossières sur ce sujet, supposé qu'il nous ait dit ce qu'il en
pensait, comme il l'a dû faire.
Car que peut-on dire d'un homme qui confond l'esprit avec
la matière, qui rapporte les opinions les- plus extravagantes des
l)liilosophes sur la nature de l'àme sans les mépriser, et même
d'un air qui fait assez connaître, qu'il approuve davantage les
plus opposées à la raison, qui ne voit pas la nécessité de l'im-
mortalité de nos âmes, qui pense que la raison humaine ne la
peut reconnaître, et qui regarde les preuves que l'on en donne
comme des songes que le désir fait naître en nous : « Somnia non
docentis, sed optantis »; qui trouve à redire que tous les hommes
Il se séparent de la presse dés autres créatures et se distinguent
des bêtes, » qu'il appelle « nos confrères et nos compagnons ^ »
qu'il croit parler, s'entendre et se moquer de nous, de même
que nous parlons, que nous nous entendons et que nous nous
moquons d'elle, qui met plus de différence d'un homme à un
autre homme, que d'un homme à une bête, qui donne jusqu'aux
araignées,, délibération, pensement et conclusion; et qui après
avoir soutenu que la disposition du corps de l'homme n'a
aucun avantage sur celle des bêtes, accepte volontiers ce sen-
timent, « que ce n'est point par la raison, par le discours et par
l'âme que nous excellons sur les bêtes, mais par notre beauté,
notre beau teint et notre belle disposition des membres, pour
laquelle il nous faut mettre notre intelligence, notre pru-
dence et tout reste à l'abandon, etc. » Peut-on dire qu'un
homme qui se sert des opinions les plus bizarres pour con-
clure, M que ce n'est point par vrai discours, mais par une fierté
et opiniâtreté que nous nous préférons aux autres animaux, »
eîit une connaissance fort exacte de l'esprit humain, et croit-on
en persuader les autres ?
Mais il faut faire justice à tout le monde, et dire de bonuo
foi quel était le caractère de l'esprit de Montaigne. 11 avait peu
de mémoire, encore moins de jugement, il est vrai ; mais ces
deux qualités ne font point ensemble ce que l'on appelle ordi-
nairement dans le monde beauté d'esprit. C'est la beauté, la
vivacité et l'étendue de l'imagination qui font passer pour bel
esprit. Le commun des hommes estime le brillant et non pas
1 Liv. 2, chap. 12.
DE L'IMAGINATION, 3« Partie. 273
le solide, parce que l'on aime davantage ce qui louche les
sens, que ce qui instruit la raison. Ainsi en prenant beauté
d'imagination pour beauté d'esprit, on peut dire que Montaigne
avait l'esprit beau et même extraordinaire. Ses idées sont
fausses, maïs belles ; ses expressions irrégulières ou hardies,
mais agréables; ses discours mal raisonnes, mais bien ima-
ginés. On voit dans tout son livre un caractère d'original, qui
plait iutiniment ; tout copiste qu'il est, il ne sent point son
copiste, et son imagination forte et hardie donne toujours le
tour d'original aux choses qu'il copie. Il a enfin ce qu'il est
nécessaire d'avoir pour plaire et pour imposer ; et je pense
avoir montré suffisamment, que ce n'est point en convainquant
la raison qu'il se fait admirer de tant de gens, mais en leur
tournant l'esprit à son avantage par la vivacité toujours victo-
rieuse de son imasfination dominante ^.
CHAPITRE DERNIER
I. Des sorciers par imagination, et des loups-garous. —
II. Conclusion des deux premiers livres.
Le plus étrange effet de la force de l'imagination, est la
crainte déréglée de l'apparition des esprits, des sortilèges, des
caraclè:"es, des charmes des lycanthropes ou loups-garous,
et généralement de tout ce qu'on s'imagine dépendre de la puis-
sance du démon.
Il n'y a rien de plus terrible ni qui effraye davantage l'esprit,
ou qui produise dans le cerveau des vestiges plus profonds,
que l'idée d'une puissance invisible qui ne pense qu'à nous
nuire, et à laquelle on ne peut résister. Tous les discours qui
réveillent cette idée sont toujours écoulés avec crainte et cu-
riosité. Les hommes s'attachent à tout ce qui est extraordinaire,
se font un plaisir bizarre de raconter ces histoires surprenantes
' On pourra remarquer que Pascal traite Montaigne beaucoup mieux que
Malebr.inche. Il trouve en effet en lui un auxiliaire pour rabattre, comme il le
dit, la superbe de la raison. Malebraitche au ci>niraire philosophe dosmaiique
plaçant la raison à côté de la foi, a moins d'indulgence pour un auteur qui
lui est doulilemeni odieux, à cause de son esprit de libertinage et à cause de
son pyrrhonismc.
274 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
et prodigieuses de la puissance et de la malice des sorciers,
à épouvanter les autres et à s'épouvanter eux-mêmes. Ainsi il
ne faut pas s'étonner si les sorciers sont si communs en cer-
tains pays, où la créance du sabbat est trop enracinée, oîi les
contes les plus extravagants des sortilèges sont écoutés comme
des histoires authentiques, et oîi l'on brûle comme des sorciers
véritables les fous et les visionnaires dont l'imagination a été
déréglée, autant pour le moins par le récit de ces contes, que
par la corruption de leur cœur.
Je sais bien que quelques personnes trouveront à redire que
j'attribue la plupart des sorcelleries à la force de l'imaginaliou,
parce que je sais que les hommes aiment qu'on leur donne de
la crainte; qu'ils se fâchent contre ceux qui les veulent désa-
buser, et qu'ils ressemblent aux malades par imagination, qui
écoutent avec respect et qui exécutent lidélement les ordon-
nances des médecins qui leur pronostiquent des accidents fu-
nestes. Les superstitions ne se détruisent pas facilement, et on
ne les attaque pas sans trouver un grand nombre de défen-
seurs; et cette inclination à croire aveuglément toutes les rê-
veries des démonographes, est produite et entretenue par la
même cause qui rend opiniâtres les superstitieux, comme il est
assez facile de le prouver. Toutefois cela ne doit pas m'empôchcr
de décrire en peu de mots, comme je crois que de pareilles
opinions s'établissent.
Un pâtre dans sa bergerie raconte après souper à sa femme
et à ses enfants les aventures du sabbat. Comme son imagina-
tion est modérément échauffée par les vapeurs du vin et qu'il
croit avoir assisté plusieurs fois à cette assemblée imaginaire, ^
il ne manque pas d'en parler d'une manière forte et vive. Son
éloquence naturelle jointe à la disposition oii est toute sa fa-
mille, pour entendre parler d'un sujet si nouveau et si terrible,
doit sans doute produire d'étranges traces dans des imagina-
tions faibles, et il n'est pas naturellement possible qu'une femme
tt des enfants ne demeurent tout effrayés, pénétrés" et convain-
cus de ce qu'ils lui entendent dire. C'est un mari, c'est un père
qui parle de ce qu'il a vti, de ce qu'il a faif; on l'aime et on le
respecte, pourquoi ne le croirait-on pas ? Ce pàtrè le répète
en différents jours. L'imagination de la mère et des enfants
en reçoit peu à peu des traces plus profondes ; ils s'y accou-
DE L'UIAGLVATION, 3' Partie. 273
tument, les frayeurs passent et la conviction demeure ; et enfin
la curiosité les prend d"y aller. Ils se frottent de certaine dro-
gue dans ce dessein, ils se couchent ; cette dispoçition de leur
cœur échauffe encore leui' imagination, et les traces que le
pâtre avait formées dans leur cerveau, s'ouvrent assez pour
leur faire juger dans le sommeil comme présents tous les mou-^
vements de la cérémonie, dont il leur avait fait la description.
Ils se lèvent, ils s'entredemandeut et s'entredisent ce qu'ils ont
vu, ils se fortifient de cette sorte les traces de leur vision ; et
celui qui a l'imagination la plus forte persuadant mieux les au-
tres, ne manque pas de régler en peu de nuits llustoire ima-
ginaire du sabbat. Voilà donc des sorciers achevés, que lé
pâtre a faits , et ils en feront un jour beaucoup d'autres, si
ayant l'imagination forte et vive, la crainte ne les empêche pas
de conter de pareilles histoires.
Il s'est trouvé plusieurs fois des sorciers de bonne foi, qui
disaient généralement à tout le monde, qu'Us allaient au sab-
bat, et qui en étaient si persuadés, que quoique plusieurs per-
sonnes les veillassent et les assurassent qu'ils n'étaient point
sortis du Ut, ils ne pouvaient se rendre à leur témoignage.
Tout le monde sait que lorsque l'on fait des contes d'appari-
tion d'esprits aux enfants, ils ne manquent presque jamais d'en
être effrayés, et qu'ils ne peuvent demeurer sans lumière et
sans compagnie, parce qu'alors leur cerveau ne recevant point
de traces de quelque objet présent, celle que le conte a formée
dans leur cerveau se rouvre, et souvent même avec assez de
force pour leur représenter comme devant leurs yeux les esprits
qu'on leur a dépeints. Cependant on ne leur conte pas ces his-
toires comme si elles étaient véritables. On ne leur parle pas
avec le même air que si on était persuadé ; et quelquefois on
le fait d'une manière assez froide et assez languissante. Il ne
faut donc pas s'élonuer qu'un homme qui croit avoir" été au
sabbat, et qui par conséquent en parle d'un ton ferme et avec une
contenance assurée, persuade facilement quelques personnes
qui l'écoutent avec respect, de toutes les circonstances qu'il
décrit, et transmette ainsi dans leur imagination des traces pa-
reilles à celles qui le trompent ^.
* Malebranche semble a. oir eriiinuiiléd Moolaigne qu'il vient de traiter si
276 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
Quand les hommes nous parlent, ils gravent clans notre cer-
veau des traces pareilles àcclles qu'ils ont. Lorsqu'ils en ont de
profondes, ik nous parlent d'une manière qui nous en grave de
profondes; car ils ne peuvent parler, qu'ils ne nous rendent
semblables à eux en quelque façon. Les enfants dans le sein de
leurs mères ne voient que ce que voient leurs mères ; et même
lorsqu'ils sont venus au monde, ils imaginent peu de choses
dont leurs parents n'en soient la cause, puisque les hommes
même les plus sages se conduisent plutôt par l'imagination
des autres, c'est-a-dire par l'opinion et par la coutume, que
par ies règles de la raison. Ainsi dans les lieux où l'on
brûle les sorciers, on' en trouve un grand nombre ; parce que
dans les lieux où on les condamne au feu, on croit véritable-
ment qu'ils le sont, et cette croyance se fortifie par les discours
qu'on en tient. Que l'on cesse de les punir, et qu'on les traite
comme des fous, et l'on verra qu'avec le temps ils ne seront
plus sorciers; parce que ceux qui ne le sont que par imagination,
qui sont certainement le plus grand nombre, reviendront de
leurs erreurs.
L II est indubitable que les vrais sorciers méritent la mori,
et que ceux mêmes qui ne le sont que par imagination, ne doi-
vent pas être réputés comme tout à fait innocents ; puisque
pour l'ordinaire ils ne se persuadent être sorciers, que parce
qu'ils sont dans une disposition de cœur d'aller au sabbat, et
qu'ils se sont frottés de quelque drogue pour venir à bout de
leur malheureux dessein. Mais en punissant indifféremment
tons ces criminels, la persuasion commune se fortifie, les sor- J
ciers par imagination se multiplient, et ainsi une infinité de
gens se perdent et se damnent. C'est • donc avec raison que
jjlusieurs parlements ne punissent point les sorciers : il s'en
trouve beaucoup moins dans les terres de leur ressort ; et
l'envie, la haine et la malice des méchants ne peuvent se servir
de ce prétexte pour perdre les innocents ^.
L'appréhension des loups-garous , ou des hommes transfor-
mai, (liv. 3, chap. II,) quelques traits de cette explication de la sorcolierie
par la force de riiiiaginalion. La Bruyère à son tour semble s'être inspiré de
M;ili'hr;iiid)e.
' Vniia uni' bonne vl philosophique explirairnn des phénomènes de la sor
c llerie en ini'înie irmps (pie la meilleure critique des parlements qui coiidaïu-
naient encore les sorciers au feu.
I
DE L'IMAGINATION, 3« Partie. 277
mes en loups, est encore une plaisante vision. Un homme par
un effort déréglé de son imagination tombe dans cette folie,
qu'il se croit devenir loup toutes les nuits. Ce dérèglement de
son esprit ne manque pas de le disposer à faire toutes les ac-
tions que font les loups, ou qu'il a ouï-dii-e qu'ils faisaient. Il
sort donc à minuit de sa maison, il court les rues, il se jette
sur quelque enfant s'il en rencontre, il le mord et le maltraite;
et le peuple stupide et superstitieux, s'imagine qu'en effet ce
fanatique devient loup ; parce que ce malheureux le croit lui-
même et qu'il l'a dit en secret à quelques personnes qui n'ont
pu le taire.
S'il était facile de former dans le cerveau les traces qui
persuadent aux hommes qu'ils sont devenus loups, et si l'on
pouvait courir les rues et faire, tous les ravages que font ces
misérables loups-garous , sans avoir le cerveau entièrement
bouleversé, comme il est facile d'aller au sabbat dans son lit,
et sans se réveiller, ces belles histoires de transformations
d'hommes en loups ne manqueraient pas de produire leur
effet comme celles que l'on fait du sabbat , et nous aurions
autant de loups-garous que nous avons de sorciers. Mais la
persuasion d'être transformé en loup, suppose un bouleverse-
ment du cerveau bien plus difficile à produire que celui d'un
homme qui croit seulement aller au sabbat ; c'esi-à-dire, qui
croit voir la nuit des choses qui ne sont point, et qui étant
réveillé ne peut distinguer ses songes des pensées qu'il a eues
pendant le jour.
C'est une chose assez ordinaire à certaines personnes d'avoir
la nuit des songes assez vifs pour s'en ressouvenir exaclemeni
lorsqu'ils sont réveillés, quoique le sujet de leur songe ne soit
pas de soi fort terrible. Ainsi il n'est pas difficile que des gens
se persuadent d'avoir été au sabbat ; car il suffit pour cela que
leur cerveau conserve les traces qui s'y font pendant le sommeil.
La principale raison qui nous empêche de prendre nos
songes pour des réalités, est que nous ne pouvons lier nos
songes aves les choses que nous avons faites pendant la veille :
car nous reconnaissons par là, que ce ne sont que des songes.
Or les sorciers par imagination ne peuvent reconnaître par là
si leur sabbat est un songe. Car on ne va au sabbat que la nuit,
et ce qui se passe au sabbat nq se peut lier avec les autres
T. I. 16
278 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
actions de la journée ; ainsi il est moralement impossible de
les détromper par ce moyen là. Et il n'est point encore néces-
saire que les choses que ces sorciers prétendus croient avoir
vues au sabbat, gardent entr'elles un ordre naturel ; car elles
paraissent d'autant plus réelles, qu'il y a plus d'extravagance
et de confusion dans leur suite. 11 suffit donc pour les tromper,
que les idées des choses du sabbat soient vives et effrayantes ;
ce qui ne peut manquer, si on considère qu'elles représentent
des choses nouvelles et extraordinaires.
Mais afin qu'un homme s'imagine qu'il est coq, chèvre, loup,
bœuf, il faut un si grand dérèglement d'imagination, que cela ne
peut être ordinaire; quoique ces renversements d'esprit arrivent
quelquefois, ou par une punition divine, comme l'écriture le
rapporte de Nabuehodonosor, pu par un transport naturel de
mélancolie au cerveau, comme on en trouve des exemples dans
les auteurs de médecine.
Encore que je sois persuadé que les véritables sorciers soient
très rares, que le sabbat ne soit qu'un songe, et que les par-
lements qui renvoient les accusations des sorcelleries soient les
plus équitables, cependant je ne doute point qu'il ne puisse y
avoir des sorciers, des charmes, des sortilèges, etc., et que le
démon n'exerce quelquefois sa malice sur les hommes par une
permission particulière d'une puissance supérieure. Mais l'Ecri-
ture Sainte nous apprend que le royaume de Satan est détruit :
que l'ange du ciel a enchaîné le démon, et l'a enfermé dans les
abîmes d'où il ne sortira qu'à la fin du monde, que Jésus-Christ
a dépouillé ce fort armé, et que le temps est venu auquel le
Prince du monde est chassé hors du monde.
Il avait régné jusqu'à la venue du Sauveur, et il règne même
encore, si on le .veut, dans les lieux où le Sauveur n'est point
connu ; mais il n'a plus aucun droit ni aucun pouvoir sur ceux
qui sont régénérés en Jésus-Christ, il ne peut même les tenter,
si Dieu ne le permet, et s'il le permet, c'est qu'ils peuvent le
vaincre. C'est donc faire trop d'honneur au diable, que de rap-
porter des histoires comme des marques de sa puissance, amsi
que font quelques nouveaux démonographes, puisque ces his-
toires le rendent redoutable aux esprits faibles.
Il faut mépriser les démons, comme on méprise les bour-
reaux -, car c'est devant Dieu seul qu'il faut trembler ; c'est sa
I
DE L'IMAGOATION, 3e Partie. 279
seule puissance qu'il faut craindre. Il faut appréhender ses
jugements et sa cob'n'e, et ne pas l'irriter par le mépris de ses
lois et de son évangile. On doit être dans le respect lorsqu'il
parle, ou lorsque les hommes nous pai'lent de lui. Mais quand
les hommes nous parlent de la puissance du démon, c'est une
faiblesse ridicule de s'effrayer et de se troubler. Notre trouble
fait honneur à notre ennemi. Il aime qu'on le respecte et qu'on
le craigne, et son orgueil se satisfait, lorsque notre esprit s'abat
devant lui.
II. Il est temps de finir ce second livre, et de faire remar-
quer par les choses que l'on a dites dans ce livre et dans le
précédent, que toutes les pensées qu'a l'àme par le corps ou
par dépendance du corps, sont toutes pour le corps, qu'elles
sont toutes fausses ou obscures, qu'elles ne servent qu'à nous
unir aux biens sensibles et tout ce qui peut nous les procurer,
et que celte union nous engage dans des erreurs infinies et
dans de grandes misères, quoique nous ne sentions pas tou-
jours ces misères ; de même que nous ne connaissons pas les
erreurs qui les ont causées. Voici l'exemple le plus remar-
quable.
L'union que nous avons eue avec nos mères dans leur sein,
laquelle est la plus étroite que nous puissions avoir avec les
hommes, nous a causé les plus grands maux, savoir le péché
et la concupiscence, qui sont l'origine de toutes nos misères.
Il fallait néanmoins pour la conformation de notre corps que
cette union fût aussi étroite qu'elle a été.
A cette union qui a été rompue par notre naissance, une
autre a succédé, par laquelle les enfants tiennent à leurs pa-
rents et à leurs nourrices. Cette seconde union n'a pas été si
étroite que la première, aussi nous a-t-elle fait moins de mal :
Elle nous a seulement porté à croire et à vouloir imiter nos pa-
rents et nos nourrices en toutes choses. Il est visible que cette
•seconde union nous était encore nécessaire, non comme la pre-
mière pour la conformation de notre corps, mais pour sa con-
servation, pour connaître toutes les choses qui y peu\^ent être
utiles, et pour disposer le corps aux mouvements nécessaires
pour les acquérir.
Enfin l'union que nous avons encore présentement avec tous
les hommes, ne laisse pas de nous faire beaucoup de mal,
280 DE LA RECHERCHE DE LA VI-RITÉ.
quoiqu'elle ne soit pas si étroite, parce qu'elle est moins néces-
saire à la conservation de notre corps. Car c'est à cause de
cette union, que nous vivons d'opinion, que nous estimons
et que nous aimons tout ce qu'on aime et ce qu'on estime dans
le monde, malgré les remords de notre conscience et les véri-
tables idées que nous avons des choses. Je ne pai'le pas ici de
l'union que nous avons avec l'esprit des autres hommes ; car
on peut dire que nous en recevons quelque instruction. Je parle
seulement de l'union sensible qui est entre notre imagination et
l'air et la manière de ceux qui nous parlent. Voilà comment
toutes les pensées que nous avons par dépendance du corps,
sont toutes fausses et d'autant plus dangereuses pour notre
âme, qu'elles sont plus utiles à notre corps.
Ainsi tâchons de nous délivrer peu à peu des illusions de nos
sens, des visions de notre imagination, et de l'impression que
l'imagination des autres hommes fait sur notre esprit. Rejetons
avec soin toutes les idées confuses que nous avons par la
dépendance où nous sommes de notre corps, et n'admettons
que les idées claires et évidentes que l'esprit reçoit par l'union
qu'il a nécessairement avec le Verbe, ou la Sagesse et la
Vérité éternelle, comme nous expliquerons dans le livre sui-
vant, qui est de l'entendement ou de l'esprit pur.
LIVRE TROISIEME
DE L'ENTENDEMENT OU DE L'ESPRIT PUR
CHAPITRE PREMIER
I. I.a pen'îée seule est essentielle a l'esprit. Sentir et ima^rinern'en sont que
di- inûdiiiciUions. — II- Nou> ne ronnaîssons pas toutes les niodilirjiions
dont nnire "'me est r;ipable. — lll. Nos sensations et même nos passions
sont diiTcrenies de notre conn •issanct: et de notre amour, et elles n'en soox
pas toujours des suites.
Le sujet de ce troisième traité est un peu sec et stérile. On
y examine l'esprit considéré en lui-même et sans aucun rapport
au corps, afin de reconnaître les faiblesses qui lui sont propres
et les erreurs qu'il ne tient que de lui-même. Les sens et l'ima-
ginalioD sont des sources fécondes et inépuisables d'égaremenis
et d'illusions; mais l'esprit agissant par lui-même n'est pas si
sujet à l'erreur. On avait de la peine à finir les deux traités
précédents ; on a eu de la peine à commencer celui-ci. Ce n'est
pas qu'on ne puisse dire assez de choses sur les propriétés de
l'esprit : mais c'est qu'on ne cherche pas tant ici ses propriétés
que ses faiblesses. Il ne faut donc pas s'étonner si ce traité
n'est pas si ample et s'il ne découvre pas tant d'erreurs que
ceux qui l'ont précédé. Il ne faut pas aussi se plaindre s'il est
un peu sec, al)sirait et appliquant. On ne peut pas toujours en
parlant remuer les sens et l'imagination des autres, et même
on ne le doit pas toujours faire. Quand un sujet est abstrait,
on ne peut guère le rendre sensible sans l'obscurcir; il suffit
de le rendre intelligible. Il n'y a rien de si injuste que les
plaintes ordinaires de ceux qui veulent tout savoir et qui ne
veulont s'appliquer à rien. Ils se fâchent lorsqu'on les prie de
se rendre attentifs ; ils veulent qu'on les touche toujours et
qu'on tlatte incessamment leurs sens etleurs passions. Mais auoi?
T. I. 16.
282 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
nous reconnaissons notre impuissance à les satisfaire. Ceux
qui font des romans et des comédies sont obligés de plaire et
de rendre attentifs; pour nous, c'est assez si nous pouvons
instruire ceux mêmes qui font effort de se rendre attentifs.
Les erreurs des sens et de l'imagination viennent de la nature
et de la constitution du corps, et se découvrent en considérant
la dépendance où l'âme est de lui ; mais les erreurs de l'enten-
dement pur ne se peuvent découvrir qu'en considérant la nature
de l'esprit même et des idées qui lui sont nécessaires pour
connaître les objets. Ainsi pour pénétrer les causes des erreurs
de l'entendement pur, il sera nécessaire de nous arrêter dans
'ce livre à la considération de la nature de l'esprit et des idées
intellectuelles.
iSous parlerons premièrement de l'esprit selon ce qu'il est
en lui-même et sans aucun rapport au corps auquel il est uni.
De sorte que ce que nous en dirons, se pourrait dire des pures
^intelligences, et à plus forte raison de ce que nous appelons ici
entendement pur ; car par ce mot entendement par, nous ne
prétendons désigner que la faculté qu a l'esprit de connaître
les objets de dehors, sans qu'il s'en forme des images corpo-
relles dans le cerveau pour les représenter. Nous traiterons
ensuite des idées intellectuelles, par le moyen desquelles l'en-
tendoraent pur aperçoit les objets de dehors.
L Je ne crois pas qu'après y avoir pensé sérieusement, on
puisse douter que ^ l'essence de l'esprit ne consiste que dans
la pensée, de même que l'essence de la matière ne consiste que
dans l'étendue; et que selon les différentes modifications de la
pensée, l'esprit tantôt veut et tantôt im^ine, ou enfin qu'il a
plusieurs autres formes particulières; de même que selon les
dif 'Tentes modifications de l'étendue, la matière est tantôt de
l'eau, tantôt du bois, tantôt du feu, ou qu'elle a une infinité
d'aniic- formes particulières.
Ja\ortis seulement que parce moi pensée, je n'entends point
ici les modifications particulières de l'àme, c'est-à-dire telle ou
telle |)ensée; mais la pensée substantielle, la pensée capable
de toutes sortes de modifications ou de pensées; de même que
* par l'i-s^inri' d'une rhose, j'entends ce que Ion conçoit de premier dans
cetif chn«e. duquel dépendent io<ites les modilications qu'on y remarque. (iNule
de Mal. brancbo.)
DE L'ESPRIT PUR, l'e Partie. 283
par l'étendue l'on n'entend pas une telle ou telle étendue, comme
la ronde ou la carrée, mais l'étendue capable de toutes sortes
de modifications ou de figures. Et cette comparaison ne peut
faire de peine, que parce que l'on n'a pas une idée claire de la
pensée, comme l'on en a de l'étendue ; car on ne connaît la
pensée que par sentiment intérieur ou par conscience, ainsi que
je l'expliquerai plus bas i.
Je ne crois pas aussi qu'U soit possible de concevoir un esprit
qui ne pense point, quoiqu'il soit fort facile d'en concevoir un
qui ne sente point, qui n'imagine point, et même qui ne veuille
point ; de même qu'U n'est pas possible de concevoir ime ma-
tière qui ne soit pas étendue, quoiqu'il soit assez facile d'en
concevoir une qui ne soit ni terre ni métal, ni carrée ni ronde,
et qui même ne soit point en mouvement. Il faut conclure de
là, que comme il se peut faire qu'il y ait de la matière qui ne
soit ni terre ni métal, ni carrée ni ronde, ni même en mouve-
ment, il se peut iaii-e aussi qu'un esprit ne sente ni chaud ni
froid, ni joie ni tristesse, n'imagine rien, et même ne veuille
rien; de sorte que toutes ces modifications ne lui sont point
essentielles. La pensée toute seule est donc l'essence de l'esprit,
ainsi que l'étendue toute seule est l'essence de la matière.
Mais de même que si la matière ou l'étendue était sans mou-
vement, elle serait entièrement inutile et incapable de cette
variété de formes pour laquelle elle est faite, et qu'il n'est pas
possible de concevoir qu'un être intelligent l'ait voulu produire
de la sorte. Ainsi, si un esprit ou la pensée était sans volonté,
il est clair qu'elle serait tout à fait inutile, puisque cet esprit
ne se porterait jamais vers les objets de ses perceptions, et
qu'il n'aimerait poi t le bien pour lequel il est fait; de sorte
qu'il n'est pas possible de concevoir qu'un être intelligent l'ait
voulu produire en cet état. Néanmoins, comme le mouvement
n'est pas de l'essence de la matière, puisqu'il suppose de reten-
due ; ainsi vouloir n'est pas de l'essence de l'esprit, puisque
vouloir suppose la perception.
La pensée toute seule est donc proprement ce qui constitue
l'essence de l'esprit et les différentes manières de penser, comme
sentir et imaginer, ne sont que les modifications dont il est
I * Seconde partie de l'esprit pur.
284 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
capable, et dont il n'est pas toujours modifié. Mais vouloir est
une propriété qui l'accompagne toujours, soit qu'il soit uui à
un corps, ou qu'il en soit séparé, laquelle cependant ne lui
est pas essentielle, puisqu'elle suppose la pensée, et qu'on peut
concevoir un esprit sans volonté comme un corps sans mou-
vement.
Toutefois la puissance de vouloir est inséparable de l'esprit,
quoiqu'elle ne lui soit pas essentielle, comme la capacité d'être
mue est inséparable de la matière, quoiqu'elle ne lui soit pas
essentielle. Car de même qu'il n'est pas possible de concevoir
une matière qu'on ne puisse mouvoir ; aussi n'est-il pas possible
de concevoir un esprit qui ne puisse vouloir, ou qui ne soit
capable de quelque inclination naturelle. Mais aussi, comme
l'on conçoit que la matière peut exister sans aucun mouvement
on conçoit de même que l'esprit peut être sans aucune impres-
sion de l'auteur de la nature vers le bien, et par conséquent
sans volonté ; car la volonté n'est autre chose que l'impression
de l'auteur de la nature qui nous porte vers le bien en général,
ainsi que nous avons expliqué plus au long dans le premier
chapitre de cet ouvrage.
n. Ce que nous avons dit dans ce traité des sens, et ce que
nous venons de dire de la nature de l'esprit ne suppose pas que
nous connaissions toutes les modifications dont il est capable;
nous ne faisons point de pareilles suppositions. Nous croyons
au contraire, qu'il y a dans l'esprit une capacité pour recevoir
successivement une infinité de diverses modifications que le
même esprit ne connaît pas.
La moindre partie de la matière est capable de recevoir une
figure de trois, de six, de dix, de dix mille côtés; enfin la
figure circulaire et l'elliptique que l'on peut considérer comme
des figures d'un nombre infini d'angles et de côtés. 11 y a un
nombre infini de différentes espèces de chacune de ces figures,
un nombre infini de triangles de différentes espèces, encore plus
de figures de quatre, de six, de dix, de dix mille côtés, et de
polygones infinis. Car le cercle, l'ellipse, et généralement tonto
figure régulière ou irrégulière, curviligne, se peut considérer
comme un polvgone infini; l'ellipse, par exemple, comme un
polvgone inlini', mais dont les angles que font les côtés sont
inégaux, étant plus grands vers le petit diamètre, que vers le
DE L'ESPRIT PUR, 1" Partie. 285
grand, ainsi des autres polygones infinis plus composés et plus
irréguliers.
Un simple morceau de cire est donc capable d'un nombre
infini ou plutôt d'un nombre infiniment infini de différentes mo-
difications, que nul esprit ne peut comprendre. Quelle raison
donc de s'imaginer que l'âme qui est beaucoup plus noble que
le corps, ne soit capable que des seules modifications qu'elle
a déjà reçues.
Si nous n'avions jamais senti ni plaisir, ni douleur ; si nous
n'avions jamais vu ni couleur, ni lumière ; enfin si nous étions
à l'égard de toutes choses comme des aveugles et comme des
sourds à l'égard des couleurs et des sons, aurions-nous raison
de conclure, que nous ne serions pas capables de toutes les
sensations que nous avons des objets ? Cependant ces sensa-
tions ne sont que des modifications de notre âme, comme nous
avons prouvé dans le traité des sens.
Il faut donc demeurer d'accord, que la capacité qu'a l'âme
de recevoir différentes modifications, est aussi grande que lu
capacité qu'elle a de concevoir; je veux dire, que comme
l'esprit ne peut épuiser ni comprendre toutes les figures dont la
matière est capable, il ne peut aussi comprendre toutes les dif-
férentes modifications que la puissante main de Dieu peut pro-
duire dans l'âme, quand même il connaîtrait aussi distinctement
la capacité de l'âme qu'il connaît celle de la matière, ce qui
n'est pas vrai pour les raisons que je dirai dans le chapitre VII
de la seconde partie de ce livre.
Si notre âme ici-bas ne reçoit que très peu de modifications,
c'est qu'elle est unie à un corps et qu'elle en dépend. Toutes
ses sensations se rapportent à son corps; et comme elle ne
jouit point de Dieu, elle n'a aucune .des modifications que cette
jouissance doit produire. La matière dont notre corps est com-
posé, n'est capable que de très peu de modifications dans le
temps de notre vie. Cette matière ne peut se résoudre en terre
et en vapeur qu'après notre mort. Maintenant elle ne peut de-
venir air, feu, diamant, métal; elle no peut devenir ronde,
carrée, triangulaire ; il faut qu'elle soit chair, cervelle, nerfs
et le reste, homme, afin que l'âme y soit unie. Il en est de
même de notre âme; il est nécessaire qu'elle ait les sensations
de chaleur, de froideur, de couleur, de lumière, des sous, des
286 DE LA RECHERCJHE DE LA VÉRITÉ.
odeurs, des saveurs, et plusieurs autres modifications, afin
qu'elle demeure unie à son corps. Toutes ses sensations s'appli-
quent à la conservation de sa machine. Elles l'agitent et l'ef-
frayent dès que le moindre' ressort se débande ou se rompt;
ainsi il faut que l'âme y soit sujette, tant que son corps sera
sujet à la corruption. Mais lorsqu'il sera revêtu de l'immortalité,
et que nous ne craindrons plus la dissolution de ses parties, il
est raisonnable de croire, qu'elle ne sera plus touchée de ses
sensations incommodes que nous sentons malgré nous ; mais
d'une infinité d'autres toutes différentes dont nous n'avons main-
tenant aucune idée, lesquelles passeront tout sentiment, et seront
dignes de la grandeur et de la bonté du Dieu que nous possé-
derons.
Cela pourrait être soutenu par ceux qui attribuent leurs sen-
sations aux objets de dehors, ou à leur propre corps, et qui
prétendent que leurs passions sont dans leur cœur ; car eu
effet si on retranche de l'âme toutes ses passions et ses sensa-
tions, tout ce qu'on y reconnaît de reste, n'est plus qu'une suite
de la connaissance et de l'amour. Mais je ne conçois pas com-
ment ceux qui sont i-evenus de ces illusions de nos sens se peu-
vent persuader que toutes nos sensations et toutes nos passions
ne sont que connaissance et qu'amour, je veux dire des espèces
de jugements confus que l'âme porte des objets par rapport au
corps qu'elle anime. Je ne comprends pas comment on peut
dire que la lumière, les couleurs, les odeurs, etc. soient des
jugements de l'âme ; car il me semble au contraire que j'aperçois
distinctement que la lumière, les couleurs, les odeurs et les
autres sensations sont des modifications tout à fait différentes
des jugements.
m. Mais choisissons des sensations plus vives et qui ap-
pliquent davantage l'esprit. Examinons ce que ces personnes
disent de la douleur ou du plaisir. Ils veulent après plusieurs*
auteurs très considérables, que ces sentiments ne soient que
des suites de la faculté que nous avons de connaître et de vou-
loir, et que la douleur, par exemple, ne soit que le chagrin,
l'opposiiion et l'éloignement qu'a la volonté pour les choses
qu'elle connaît être nuisibles au corps quelle aime. Mais il me
• S. Aug. liv. 6 de Musica. Descartes dans son Trailé de l'Homme, etc.
à
DE L'ESPRIT PUK, l-"' Partie. 287
parait évident que c'est confondre la douleur avec la tristesse,
que tant s'en faut que la douleur soit une suite de la connais-
sance de l'esprit et de l'action de la volonté, qu'au contraire
elle précède l'une et l'autre ^.
Par exemple, si l'on mettait un charbon ardent dans la main
d'un homme qui dort ou qui se chauffe les mains derrière le
dos, je ne crois pas qu'on puisse dire avec quelque vraisem-
blance que cet homme connaîtrait d'abord qu'il se passerait
dans sa main quelques mouvements contraires à la bonne con-
stitution de son corps ; qu'ensuite sa volonté s'y opposerait, et
que sa douleur serait une suite de cette connaissance de son
esprit et de cette opposition de sa volonté. Il me semble au
contraire, qu'il est indubitable que la première chose que cet
homme apercevrait, lorsque le charbon lui toucherait la main,
serait la douleur; et que celte connaissance de l'esprit, et cette
opposition de la volonté ne sont que des suites de la douleur,
quoiqu'elles soient véritablement la cause de la tristesse qui sui-
vrait de la douleur.
Mais il y a bien de la différence entre cette douleur et la
tristesse qu'elle produit. La douleur est la première chose que
l'âme sente, elle n'est précédée d'aucune connaissance, et elle
ne peut jamais être agréable par elle-même. Au contraii'e la
tristesse est la dernière chose que l'âme sente, elle est tou-
jours précédée de quelque connaissance et elle est toujours
très agréable par elle-même -. Cela parait assez par le plaisir
qui accompagne la tiistesse dont on est touché aux funestes
représentations des théâtres ; car ce plaisir augmente avec la
tristesse : mais le plaisir n'augmente jamais avec la douleur.
Les comédiens qui étudient l'art de plaire, savent bien qu'il ne
faut point ensanglanter le lliéâtre, parce que la vue d'un
meurtre, quoique feint, serait trop terrible pour être agréable.
* ?JoQ!^ croyons que la douleur ne précède pas, mais qu'elle suit de plus
ou moins près, plus ou moins vivement la connaissance de l'esprit on la
perception et la volonté. Voir notre ouvrage sor le Plaisir et la douleur.
2» édit., Hacbette.
2 La tristesse en effet vient après la douleur, c'est un retour de l'âme sur
les canses qui l'ont produite, surtout si elles sont de l'ordre moral, si la
tristesse a du charme, comme l'a bien observé Malebranche, c'est senloment
quand notre pensée se reporte sur des souffrances que nous ne nous sommes
pas attirées à nous-mÏMni's par notre imprévoyance, par le défaut de conduite,
sinon le regret ou le remords l'accompagneuu
288 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
Mais ils n'appréhendent jamais de toucher les assistants d'un
trop grande tristesse; parce qu'en effet la tristesse est toujours
agréable, lorsqu'il y a sujet d'en être touché. Il y a donc une
différence essentielle entre la tristesse et la douleur, et l'on ne
peut pas dire que la douleur ne soit autre chose qu'une cou-
naissance de l'esprit jointe à une opposition de la volonté.
Pour toutes les auti*es sensations, comme sont les odeurs, les
saveurs, les sons', les couleurs, la plupart des hommes ne pen-
sent pas qu'elles soient des modifications de leur âme. Ils ju-
gent au contraire qu'elles sont répandues sur les objets; ou
tout au moins, qu'elles ne sont dans l'àrae que comme l'idée
d'un carré et d'un rond, c'est-à-dire qu'elles sont unies à l'âme,
mais qu'elles n'en sont pas des modifications ; et ils en jugent
ainsi, à cause qu'elles ne les touchent pas beaucoup, comme
j'ai fait voir en expliquant les erreurs des sens.
On croit donc qu'il faut tomber d'accord, qu'on ne connaît
pas toutes les modifications dont l'âme est capable ; et qu'outre
celles qu'elle a par les organes des sens, il se peut faire
qu'elle en ait encore une infinité d'autres qu'elle n'a point
éprouvées et qu'elle n'éprouvera qu'api es qu'elle sera délivrée
de la captivité de son corps.
Cependant il faut que l'on avoue, que de même que la ma-
tière n'est capable d'une infinité de différentes configurations,
qu'à cause de son étendue, l'âme aussi n'est capable de diffé-
rentes modifications, qu'à cause de la pensée; car il est visible
que l'âme ne serait pas capable des modifications de plaisir, de
douleur, ni même de toutes celles qui lui sont indifférentes, si
elle n'était capable de perception ou de pensée.
Il nous suffit donc de savoir, que le principe de toutes ces
modifications c'est la pensée. Si l'on veut même qu'il y ait dans
ifune quelque chose qui précède la pensée, je n'en veux point
ilisputer. Mais comme je suis sûr que personne n'a de con-
:',;iissance de son âme que par la pensée, ou par le sentiment
iulérieur ae tout ce qui se passe dans son esprit, je suis assuré
aussi, que si quelqu'un veut raisonner sur la nature de l'âme,
il ne doit consulter que ce sentiment intérieur, qui le repré-
sente sans cesse à lui-même tel qu'il est, et ne pas s'imaginer
contre sa propre conscience que l'âme est un feu invincible, uu
air subtil, une liarmonic ou autre cliose semblable
DE LESPRIT PUR, 1" Partie. 289
CHAPITRE II
I. L'esprit étant borné ne peut comprendre ce qui tient de l'infini. — U. Sa
limit;ition est rorigine de beaucoup d'erreurs.— III. Et principalement des
hérésies. — IV. Il faut soumettre l'esprit à la foi.
I. Ce qu'on trouve donc d'abord dans la pensée de l'homme,
c'est qu'elle est très limitée, d'où l'on peut tirer deux consé-
quences très importantes : la première, que l'àrae ne peut con-
naître parfaitement l'intini; la seconde, qu'elle ne peut pas
même connaitre distinctement plusieurs choses à la fois. Car
de même qu'un morceau de cire n'est pas capable d'avoir en
même temps une infinité de figures différentes, ainsi l'àme
n'est pas capable en même temps de la connaissance d'une
infinité d'objets. Et de même aussi qu'un morceau de cire ne
peut être carré et rond dans le même temps, mais seulement
moitié carré et moitié rond; et que d'autant plus qu'il aura de
figures différentes, elles en seront d'autant moins parfaites et
moins distinctes, ainsi l'âme ne peut apercevoir plusieurs
choses à la fois, et ses pensées sont d'autant plus confuses,
qu'elles sont en plus grand nombre.
Enfin de même qu'un morceau de cire qui aurait mille côtés
et dans chaque côté une figure différente, ne serait ni carré,
ni rond, ni ovale, et qu'on ne pourrait dire de quelle figure i!
serait, ainsi il arrive quelquefois qu'on a un si grand nombre
de pensées différentes, qu'on s'imagine que l'on ne pense à
rien. Cela parait dans ceux qui s'évanouissent ; les esprits ani-
maux tournoyant irrégulièrement dans leur cerveau réveillent
un si grand nombre de traces, qu'ils n en ouvrent pas une assez
fort pour exciter dans l'esprit une sensation particulière, ou
une idée distincte : de sorte que ces personnes sentent un si
grand nombre de choses à la fois, qu'ils ne sentent rien de dis-
tinct, ce qui fait qu'ils s'imaginent n'avoir rion senti.
Ce n'est pas qu'on ne s'évanouisse quelquefois faute d'es-
prits animaux : mais alors l'âme n'ayant que des pensées de
j)ure intclleclion, qui ne laissent point de traces dans le cer-
veau, on ne s'en souvient point après que l'on est revenu à soi,
T. I. n
200 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
et c'est ce qui fait croire qu'on n'a pensé à rien. J'ai dit ceci en
passant, pour montrer qu'on a tort de croire que l'âme ne
pense pas toujours, à cause qu'on s'imagine quelquefois que
l'ârac ne pense à rien.
II. Toutes les personnes qui font un peu de réflexion sur leurs
propres pensées, ont assez d'expérience que l'esprit ne peut
pas s'appliquer à plusieurs clioses à la fois, et à plus forte
raison, qu'il ne peut pas pénétrer l'infini. Cependant je ne sais
par quel caprice, des personnes qui n'ignorent pas ceci, s'oc-
cupent davantage à méditer sur des objets infinis, et sur des
questions qui demandent une capacité d'esprit infinie, que
sur d'autres qui sont à la portée de leur esprit ; et pourquoi
encore il s'en trouve un si grand nombre d'autres, qui voulant
tout savoir, s'appliquent à tant de sciences en même temps,
qu'ils ne font que se confondre l'esprit, et le rendre incapable
de quelque science véritable.
Combien y a-t-il de gens qui veulent comprendre la divisi-
bilité de la matière à l'infini, et comment il se peut faire qu'un
petit grain de sable contienne autant de parties que toute la
terre, quoique plus petites à proportion? Combien forme-t-on
de questions qui ne se résoudront jamais sur ce sujet et sur
beaucoup d'autres qui renferment quelque chose d'infini i,
desquelles on veut trouver la solution dans son esprit? On s'y
applique, on s'y échauffe ; mais enfin tout ce que l'on y gagne,
c'est que l'on s'entête de quelque extravagance et de quelque
erreur.
N'est-ce pas une chose plaisante de voir des gens qui nient
la divisibilité de la matière à l'infini, pour cela seul qu"ils ne la
peuvent comprendre, quoiqu'ils comprennent fort bien les dé-
monstrations qui la prouvent, et cela dans le môme temps
qu'ils confessent de bouche, que l'esprit de l'homme ne peut
comprendre l'infini. Car les preuves qui montrent que la ma-
tière est divisible à l'infini, sont démonstratives s'il en fut ja-
mais; ils en conviennent, quand ils les considèrent avec atten-
tion. Néanmoins, si on leur fait des objections qu'ils ne
puissent résoudre, leur esprit se détournant de l'évidence qu'ils
' Comme sont les temps, les vitesses, et tout ce qui est capable du plus oa
(lu moiiiï. (Note de Malebranche.)
à
DE LESPKIT PUR, 1" Partie. 291
viennent d'apercevoir, ils commencent d'en douter. Ils s'occu-
pent fortement de l'objeclion qu'ils ne peuvent l'ésoudre; ils
inv-entent quelque distinction frivole contre les démonstrations
de la divisibilité à l'infini, et ils concluent enfin qu'ils s'y
étaient trompés, et que tout le monde s'y trompe. Us embrassent
ensuite l'opinion contraire. Ils la défendent par des points en-
flés et par d'autres extra vagancess, que l'imagination ne manque
jamais de fournir. Or ils ne tombent dans ces égarements, que
parce qu'ils ne sont pas intérieurement convaincus que l'esprit
de l'homme est fini, et que pour être persuadé de la divisibilité
de la matière à l'infini, il nest pas nécessaire qu'il la com-
prenne, parce que toutes les objections qu'on ne peut résoudre
qu'en la comprenant, sont des objections qu'il est impossible
de résoudre. En effet, la vitesse, la durée, l'étendue sont
telles qu'on peut en connaître exactement les rapports com-
m.ensurables, parce que ces rapports sont des grandeurs finies
qu'expriment; des idées finies : mais nul esprit fini ne peut com-
prendre ces grandeurs en elles-mêmes et prises absolument.
Si les hommes ne s'arrêtaient qu'à de pareilles questions, on
n'aurait pas sujet de s'en mettre beaucoup en peine ; parce que
s'il y en a quelques-uns qui se préoccupent de quelques erreurs,
ce sont des erreurs de peu de conséquence. Pour les autres,
ils n'ont pas tout à fait perdu leur temps, en pensant à des
cîioses qu'ils n'ont pu comprendre ; cai* ils se sont au moins
convaincus de la fail)l('sse de leur esprit. Il est bon, dit un au-
teur i fort judicieux, de fatiguer l'esprit à ces sortes de subti-
lités, afin de dompter sa présomption et lui ôter la hardiesse
d'opposer jamais ses faibles lumières aux vérités que l'église
lui [)iopose, sous prétexte qu'il ne les peut pas comprendre.
Car puisque toute la vigueur de l'esprit des hommes est con-
irainte de succomber au plus petit atome de la matière, et d'a-
vouer qu'il voit clairement qu'il est infinimout divisible, sans
pouvoir comprendre comment cela se peut faire; n'est-ce pas
péclier visiblement contre la raison, que de refuser de croire
les effets merveilleux de la toute-puissance de Dieu, qui ^st
d (lle-mème incompréhensible, par cette raison que notre es-
jini ne les peut comprendre?
' L'auteur de l'Art de penser.
292 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
m. L'effet donc le plus dangereux que produit l'ignorance, ou
plutôt l'inadvertance où l'on est de la limitation et de la fai-
blesse de l'esprit de l'homme, et par conséquent de son inca-
pacité pour comprendre tout ce qui lient quelque chose de l'in-
fini, c'est l'hérésie. Il se trouve, ce me semble, en ce temps-ci
plus qu'en aucun autre, un fort grand nombre de gens qui se
font une théologie particulière, qui n'est fondée que sur leur
propre esprit, et sur la faiblesse naturelle de la raison, parce
que dans les sujets mêmes qui ne sont point soumis à la rai-
son, ils ne veulent croire que ce qu'ils comprennent.
Les sociniens ne peuvent comprendre les mystères de la
trinité, ni de l'incarnation; cela leur suffit pour ne pas croire,
et même pour dire d'un air fier et méprisant de ceux qui les
croient, que ce sont des gens nés pour l'esclavage. Un calvi-
niste ne peut concevoir comment il se peut faire que le corps
de Jésus-Christ soit réellement présent au sacrement de l'aulel
dans le même temps qu'il est dans le ciel ; et de là il croit
avoir raison de conclure, que cela ne se peut faire, comme s'il
comprenait parfaitement jusqu'oîi peut aller la puissance de
Dieu.
Un homme qui est même convaincu qu'il est libre, s'il s'é-
chauffe fort la tête pour tâcher d'accorder la science de Dieu
et ses décrets avec la liberté, il sera peut-être capable de
tomber dans l'erreur de ceux qui ne croient point que les
hommes soient libres. Car d'un côté ne pouvant concevoir que
la providence de Dieu puisse subsister avec la liberté de
l'homme ; et de l'autre, le respect qu'il aura pour la religion,
l'empêchant de nier la providence, il se croira contraint d'ôler
la liberté aux hommes; ne faisant pas assez de rétlêxiou sur
la faiblesse de son esprit, il s'imaginera pouvoir pénétrer les
moyens que Dieu a pour accorder ses décrets avec notre li-
berté.
Mais les hérétiques ne sont pas les seuls qui manquent d'at-
tention pour considérer la faiblesse de leur esprit, et qui lui
donnent trop de liberté pour juger les choses qui ne lui sont
pas soumises; presque tous les hommes ont ce défaut, cl prin-
cipalement quelques théologiens des derniers siècles. Car ou
pourrait peul-clrc dire, que quelques-uns d'eux emploient si
souvent des raisonnements humains, pour prouver, ou pour
à
DE L'ESPRIT PUR, 1" Partie. 293
expliquer des mystères qui sont au-dessus de la raison, quoi-
qu'ils le fassent avec une bonne intention, et pour défendre la
religion contre les hérétiques, qu'ils donnent souvent occasion à
ces mêmes hérétiques de demeurer obstinément attachés à
leurs erreurs, et de traiter les mystères de la foi comme des
opinions humaines.
IV. L'agitation de l'esprit et les subtilités de l'école ne sont pas
propres à faire connaître aux hommes leur faiblesse, et ne leur
donnent pas toujours cet esprit de soumission si nécessaire
pour se rendre avec humilité aux décisions de l'Église. Tous ces
raisonnements subtils et humains peuvent au contraire exciter
en eux leur orgueil secret ; ils peuvent les porter à faire usage
de leur esprit mal à propos, et à se former ainsi une religion
conforme à sa capacité. Aussi ne voit-on pas que les hérétiques
se rendent aux arguments philosophiques, et que la lecture des
livres purement scholastiques leur fasse reconnaître et con-
damner leurs erreurs. Mais on voit au contraire tous les jours
qu'ils prennent occasion de la faiblesse des raisonnements de
quelques scholastiques, pour tourner en raillerie les mystères
les plus sacrés de notre religion, qui dans la vérité ne sont
point établis sur toutes ces raisons et explications humaines,
mais seulement sur l'autorité de la parole de Dieu écrite ou
non écrite, c'est-à-dire transmise jusqu'à nous par la voie de
la tradition.
En effet, la raison humaine ne nous fait point comprendre,
qu'il y a un Dieu en trois personnes, que le corps de Jésus-
Christ soit réellement dans l'eucharistie et comme il se peut
faire que l'homme soit libre, quoique Dieu sache de toute éter-
nité ce que l'homme fera. Les raisons qu'on apporte pour
prouver et pour expliquer ces choses, sont des raisons qui ne
prouvent d'oi'dinairo qu'à ceux qui les veulent admettre sans
les examiner, mais qui semblent souvent extravagantes à ceux
qui les veulent combattre, et qui ne tombent pas d'accord du
fond de ces mystères. On peut dire au contraire, que les objec-
tions que l'on forme contre les principaux articles de notre foi,
et principalement contre le mystère do la Trinité, sont si fortes,
qu'il n'est pas possii)Ie d'en donner dos solutions claires, évi-
dentes et qui ne choquent en rien notre faible raison, parce
qu'en effet ces mystères sont incompréhensibles.
294 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
Le meilleur moyen de convertir les hérétiques n'est dotic
pas de les accoutumer à faire usage de leur esprit, en ne leur
apportant que des arguments incertains tirés de la philosophie,
parce que les vérités dont on veut les instruire ne sont pas
soumises à la raison.. Il n'est pas même toujours à propos de
se servir de ces raisonnements dans des vérités qui peuvent
être prouvées par la raison aussi bien que par la ti-adition,
comme l'immortalité de i'àme, le péché originel, la nécessité
de la grâce, le désordre de la nature' et quelques autres; de
peur que leur esprit ayant une fois goûté l'évidence des raisons
dans ces questions, ne veuille point se soumettre à celles qui
ne se peuvent prouver que par la tradition. Il faut au contraire
les obliger à se défier de leur esprit propre, en leur faisant
sentir sa faiblesse, sa limitation, et la disproportion avec nos
mystères, et quand l'orgueil de leur esprit sera abattu, alors
il sera facile de les faire entrer dans les sentiments de l'Église,
en leur représentant i que l'infaillibilité est renfermée dans
l'idée de toute société divine, et en leur expliquant la tradition
de tous les siècles, s'ils en sont capables.
Mais si les hommes détournent continuellement leur vue de
dessus la faiblesse et la limitation de leur esprit, une présomp-
tion indiscrète leur enflera le courage ; une lumière trompeuse
les éblouira ; l'amour de la gloire les aveuglera. Ainsi les héré-
tiques seront éternellement hérétiques, les philosophes opi-
niâtres etcntiHés, et Tonne cessera jamais de disputer sur toutes
les choses dont on disputera tant qu'on en voudra disputer.
CHAPITRE III
I. Los philosophes se dissipent l'esprit en s'appliqiifint à des sujets qui ren-
fermeui trop de rapports, et qui dépcnilent de trop de choses sans garder
aucun ordn; dans leurs études. — 11. E>;empli' tiré d'Aristote. — III. Que
les .:,'éoiiielrt'S au contraire se conduiseiil bien dans la recherche de la
vi riié, pnncipaieraent ceux (jui se servent de l'al'.;Èbre et de l'analyse. —
IV, Que leur méthode au.îjnieiile la force de l'esprit ; et que la loa-ique
d'Ansloie la diminue. — V. Autre défaut des personnes d'étude.
I. Les hommes ne tombent pas seulement dans un fort grand
nombre d'erreurs, parce qu'ils s'occupent à des questions qui
' Voyez chap. 13, des Entreliens sur la Mélaphysique el iur la redgioa
DE L'ESPRIT PUR, 1" Partie. 295
tieanent de Tiafini, leur esprit n'étant pas infini ; mais aussi
parce qu'ils s'appliquent à celles qui ont beaucoup d'étendre,
leur esprit en ayant fort peu.
Nous avons déjà dit que, de même qu'un morceau de cire
n'est pas capable de recevoir en même temps plusieurs figures
parfaites et bien distinctes, ainsi l'esprit n'était pas capable de
recevoir plusieurs idées distinctes, c'est-à-dire d'apercevoir
plusieurs choses bien distinctement dans le même temps. De là
il est facile de conclure, qu'il ne faut pas s'appliquer d'abord
à la recherche des vérités cachées dont la connaissance dépend
de trop de choses, et dont il y en a quelques-unes qui ne nous
sont pas connues, ou qui ne nous sont pas assez familières;
car il faut étudier avec ordre, et se servir de ce qu'on sait dis-
tinctement pour apprendre ce qu'on ne sait pas, ou ce qu'on
ne sait que confusément. Cependant la plupart de ceux qui se
mettent à l'étude n'y font point tant de façon. Ils ne font point
essai de leurs forces ; ils ne consultent point avec eux-mêmes
jusqu'oïl peut aller la portée de leur esprit. C'est une secrète
vanité, et un désir déréglé de savoir, et non pas la raison, qui
règle leurs «études. Ils entreprennent sans la consulter de péné-
trer les vérités les plus cachées et les plus impénétrables, et
de résoudre des questions qui dépendent d'im si grand nombre
de rapports, que l'esprit le plus vif et le plus pénétrant ne
pourrait en découvrir la vérité avec une entière certitude, qu'a-
près plusieurs siècles, et un nombre presqu'infini d'expé-
riences.
Il y a dans la médecine et dans la morale un très grand
nombre de questions de cette nature. Toutes les sciences qui
regardent le détail des corps et de leurs qualités particidières,
comme des animaux, des plantes, des métaux, et de leurs
qualités propres, sont de ces sciences qui m* peuvent jamais
être assez évidentes ni assez certaines : principalement si on
ne les cultive d'une autre manière qu'on a fait jusqu'à présent,
et si on ne commence par les sciences les plus simples, et les
moins composées dont elles dépendent. Mais les personnes
d'étude ne veulent pas se donner la peine de philosopher par
ordre : ils ne conviennent pas de la certitude des principes de
physique : ils ne counaisseut poiut le nature des corps en
général ni leurs qualités, ils en tombent d'accord eu.x-mémes.
296 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
Cependant ils s'iraaginent pouvoir rendre raison, pourquoi par
exemple, les cheveux des vieillards blanchissent, et que leurs
dents deviennent noires, et de semblables questions qui dépen-
dent de tant de causes, qu'il n'est pas possible d'en donner
jamais de raison assurée. Car il est nécessaire pour cela de
savoir au vrai, en quoi consiste la blancheur des cheveux en
particulier, les humeurs dont ils sont nourris, les filtres qui
sont dans le corps pour laisser passer ces humeurs, la con-
formation de la racine des cheveux ou de la peau oîi elles pas-
sent ; et la différence de toutes ces choses dans un jeune homme
et dans un vieillard ce qui est absolument impossible, ou du
moins très difficile à connaître.
II. Arislole, par exemple, a prétendu ne pas ignorer la cause
de cette blancheur qui arrive aux cheveux des vieillards ; il
en a donné plusieurs raisons en différents endroits de ses
livres. Mais parce que c'est le génie de la nature i, il n'en est
pas demeuré là; il a pénétré bien plus avant. Il a encore
découvert, que la cause qui rendait blancs les cheveux des
vieillards, était celle-là même qui faisait que quelques per-
sonnes, et quelques chevaux ont un œil bleu, et l'autre dune
autre couleur. Voici ses paroles 2 ; ErspdvXau/coi 3s itoCkiGix
yfvcivTai y.at ol àvOfWTwOt x*\ ol Ikkoi otà tt)v auTvjv mlTvav Zl T]'nzip
x) (^.sv àvflpwjîoç j:oXituTat [aovov.
Cela est assez surprenant, mais il n'y a rien de caché à ce
grand homme, et il rend raison d'un si grand nombre de choses,
dans presque tous ses ouvrages de physique, que les plus
éclairés de ce temps-ci croient impénétrables, que c'est avec
raison qu'on dit de lui qu'il nous a été donné de Dieu, afin que
nous n'ignorassions rien de ce qui peut être connu. « Aristotelis
doctrina est summa veritas, quoniam ejus intelleclus fuit finis
humani inteilectus. Quare benc dicitur de illo, quod ipse fuit
crealus et datus nobis divina providentia, ut non ignoremus pos-
sibilia sciri. > Averroës devrait même dire, que la Divine Pro-
* C'est une de «t'S ironies dont Malebianche est prodiijiie à l'égard d'Aris-
totc De mCmcque les antciirs de VArl de penser, il ne cesse de tourner en
riiliciile ^a philosophie plus ou moins inexa."tement interprétée et d\'U tirer
des exemples de faux raisoiinemcnls. de sophismes et des plus ijrnssiéres
erreurs où puisse tomber l'esprit humain. Il se raille d'ailleurs justement de
queh|ii,s-urs de ses commentateurs et de certains scolastiiiucs arriérés.
* De gênerai animal, lib. 5, cap. I.
DE L'ESPRIT PUR, 1" Partie. 297
vidence nous avait donné Arislote pour nous apprendre ce qu'il
n'est pas possible de savoir. Car il est vrai que ce philosophe
ne nous apprend pas seulement les choses que l'on peut savoir,
mais, puisqu'il le faut croire sur sa parole, sa doctrine étant
la souveraine vérité « summa vcritas, » il nous apprend même
les choses qu'il est impossible de savoir.
Certainement il faut bien avoir de la foi pour croire ainsi
Aristote, lorsqu'il ne nous donne que des raisons de logique,
et qu'il n'explique l^s effets de la nature que par les notions
confuses des sens, principalement lorsqu'il décide hardiment
sur des questions, qu'on ne voit pas qu'il soit possible aux
hommes de pouvoir jamais résoudre. Aussi Aristote prend-il
un soin particulier d'avertir qu'il faut le croire sur sa parole :
car c'est un axiome incontestable à cet auteur, qu'il faut que le
disciple croie, ^tî niaxi'-atv t6v [xavOavovca.
Il est vrai que les disciples sont obligés quelquefois de croire
leur maître, mais leur foi ne doit s'étendre qu'aux expériences
et aux faits. Car s'ils veulent devenir véritablement philosophes,
ils doivent examiner les raisons de leurs maîtres, et ne les
recevoir, qu'après qu'ils en ont reconnu l'évidence par leur
propre lumière. Mais pour être philosophe péripatcticien, il est
seulement nécessaire de croire et de retenir, et il faut apporter
la même disposition d'esprit à la lecture de cette philosophie
qu'à la lecture de quelque histoire. Car si on prend la liberté
de faii'e usage de sçn esprit et de sa raison, il ne faut pas
espérer de devenir grand pliilosophe.
Mais la raison pour laquelle Aristote et un très grand nombre
d'autres philosophes ont prétendu savoir ce qui ne se peut
jamais savoir, c'est qu'ils n'ont pas bien connu la différence
qu'il y a entre savoir et savoir, entre avoir une connaissance
certaine et évidente, et n'en avoir qu'une vraisemblable. Et la
raison pourquoi ils n'ont pas bien fait ce discernement, c'est
que les sujets auxquels ils se sont appliqués, ayant toujours eu
plus d'étendue que leur esprit, ils n'eu ont ordinairement vu
que quelques parties sans pouvoir les embrasser toutes
ensemble, ce qui suffit bien pour découvrir plusieurs vraisem-
blances, mais non pas pour découvrir la vérité avec évidence.
Outre (juc ne cherchant la science que par vanité, et les vrai-
semblances étant plus propres pour gagner l'estime des honnnes
T. 1. . . n.
298 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
que la vérité môme, à cause qu'elles sont plus proportionnées
à la portée ordinaire des esprits, ils ont négligé de chercher
les moyens nécessaires pour augmenter la capacité de l'esprit
et lui donner plus d'étendue qu'il n'a pas ; de sorte qu'ils n'ont
pu pénétrer le fond des vérités un peu cachées.
IIL Les seuls géomètres ont bien reconnu le peu d'étendue
de l'esprit : du moins se sont-ils conduits dans leurs études
d'une manière qui marque qu'ils la connaissent parfaitement,
surtout ceux qui se sont servis de l'algèbre et de l'analyse,
que Viéte et Descartes ont renouvelée et perfectionnée en ce
siècle. Cela paraît, en ce que ces personnes ne se sont point
avisées de résoudre des difticultés fort composées, qu'après
avoir connu très clairement les plus simples dont elles dépen-
dent; ils ne se sont appliqués à la considération des lignes
courbes, comme des sections coniques, qu'après qu'ils ont bien
possédé la géométrie ordinaire. Mais ce qui est de particulier
aux analystes, c'est que voyant que leur esprit ne pouvait pas
être en même temps appliqué à plusieurs figures, et qu'il ne
pouvait pas même imaginer des solides qui eussent plus de
trois dimensions, quoiqu'il soit souvent nécessaire d'en con-
cevoir qui en aient davantage; ils se sont servis des lettres
ordinaires qui nous sont fort familières, afin d'exprimer et d'a-
bréger leurs idées.
IV. Ainsi l'esprit n'étant point embarrassé ni occupé dans la
représentation qu'il serait obligé de sii'feire'de plusieurs figures
et d'un nombre infini de lignes, il peut apercevoir tout d'une
vue ce qu'il ne lui serait pas possible de voir autrement, parce
que l'esprit peut pénétrer bien plus avaut et s'étendre à beau-
coup plus de clioses, lorsque sa capacité est bien ménagée.
De sorte que toute l'adresse qu'il y a pour le rendre plus
pénétrant et plus étendu, consiste, comme nous l'expliquerons
ailleurs i, à bien ménager ses forces et sa capacité, ne l'em-
ployant pas mal à- propos à des choses qui ne lui sont point
nécessaires pour découvrir la vérité qu'il cherclie ; et c'est ce
qu'il faut bien remarquer. Car cela seul fuit bien voir (|iie les
logiques ordinaires sont plus propres pour diminuer la capa-
cité dt, l'esprit que pour l'augmenter; parce qu'il est visible
* Livre 6 dans la prcinièro pai'ue de la nu ilirde
à
DE L'ESPRIT PUR, 1" Partie. 299
que si OQ veut se servir dans la recherclie de quelque vérité,
des règles qu'elles nous donnent, la capacité de l'esprit en sera
partagée ; de sorte qu'il en aura moins pour être attentif et
pour comprendre toute l'étendue du sujet qu'il examine.
Il parait donc assez par ce que l'on vient de dire, que la
plupart des hommes n'ont guère fait de rétlexion sur la nature
de l'esprit, quand ils ont voulu l'employer à la recherche de
la vérité, qu'ils n'ont jamais été bien convaincus de"Son peu
d'étendue et de la nécessité qu'il y a de la bien ménager, et
même de l'augmenter, et que cela est une des causes les plus
considérables de leurs erreurs et de ce qu'ils ont si mal réussi
dans leurs études.
Ce n'est pas pourtant qu'on prétende qu'il y ait eu quelques
personnes qui n'aient pas su que leur esprit fût borné et qu'il
eût peu de capacité et d'étendue. Tout le monde l'a su sans
doute, et tout le monde l'avoue : mais la plupart ne le savent
que confusément, et ne le confessent que de bouche. La con-
duite qu'ils tiennent dans leurs éludes dément leur propre con-
fession, puisqu'ils agissent comme s'ils croyaient véiitablement
que leur esprit n'eût point de bornes, et qu'ils veulent pénétrer
des choses qui dépendent d'un très grand nombre de causes,
dont il n'y en a d'ordinaire pas une qui leur soit connue.
V. Il y a encore un autre défaut assez ordinaire aux per-
sonnes d'étude. C'est qu'ils s'appliquent à trop de sciences à la
fois, et que s'ils étudient six heures le jour, ils étudient quel-
quefois six choses différentes. Il est visible que ce défaut pro-
cède de la même cause que les autres dont on vient de parler ;
car il y a grande apparence que si ceux qui étudient de celte
manière connaissaient évidemment qu'elle n'est pas propor-
tionnée avec la capacité de leur esprit, et qu'elle est plus
propre pour le remplir de confusion et d'erreur que d'une véri-
table science, ils ne se laisseraient pas emporter aux mouve-
ments déréglés de leur passion et de leur vanité ; car en effet
ce n'est pas le moyen de la satisfaire, puisque c'est justement
le moyen de ne rien savoir.
300 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
CHAPITRE IV
I. L'esprit ne peut s'appli(iuer lonu;tenips à des objets qui n'ont point de
rapport à lui, ou qui ne liennent point quelque chose de l'inllni. — II. L'in-
constance de la volonté est cause de ce iléiaiit d"api)licatloii, et p^r consé-
quent de l'erreur. — III. Nos sensations nous occiipeut davantaiçe que les
idées pures de l'esprit. — IV. Ce qui est la source de la corruption des
mœurs. ,-^ V. Et de l'ignorance du commun des liommes.
L L'esprit de l'homme n'est pas seulement sujet à l'eiTeur,.
parce qu'il n'est pas infini, ou qu'il a moins d'étendue que les
objets qu'il considère, comme nous venons d'expliquer dans les
deux chapitres précédents; mais aussi parce qu'il est incons-
tant, qu'il n'a point de fermeté dans son action, et qu'il ne peut
tenir assez longtemps sa vue fixe arrêtée sur un sujet, afin de
l'examiner tout entier.
Pour concevoir la cause de cette inconstance et de cette légè-
reté de l'esprit humain, il faut savoir que c'est la volonté qui
dirige son action, que c'est elle qui l'applique aux objets .qu'elle
aime, et qu'elle est elle-même dans une inconstance et dans
une inquiétude conlinuelle, dont voici la cause.
On ne peut douter que Dieu ne soit l'auteur de toutes choses,,
qu'il ne les ait faites pour lui, et qu'il ne tourne le cœur
de l'homme vei's lui par une impression naturelle et invincible
qu'il lui imprime sans cesse. Dieu ne peut vouloir qu'il^it une
volonté qui ne l'aime pas, ou qui l'aime moins que quelque au-
tre bien, s'il y en peut avoir d'autre que lui, parce qu'il ne
peut vouloir qu'une volonté n'aime point ce qui est souveraine-
ment aimable, ni qu'elle aime le plus ce qui est le moins aima-
ble. Ainsi il faut que l'amour naturel nous porte vers Dieu,
puisqu'il vient de Dieu, et qu'il n'y a rien qui puisse en arrêter
les mouvements que Dieu même qui les impriiTie. Il n'y a docte
point de volonté qui ne suive nécessairement les mouvements
de cet amour. Les justes, les impies, les bienheureux elles
damnés aiment Dieu de cet amour. Car cet amour naturel que
nous avons pour Dieu, étant la même chose que l'inclination
naturelle qui nous porte vers le bien en général, vers le bien
infini, vers le souverain bien, il est visible que tous les esprits
aiment Dieu de cet amour, puisqu'il n'y a que lui qui soit le
DE L'ESPlUT PUR, 1" Partie. 301
bien universel, le bien infini, le souverain bien. Car enfin tous
les esprits, et les démons mêmes désirent ardemment d'être
heureux et de posséder le souverain bien ; et ils le désirent
sans choix, sans délibération, sans liberté et par la nécessité
de leur nature. Étant donc faits pour Dieu, pour un bien infini,
pour un bien qui comprend en soi tous les biens, le mouvement
naturel de notre cœur ne cessera jamais que par la possession
de ce bien.
II. Ainsi notre volonté toujours altérée d'une soif ardente,
toujours agitée de désirs, d'empressements et d'inquiétudes
pour le bien qu'elle ne possède pas, ne peut souffrir sans beau-
coup do peine que l'esprit s'arrête pour quelque temps à des
vérités abstraites, qui ne la touchent point, et qu'elle juge in-
capables de la rendre heui'euse. Ainsi elle le pousse sans cesse
à rechercher d'autres objets, et lorsque dans cette agitation,
que la volonté lui communique, il rencontre quelque objet qui
porte la marque du bien, je veux dire qui fait sentir à 1 âme
par ses approches quelque douceur, et quelque satisfaction
intérieure, alors celte soif du cœur s'excile de nouveau, ces
désirs, ces empressements, ces ardeurs se rallument, et l'es-
prit, obligé de leur obéir, s'attache uniquement à l'objet qui
les cause ou qui semble les causer, pour l'approcher ainsi de
lame qui le goûte et qui s'en repait pour quelque temps. Mais
le vide des créatures ne pouvant remplir la capacité infinie du
cœnu- de l'homme, ces petits plaisirs au lieu d'éteindre sa soif
ne font que l'irriter, et donner à l'âme une sotte et vaine espé-
rance de se satisfaire dans la multiplicité des plaisirs de la
terre; ce qui produit encore une inconstance et une légèreté
iiicoiiccvable dans l'esprit qui doit lui découvrir tous ces bien.'i.
[1 csl vrai que lorsque Tesprit rencontre par hasard quelque
objel qui tient de l'infini, ou qui renferme en soi quelque cliose
de grand, son inconstance et son agitation cessent pour quel-
que temps. Car reconnaissant que cet objet porte le caractère
de celui que l'àme désire, il s'y arrête et s'y attache assez long-
temps. Mais cette attache, ou plaiôt celte opiniàtieté do l'esprit
à examiner des sujets infinis ou trop vastes, lui est aussi inutile,
que celle légèreté avec laquelle ilconsidère ceux qui sont propor-
tionnés à sa capacité. Il est trop faible pour venir à bout d'une
entreprise si difficile, et c'est en vain qu'il s'efforce d'y réussir
302 DE LA RECHERCUE DE LA VÉRITÉ.
Ce qui doit rendre l'âme heureuse n'est pas pour ainsi dire la
comproheusion d'un objet infini, elle n'en est pas capable;
mais l'amour et la jouissance d'un bien infini: dont la volonté
est capable par le mouvement d'amour que Dieu lui imprime
sans cesse.
Après cela il ne faut pas s'étonner de l'ignorance et de l'a-
veuglement des hommes , puisque leur esprit étant soumis à
l'inconstance et à la légèreté de leur cœur, qui le rend inca-
pable de rien considérer avec une application sérieuse, il ne
peut rien pénétrer qui renferme quelque difficulté considérable.
Car enfin l'attention de l'esprit est aux objets de l'esprit, ce (]ue
le regard fixe de nos yeux est aux objets de nos yeux. El de
même qu'un homme qui ne peut arrêter ses yeux sur les corps
qui l'environnent, ne les peut pas voir suffisamment pour dis-
tinguer les différences de leurs plus petites parties, et pour
reconnaître tous les rapports que toutes ces petites parties ont
les unes avec les autres, ainsi un homme qui ne peut
fixer la vue de son esprit sur les choses qu'il veut savoir, ne
peut pas les connaître suffisamment pour en distinguer toutes
les parties, et pour connaître tous les rapports qu'elles peuvent
avoir entre elles ou avec d'autres sujets.
Cependant, il est constant que toutes les connaissances ne
consistent que dans une vue claire des rapports, que les choses
ont les unes avec les autres. Quand donc il arrive, comme
dans les questions difficiles, que l'esprit doit voir tout d'une vue
un fort grand" nombre de rapports que deux ou plusieurs
choses ont entre elles, il est clair que s'il n'a pas considéré ces
choses-là avec beaucoup d'attention, et s'il ne les connaît que
confusément, il ne lui sera pas possible d'apercevoir distinc-
tement leur rapports, et par conséquent d'en former un juge-
ment solide.
III. Une des principales causes du défaut d'application de
noli'e esprit aux vérités abstraites, .est que nous les voyons
comme de loin, et qu'il se présente incessamment à notre esprit
des choses qui en sont bien plus proches. La grande attention
de l'esprit appi'oche pour ainsi dire les idées des objets aux-
quels on s'applique ; mais il arrive souvent que lorsqu'on est
fort attentif à des spéculations métaphysiques, on en est détourné,
parce qu'il survient à l'âme quelque sentiment qui est encore
DE L'ESPRIT PUR, 4« Partie. 303
pour ainsi dire plus proche d'elle que ces idées; car il ne faut
pour cela qu'un peu de douleur, ou de plaisir: la raison en est
que Ja douleur et le plaisir, et généralement toutes les sensa-
tions sont au dedans l'àrae même; elles la moditient, et elles la
touchent de bien plus près que les idées simples des objets
de la pure intellection. lesquelles, bien que présentes à l'esprit,
ne le touchent ni ne le modifient pas sensiblement. Ainsi l'âme
étant d'un côté très limitée, et de l'autre ne pouvant s'empê-
cher de sentir sa douleur et toutes ses autres sensations, sa
capacité s'en trouve remplie ; et elle ne peut dans un faême
temps sentir quelque chose, et penser librement à d'autres ob-
jets qui ne se peuvent sentir. Le bourdonnement d'une mou-
che, ou quelque autre petit bruit, supposé qu'il se communique
jusqu'à la partie principale du cerveau, en sorte que Fàrae
l'aperçoive, est capable malgré tous nos efforts de nous empê-
cher de considérer des vérités abstraites et fort relevées, parce
que toutes les idées abstraites ne moditient point l'âme de la
manif-re dont toutes les sensations la moditient.
IV. C'est ce qui fait la stupidité et l'assoupissement de l'esprit
à l'égard des plus grandes vérités de la morale chrétienne, et
que les hommes ne les connaissent que d'une manière spécu-
lative et infructueuse sans la grâce de Jésus-Christ. Tout le
monde connaît qu'il y a un Dieu, qu'il faut l'adorer et le ser-
vir; mais qui le sert et qui l'adore sans la grâce, laquelle
seule nous fait goûter de la douceur et du plaisir dans ces de-
voirs ? 11 y a très peu de gens qui ne s'aperçoivent du vide
et de l'instabilité des biens de la terre, et même qui ne soient
convaincus d une conviction abstraite, mais toutefois très cer-
taine et très évidente, qu'ils ne méritent pas notre application
et nos soins. Mais où sont ceux qui méprisent ces biens dans
la pratique, et qui refusent leurs soins et leur application pour
,les acquérir? Il n'y a que ceux qui sentent quelque amer-
tume et quelque dégoût dans leur jouissance, ou que la grâce
a rendus sensibles pour des biens spirituels pour une délecta-
tion intérieure que Dieu y a attachée, qui vainquent les inipres-
sions des sens et les elVoris de la concupiscence. La vue de
l'esprit loute seule ne nous fait donc jamais résister, comme
nous le devons, aux efforts de la concupiscence ; il faut outre
cette vue un certain sentiment du cœur. Cette- lumière de l'es-
A^
304 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
prit toute seule est, si oa le veut, une grâce suffisante qui ne
fait que nous condamner, qui nous fait connaître notre fai-
blesse, et que nous devons recourir par la première à celui qui
est notre force. Mais ce sentiment du cœur est une grâce vivo
qui opère. C'est elle qui nous louche, qui nous remplit, et qui
nous persuade le cœur, et sans elle il n'v a personne qui pense
du cœur : « Nemo est qui recogitet corde. » Les vérités les plus
constantes de la morale demeurent cachées dans les replis et
dans les recoins de lesprit ; et tant qu'elles y demeurent, elles
y sont stériles et sans aucune force, puisque l'âme ne les goûte
pas. Mais les plaisirs des sens sont plus proches de l'âme, et
n'étant pas possible de ne pas sentir, et même de ne pas aimer ^
son plaisir, il n'est pas possible 2 de se détacher de la terre et
de se défaire des charmes et des illusions de ses sens par ses
propres forces.
Je ne nie pas toutefois que les justes, dont le cœur a déjà
été vivement tourné vers Dieu par une délectation prévenante,
ne puissent sans cette grâce particulièi'e faire quelques actions
méritoires, et résister aux mouvements de la concupiscence. Il
y en a qui sont courageux et constants dans la loi de Dieu par
la force de leur toi, par le soin qu'ils ont de se priver des choses
sensibles, et par le mépris et le dégoût de tout ce qui les peut
tenter. Il y en a qui agissent presque toujours sans goûter ce
plaisir indélibéré ou prévenant dont je parle. La seule joie
qu'ils trouvent eu agissant selon Dieu, est le seul plaisir qu'ils
goûtent, et ce plaisir suflit pour les arrêter dans leur état et
pour confirmer la disposition de leur cœur. Comme ils aimenv
Dieu et la sainte loi, ils y pensent a.vec joie ; car on pense tou-
jours avec plaisir à ce qu'on aime, ou ce qui revient au même,
on ne peut s'en séparer sans quelque horreur; et cela suffit
afin que les justes ])uissenl vaincre du moins les tenlaiions
légères. Mais ceux qui commencent leur conversion ont bjsoin
d'un plaisir indclibéré et prévenant pour les détacher dos biens
sensibles,, auxquels ils sont attachés par d'autres plaisirs pré-
venants et indélibérés ; la tristesse et les remords de leur cons-
* Savoir d'un .imour naturel : car on peut ha'lr le plaisir d'une haine
élective! ou du choix. (Note de Maleiiranche.)
- P.irce que l'amoui' électif ne peut être longtemps sans se conformer à
l'amour naturel. (iNote de Malebrancbe.)
DE L'ESPRIT PUR, 1" Partie. 30S
cience ne suffisent pas, et ils ne goûtent point encore de joie.
Mais les justes peuvent vivre par la foi et dans la disette. Et
c'est même en cet état qu'ils méritent davantage, parce que les
hommes étant raisonnables, Dieu veut en être aime d'un amour
de choix plutôt que d'un amour distinct et d'un amour indéli-
bcré, semblable à celui par lequel on aime les choses sensi-
bles, sans connaître qu'elles sont bonnes autrement que par le
plaisir qu'on en reçoit. Cependant la plupart des hommes ayant
peu de foi et se trouvant sans cesse dans les occasions de goûter
les plaisirs, ils ne peuvent conserver longtemps leur amour
électif pour Dieu contre l'amour naturel pour les biens sensi-
bles, si la délectation de la grâce ne les soutient contre les
efforts delà volupté : car la délectation de la grâce produit, con-
serve, augmente la charité, comme les plaisirs sensibles, la
cupidité.
V. Il parait assez par les choses que l'on a dites ci-dessus,
que les hommes n'étant jamais sans quelque passion, ou sans
quelques sensations agréables ou fâcheuses, la capacité et l'é-
tendue de leur esprit en est beaucoup occupée ; et que lorsqu'ils
veulent employer le reste de cette capacité à examiner quelque
vérité, ils en sont souvent détournés par quelques sensations
nouvelles, par le dégoût que l'on trouve dans cet exercice, et
par l'inconstance de la volonté qui agite, et qui pi'omène l'es-
prit d'objets en objets sans l'arrêter. De sorte que si l'on n'a
pas pris dès la jeunesse l'habitude de vaincre toutes ces oppo-
sitions, comme on a expliqué dans la seconde partie, on se
trouve enfin incapable de pénétrer rien qui soit un peu difficile,
et qui demande quelque peu d'application.
Il faut conclure de là que toutes les sciences, et principalement
celles qui renferment des questions très difficiles à éclaircir,
sont remplies d'un nombre infini d'erreurs; et que nous devons
avoir pour suspects tous ces gros volumes que l'on compose
tous les jours sur la médecine, sur la physique, sur la morale,
et principalement sur des questions parliculiores de ces sciences,
qui sont beaucoup plus composées que les générales. On doit
mèuie juger que ces livres sont d'auiantplus méprisables, qu'ils
sont mieux reçus du commun des hommes ; j'entends de ceux
qui sont peu capables d application, et qui ne savent pas faire
usage de leur esprit, parce que l'applaudissement du peuple à
306 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
quelque opinion sur une matière difficile, est une marque infail-
lible qu'elle est fausse, et qu'elle n'est appuyée que sur les
notions trompeuses des sens, ou sur quelques fausses lueurs de
limagination i.
Néanmoins, il n'est pas impossible qu'un homme seul puisse
découvrir un très grand nombre de vérités cachées aux siècles
passés, supposé que cette personne ne manque pas d'esprit,
et qu'étant dans la solitude, éloigné autant qu'il se peut de tout
ce qui pourrait le distraire, il s'applique sérieusement à la re-
cherche de la vérité. C'est pourquoi ceux-là sont peu raisonna-
bles, qui méprisent la philosophie de M. Descartes sans la
savoir, et par cette unique raison, qu'il parait comme impos-
sible qu'un homme seul ait trouvé la vérité dans des choses
aussi cachées que sont celles de la nature. Mais s'ils savaient
la manière dont ce philosophe a vécu 2, les moyens dont il
s'est servi dans ses études pour empêcher que la capacité de
son esprit ne fût partagée par d'autres objets que ceux dont il
voulait découvrir la vérité, la netteté des idées sur lesquelles
il a établi sa philosophie, et généralement tous les avantages
qu'il a eus sur les anciens par les nouvelles découvertes, ils' en
recevraient sans doute un préjugé plus fort et plus raisonnable
que celui de l'antiquité, qui autorise Aristote, Platon et plu-
sieurs autres.
Cependant je ne leur conseillerais pas de s'arrêter à ce pré-
jugé, et de croire que M. Descartes est un grand homme, et
que sa philosophie est bonne, à cause des choses avantageuses
que l'on en peut dire. M. Descartes était homme comme les
autres, sujet à l'erreur et à l'illusion comme les autres ; il n'y
a aucun de ses ouvrages, sans même excepter sa géométrie,
où il n'y ait quelque marque de la faiblesse de l'esprit humain.
Il ne taut donc point le croire sur sa parole, mais le lire comme
il nous en avertit lui-même avec précaution, en examinant s'il
ne s'est point trompé, et ne croyant rien de ce qu'il dit, que ce
que l'évidence et les reproches secrets de notre raison nous
» Sènèfine a û'd : arguraentum pessiini liirba est.
* Malebraiirbe fait allusion à la relraitf dans laquelle il a vécu, loin du
monde et de toutes les distiactions eu Uollandc et même à Paris dans sa
jeunesse.
DE L'ESPRIT PUR, 1" Pabtie. 307
obligeront de croire. Car en un mot l'esprit ne sait véritable-
ment que ce qu'il voit avec éxidence.
Nous avons montré, dans les chapitres précédents, que notre
esprit n'était pas infini, qu'il avait au contraire une capacité
fort médiocre, et que cette capacité était ordinairement rem-
plie par les sensations de l'âme; et enfin que l'esprit recevant
sa direction de la volonté, ne pouvait regarder fixement quelque
objet sans en être bientôt détourné par son inconstance et par
sa légèreté. Il est indubitable que ces choses sont les causes
les plus générales de nos erreurs, et l'on pourrait s'arrêter ici
encore davantage pour le faire voir dans le particulier. Mais
ce que l'on a dit suffit à des personnes capables de quelque
attention pour leur faire connaître la faiblesse de l'esprit de
l'homme. On traitera plus au long, dans le quatrième et le cin-
quième livre, des erreurs qui ont pour cause nos inclinations
naturelles et nos passions, dont nous venons déjà de 4ii-a
quelque chose dans ce chapitre.
SECONDE PARTIE
DE L'ENTENDEMENT PUR
DE LA NATURE DES IDEES
CHAPITRE PJIEMIER
I. Ce qu'on entend par idées. — Qu'elles existent véritablement et qu'elles sont
nécessaires "pour apercevoir tous les objets matériels. — II. Division de
toutes les manières par lesquelles on peut voir les objets de dehors.
I. Je crois que tout le monde tombe d'accord, que nous n'aper-
cevons point les objets qui sont hors de nous par eux-mômes.
Nous voyons le soleil, les étoiles, et une infinité d'objets hors
de nous, et il n'est pas vraisemblable que l'âme sorte du corps,
et qu'elle aille, pour ainsi dire, se promener dans les cieux,
pour y contempler tous ces objets. Elle ne les voit donc point
par eux-mêmes, et l'objet immédiat de notre esprit, lorsqu'il
voit le soleil par exemple, n'est pas le soleil, mais qiiehiue chose
qui est intimement uni à notre âme ; et c'est ce que j'appelle
idée. Ainsi par ce mot idée, je n'entends ici autre chose, que
ce qui est l'objet immédiat, ou le plus proche de l'esprit, quand
il aperçoit quelque objet, c'est-à-dire ce qui touche et modifie
l'espritde la perception qu'il a d'un objet '.
Il faut bien remarquer qu'afin que l'esprit aperçoive quoique
objet, il est absolument nécessaire que l'idée de cet objet lui
soit actuellement présente; il n'est pas possible d'en douter,
mais il n'est pas nécessaire qu'il y ait au dehors quelque chose
de semblable à cette idée. Car il arrive très souvent que l'on
aperçoit des choses qui ne sont point et qui même n'ont jamais
été; ainsi l'on a souvent dans l'esprit des idées réelles de choses
* Dans les édit. antér. il y avdit : « quand il aperçoit un objet. »
DE L'ESPRIT PUR, 2« Partie. 309
qui ne furent jamais. Lorsqu'un homme, par exemple, imagine
une montagne d'or, il est absolument nécessaire que l'idée de
cette montagne soit réellement présente à son esprit. Lorsqu'un
fou, ou un homme qui a la tièvre chaude, ou qui dort, voit
comme devant ses yeux quelque animal, il est constant que ce
qu'il voit n'est pas rien, et qu'ainsi l'idée de cet animal existe
véritablement : mais celte montagne d'or et cet animal ne furent
jamais.
Cependant les hommes étant comme naturellement portés à
croire qu'il n'y a que les objets corporels qui existent, ils jugent
de la réalité de l'existence des choses tout autrement qu'ils de-
vraient. Car dès qu'ils Sentent un objet, ils veulent qu'il soit
très certain que cet objet existe, quoiqu'il arrive souvent qu'il
n'y ait rien au dehors. Ils veulent, outre cela, que cet objet soit
tout de même comme ils le voient, ce qui n'arrive jamais. Mais
pour l'idée qui existe nécessairement et qui ne peut être autre
qu'on la voit, ils jugent d'ordinaire sans réflexion que ce n'est
rien, comme si les idées n'avaient pas un fort grand nombre de
propriétés : comme si l'idée d'un carré, par exemple, n'était
pas bien différente de celle d'un cercle ou de quelque nombre,
et ne représentait pas des choses tout à fait différente.-; ce qui
ne peut jamais arriver au néant, puisque le ccant n'a aucune
propriété. Il est donc indubitable que les idées ont une existence
très réelle. Mais examinons quelle est leur nature et leur
essence, et voyons ce qui peut être dans l'âme capable de lui
représenter toutes choses.
Toutes les choses que l'âme aperçoit sont de deux sortes, ou
elles sont dans l'âme, ou elles sont hors de l'àme. Celles qui
sont dans l'âme sont ses propres pensées, c'est-à-dire, toutes
ses différentes modifications ; car par ces mots, pensée, manière
de penser, ou modification de l'âtne, j'entends généralement
toutes les choses qui ne peuvent être dans l'âme sans qu'elle
les aperçoive par le sentiment intérieur qu'elle a d'elle-même,
comme sont ses propres sensations, ses imaginations, ses
pures intellections, ou simplement ses conceptions, ses passions
mêmes, et ses inclinations naturelles. Or notre âme n'a. pas
besoin d'idées pour apercevoir toutes ces choses de la manière
dont elle les aperçoit, parce qu'elles sont au dedans de l'àme,
ou plutôt parce qu'elles ne sont que l'âme même d'une telle ou
:^J0 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
icUe façon; de même que la rondeur réelle de quelque corps
ot son mouvement ne sont que ce corps figuré et transporté
(l'une telle ou telle façon.
Mais pour les choses qui sont hors de l'âme, nous ne pou-
vons les apercevoir que par le moyen des idées, supposé que
ces choses ne puissent pas lui être intimement unies. 11 y en a
de deux sortes : de spirituelles et de matérielles. Pour les spi-
i-ituelles, il y a quelque apparence qu'elles peuvent se décou-
vrir à notre âme sans idées et par elles-mêmes. Car, encore que
l'expérience nous apprenne que nous ne pouvons pas immé-
diatement et par nous-mêmes déclarer nos pensées les uns aux
autres, mais seulement par des paroles, ou par d'autres signes
sensibles auxquels nous avons attaché nos idées, on pourrait
dire que Dieu l'a ordonné ainsi pour le temps de cette vie seu-
lement; afin d'empêcher les désordres qui arriveraient présen-
tement, si les hommes pouvaient se faire entendre comme il
leur plairait. Mais lorsque la justice et l'ordre régneront, et que
nous serons délivrés de k captivité de notre corps, nous pour-
rons peut-être nous faire entendre par l'union intime de noiis-
mémes, ainsi qu'il y a quelque apparence que les anges peu-
vent Faire dans le ciel. De sorte qu'il ne semble pas absolument
nécessaire d'admettre des idées pour représenter à l'âme des
choses spirituelles, parce qu'il se peut faire qu'on les voie par
elles-mêmes, quoique d'une manière fort imparfaite.
Je n'examine pas ici comment deux esprits peuvent s'unir
l'un à l'autre, et s ils peuvent de cette manière se découvrir
mutuellement leurs pensées. Je crois cependant qu'il inj a
point de substance purement intelligible, que celle de Di-eu;
qu'on ne peut rien découvrir avec évidence, que dans sa
lumière, et que l'union des esprits ne peut les rendre mutuel-
lement visibles. Car quoique nous soyons très unis avec nous-
mêmesj nous sommes et nous serons inintelligibles à nous-
mêmes, jusqu'à ce . que nous nous voyons en Dieu, et qu'il
nous présente à nous-mêmes ridée parfaitement intelligible
qu'il a de notre être renfermé dans le sien. Ainsi, quoiqu'il
semble que j'accorde ici, que 'tes anges puissent par eux-mêmes
manifester les uns aux mitres, et ce qu'ils font et ce qu'ils
pensent, ce que dans le fond jene crois pas véritable, j'avertis
que ce nest que parce que je n'en veux pas disputer, pourvu
DE L'ESPRIT PUR, 2= Partie. 3il
que Von ni abandonne ce qui est incontestable : savoir quon
ne peut voir les choses matérielles par elles-mêmes et sans
idée '.
J'expliquerai dans le chapitre septième le sentiment que j'ai
sur la manière dont nous connaissons les esprits, et je ferai voir
qu'à présent nous ne pouvons les connaître entièrement par
eux-mêmes, quoiqu'ils puissent peut-être s'unir à nous. Mais je
parle principalement ici des choses matérielles qui certainement
ne peuvent s'unir à notre àme de la façon qui est nécessaire,
afin qu'elle les aperçoive , parce qu'étant étendues, et l'âme ne
Tétant pas, il n'y a point de rapport entre elles. Outre qua nos
âmes ne sortent point du corps pour mesurer la grandeur des
cieux, et par conséquent elles ne peuvent voir les corps de
dehors que par des idées qui les représentent. C'est de quoi
tout le monde doit tomber d'accord.
II. Nous assurons donc qu'il est absolument nécessaire que
les idées que nous avons des corps et de tous les autres objets
que nous n'apercevons point par eux-mêmes, viennent de ces
mêmes corps, ou de ces objets, ou bien que notre àme ait la
puissance de produire ces idées, ou que Dieu les ait produites
avec elle en la créant, ou qu'il les produise toutes les fois
qu'on pense à quelque objet, ou que l'âme ait en elle-rnéme
toutes les perfections qu'elle voit dans ces corps, ou enfin
qu'elle soit unie avec un être tout parfait et qui renferme géné-
ralement toutes les perfections intelligibles, ou toutes les idées
des èti'es créés.
Nous ne saurions voir les objets que de l'une de ces
manières. Examinons quelle est celle qui paraît la plus vrai-
semblable de toutes sans préoccupation, et sans nous effrayer
de la difticulté de celte question. Peut-être que nous la résou-
drons assez clairement, quoique nous ne prétendions pas donner
ici des démonstrations incontestables pour toutes sortes de
personnes; mais seulement despreuves très convaincantes pour
ceux au moins qui les méditeront avec une attention sérieuse;
car on passerait peut-être pour téméraire, si l'on parlait autre-r
ment.
' Cet article est m iialiiiiic, ^arce qu'on le peut passer, et qu'il est très
diffiiile de reiiteiidie, si l'on ne sait ce que je pense de lame et delà nature
des idées. (Note de Malebrancne.)
•312 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
CHAPITRE II
Que les objets matériels n'envoieiil point d'espèces qui letir ressemblent,
La plus commune opinion est celle des péripatéticiens qui
prétendent que les objets de dehors envoient des espèces qui
leur ressemblent, et que ces espèces sont portées par les
sens extérieurs jusqu'au sens commun ; ils appellent ces
espèces-là impresses,pa.vcc que les objets les impriment dans les
sens extérieurs. Ces espèces impi"esses étant matérielles et
sensibles, sont rendues intelligibles par Vintellect agent ou
agissant, et sont propres pour être reçues dans Vintellect
patient. Ces espèces ainsi spiritualisées sont appelées espèces
:expr esses, ^ti\'C& qu'elles sont exprimées des impresses; et c'est
par elles que Vintellect patient connaît toutes' les choses
matérielles.
On ne s'arrête pas à expliquer plus au long ces belles choses
et les diverses manières dont différents philosophes les con-
çoivent. Car quoiqu'ils ne conviennent pas dans le nombre des
facultés qu'ils attribuent au sens intérieur et à l'entendement,
et même qu'il y en ait beaucoup qui doutent fort qu'ils aient
besoin d'un intellect agent pour connaître les objels sensibles,
cependant ils conviennent presque tous, que les objets de
dehors envoient des espèces ou des images qui. leur ressem-
blent, et ce n'est que sur ce fondement qu'ils multiplient leurs
faculiés et qu'ils défendent leur intellect agent. De sorte que
ce fondement n'ayant aucune solidité, comme on le va faire
voir, il n'est pas nécessaire de s'arrêter davantage à renverser
tout ce qu'on a bâti dessus*.
On assure donc qu'il n'est pas vraisemblable, que les objets
envoient des images ou des espèces qui leur ressemblent, de
quoi voici quelques raisons. La première se tire de l'impénc-
, -trabilité des corps. Tous les objets, comme le soleil, les étoiles
et tous ceux qui sont proches de nos yeux, ne peuvent pas
envoyer des espèces qui soient d'autre nature qu'eux. C'est
pourquoi les philosophes disent ordinairement, que ces espèces
sont grossières et matérielles, à la diiVérence des espèces
DE L'ESPRIT PUR, 2« Partje. 313
expresses qui sont spirilualisées. Ces espèces impresses des
objets sont donc de petits corps : elles ne peuvent donc pas se
pénétrer, ni tous les espaces qui sont depuis la terre jusqu'au
ciel, lesquels en doivent être tout remplis. D'où il est facile de
conclure qu'elles devraient se froisser et se briser, les unes
allant d'un côté et les autres de l'autre, et qu'ainsi elles ne
peuvent rendre les objets visibles.
De plus on peut voir d'un même endroit ou d'un même point
un très grand nombre d'objets qui sont dans le ciel et sur la
terre, donc il faudrait que les espèces de tous ces corps se
pussent réduire en un pomt. Or elles sont impénétrables, puis-
qu'elles sont étendues ; donc, etc.
Mais non seulement on peut voir d'un même point un très
grand nombre de très grands et de très vastes objets, il n'y a
même aucun point, dans tous ces grands espaces du monde,
d'où on ne puisse découvrir un nombre presqu'infmi d'objets, et
même d'objets aussi grands que le soleil, la lune et les cieux.
Il n'y a donc aucun point i dans tout le monde où les espèces
de toutes ces choses ne se dussent rencontrer, ce qui est contre
toute apparence de vérité.
La seconde raison se prend du changement qui arrive dans
les espèces. Il est constant que plus un objet est proche, plus
l'espèce en doit être grande, puisque nous voyons l'objet plus
grand. Or on ne voit pas ce qui peut faire que cette espèce
diminue, et ce que peuvent devenir lès parties qui la compo-
saient, lorsqu'elle était plus grande. Mais ce qui est encore plus
difficile à concevoir selon leur sentiment, c'est que si on regarde
cet objet avec des lunettes d'approche ou un microscope, l'es-
pèce devient tout d'un coup cinq ou six cent fois plus grande
qu'elle n'était auparavant; car on voit encore moins de quelles
parties elle peut s'accroître si fort en un instant.
La troisième raison, c'est que quand on regarde un cube
parfait, toutes les espèces de ses côtés sont inégales, et néan-
moins on ne laisse pas de voir tous ses côtés également carrés.
Et de même lorsque l'on considère dans un tableau des ovales
« Si l'on veut savoir comment toutes les impressions des objets visibles
(|uoiquc opposées, se peuvent communiquer sans s'affaiblir, on peut lire les
deux deniiers éclaircissements qu'on trouvera à la li'i de cet ouvrage. (Note
de Malebranclie.)
T. I. 18
314 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
et fies parallélogrammes qui ne peuvent envoyer qae des
espèces de semblable figure, on n'y voit cependant, que des
cercles et des carres. Cela fait manifestement voir, qu'il n'est
pas nécessaire que l'objet que l'on regarde produise, afin qu'on
le voie, des espèces qui lui soient semblables.
Enfin on ne peut pas concevoir, comment il se peut faire
qu'un corps qui ne diminue point sensiblement, envoie toujours
hors de soi des espèces de tous côtés , qu'il en remplisse con-
inuellement de fort grands espaces tout à l'entour, et cela
avec une vitesse inconcevable. Car un objet étant caché, dans
l'instant qu'il se découvre, on le peut voir de plusieurs millions
de lieux et de tous les côtés. Et ce qui parait encore fort
étrange, c'est que les corps qui ont beaucoup d'action, comme
l'air et quelques autres, n'ont point la force de pousser au
dehors de ces images qui leur ressemblent ; ce que fçnt les
corps les plus grossiers et qui ont le moins d'action, comme
la terre, les pierres, et presque tous les corps durs.
Mais on ne veut pas s'arrêter davantage à rapporter toutes
les raisons contraires à cette opinion, parce que ce ne serait
jamais fait, le moindre effort d'esprit en fournissant un si grand
nombre, qu'on ne le peut épuiser. Celles que nous venons de
rapporter sont suffisantes; et elles n'étaient pas même néces-
saires après ce qu'on a dit qui regarde ce sujet dans le premier
livre, lorsqu'on a expliqué les erreurs des sens. Mais il y a un
si grand nombre de philosophes attachés à cette opinion, qu'on
a cru qu'il était nécessaire d'en dire quelque chose pour les
porter à faire réflexion sur leurs pensées.
CHAPITRE III
Que l'âme n'a point la puissance de produire des idées. Cause de l'erreur
ou l'on tombe sur ce sujet.
La seconde opinion est de ceux qui croient que nos âmes ont
la puissance de produire les idées des choses auxquelles elles
veulent penser, qu'elles sont excitées à les produire par les
impressions que les objets font sur le corps, quoique ces
impressions ne soient pas des images semblables aux objets
DE L'ESPRIT PUR. 2-= Partie. .313
qui les causent. Ils prétendent que c'est en cela que l'homme
est fait à l'image de Dieu, et qu'il participe à sa puissance,
que de même que Dieu a créé toutes choses de rien, et qu'il
peut les anéantir et en créer d'autres toutes nouvelles ; qu'ainsi
l'homme peut créer et anéantir les idées de toutes les choses
qu'il lui plait. Mais on a grand sujet de se défier de toutes ces
opinions qui élèvent l'homme. Ce sont d'ordinaire des pensées
qui viennent de son fonds vain et superbe, et que le père des
lumières n'a point données.
Cette participation' à la puissance de Dieu, que les hommes
se vantent d'avoir pour se représenter les objets, et pour faire
plusieurs autres actions particulières, est une participation qui
semble tenir quelque chose de l'indépendance, comme on
l'explique ordinairement. Mais c'est aussi une participation
chimérique que l'ignorance et la vanité des hommes leur a
fait imaginer. Ils sont dans une dépendance bien plus grande
qu'ils ne pensent de la puissance et de la bonté de Dieu, mais
ce n'est pas ici le lieu de l'expliquer. Tâchons seulement de
faire voir que les hommes n'ont pas la puissance de former
les idées des choses qu'ils aperçoivent.
Personne ne peut douter que les idées ne soient des êtres
réels, puisqu'elles ont des propriétés réelles, que les unes dif-
fèi'ent des autres, et qu'elles représentent des choses toutes
différentes. On ne peut aussi raisonnablement douter qu'elles
ne soient spirituelles, et fort différentes des corps qu'elles re-
présentent. Et cela semble assez fort pour faire douter, si les
idées par le moyen desquelles on voit les corps ne sont pas
plus nobles que les corps mêmes. En effet le monde intelligible
doit être plus parfait que le monde matériel et terrestre, comme
nous le verrons dans la suite Ainsi quand on assure que les
hommes ont la puissance de se former les idées telles quil
leur plait, on se met fort en danger d'assurer que les hommes
ont la puissance de faire des êtres plus nobles et pkis parfaits
que le monde que Dieu a créé. On ne fai^ pas cependant résle-
xion à cela, pai'ce qu'on s'imagine qu'une idée n'est rien, à
cause qu'elle ne se fait point sentir; ou bien si on la regarde
comme un être, c'est comme un être bien mince et bien mé-
prisable, parce qu'on s'imagine qu'elle est anéantie, dès qu'elle
a'cst plus présente à l'esprit.
316 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
Mais quand même il serait vrai que les idées ne seraient
que des êtres bien petits et bien méprisables, ce sont pourtant
des êtres et des êtres spirituels; et les hommes n'ayant pas la
puissance de créer, il s'ensuit qu'ils ne peuvent pas les pro-
duire. Car la production des idées de la manière qu'on l'expli-
que, est une véritable création, et quoiqu'on tâche de pallier
et d'adoucir la hardiesse et la dureté de cette opinion, en disant
que la production des idées suppose quelque chose, et que la
création ne suppose rien, on ne rend pas néanmoins raison du
fond de la difficulté.
Car il faut prendre garde qu'il n'est pas plus difficile de
produire quelque chose de rien, que de la produire en suppo-
sant une autre chose de laquelle elle ne se peut pas faire, et
qui ne puisse co tribuer de rien à sa production. Par exemple,
il n'est pas plus difficile de créer un ange que de le produire
d'une pierre, parce qu'une pierre étant d'un genre d'être tout
opposé, elle ne peut servir de rien à la production d'un ange.
Mais elle peut contribuer à la production du pain, de l'or, etc.,
parce que la pierre, l'or, et le pain ne sont qu'une même éten-
due diversement configurée, et que toutes ces choses sont maté-
rielles.
Ilest même plus difficile de produire un ange d'une pierre,
que de le produire de rien, parce que pour faire un ange
d'une pierre, autant que cela se peut faire, il faut anéantir la
pierre et ensuite créer l'ange, et pour créer simplement un
ange, il ne faut rien anéantir. |lSi donc l'esprit produit ses idées
des impressions matérielles que le cerveau reçoit des objets, il
fait toujours la même chose, ou une chose aussi difficile, ou
même plus difficile que s'il les créait, puisque les idées étant
spirituelles, elles ne peuvent pas être produiies des images ma-
térielles qui sont dans le cerveau et qui n'ont point de propor-
tion avec elles.
Que si on dit, qu'une idée n'est pas une substance, je le veux;
mais c'est toujours une chose spirituelle ; et comme il n'est
pas possible de faire un carré d'un esprit, quoiqu'un carré ne
soit pas une substance, il n'est pas possible aussi de former
d'une substance matérielle une idée spirituelle, quand mrme
une idée ne serait pas une substance.
Mais quand on accorderait à l'esprit de l'homme une souve-
DE L'ESPRIT PUR, 2= Partie. 317
raine puissance pour anéantir et pour créer les idées des choses,
avec tout cela il ne s'en servirait jamais pour les produire. Car
de même qu'un peintre, quelque habile qu'il soit dans son art,
ne peut pas représenter un animal qu'il n'aura jamais vu, et
duquel il n'aura aucune idée, de sorte que le tableau qu'on
rol)ligerail d'en faire, ne peut pas être semblable à cet animal
inconnu : ainsi un homme ne peut pas forniiir l'idée d'im oljjet ^i^^-
s'il ne le connaît auparavant, c'esl-à-dire, s'il n'en a déjà l'idée,
laquelle ne dépend point de sa volonté. Que s'il en a déjà une
idée, il connaît cet objet, et il lui est inutile d'en former une
nouvelle. II est donc inutile d'attribuer à l'esprit de l'homme la
puis>ance de produire ses idées.
On p'^urrait peut-élre dire que l'esprit a des idées générales
et co fuses qu'il ne produit pas, et que celles qu'il produit sont
par iculi^res, plus nettes et plus distinctes : mais c'est toujours
la même chose. Car de même qu'un peintre ne peut pas tirer le
portrait d'un homme particulier, de sorte qu'il soit assuré d'y
avoir réussi, s'il n'en a une idée distincte, et même si la per-
sonne n'est présente. Ainsi l'esprit qui n'aura, par exemple,
que l'idée de l'être oa de l'animal en général, ne pourra pas se
représenter un cheval, ni en former une idée bien distincte, et
être assuré qu'elle est parfaitement semblable à un cheval, s'il
n'a déjà une première idée avec laquelle il confère cette se-
conde. Or s'il en a une première, il est inutile d'en former une
seconde, et la question regarde cette première : donc, etc.
Il est vrai que quand nous concevons un carré par pure intcl-
lection , nous pouvons encore l'imaginer c'est-à-dire l'aperce-
voir en nous en traçant une image dans le cerveau. Mais il faut
remarquer premièrement que nous ne sommes point la véritable,
ni la principale cause de cette image, mais il serait trop long de
l'cxiiliquer. Deuxièmement, que tant s'en faut que la seconde
idée qui accompagne cette image soit plus distincte et plus juste
que l'autre, qu'au contraire elle n'est juste, que parce qu'elle
ressemble à la première, qui sert de règle pour la seconde.
Car enlin il ne faut pas croire que l'imagination et les sens
mêmes nous représentent les objets plus distinctement que l'en-
tendement pur ; mais seulement qu'ils louchent et qu'ils appli-
quent davantage l'esprit. Car les idées des sens et de l'ima^M-
nation ne sont distinctes, que par la conformité qu'elles ont
T. I. 18.
818 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
avec les idées de la pure intelleclion >. L'image d'un carré, par
exemple, que rimaginalion trace dans le cerveau, n'est juste et
bien faite que par la conformité qu'elle a avec l'idée d'un carré
que nous concevons par pure inlellcction. C'est cette idée qui
rogle cette image. C'est l'esprit qui conduit l'imagination et
qui l'oblige, pour ainsi dire, de regarder de temps en temps si
l'image qu'elle peint est une figure de quatre lignes droites et
égales, dont les angles soient exactement droits, en un mot, si
ce qu'on imagine est semblable à ce qu'on conçoit.
Après ce que l'on a dit, je ne crois pas qu'on puisse douter,
que ceux qui assurent que l'esprit peut se former les idées des
objets ne se trompent ; puisqu'ils attribuent à l'esprit la puis-
sance de créer et même de créer avec sagesse et avec ordre,
quoiqu'il n'ait aucune connaissance de ce qu'il fait; car cela
n'est pas concevable. Mais la cause de leur erreur, est que les
hommes ne manquent jamais de juger qu'une chose est cause
de quoique effet, quand l'un et l'autre sont joints ensem.ble,
supposé que la véritable cause de cet effet leur soit inconnue.
C'est pour cela que tout le monde conclut, qu'une boule agitée
qui en rencontre une autre, est la véritable et la principale
cause de l'agitation qu'elle lui communique, que la volonté de
J'âme est la véritable et la principale cause du mouvement du
bras, et d'autres préjugés semblables ; parce qu'il arrive tou-
jours qu'une boule est agitée, quand elle est rencontrée par
une autre qui la choque, que nos bras sont remués presque
toutes les fois que nous le voulons, et que nous ne voyons point
sensiblement quelle autre chose pourrait être la cause de ces
mouvements.
Mais 1 irsqu'un effet ne suit pas si souvent de quelque chose
qui n'en est pas la cause, il ne laisse pas dy avoir toujours un
fort grand nombre de personnes qui croient que cette chose
est la cause de l'effet qui arrive ; mais tout le monde ne tombe
pas dans cette eri'eur. Il paraît, par exemple, une comète, et
aprrs cette comète un prince meurt; des pierres sont exposées
à la lune et elles sont mangées des vers ; le soleil est joint
* Tanto meliora es«e judirn q-jOR oculis eerno, ijuanto pro sui natiira vini-
BÎora ^ii.il iis quœ animo niii'lli' o Au2. Quis bonc se in-piciens nnii t-xiicilus
esl lai''" fi-' ;ili(|..id iiiiellexiïsc MiueiiiK, ipiaiilo ri-iiiovcrc atquc siilxln, cre
iUloiiiuiieni meiilis à corporis scnsihus potuit Auj,'.rte iinmorl. aniiiiœ. cup. 10.
DE L'ESPRIT PLR, 2' Partie. 319
avec Mars dans la nativité d'un enfant, et il arrive à cet enfant
quelque chose d'extraordinaire. Cela suffit à beaucoup de
gens pour se persuader, que la comète, la lune, la conjonction
du soleil avec Mars sont les causes des effets que l'on vient de
marquer, et d'autres mêmes qui leur ressemblent : et la raison
pour laquelle tout le monde ne le croit pas, c'est qu'on ne voit
pas à tous moments que ces effets suivent ces choses.
Mais tous les hommes ayant d'ordinaire les idées des objets
présentes à l'esprit, dès qu'ils le souhaitent, et cela leur arri-
vant plusieurs fois le jour, presque tous concluent que la vo-
lonté qui accompagne la production ou plutôt la présence des
idées en est la véritable cause, parce qu'ils ne voient rien
dans le même temps à quoi ils la puissent attribuer, et qu'ils
s'imaginent que les idées ne sont plus, dès que l'esprit ne les
voit plus, et qu'elles recommencent à exister lorsqu'elles se
représentent à l'esprit. C'est aussi pour ces raisons-là, que
quelques-uns jugent, que les objets de dehors envoient des
images qui leur ressemblent, ainsi que nous venons de le dire
dans le chapitre précédent. Car n'étant pas possiijle de voir les
objets par eux-mêmes, mais seulement par leurs idées , ils
jugent que l'objet produit l'idée, parce que, dès qu''il est pré-
sent, ils le voient, dès qu'il est absent, ils ne le voient plus, et
que la présence de l'objet accompagne presque toujours l'idée
gui nous le représente.
Toutefois, si les hommes ne se précipitaient point dans leurs
Jugements, de ce que les idées des choses sont présentes à leur
esprit dès qu'ils le veulent, ils devraient seulement conclure
que selon l'ordre de la nature, leur volonté est ordinairement
nécessaire afin qu'ils aient ces idées, mais non pas que la
volonté est la véritable et la principale cause qui les rende pré-
sentes à leur esprit, et encore moins que la volonté les pro-
duise de rien, ou de la manière qu'ils Texpliquent. Ils ne doi-
vent pas non plus conclure que les objets envoient des espèces
qui leur ressemblent, à cause que l'âme ne les aperçoit d'ordi-
naire que lorsqu'ils sont présents ; mais seulement que l'objet
est ordinairement nécessaire, afin que l'idée soit présente à
l'esprit. Enfin, ils ne doivent pas juger qu'une boule agitée soit
la principale et la véritable cause du mouvement de la bcule
qu'elle trouve dans son chemin, puisque la première n'a point
320 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
elle-même la puissance de se mouvoir. Ils peuvent seulement
juger que cette rencontre de deux boules est occasion à l'au-
teur du mouvement de la matière d'exécuter le décret de sa
volonté, qui est la cause universelle de toutes choses, en com-
muniquant à l'autre boule une partie du mouvement de la pre-
mière, c'est-à-dire, pour parler plus clairement, en voulant que
la dernière acquière vers un même côté autant de mouvement
que la première perd de la sienne ; car la force ^ mouvante des
corps ne peut être que la volonté de celui qui les conserve,
comme nous ferons voir ailleurs.
CHAPITRE IV
Que nous ne voyons point les objets par des idées créées avec nous. Que
Dieu ne les produit point en nous à cliaque moment que nous en avons
besoin.
La troisième opinion est de ceux qui prétendent que toutes
les idées sont innées ou créées avec nous.
Pour reconnaître le peu de vraisemblance qu'il y a dans
cette opinion, il faut se représenter qu'il y a dans le monde
plusieurs choses toutes différentes dont nous avons des idées.
Mais pour ne parler que des simples figures, il est constant que
le nombre en est infini, et même si on s'arrête à une seule,
, comme à l'ellipse, on ne peut douter que l'esprit n'en conçoive
un nombre infini de différentes espèces, lorsqu'il conçoit qu'un
des diamètres peut s'allonger à l'infini, l'autre demeurant tou-
jours le même.
De môme la hauteur d'un triangle se pouvant augmenter ou
diminuer à l'infini, le côté qui sert de base demeurant t0U|0iirs
le même, on conçoit qu'il y en peut avoir un nombre infini de
différentes espèces; et même, ce que je prie que l'on consid're
ici, l'esprit aperçoit en quelque manière ce nombre iniini,
quoiqu'on n'en puisse imaginer que très peu, et qu'on ne [misse
en môme temps avoir des idées particulières et distinctes de
' Voyez le clia|). 3, de la 2° partie de la métliode, et l'éclaiicissemcm sur
ce nirinc chap. c'est à dire sur l'efficace attribuée auv causes i-econdcs, n'a
Malebranche a |):irf;iitemeiit exposé et résumé sa doctrinn sur ce point Ainda-
meiUat de sa pliilosopliie.
DE L'ESPRIT PUR, 2' Partie. 321
beaucoup de triangles de différentes espèces. Mais ce qu'il faut
principalement remarquer, c'est que celte idée générale qu'a
l'esprit de ce nombre infini de triangles de différentes espèces,
prouve assez que si l'on ne conçoit point par des idées particu-
lières tous ces différents triangles, en un mot, si on ne com-
prend pas l'infini, ce n'est pas faute d'idées, ou que l'infini ne
nous soit présent; mais c'est seulement faute de capacité et
d'étendue d'esprit. Si un homme s'appliquait à considérer les
propriétés de toutes les diverses espèces de triangles, quand
même il continuerait éternellement cette sorte d'étude , il ne
manquerait jamais d'idées nouvelles et particulières; mais som*
esprit se lasserait inutilement.
Ce que je viens de dire des triangles se peut appliquer aux
figures de cinq, de six, de cent, de mille, de dix mille côtés,
et ainsi à l'inlini. Et si les côtés d'un triangle pouvant avoir
des rapports infinis les uns avec les autres, sont des triangles
d'une infiiiilé d'espèces, il est facile devoir que les figures de
quatre, de cinq, ou d'un million de côiés, sont capables de diffé-
rences encore bien plus grandes; puisqu'elles sont capables d'un
plus grand nombre de rapports et de combinaisons de leurs
côtés que les simples triangle:^. /'
L'esprit voit donc toutes ces choses ; il en a des idées, il est
sûr que ces idées ne lui manqueront jamais, quand il em-
ploierait des siècles infinis à la considération même d'une seule
figure, et que s'il n'apercevait pas ces figures infinies tout d'un
coup, ou s'il ne comprend pas l'infini, c'est seulement que son
étendue est très limitée. Il a donc un nombre infini d'idées ;
que dis-je un nombre infini ? il a autant de nombres infinis
d'idées, qu'il y a de différentes figures; de sorte que puisqu'il
y a un nombre infini de différentes figures, il faut pour con-
naître seulement les figures, que l'esprit ait une infinité de
nombres infinis d'idées.
Or je demande s'il est vraisemblable que Dieu ait crée tant
de choses avec l'esprit de l'homme. Pour moi cela ne me parait
pas ainsi; principalement puisque cela se pculj l'aire
d'une autre manière très simple et très facile, comme nous
verrons bientôt. Car comme Dieu agit toujours par les voies
les plus simples, il ne parait pas raisonnable d'expliquer com-
ment nous connaissons les objets, en admettant la crcaiion
,322 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
d'une infinité d'êtres, puisqu'on peut résoudre cette difficulté
d'une manière plus facile et plus naturelle.
Mais, quand même l'esprit aurait un magasin de toutes les
idées qui lui sont nécessaires pour voir les objets, il serait
néanmoins impossible d'expliquer comment l'âme pourrait les
choisir pour se les représenter, comment par exemple il se
pourrait faire qu'elle aperçût, dans l'instant même qu'elle ouvre
les yeux au milieu d'une campagne, tous ces divers oijjets,
"dont elle découvre la grandeur, la figure, la distance, et le
mouvement. Elle ne pourrait pas même par cette voie apercevoir
un seul objet comme le soleil, lorsqu'il serait présent aux yeux
du corps. Car puisque l'image que le soleil imprime dans le
cerveau ne ressemble point à l'idée que nous en avons, comme
on l'a prouvé ailleurs, et même que l'âme n'aperçoit pas le
ncouvement que le soleil produit dans le fond des yeux et dans
le cerveau, il n'est pas concevable qu'elle ptit justement devi-
ner parmi ce nombre infini d'idées qu'elle aurait, laquelle il
faudrait qu'elle se représentât pour imaginer ou pour voir le
soleil, et le voir de telle ou de telle grandeur déterminée. On
ne peut donc pas dire que les idées des choses soient créées
avec nous, et que cela suffit afin que nous voyions les objets
qui nous environnent.
On ne peut pas dire aussi que Dieu en produise à tous mo-
ments autant de nouvelles que nous apercevons de choses diffé-
rentes. Cela est assez réfuté par ce que l'on vient de dire dans
ce chapitre. De plus il est nécessaire qu'en tout temps nous
ayons actuellement dans nous-mêmes les idées de toutes
choses, puisqu'en tout temps nous pouvons vouloir penser à
toutes choses, ce que nous ne pourrions pas, si nous ne les
apercevions déjà confusément, c'est-à-dire, si un nombre infini
d'idées n'était présent à notre esprit, car enfin on ne peut pas
vouloir penser à des objets dont on n'a aucune idée. De plus, il
est évident que l'idée ou l'objet immédiat de notre esprit,
lorsque nous pensons à des espaces immenses, à un cercle en
général, à l'être indéterminé n'est rien de créé. Car toute
réafilé créée ne peut être ni infinie ni même générale, tel
qu'est ce que nous apercevons alors. Mais tout cela se verra
plus claii ement dans la suite.
DE L'ESPRIT PUR, 2o Partie. 323
CHAPITRE V
Que l'e.prit ne voit ni l'essence, ni l'existence des objets en consi.lér.mt sâ.
propres pe.1ect.ons. Quil n'y a que D.eu qui les voL en cetr,,';" re
La quatrième opinion est, que l'esprit n'a besoin que do soi-
mcnie pour «percevoir les objets; et qu'il peut, en se considé-
rant et ses propres perfections, découvrir toutes les choses oui
sont au dehors. ^
Il est certain que l'âme voit dans elle-même et sans idées
toutes les sensations et toutes les passions dont elle est actuel-
lement touchée, le plaisir, la douleur, le froid, la chalei.r les
couleurs, les sons, les odeurs, les saveurs, son amour, sa haine
sa joie, sa tristesse, et les autres, parce que toutes les sensa-
tions et toutes les passions de 1 âme ne représentent rien qui
soit hors d'elle qui leur ressemble, et que ce ne sont que des
rnr hhcations dont un esprit est capable K Mais la difficulté est
de savoir, SI les idées qui représentent quelque chose qui est
hors de lame, et qui leur ressemble en quelque façon, comme
les Idées du soleil, d'une maison, d'un cheval, d'^ne rivière
:etc. ne sont que des moditicaiions de l'âme : de sorte que l'es'
prit n au besoin que de lui-même pour se représenter toutes les
choses qui sont hors de lui.
Il y a des personnes qui ne font point de difficulté d'assurer
que lame étant faite pour penser, elle a dans elle-même je
veux dire en considérant ses propres perfections, tout ce qu'il
faut pour apercevoir les objei s; parce qu'en effet étant plus
noble que toutes les choses qu'elle , conçoit dislinctemeut oq
peut dire quelle contient en quelque sorte éminonmèni 2^
comme parle 1 école, c'est-à-dire, d'une mani.u-e plus noble e[
pl'us relevée quelles ne sont eu elles-mêmes. Ils prétendent c^-,e
les choses supérieures comprennent en cette sorte les perfec-
tions des mférieures. Ainsi étant les plus nobles des créatures
qu Ils connaissent, ils se tla-item d'avoir dans eux-mêmes d'une
manière spirituelle tout ce qui est dans le monde visible, et de
brlnlSï"-' '" ""'"■ "' "" Z"'^^**''^ ""^- •>« ''■ A-'-auld. (Note de M..,,
• C'est-à-dii-e. moins les bornes et le^ imyc.fecliOM.
931 DE LA RECHERCHE DE LA VI-.UITÊ.
pouvoir, en se modifiant diversement, apercevoir tout ce que
Jcsprit humain est capable de connaître En un mot, .Is valent
que l'âme soit comme un monde intellig.ble, qm compr nden
soi tout ce que comprend le monde matériel et sensible, et
même inlinimeni davantage.
Mais il me semble que c'est être bien hard., que de voulon
soutenu- cette pensée K C'est, si je ne me trompe, la vamtê na-
ur lie. l'amour de l'indépendance, et le désir de ressemb
à celui qui comprend en soi tous les êtres, qm nous brouille
l'espi^t et qui nous porte à imaginer que nous possédons ce que
XV ^ nous n'avons point. « Ne dites pas que vous soyez a vous-m.me
^ : votre lumière" - dit saint Augustin, car il n'y a que Dieu qu
loua lui-même sa lumière, et qui puisse en se considérant
voir tout ce qu'il a produit et qu'il peut produire.
n est indubitable qu'il n'y avait que Dieu seul avant que 1
monde fût créé, et qu'il n'a pu le produire sans connaissance e
sans idée : que par conséquent ces idées que D.eu en a eues
ne sont point différentes de lui-même, et qu'ainsi toutes le
créatures, même les plus matérielles et les plus terrestres, sont
en Dieu, quoique d'une manière toute spirituelle et que nous ne
poumon comprendre 3. Dieu voit donc au dedans de lui-mcme
tous les êtres, en considérant ses propres perfec lions qui les 1 i
renréscnlont. Il connaît encore parfaitement leur existence,
narce que dépendant tous de sa volonté pour exister et ne pou-
' n ionorer ses propres volontés, il s'ensuit qu'il ne peutigno.er
I^ur existence, et par. conséquent Dieu voit en lui-mon^ non
.eulomont l'essence des choses, mais aussi leur exislenct .
lais il n'en est pas de même des esprits créés, ils ne peuvent
voir dans eux-mêmes ni l'essence des choses, m leur exis-
icnce. Ils n'en peuvent voir l'existence dans eux-mêmes, pms-
h:<- cilaircissiiiiciu. Jorni^^p« lignes à la dcriiicre
. Mulcbianchc a aussi ajouté ces deux dernières n.nes
édition.
DE L'ESPRIT PCR, 2« Partie. 325
qu'étant très limites, ils ne contiennent pas tous les éiros
comme Dieu que l'on peut appeler l'être universel, ou simple-
ment celui qui est i, comme il se nomme lui-même.
Puis donc que l'esprit humain peut connaître tous les
êtres, et des êtres infinis, et qu'il ne les contient pas, c'est
une preuve certaine qu'il ne voit pas leur essence dans lui-
même. Car l'esprit ne voit pas seulement tantôt une chose et
tantôt une autre successivement, il aperçoit même actuellement
l'infini, quoiqu'il ne le comprenne pas, comme nous avons lit
dans le chapitre précédent. De sorte que n'étant point actuel-
lement infini, ni capable de modifications infinies dans le même
temps, il est absolument impossible qu'il voie dans lui-même
ce qui n'y est pas. Il ne voit donc pas l'essence des choses en
considérant ses propres perfections, ou en se modifiant diver-
sement.
Il ne voit pas aussi leur existence dans lui-même, parce
qu'elles ne dépendent point de sa volonté pour e.xister,'et que
les idées de ces choses peuvent être présentes à l'esprit, quoi-
qu'elles n'existent pas 2. Car tout le monde peut avoir l'idée
d'une montagne d'or, sans qu'il y ait une montagne d'or dans
la nature ; et quoique l'on s'appuie sur les rapports de ses
sens pour juger de l'existence des objets, néanmoins la raison
ne nous assure point que nous devions toujours en croire nos
sens, puisque nous découvrons clairement qu'ils nous trompent.
Quand un homme par exemple a le sang fort échauffé, ou sim-
plement quand il dort, il voit quelquefois devant ses yeux des
campagnes, des combats et choses semblables, qui toutefois ne
=;ont point présents, et qui ne furent peut-être jamais. 11 est
donc indubitable que ce n'est pas en soi-même ni par soi-même,
que l'esprit voit l'existence des choses, mais qu'il dépend en
cela de quelque autre chose.
' Exol. 3, 14.
Ml imporie de bien remaïquor le soms que donne .Malcbranrhe au moi
Idée, ,■■ la d,liercm-e de De.cartes. Dans Descarte, l'idée est la eoSnais.n ce
même, selon Malebranrhe. elle est rohjet de la connaissance. Selo? d2 c" S
c est un acte de 1 cspnt ; selon .Malebranchc c'est une réalité indepcndan de
esprit et supérieure à l'esprit; l'idée, et non les choses extérieu es so„"
es objet> de la perception qu, est fugitive et périssable, tandis qei.^j.,;"
sont eternelios. La perception, selon Malebran.lie. dificre de l'Idée cornu e %
-lui connaît de ce qui est connu. Sur cette opposition entre De c" '
.Mu,c.r..-...-".e, .1 laut consulter les vraies et hs fausse, idées d'-Arnauld
T I.
to
326
DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
CHAPITRE VI
Qnc nous voyons toutes choses en Dieu «.
Nous avons examiné, dans les chapi.ves précédents q,>a.«
m°Li.. manières dont l'e.pril peut vmr les o y* de de-
to,s, lesquelles ne nons para.ssent pas 7"^™* «li'»^- J . Jl
reste plus que la cinquième qui parait seule confo.me a la .ai
son et la plus propre pour faire connaître la dépendance que les
esprits ont de Dieu dans ^^^^^^'^llll'^^Ze.i. de ce qu'on
Pnnv la bien comprendre, il taut se souveuu m
vicTdVdh. dans le chapitre précédent, qu'il est absolutnent
nSss ut que Dieu ait en lui-mêmeles idées de tous les êtres
nuTu c éés puisqu-auuemenl il n'aurait pas pu les produire,
irou ab i voit tous ces êtres en considérant les perfecttons
"a 'rienferme auxquelles ils ont rapport. Il faut de plus savoir
^ue 1 icu est très étroitement uni à nos âmes par sa présence,
d s r e qu on peut dire qu'il est le lieu des esprits, de morne
' auc espaces sont en un sens le lieu des corps. Ces deux
se' étan supposées, il est certain que l'esprit peut voir ce
au^ V a dans Dieu qm représente les êtres créés, puisque cela
rli spirituel .és^eUi,!^
:rD"^^.ii:"^nM^—
:I-é ent Or voici les raisons qui semblent prouver qu il le
: cull^^t que de créer un nombre infini d'idées dans chaque
''^^L seulement il est très conforme à la raison, mais encore
a p. -L paXonomie de toute la nature, que Dieu ne lai
,.^1 pai des voies très difficiles, ce qui se peut faire par dos
C t£ sin^ples et très faciles; car Dieu ne fait rien uiutde-
;::: ^Z l' ison. ce qm marque sa sagesse et sa puissance
Pôle d ns -.a philosophie de^ " l» '^ ^^ ^'^ , ^^■,,,, foio. Mais il vn e.t
a donne lieu la theone ^c^, 'J,^. !^, ,, ^ ,. ^.,„. avons dit d.n» n„ire
an-pUMUfiit .|Ut-Uon dan< k^ ^^" ''"'",. l'ob^nion de mettre le i.iir-
,.uî;„u,tio„, connneul ^^ ;• "^' ^..ï'e^ .. i'' '"' de 1-ctondue in.eMi^.ùc
DE LESPRIT PUR, i>« Partie. 3^7
n est pas de faire de petites choses par de grands raovens ; cela
est contre la raison, et marque une intelligence bornée Mais - -
au contraire, c'est de faire de grandes choses par des movens ■'
lr..s simples et très faciles. C'est ainsi qu'avec l'étendue tm.ie ^'
seule, Il produit tout ce que nous voyons d'admirable dans la
nature, et même ce qui donne la vie et le mouvement aux ani-
maux. Car ceux qui veulent absolument des formes subs-an-
tiel es, des facultés et des âmes dans les animaux, difiërentes
de leur sang et des organes de leurs corps, pour faire toutes
leurs fonctions, veulent en même temps que Dieu manque d'in-
telligence, ou qu'il ne puisse pas faire ces choses admirables
avec 1 étendue toute seule. Ils mesurent la puissance de Dieu t ^
et la souveraine sagesse par la petitesse de leur esprit Puis
donc que Dieu peut faire voir aux esprits toutes choses en
voulant simplement qu'ils voient ce qui est au milieu d'eux-
mêmes, c'est-à-dire ce qu'il y a dans lui-même qui a rapport' à
ces choses et qui les représente, il n'y a pas d'apparence qu'il
le fasse autrement, et qu'il produise pour cela autant d'intinité.
de nombres infinis d'idées qu'il v a d'esprits créés
Mais il faut bien remarquer qu'on ne peut pas conclure
que les esprits voient l'essence de Dieu, de ce qu'Us voient -,., .
toutes choses en Dieu de <;ette manière. L'essence de Dieu
c est son être absolu, et les esprits ne voient point la substance
livine prise absolument, mais seulement en tant que relative
aux créatures ou participable par elles. Ce qu'ils voient en -
Dieu est très imparfait, et Dieu est très parfait. Ils voient de
la matière divisible, figurée, etc. Et en Dieu il n'v a rien qui '
soa divisible ou figuré : car Dieu est tout être, parce qu'il est
inhniet qu'il comprend tout ; mais il n'est aucun être en par-
ticulier. Cependant ce que nous voyons n'est quun ou plusieurs
Mes en particulier ; et nous ne comprenons point celle sim-
plicité parla.te de Dieu qui renferme tous les êtres. Outre qu'on\^
peut dire, qu'on ne voit pas tant les idées des choses, que les^"" '
choses mêmes que les idées représentent; car loi-squ'on voit ">:
un carré, par exemple, on ne dit pas que l'on voit lidee de V
-s carré, qui est unie à lesprit, mais seulexï.ent le carré qui 1
eM au dehors. ^
La seconde raison qui peut faire penser que nous vovons
lous les êtres a cause que Dieu veut que ce qui est en lui' qui
328 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
les représente nous soit découvert, et non point parce que nous
avons autant d'idées créées avec nous que nous pouvons voir
de choses, c'est que cela met les esprits créés dans une en-
tière dépendance de Dieu et la plus grande qui puisse être.
Car cela étant ainsi non seulement nous ne saurions rien voir,
que Dieu ne veuille bien que nous ne voyons, mais nous ne
saurions rien voir que Dieu même ne nous le fasse voir, (a)
Non sumus sufficientes cogitare aliquid à nobis, tanquara ex
nobis, sed sufficientia uostra ex Deo est. » C'est Dieu même qui
éclaire les philosophes dans les connaissances que les hommes
ingrats appellent naturelles, quoiqu'elles ne leur viennent que
du ciel : {b) « Deus enim illis manifestavit. » C'est lui qui est
proprement la lumière de l'esprit et le père des lumières, (c)
« Pater luminum » ; c'est lui qui enseigne la science aux hommes :
(d) « Qui docet horainem scienliam. » En un mot, c'est la véri-
table lumière qui éclaire tous ceux qui viennent en ce monde :
(e) «. Lux vera quœ illuminât omnem hominem venientem in
hune raundum. »
Car enfin il est assez difficile de comprendre distinctement
la dépendance que nos esprits ont de Dieu dans toutes leurs
actions particulières, supposé qu'ils aient tout ce que nous
connaissons distinctement, leur étve nécessaire pour agir, ou
toutes les idées des choses présentes à leur esprit. Et ce mot
général et confus de concours, par lequel on prétend expli-
quer la dépendance que les créatures ont de Dieu, ne réveille
dans un esprit attentif aucune idée distincte ; et cependant il
est bon que les hommes sachent très distinctement comment ils
ne peuvent rien sans Dieu.
Mais la plus forte de toutes les raisons, c'est la manière dont
l'esprit aperçoit toutes choses. Il est constant, et tout le
monde le sait par expérience, que lorsque nous voulons penser
a quelque chose en particulier, nous jetons d'abord la vue sur
lous les êtres et nous nous appliquons ensuite à la considération
de l'objet auquel nous souhaitons de penser. Or il est indubitable
[a] 2, ad Cor. 3, 5.
[b] Rom. 1, 10.
[c] Jac. 1, 17.
[d] Ps. 1)3, 10.
[e] Joaii. 1, 9.
DE L'ESPRIT PUR, 2» Partie. 339
que nous ne saurions désirer de voir un objet particulier, que
nous ne le voyions déjà, quoique confusément et en général ;
de sorte que pouvant désirer de voir tous les êtres, tantôt l'un
et tantôt l'autre, il est certain que tous les êtres sont présents à
notre esprit; et il semble que tous les êtres ne puissent étre^
présents à notre esprit, que parce que Dieu lui est présent, Jl ,
c'est-à-dire, celui qui renferme toutes choses dans la simplicité
de son être.
Il semble même que l'esprit ne serait pas capable de se re- -' -"d
présenter des idées universelles de genre, d'espèce, etc., s'il ne J^-"^?
voyait tous les êtres renfermés en un. Car toute créature étant "•- ' '
im être particulier, on ne peut pas dire qu'on voie quelque
chose de créé, lorqu'on voit, par exemple, un triangle en gé-
néral. Entin je ne crois pas qu'on puisse bien rendre raison de
la manière dont l'esprit connaît plusieurs vérités abstraites et
générales, que par la présence de celui qui peut éclairer l'es-
prit en une infinité de façons différentes.
Enfin la preuve » de l'existence de Dieu la plus belle, la plus
relevée, la plus solide, et la première, ou celle qui suppose le :
moms de choses, c'est l'idée que nous avons de l'infini 2. Car :.
il est constant que l'esprit aperçoit l'infini, quoiqu'il ne le ^ :^
comprenne pas ; et qu'il a une idée très distincte de Dieu, qu'il
ne peut avoir que par l'union qu'il a avec lui, puisqu'on ne
peut pas concevoir, que l'idée d'un être infiniment parfait, qui
est celle que nous avons de Dieu, soit quelque chose de créé.
Mais non seulement l'esprit a l'idée de l'infini, il la même
avant celle du fini.. Car nous concevons l'être infini, de cela ^'"^
seul que nous concevons l'être, sans penser s'il est fini ou '•■^' '
infini. Mais afin que nous concevions un être fini, il faut né- ^ '^
cessairement retrancher quelque chose de cette notion générale
de l'être, laquelle par conséquent doit précéder. Ainsi l'esprit
nuMerçoit aucune chose que dans l'idée qu'il a de l'infini- et
tant s'en faut que cette idée soit formée de l'assemblage confus
de toutes les idées des ê res particuliers, comme le pensent les
philosophes, qu'au contraire toutes ces idées particulières ne
sont que des participations de l'idée générale de l'infini; de
I On troDvera cette prouve expliquée au l.mgdans le livre suivnnt. chap \I
<. i.t la preuve de Dc.carles que Malobrouche a d'ailleurs .iusi résuuiée'
S. D.eu est pense, U faut qu'il soil. Voir le cliap. 10 du livre 4 '''"'"'*'•
330 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
même que Dieu ne tient pas son èlre des créatures mais toutes
les créatures ne sont que des participations imparfaites de l'être
divin.
Voici une preuve, qui fera peut-être une démonstration pour
ceux qui sont accoutumés aux raisonnements abstraits. Il est
certain que les idées sont efficaces, puisqu'elles agissent dans
l'esprit et qu'elles l'éclairent, puisqu'elles le rendent heureux
ou malheureux par les perceptions agréables ou désagréables
dont elles l'affectent. Or rien ne peut agir immédiatement dans
l'esprit, s'il ne lui est supérieur; rien ne le peut que Dieu seul;
car il n'y a que l'auteur de notre être qui en puisse changer
les modifications. Donc il est nécessaire que toutes nos idées
se trouvent dans la substance efficace de la Divinité, qui seule
n'est intelligible ou capable de nous éclairer, que parce qu'elle
seule peut affecter les intelligences K «. Insinuavit nobis Chris-
ius, dit saint Augustin, animam humanam et mentem rationalem
non vegetari, non beatificari, NON ILLUMINARI NISI AB IPSA
SUBSTANTIA DEI. »
l'i^' ' Enfin il n'est pas possible que Dieu ait d'autre fin principale
»• ^^ de ses actions que lui-même : c'est une notion commune à tout
»- homme capable de quelque réilexion, et l'écriture sainte ne
nous permet pas de douter que Dieu n'ait fait toutes choses
pour lui. Il est donc nécessaire que non seulement notre amour
naturel, je veux dire le mouvement qu'il produit dans notre
esprit, tende vers lui ; mais encore que la connaissance et que
la lumière qu'il lui donne nous fassent connaître quelque chose
qui soit en lui ; car tout ce qui vient de Dieu ne peut être que
pour Dieu. Si Dieu faisait un esprit et lui donnait pour idée,
ou pour l'objet immédiat de sa connaissance -le soleil. Dieu
ferait, ce me semble, cet esprit et l'idée de cet esprit pour le
soleil et non pas pour lui.
Dieu ne peut donc faire un esprit pour connaître ses ou-
vrages, si ce n'est que cet esprit voie en quelque façon Dieu
en voyant ses ouvrages. De sorte que l'on peut dire, que si
nous ne voyions Dieu en quelque manière, nous ne verrions
aucune chose 2 : de même que si nous n'aimions Dieu, je veux
dire, si Dieu n'imprimait sans cesse en nous l'amour du bien
' in Joaii. Tract.
» Liv. I, cliap.l.
DE L'ESPRIT PUR, 2= Partie. 331
en général, nous n'aimerions aucune chose. Car cet amour
ctanl notre volonté, nous ne pouvons rien aimer, ni rien vou-
loir sans lui ; puisque nous ne pouvons aimer des biens parti-
culiers qu'en déterminant vers ces biens le meuvement d'amour
que Dieu nous donne pour lui. Ainsi comme nous n'aimons
aucune chose que par l'amour nécessaire que nous avons pour
Dieu, nous ne voyons aucune chose que par la connaissance
naturelle que nous avons de Dieu: et toutes-les idées particu-
lières que nous avons des créatures, ne sont que des limitations
dii l'idée du Créateur, comme tous les mouvements de la vo-
lonté pour les créatures ne sont que des déterminations' du
mouvement pour le Créateur.
Je ne crois pas qu'il y ait de théologiens qui ne tombent
d'accord que les impies aiment Dieu de cet amour naturel dont
je parle ; et saint Augustin et quelques autres pères assurent
comme une chose indubitable, que les impies voient dans Dieu
les règle.s des moeurs et les vérités éternelles. De sorte que
l'opinion que j'explique ne doit faire peine à personne *. Voici
comme parle saint Augustin : « Ab illa incommutabilis luce
voritatis etiam impius, dum ab ea avertitur, quodammodo
tangitur. Hinc est quod etiam impii cogitant aeternitatem, et
multa recte reprehendunt, rectèque laudant in hominum mo-
ribus. Quibus ea tandem regulis judicant, nisi in quibus vident,
quemadmodura quisque vivere debeat, etiamsi nec ipsi eodem
modo vivant? Uubi autera eas vident? Neque enim in sua na-
tura. Nam cum procul dubio mente ista videantur, eorumque
mentes constet esse mutabiles, quis vero régulas imraulabiles
videat, has quis in eis et hoc videre potuerit... uhinam ergo
sunt istffi regulse scriptse, nisi in libro lucis illius, quae veritas
dicilur, unde lex omnis justa describitur... in qua videt quid
oporandum sit, etiam qui operatur injustitiam, et ipse est qui
ab illa luca avertitur à qua tamen tangitur -. »
Il y a dans saint Augustin une infinité de passages semblables
à celui-ci, par lesquels il prouve que nous voyons Dieu dès
cette vie, par la connaissance que nous avons des vérités éter-
nelles. La vérité est incrééc, immuable, immense, éternelle,
* Voyez la préface des entretiens sur la Métaphysique, et la réponse aux
vraies et fausses idées, cli. 7 et 21. (Note de Malebranctie.)
» Liv. 14, (le Trtn. ch. is.
^•;> DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
au-dessus de toutes choses. Elle est vraie par elle-même. Elle
ne tient sa perfection d'aucune chose. Elle rond les créatures
pli;s parfaites, et tous les esprits cherclient naturellement à la
connailre. Il n'y a rien qui puisse avoir toutes ces porfeclions
que Dieu. Donc la vérité est Dieu. Nous voyous de ces vérités
immuables el éternelles. Donc nous voyons Dieu. Ce sont là les
raisons de saint Augustin, les nôtres en sont un peu différentes;
el nous ne voulons point nous servir injustement de l'autoiùté
d'un si grand homme pour appuyer notre sentiment.
Nous pensons donc que les vérités, même celles qui sont
éternelles, comme que deux fois deux font quatre, ne sont pas
seulement des êtres absolus, tant s'en faut que nous croyon?
qu'elles soient Dieu même. Car il est visible que celte vérité ni
consiste que dans un rapport d'égalité, qui est entre deux fois
deux et quatre. Ainsi nous ne disons pas que nous voyons
Dieu en voyant les vérités, comme le dit saint Augustin, mais
en voyant les idées de ces vérités : car les idées sont réelles,
mais l'égalité entre les idées, qui est la vérité , n'est rien de
réel. Quand par exemple, on dit que du drap que l'on mesure
a trois aunes, le drap et les aunes sont réelles. Mais l'égalité
entre trois aunes et le drap n'est point un être réel; ce n'est
qu'un rapport, qui se trouve entre les trois aunes el le drap.
Lorsqu'on dit que deux fois deux font quatre, les idées des
nombres sont réelles; mais l'égalité qui est entre eux n'est qu'un
rapport. Ainsi, selon notre sentiment, nous voyons Dieu, lorsque
nous voyons des vérités éternelles, non que ces vérités soient
Dieu, mais parce que les idées dnnt ces vérités dépendent sont
en Dieu; peut-être même que saint Augustin l'a entendu ainsi.
Nous croyons aussi que l'on conpaîl en Dieu les choses clian^
géantes et corruptibles, quoique saint Augustin ne parle que
des choses immuables et incorruptibles, parce qu'il n'est pas
nécessaire pour cela de mettre quelque imperfection en Dieu ;
puisqu'il suflit, comme nous avons déjà dit, que Dieu nous fasse
voir ce qu'il y a dans lui qui a rapport à ces choses.
Mais (pioique je dise que nous voyons en Dieu les choses
maiérielles et sensibles, il faut bien prendre garde que je ne
dis pas, que nous en ayions en Dieu les sentiments, mais scule-
moul que c'est Dieu qui agit en nous ; car Dieu connaît bien les
choses sensibles, mais il ne les sent pas. Lorsque nous aperce-
DE L'ESPRIT PUR, 2. Partie. 333
vons quelque chose de sensible, il se trouve dans notre nor-
c.^Uon senhment et idée pure. Le sentiment est une Id _
c.t.on de notre âme, et c'est Dieu qui la cause en nou^ il
1 peut causer quoiqu'il ne l'ait pas, parce qu'il voit dans -idé
quil a de notre ame, quelle en est capable. Pour l'idée qui se
îi-ouve joune avec le sentiment, elle est en D,eu et nou a
voyons, parce qu'il lui plait de nous la découvrir; et Dieu foiit ^ ^
a sensation à l'idée , lorsque les objets sont prés'e^ts n'7 '
no le royions amsi, et que nous entrions dans les s ntiment
et dans les passions que nous devons avoir par rapport à eu
nenes'aSTiir'"^ T ''''' ''' '''''' ^«^^"^ '^ ^^ ^'-
neiies auss bien que les autres choses en Dieu, mais avec
quelque différence. Ils connaissent l'ordre et les véHtés éter -
I ecl vfS P%^— ^ue ces esprits ont nécessairement^'--
Zt UV \ '"^"''' ^' ^'^" ^"' ^'' «éclaire, comme or^ , ^
Ment de 1 expliquer. Mais, c'est l'impression qu'ils reçoivent
^ns cesse de la volonté de Dieu, lequel les po -te vers 1 'e '"
e, pour amsi dire, de rendre leur volonté enlièrenntem
blable a la sienne, qu'ils connaissent que l'ordre immuableTj
eur loi indispensable, ordre qui comprend ainsi ,01,
aernelles : comme, qu'il faut aimer le bien, et fiur le m ■
qui faut aimer la justice plus que toutes le rich sses au' i '
vaut mieux obéira Dieu que de commander a x ho ™;' e
une inhnitc d'autres lois naturelles far 1. /. "«'""^^^ et
;-scesloisouderobli,ation^Ï:.f:'/:jr^^^
oulre immuable, n'est pas différente de la connaissance deTette
mpression, qu'Us sentent toujours en eux-mêmes quolu
ne la suivent pas toujours par le choix libre de le 1 00
et qu ds savent être commune à tons i«w,. -, ■- ^^'°'"^'
... ». .„i.„.., ,„„ ;',•,•.;:■;:.':•,;■':"■ '"■'"■•"• -
T. I.
19.
3.3.i DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
esprit au verbe du Père, et à l'amour du Père et du Fils sera
rétablie et rendue ineffaçable. Nous serons semblables à Dieu^
si nous sommes semblables à l'Homme-Dieu. Enfin Dieu sera
tout en nous, et nous tout en Dieu, d'une manière bien plus
parfaite, que celle par laquelle il est nécessaire, afin que nous
subsistions, que nous soyons en lui, et qu'il soit en nous.
Voilà quelques raisons qui peuvent faire croire, que les es-
prits aperçoivent toutes choses par la présence intime de celui
qui comprend tout dans la simplicité de son ètrei. Chacun en
jugera selon la conviction intérieure qu'il en recevra, après y
avoir sérieusement pensé. Mais on croit qu'il n'y a aucune vrai-
semblance dans toutes les autres manières d'expliquer ces choses,
et que cette dernière paraîtra plus que vraisemblable. Ainsi nos
âmes dépendent de Dieu en toutes farons. Car de même que
c'est lui qui leur fait sentir la douleur, le plaisir, et toutes les
autres sensations par l'union naturelle qu'il a mise entre elles çt
nos corps, qui n'est autre que son décret et sa volonté géné-
rale, ainsi c'est lui qui par l'union naturelle qu'il a mise aussi
entre la volonté de l'homme, et la représentation des idées que
renferme l'immensité de l'être Divin, leur fait connaître tout ce
qu'elles connaissent, et cette union naturelle n'est aussi que sa
volonlé générale. De sorte qu'il n'y a que lui qui nous puisse
éclairer, en nous représentant, toutes choses ; de même qu'il
n'y a que lui qui nous puisse rendre heureux, en nous laissant
goûter toutes sortes de plaisirs.
Demeurons donc dans ce sentiment, que Dieu est le monde
intelligible, ou le lieu des esprits, de même que le monde ma-
tériel est le lieu des corps : que c'est de sa puissance qu'ils re-
çmvi.nt toutes leurs- modifications, que c'est dans sa sagesse
qu'ils trouvent toutes leurs idées, et que c'est par son amour
qu'ils sont agités de tous leurs mouvements réglés ; et parce
que sa puissance et son amour ne sont que lui, croyons saint
Puul, qu'il n'est pas loin de chacun de nous, et que c'est en lui
que nous avons la vie, le mouvement et l'être 2. « Non longe
' Voyez It'S Eclaircissemenl-i , la réponse au livre des vraies etfausfes
idi't's , In première lettre contient la défense opposée a cette réponse. 1 es
d iix premiers entreii(!ns sur la nielapliysiqiie, la réponse à M. Résis, et
siiriiiiii ma ii'ponse à une IcUre de M. Arnaud. Vous trouverez, peut-éire 1»
uinn veiiliniiMil plus cl.iireinent démontré, isoio do -Malebranclie.)
* Xc\. Ap. cil. 17,28.
DE L'ESPUiT l'UU, 2= Partie. 333
est ab uno qiioque nostrum, iu ipso euim viviraus, movemus et
sumus. »
CHAPITRE VII
I. Quatre différentes manières de voir les choses. — II. Comment on con-
nnîl llieu.— ni. Comment on cnnii.itt les corps. — IV. Comment oaconiiu't
son âme. — V. Comment on coiinait les âmes des autres hommes ei les
purs esprits.
Afin d'abréger et d'éclaircir le sentimeul que je viens d'éta-
blir touchant la manière dont l'esprit aperçoit tous les dil'fcrcnts
objets de ses connaissances il est nécessaire que je distingue
en lui quatre manières de connaître.
I. La première, est de connaitre les choses par elles-mêmes.
La seconde, de les connaitre par leurs idées, c'est-à-dire,
comme je l'entends ici, par quelque chose qui soit différent
d'elles.
La troisième, de les connaître par conscience, ou par senti-
mjent intérieur.
La quatrième, de les connaitre par conjecture.
On connaît les choses par elles-mêmes et sans idées, lors-
qu'elles sont intellii;ibles par elles-mêmes, c'est-à-dire, lors-
qu'elles peuvent agir sur l'esprit et par là se découvrir à lui.
Car l'entendement est une faculté de l'âme puremeul passive,
et l'activité ne se trouve que dans la volonté. Ses désirs mêmes
ne sont point les causes véritables des idées, ils ne sont que
les causes occasionnelles ou naturelles de leur présence, en
conséquence des lois naturelles de l'union de notre àme avec
la raison universelle, ainsi que je l'expliquerai ailleurs. On
connaît les choses par leurs idées, lorsqu'elles ne sont point
intelligibles par elles-mêmes, soit parce qu'elles sont corpo-
relles, soit parce qu'elles ne peuvent affecter l'esprit ou se dé-
couvrir à lui. On connaît par conscience toutes les choses qui
ne sont point distinguées de soi. Enfin on connaît par coiijeclure
les clioses qui sont diffcrenles de soi et de celles que l'on con-
naît en elles-mêmes et par des idées, comme lorsqu'on pense
que certaines choses sont semblables à quelques autres que
l'on connaît.
v^
336 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
II, Il n'y a que Dieu que l'on connaisse par lui-mêine; car
encore qu'il y ail d'autres èlres spiriluels que lui, et qui sem-
blent être intelligibles par leur nature, il n'y a que lui seul
qui puisse agir dans l'esprit, et se découvrir à lui. Il n'y a que
Dieu que nous voyions d'une vue immédiate et directe. Il n'y a
que lui qui puisse éclairer l'esprit par sa propre subslauce.
Enfin, dans celle vie, ce n'est que par l'union que nous avons
avec lui, que nous s mimes capables de connaître ce que nous
connaissons, ainsi que nous avons expliqué dans le chapitre
précédent ^ ; car c'est notre seul maître qui préside à notre
esprit, selon saint Augustin, sans l'entremise d'aucune créature
On ne peut concevoir que quelque chose de créé puisse re-
présenter l'infini, que l'être sans restriction, l'être immense,
l'être universel puisse être aperçu par une idée, c'est-à-dire,
par un être particulier, par un être différent de l'être universel
et infini. Mais, pour les êtres particuliers, il n'est pas difficile de
concevoir qu'ils puissent être représentés par l'être infini qui
les renferme dans sa substance très elficace et par conséquent
très intelligible. Ainsi il est nécessaire de dire, que l'on connaît
Dieu par lui-même, quoique la connaissance que l'on a en cette
vie soit très imparfaite, et que l'on connaît les choses corpo-
relles par leurs idées, c'est-à-dire, en Dieu, puisqu'il n'y a que
Dieu qui renferme le monde intelligible, oii se trouvent les
idées de toutes choses.
Mais encore que l'on puisse voir toutes choses en Dieu, il ne
s'eusuit pas qu'on les y voie toutes; on ne voit en Dieu que
les choses dont on a des idées et il y a des choses que l'on voit
sans idées, ou qu'on ne connaît que par sentiment.
III. Toutes les choses qui sont en ce monde, dont nous ayons
quelque connaissance, sont des corps ou des esprits, propriétés
de corps, propriétés d'esprits. On ne peut douter que l'on ne
voie les corps avec leurs propriétés par leurs idées, parce que
n'étant pas intelligibles par eux-mêmes, nous ne les pouvons
voir que dans l'être, qui les renferme d'une manière intelligi-
ble. Ainsi c'est en Dieu et par leurs idées, que nous voyons les.
corps avec leurs propriétés ; et c'est pour cela que la connais-
sance que nous en avons est très parfaite : je veux dire que
' îluiiiniiU mentibus nulla interposita natura pracsidet. Aug l. de vcra
rolig. (;ai). 55.
DE L'ESPRIT PUR, 2= Partie. 337
l'idée i;ue nous avons de l'étendue suffit pour nous faire con-
naître toutes les propriétés dont l'étendue est capable, et que
nous ne pouvons désirer d'avoir une idée plus distincte et plus
féconde de l'étendue, des figures et des mouvements que celle
que Dieu nous en donne.
Comme les idées des choses qui sont en Dieu renferment
toutes leurs propriétés, qui en voit les idées en peut voir suc-
cessivement toutes les propriétés ; car lorsqu'on voit les
choses comme elles sont en Dieu, on les voit toujours d'une
manière très parfaite, si l'esprit qui les y voit était intini. Ce qui
manque à la connaissance que nous avons de l'étendue, des
figures et des mouvements, n'est point un défaut de l'idée qui
la représente, mais de notre esprit qui la considère. .^^"^
IV. Il n'en est pas de même de l'âme, nous ne la connaissons
point par son idée : nous ne la voyons point en Dieu; nous uela
connaissons que par conscience, et c'est pour cela que la con-
naissance que nous en avons est imparfaite. Nous ne savons
de notre âme que ce que nous sentons se f asser en nous. Si
nous n'avions jamais senti de douleur , de ciialeur, de lu-
mière, etc., nous ne pourrions savoir si notre âme en serait
capable, parce que nous ne la connaissons point par son idée.
Mais si nous voyions eu Dieu l'idée qui répond à notre âme,
nous connaîtrions en même temps, ou nous pourrions connaître
toutes les propriétés dont elle est capable; comme nous con-
naissons ou nous pouvons connaître toutes les propriétés dont
l'cteudue est capable, parce que nous connaissons l'étendue
par son idée.
11 est vrai que nous connaissons assez par notre conscience,
ou par le sentiment intérieur que nous avons de nous-mêmes,
que notre âme est quelque chose de grand, mais il se peut
faire que ce que nous en connaissons ne soit presque rien de
ce qu'elle est en elle-mcmo. Si on ne connaissait de la matière
que vingt ou trente figures dont elle aurait été modifiée, ceilai-
nemeut on n'en connaîtrait presque rien, en comparaison de ce
que l'on en peut connaître par l'idée qui la réprésente. Il ne
suffit donc pas pour connaître parfaitement l'âme, de savoir ce
que nous en savons par le seul sentiment intérieur ; puisque la
conscience que nous avons de nous-mêmes ne nous montro
peut-être que la moindre partie de notre être.
338 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
On peut conclure de ce que nous venons de dire, qu'encore
que nous connaissions plus distinctement l'existence de notre
âme que l'exislenee de notre corps, et de ceux qui nous environ-
nent, cependant nous n'avons pas une connaissance si parfaite
de la nature de l'âme que de la nature des corps : et cela peut
servir à accorder les diftcrents i sentiments de ceux qui disent,
qu'il n'y a rien qu'on connaisse mieux que l'âme, et de ceux
qui assurent qu'il n'y a rien qu'ils connaissent moins.
Cela peut aussi servir à prouver que les idées qui nous re-
présentent quelque chose hors de nous, ne sont point des mo-
difications de notre âme. Car si l'âme voyait toutes choses en
considérant ses propres modifications, elle devrait connaître
plus clairement son essence ou sa nature que celle des corps,
et toutes les sensations ou modifications dont elle est capable,
que les figures ou modifications dont les corps sont capables.
Cependant elle ne connaît point qu'elle soit capable d'une telle
sensation par la vue qu'elle a d'elle-même en consultant son
idée, mais seulement par expérience; au lieu qu'elle connaît
que l'étendue est capable d'un nombre infini de figures par
l'idée qu'elle a de l'étendue. Il y a même de certaines sen-
sations comme les couleurs et les sons, que la plupart des
hommes ne peuvent reconnaître, si elles sont ou ne sont pas
des modifications de l'âme ; et il n'y a point de figures que tous
les hommes par l'idée* qu'ils ont de l'étendue, ne reconnaissent
être des modifications des corps.
Ce que je viens de flire fait aussi voir la raison pour laquelle
on ne peut pas donner de définition, qui fasse connaître les
modifications de l'âme ; car puisqu'on ne connaît ni l'âme, ni
ses modifications-par des idées, mais seulement par des senti-
ments, et que tels sentiments, de plaisir, par exemple, de dou-
leur, de chaleur, etc., ne sont point attachés aux mois, il est
clair que si quelqu'un n'avait jamais vu de couleur ni senti de
chaleur, on ne pourrait lui faire connaître ces sensations nar
toutes les définitions qu'on lui en donnerait. Or les lioniines
l'ayant leurs sentiments qu'à cause du corps, et leur c rps
Voyez les Kclairciixemeni.i, liv. xi^ où il se justifie contr'- |)lii>i!^;iri
carlésiens, tels qti'ArnaïKi et Régi*, d'avoir abandonné en ce [loi'ni in mi--
tant la fJflrtriue de l>e<carles, d aprè-; laquelle l'Oiue e«t plus rU.'ir • i|iir l'j
corps. C'est une question sur laquelle d'ailleurs Malehrandie reviciu JVe-
queinment dans \d Reche\ che et dans ses auires oin rages.
DE L'ESPRIT PUR. 2e Partie. 35^
L L'tant pas disposé eu tout de la même manière, il arrive sou-
vent que les mots sont équivoques, que ceux dont on se sert
pour exprimer les modifications de son âme signifient tout le
contraire de ce qu'on prétend, et que souvent on fait penser à
laraertume, par exemple, lorsqu'on croit faire penser à la dou-
ceur.
Encore que nous n'ayons pas une entière connaissance de notre
âme, celle que nous en avons par conscience ou sentiment mté-
rieuf, suftit pour en démontrer l'immortalité, la spiritualité, la li--
berlé, et quelques autres attributs qu'il est nécessaire que nous
sachions ; et c'est apparemment pour cela que Dieu ne nous la
foit point connaître par sonidée, comme il nous fait connaître les
corps. La connaissance que nous avons de notre âme par cons-
cience est imparfaite, il est vrai, mais elle n'est point fausse. La
connaissance au contraire que nous avons des corps par sentiment
ou par conscience, si on peut appeler conscience le sentiment
confus que nous avons de ce qui se passe dans notre corps,
n'est pas seulement imparfaite, mais elle est fausse. Il nous
fallait donc une idée des corps pour corriger les sentiments
que nous en avons ; mais nous n'avons point besoin de l'idée de
notre âme, puisque la conscience que nous en avons ne nous
engage point dans l'erreur; et que pour ne nous point tromper
dans sa connaissance,, il suffit de ne la point confondre avec le
corps, ce que nous pouvons faire par la raison, puisque l'idée
que nous avons du corps nous découvre que les modalités dont
il est capable, sont bien différentes de celles que nous sentons.
Enfin si nous avions une idée de l'âme aussi claire que celle
que nous avons du corps, cette idée nous l'eût trop fait consi-
dérer comme séparée de lui. Ainsi elle eût diminué l'union de
notre àme avec notre corps, en nous empêchant de la regarder
comme répandue dans tous nos membres, ce que je n'explique
pas davantage.
V. De tous les objets de notre connaissance, il ne nous reste
plus que les âmes des autres hommes, et que les pures intelli-
gences; et il est manifeste que nous ne les connaissons que par
conjecture. Nous ne les connaissons présentement ni eu elles-
mêmes, ni par leurs idées; et comme elles sont ditférenles de
nous, il n'est pas possible que nous les connaissions par cons-
cience. Nous conjectin-ons -lue les ànins des autres hommes
340 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
sont de même espèce que la nôtre. Ce que nous sentons en
nous-mêmes, nous prétendons qu'ils le sentent ; et même lors-
que ces sentiments n'ont point de rapport a'i corps, nous sommes
assures que nous ne nous trompons point, parce que nous
voyons en Dieu certaines idées et certaines lois immuables,
selon lesquelles nous savons avec certitude que Dieu agit éga-
lement dans tous les esprils.
Je sais que deux fois deux font quatre, qu'il vaut mieux être
juste que d'être riche, et je ne me trompe point de croire que
les autres connaissent ces vérités aussi bi'm que moi. J'aime le
bien et le plaisir, je hais le mal et la douleur, je veux être heu-
reux, et je ne me trompe point de croire, que les hommes, les
anges et les démons mêmes ont ces inclinations. Je sais même
que Dieu ne fera jamais d'esprits qui ne désirent d'être heu-
reux, ou qui puissent désirer d'être malheureux. Mais je le sais
avec évidence et certitude, parce que c'est Dieu qui me l'ap.
prend; car quel autre que Dieu pourrait me faire connaître les
desseins et les volontés de Dieu ? Mais lorsque le corps a quoique
part à ce qui se passe en moi, je me trompe presque toujours, si
je juge des autres par moi-même. Je sens de la chaleur, je vois
une telle grandeur ou une telle couleur; je goûte une telle ou
telle saveur à l'approche de certains corps; je me trompe si je
juge desautres par moi-même. Jesuissujet àcerlaines passions,
j'ai de l'amitié ou de l'aversion pour telles ou telles choses, et
)e juge que les autres me ressemblent ; ma conjecture est sou-
vent fausse. Ainsi la connaissance que nous avons des autres
hommes est fort sujette à l'erreur, si nous n'en jugeons que par
les sentiments que nous avons de nous-mêmes.
S'il y a quelques êtres différents de Dieu, de nous-mêmes,
des corps et des purs esprits, cela nous est inconnu. Nous
avons de la peme a nous persuader qu'il y en ait ; et après
avoir examiné les raisons de certains philosophes qui prétendent
le contraire, nous les avons trouvées fausses ; ce qui nous a con-
firmé dans le sentiment que nous avions, qu'étant tous hommes
de même nature, nous avions tous les mêmes idées : parce que
nous avons tous besoin de connaître les mêmes clioses.
DE L'ESPRIT PLU, 2« Partie. .VI
CHAPITRE VIII
I. La présence intime de l'idéa va?ac de l'être ea général esl la cause de
lojtes les abstractions dérL';,'lfes de l'esprit, et de la plupart des chiniéres
de ia i)niio-;u|iliie ordinaire, qui empêchent beaucoup de philosophes de
reconnaflre la solidité des vrais principes de phVîiijue. — II. Exemple
touchant l'essence de la matière.
I. Celte présence claire, intime, nécessaire de Dieu, je veu.x
dire de l'être, sans restriction particulière, de l'être infini, de
l'être en général, à l'esprit de l'homme, agit sur lui plus forte-
ment que la présence de tous les objets finis. Il est impossible
qu'il se défasse entièrement de cette idée générale de l'être,
parce qu'il ne peut subsister hors de Dieu. Peut-être pourrait-
on dire qu'il s'en peut éloigner, à cause qu'il peut penser à des
êtres particuliers ; mais on se tromperait. Car quand l'esprit
considère quelque être en particulier, ce n'est pas tant qu'il
s'éloigne de Dieu, que c'est plutôt qu'il s'approche, s'il est
permis de parler ainsi, de quelqu'une de ses perfections repré-
sentatives decet être, en s'éloignant de toutes les autres. Tou-
tefois il s'en éloigne de telle manière, qu'il ne les perd point
eniièrement de vue, et qu'il est presque toujours en état de les
aller chercher et de s'en approcher. Elles sont toujours pré-
sentes à l'esprit, mais l'esprit ne les aperçoit que dans une
confusion inexplicable à cause de sa petitesse et de la grandeur
de l'idée de l'être. On peut bien être quelque temps sans penser
à soi-même; mais on ne saurait, ce me semble, substituer un
moment sans penser à l'être ; et dans le même temps qu'on
croit ne penser à rien, on est nécessairement plein de l'idée
vague et générale de l'être. Mais pai'-ce que les choses qui nous
sont fort ordinaires, et qui ne nous touchent point, ne réveillent
point l'esprit avec quelque force, et ne l'obligent point à faire
quelque réflexion sur elles; celte idée de l'être, quelque grande,
Vîaste, réelle et positive qu'elle soit, nous est si familière et nous
.'ouche si peu, que nous croyons quasi ne la point voir, que
nous n'y faisons point de réflexion, que nous jugeons ensuite
qu'elle a peu de réalité, et qu'elle n'est formée que de l'assem-
blage confus de toutes les idées particulières, quoiqu'au con-
U% DE LA RECHERCHE DE LA YERlTÉ.
traire ce soit dans elle seule et par elle seule que nous aperce-
vons tous les êtres eu particulier.
Quoique celte idée, que nous recevons par l'union immédiate
que nous avons avec le verbe de Dieu, la souveraine raisou, ne •
flous trompe jamais par elle-même, comme celles que nous re-
cevons à cause de l'union que nous avons avec notre corps
lesquelles nous représentent les choses autrement qu'elles sont ;
cependant je ne crains point de dire que nous faisons un si
mauvais usage des meilleures choses, que la présence ineffa-
çable de cette idée, est une des principales causes de toutes le?
abstractions déréglées de l'esprit, et par conséquent de toute
cette philosophie abstraite et chimérique, qui exphque tous les
effets naturels par des termes généraux d'acte, de pmssance,
de cause d'effet, de formes substantielles, de facultés, de qua-
lités occultes, etc. Car il est constant que tous ces termes el
plusieurs autres ne réveillent point d'autres idées dans l'esprit,
que des idées vagues et générales, c'est-à-dire de ces idées
qui se présentent à l'esprit d'elles-mêmes, sans peine et sans
application de notre part, de ces idées que renferme l'idée inef-
façable de l'être. ^,r ■ ■
Qu'on lise avec toute l'attention possible toutes les définitions,
et toutes les explications que l'on donne- des formes substan-
tielles que l'on cherche avec soin en quoi consiste l'essence
de toutes ces entités, que les philosophes imaginent comme il
leur plaît, et en si grand nombre, qu'ils sont obligés d'en faire
plusieurs divisions et subdivisions; et je m'assure qu on no ré-
veillera jamais dans son esprit d'autre idée de toutes ces choses,
que celles de l'être et de la cause en général.
Car voici ce qui arrive ordinairement aux philosophes. Us
voient quelque effet nouveau, Us imaginent aussitôt une entité
nouvelle pour le produire. Le feu échauffe; il y a donc dans le
feu quelque entité qui produit cet effet, laquelle est différente
de la matière dont le feu est composé. Et parce que le feu est
capable de plusieurs effets différents, comme de séparer eç ■
corps, de les réduire en cendre et en verre, de les sécher, les
durcir, les amollir, les dilater, les purifier, de nous échauffer,
nous éclairer, etc, ils donnent libéralement au feu autant de
facultés on de qualités réelles qu'il est capable de produire
d'effets différents.
DE L'ESPRIT PUR, 2= Partie. 343
Mais si Ion faU reflexion ù toutes les dcfinilions qu'ils donnen,
de ces facultés, on reconnailra que ce ne sont que des défini-
tions de logique, et qu elles ne réveillent point d'autres iaces
que celle de l'être et de la cause en gcnéraK que l'esprit rap-
porte à reflet qui se produit, de sorte qu'on n'en est pas plus
savant quand on les a fort étudiées. Car tout ce qu'on retire de
cette sorte d'étude, c'est qu'on s'imagine savoir mieux que les
autres, ce que toutefois on sait beaucoup moins ; non seulement
parce qu'on admet plusieurs entités qui ne furent jamais, mais
encore, parce qu'étant préoccupé, on se rend incapable de con-
cevoir, comment il se peut faire que de la matière toute seule
comme celle du feu, étant mue contre des corps différemment '
disposés, y produise tous les différents effets que nous voyons
que le feu produit.
Il est manifeste à tous ceux qui ont un peu lu, que presque
tous les livres de science, et principalement ceux qui traitenf.
de la physique, de la médecine, de la chimie et de toutes les
choses particulières de la nature, sont tous pleins de raisonne-
ments fondés sur les qualités élémentaires et sur les qualités
secondes, comme les attracfrices, les rétentrices, les con-
coctrices, les expullrices, et autres semblables; sur d'autres
qu'ils appellent occultes, sur les vertus spécifiques, et sur plu-
sieurs autres entités que les hommes composent de l'idée géné-
rale de l'être et de celle de la cause de l'effet qu'ils voient.
Ce qui semble ne pouvoir arriver qu'à cause de la facilita;
qu'ils ont à considérer l'idée de l'être en général, qui est tou-
jours présente à leur esprit par la présence intime de celui qui
renferme tous les êtres.
Si les philosophes ordinaires se contentaient de donner leu;-
physique simplement comme une logique, qui fournirait d.'s "
termes propres pour parler des choses de la nature , et s'ils
iais>aient en repos ceux qui attachent à ces termes des idées r"
distinctes et particulières afin de se faire entendre, on ne trou-
verait rien à reprendre dans leur conduite. Mais ils prétendent
eux-mêmes expliquer la nature par leurs idées générales et
abstraites, comme si la nature était abstraite; et ils veulent
absolument que la physique de leur maître Aristote soit une
véritable physique, qui explique le fond des choses, et non pas
smiplement une logique, quoiqu'elle ne contienne rien de sup-
3.44 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
portable que quelques détinilioas si vagues et quelques termes
si généraux, qu'ils peuvent servir dans toute sorte de philoso-
phie; ils sont enfin si fort entêtés de toutes ces entités imagi-
naires et de ces idées vagues et indéterminées qui leur naissent
naturellement dans l'esprit, qu'ils sont incapables de s'arrêter
assez longtemps à considérer les idées réelles des choses, pour
en reconnaître la solidité et l'évidence, et c'eêt ce qui est la
cause de l'extrême ignorance où ils sont des vrais principes de
physique. Il en faut donner quelque preuve.
II. Les philosophes tombent assez d'accord, qu'on doit re-
garder comme l'essence ' d'une chose, ce que l'on reconnaît de
premier dans cette chose, ce qui en est inséparable, et d'où
dépendent toutes les propriétés qui lui conviennent. De sorte
que pour découvrir en quoi consiste l'essence de la matière, il
faut regarder toutes les propriétés qui lui conviennent, ou qui
sont renfermées dans l'idée qu'on en a : comme la dureté, la
mollesse, la fluidité, le mouvement, le repos, la figure, la divi-
sibilité, I impénétrabilité et l'étendue, et considérer d'abord
lequel de tous ses attributs en est inséparable. Ainsi la fluidité,
la dureté, la mollesse, le mouvement et le repos se pouvant
séparer de la matière, puisqu'il y a plusieurs corps qui sont
sans dureté, ou sans fluiJiic, ou sans mollesse, qui ne sont
point en mouvement, ou eafm qui ne sont point en repos , il
s'ensuit clairement que tous ces attributs ne lui sont point essen-
tiels.
Mais il en reste encore quatre, que nous concevons insépa-
rables de la matière, savoir : la figure, la divisibilité, l'impéné-
trabilité et l'étendue. De sorte que pour voir quel est l'attribut
qu'on doit prendre pour l'essence, il ne faut plus songer à les
séparer ; mais seulement examiner lequel est le premier, et qui
n'en suppose point d'autre. On reconnaît facilement, que la
figure, la divisibilité et l'impénétrabilité supposent l'étendue, et
que l'étendue ne suppose rien; mais que, dès qu'elle est donnée,
la divisibilité, l'impénétrabilité et la figure sont données. Ainsi
on doit conclure que l'étendue est l'essence de la matière, sup-
• Si on reçoit celte définition du mot essence, tout le reste eft absolu-
ment démontré; fi on ne la reçoit pas. ce n'fst plus qu'une question de
nom; de savoir en ^juoi consiste l'essence de la matière, ou plutôt cela ne
peut entrer en question. (Note de Malebrancbe.;
DE L'ESPRIT PUR, 2» Partie. 3/i5
posé qu'elle n'ait que les attributs dont nous venons de parler,
ou d'autres semblables; et je ne crois pas qu'il y ait personne
a-u monde qui en puisse douter, après y avoir sérieusement
pense.
Mais la difficulté est de savoir, si la matière n'a point encore
quelques autres attributs diifcrents de l'étendue et de ceux qui
en dépendent; de sorte que l'étendue même ne lui soit point
essentielle, et qu'elle suppose quelque chose qui en soit le sujet
et le principe.
Plusieurs personnes après avoir considéré ti'ès attentivement
l'idée qu'ils avaient de la matière par tous les attributs qui en
sont connus, après avoir aussi médité les effets de la nature,
autant que la force et la capacité de l'esprit le peut permettre,
se sont fortement persuadées que l'étendue ne suppose aucune
chose dans la matière, soit parce qu'ils n'ont pas eu d'idée
distincte et particulière de cette prétendue chose qui précède
l'étendue, soit encore parce qu'ils n'ont vu aucun effet qui la
prouve.
Car de même que pour se persuader, qu'une montre n'a
point quelque entité différente de la matière dont elle est com-
posée, il suftit de savoir comment la différente disposition des
roues peut produire tous les mouvements d'une montre, et de
n'avoir outre cela aucune idée distincte de ce qui pourrait être
cause de ces mouvements, quoiqu'on en ait plusieurs de logi-
que. Ainsi, parce que ces personnes n'ont point d'idée distincte
de ce qui pourrait être dans la matière, si l'étendue en était
olée, qu'ils ne voient aucun attribut qui le fasse connaître, que
l'étendue étant donnée, tous les attributs que l'on conçoit appar-
tenir à la matière sont donnés, et que la matière n'est cause
d'aucun effet, qu'on ne puisse concevoir que de l'étendue diver-
sement configurée et diversement agitée ne puisse produire, ils
se sont j)ersuadés de là que l'étendue était l'essence de la ma-
tière.
Mais de même que les hommes n'ont point de démonstration
certaine qu'il n'y a point quelque intelligence, ou quelque
entité nouvellement créée dans les roues d'une montre, ainsi
personne ne peut sans une révélation particulière, assurer
comme une démonstration de géométrie, qu'il n'y a que de l'é-
tendue diversement conligurée dans une pierre. Car il se peut
346 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
absolurneat faire que retendue soit jointe avec quelque autre
chose que nous ne concevons pas, parce que nous n'en avons
point d'idée, quoiqu'il semble fort déraisonnable de le croire et
de l'assurer ; puisqu'il est contre la raison d'assurer ce qu'on
ne sait point et ce qu'on ne conçoit point.
Toutefois quand on supposerait, qu'il y aurait quelqu'autre
chose que l'élendue dans la matière, cela n'empêcherait pas, si
ou y prend bien garde, que l'élendue n'en fût l'essence, selon
la détinition que l'on vient de donner de ce mot. Car enlin il
est absolument nécessaire que tout ce qu'il y a au monde, soit
ou bien un être, ou bien la manière d'un être, un esprit atten-
tif ne le peut nier. Or l'étendue n'est pas la manière d'un être :
donc c'est un être. Mais, puisque la matière n'est point un com-
posé de plusieurs êtres comme- l'homme, qui est composé de
€orps et d'esprit, puisque la matière n'est qu'un seul être, il est
manifeste que la matière n'est rien autre chose que l'élendue.
Pour prouver maintenant que l'étendue n'est pas la manière
d'un être, mais que c'est vérilablomenl un être, il faut remar-
quer qu'on ne peut concevoir la manière d'un être, qu'on ne
conçoive en même temps l'être dont il est la manière. On ne
peut concevoir de rondeur, par exemple, qu'on ne conçoive de
l'étendue, parce que la manière d'un être n'étant que l'être
même d'une telle façon, la rondeur, par exemple, de la cire
n'étant que la cire même d'une telle façon, il est visible qu'on
ne peut concevoir la manière sans l'être. Si donc l'étendue
était la manière d'un être, on ne pourrait concevoir l'étendue
sans cet être, dont l'étendue serait la manière. Cependant on
la conçoit fort facilement toute seule. Donc elle n'est point la
manière d'aucun être, et par conséquent elle est elle-même
un être. Ainsi elle fait l'essence de la matière, puisque la
matière n'est qu'un être, et non pas un composé de plu-
sieurs êtres, comme nous venons de dire.
Mais plusieurs philosophes sont si fort accoutumés aux idées
généi-ales et aux entités de logique , que leur esprit en est plus
occupé que de celles qui sont particulières, distinctes et de
physique. Cela parait assez de ce que les raisonnements qu'ils
font sur les choses naturelles, ne sont appuyés que sur des
notions de logicpie, d'acte et de puissance, cl d'un nombre in-
fini d'entités imaginaires, qu ils ne discernent point de celles qui
DE L'ESPRIT PUR, 2' Partie. 347
sont réelles. Ces personnes donc trouvant une merveilleuse
facilité de voir en leur manière ce qui leur plait de voir, s'ima-
gineijt qu'ils ont meilleure vue que les autres, et qu'ils voient
distinctement que l'étendue suppose quelque chose , et qu'elle
n'est qu'une propriété de la matière, de laquelle même elle
peut être dépouillée.
Toutefois, si on leur demande qu'ils expliquent cette chose,
qu'ils prétendent apercevoir dans la matière par delà l'éten-
due, ils le font en plusieurs façons qui font toutes voir qu'ils
n'en ont point d'autre idée que celle de l'être ou de la subs-
tance en général. Cela parait clairement lorsqu'on prend
garde, que cette idée ne renferme point daltributs particuliers
qui conviennent à la matière. Car si on ôte l'étendue de la ma-
tière, on ôte tous les attributs et toutes les propriétés que l'on
conçoit distinctement lui appartenir, quand même on y laisse-
rait cette chose qu'ils s'imaginent en être l'essence ; il est visible
qu'on n'en pourrait pas faire un ciel, une terre, ni rien de ce
que nous voyons. Et tout au contraire si on ôte ce qu'ils ima-
ginent êlrq l'essence de la matière, pourvu qu'on laisse l'éten-
due, on laisse tous les attributs et toutes les propriétés que l'on
conçoit distinctement renfermés dans l'idée de la matière; car
il est certain qu'on peut former avec de l'étendue toute seule
un ciel, une terre, et tout le monde que nous voyons, et encore
une infinité d'autres. Ainsi ce quelque chose qu'ils supposent au
. delà de l'étendue n'ayant point d'attributs que l'on conçoive
listiuctoment lui appartenir, et qui soient clairement renfermés
dans l'idée qu'on en a, n'est rien de réel si l'on en croit la
raison ; et même ne peut de rien servir pour expliquer les effets
naturels. Et ce qu'on dit que c'est le sujet et le principe de
retendue se dit gratis, et sans que l'on conçoive distinctement
ce qu'on dit ; c'est-à-dire sans qu'on en ait d'autre idée qu'une
générale et de logique, comme de sujet et de principe. De sorte
que l'on pourrait encore irhaginer un nouveau sujet et un nou-
veau principe de ce sujet de l'étendue, et ainsi à lintini, parce
que l'esprit se représente des idées générales de sujet, et de
principe comme il lui plait.
11 est vrai-qu'il y a grande apparence, que les hommes n'au-
raient pas obscurci si fort l'idée qu'ils ont 'de la matière, s'ils
navuient eu quelque raison pour cela; et que plusieurs' sou-
348 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
tiennent des senlimeats contraires à ceux-ci par des principes
de théologie. Sans doute l'étendue n'est point l'essence de la
matière, si cela est contraire à la foi, on y ^°"f f • ^o;;^^^;'
ovàce à Dieu, très persuadé de la faiblesse et de la limitation
de respnt humain. On sait qu'il a trop peu d'étendue pour me-
surer une puissance infinie, que Dieu peut infiniment plus que
nous ne pouvons concevoir, qu'il ne nous donne des idées que
pour connaître les choses qui arrivent par l'ordre de la natuie,
et qu'il nous cache le reste. On est donc toujours prêt a sou-
mettre l'esprit à la foi; mais il faut d'autres preuves que celles
qu-on apporte ordinairement pour ruiner les raisons que Ion
vient de dire ; parce que les manières dont on explique les
mystères de la foi, ne sont pas de foi, et qu'on les croit même
sans comprendre qu'on en puisse jamais expliquer nctlemout la
manière. ... v^
On croit, par exemple, le mystère de la trmile, quoique 1 e -
prit humain ne le puisse concevoir: et on ne laisse pas de
croire, que deux choses qui ne diiYcrent point d une troisième,
ne diffèrent point entre elles, quoique celte proposition semble
le détruire. Car on est persuadé qu'il ne faut faire usage de son
esprit que sur des sujets proportionnés à sa capacité, et qu on
ne doit pas regarder fixement nos mystères, de peiir d en ê tie
éblouis, selon cet avertissement du saint esprit: « Qui scruta-
tor est majeslatis opprimelur a gloria. »
Si toutefois on croyait qu'il fût à propos pour la satisfaction
de quelques esprits, d'expliquer comment le sentiment (juon a
de la matière, s'accorde avec ce qae la foi nous enseigne de la
transubstanliation, on le ferait peut-être d'une nianiere assez
nelle et assez distincte, et qui certainement ne choquerait en
,-,cn les décisions de l'Église ; mais on croit se pouvoir dispea
s.rde donner celte explication , principalement dans ceL ou^
V r a ""6 .
l^iril faut remarquer que les Saints-Pères ont presque toujours
parle de ce mystère, comme d'un mystère incompréhensible;
qu'ils n'ont point philosophé pour l'expliquer, et qu'ils se sont
contentés pour l'ordinaire de comparaisons peu exactes ph.s
propres pour faire connaitre le dogme, que pouv en doar.er
une explication qui contenlât l'esprit, qu'ainsi la irad.tion est
pour ceux qui ne philosophent point sur ce mystère, et qia
DE L'ESPRIT PUR, 2» Partie. 349
soumettent leur esprit à la foi, sans s'embarrasser inutilemeiu
dans ces questions très clifticiles.
■ On aurait donc tort de demander aux philosophes qu'ils don-
nassent des explications claires et faciles de la manière dont le
corps de Jésus-Christ est dans l'eucharistie ; car ce serait leui
demander qu'ils disent des nouveautés en théologie, et si les
philosophes repondaient imprudemment à cette ''demande, il
semble qu'ils ne pourraient éviter la condamnation ou de leur
philosophie, ou de leur théologie. Car si leurs explications
étaient obscures, on mépriserait avec raison les principes de
leur philosophie; et si leur réponse était claire ou facile, ou
appréhenderait peut-être encore la nouveauté de leur théologie,
quoique conforme au dogme de la transubstantiation.
Puis donc que la nouveauté en matière de théologie porte le
caractère de l'erreur, et qu'on a droit de mépriser des opinions
pour cela seul qu'elles sont nouvelles et sans fondement dans
la tradition^ on ne doit pas sans de pressantes raisons, entre-
prendre de donner des explications faciles et intelligibles des
choses, que les Pères et les Conciles n'ont point entièrement
expliquées; et il suffit de tenir le dogme de la transubstantia-
tion, sans en vouloir expliquer la manière. Car autrement
ce serait jeter des semences nouvelles de disputes et de que-
relles, dont il n'y a déjà que trop ; et les ennemis de la vérité
ne manqueraient pas de s'en servir malicieusement pour oppri-
mer leurs adversaires.
Les disputes en matière d'explications de théologie semblent
être des plus inutiles et des plus dangereuses; et elles sont
d'autant plus à craindi-e, que les personnes mêmes de piété
s'imaginent souvent qu'elles ont droit de rompre la charité avec
ceux qui n'entrent point dans leurs sentiments. On n'en a que
trop d'expériences, et la cause n'en est pas fort cachée 1. Ainsi,
c'est toujours le meilleur et le plus sûr de ne point se presser
de parler des choses dont on n'a point d'évidence , et que les
autres ne sont pas disposés à concevoir.
Il ne faut pas aussi que des explications obscures et incer-
taines des mystères de la foi, lesquelles on n'est point obligé
de croire, nous servent de règle et de principes pour raisonner
' Il fait sans doute aIlu>ion à ses quercllu, avec Arnaud, avec Bossuct,
avec les jésuites au sujet do questions llu'olugiques.
T. I
±0
l^riO DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
ea philosophie, où il n'y a que l'évidence qiù nous doive per-
suader. Il ne faut pas changer les idées claires et distinctes
d'étendue, de figure et du mouvement local pour ces idées
générales et confuses de principe, ou de sujet d'étendue, de
forme, de quiddités, de qualités réelles, et de tous ces mouve-
ments de génération, de corruption , d'altération, et d'autres
semblables qui ditfèrent du mouvement local. Les idées réelles
produiront une science réelle ; mais les idées générales et de
lop:ique ne produiront jamais qu'une science vague, superfi-
cielle et stérile i. Il faut donc considérer avec assez d'attention
ces idées distinctes et particulières des choses, pour reconnaître
les propriétés qu'elles renferment, et étudier ainsi la nature, au
lieu de se perdre dans des chimères qui n'existent que dans la
raison de quelques philosophes.
Au reste, cette vérité que l'àme est spirituelle et immortelle
est essentielle à la religion et à la morale, et le dernier con-
cile de Latran - ordonne aux philosophes de l'enseigner et de
réfuter les raisonnements qui la combattent. Or si l'on suppose
que l'essence de la matière n'est point l'étendue en longueur,
largeur et profondeur, mais quelque autre chose qu'on ne con-
naît point, comment réfiitera-t-on l'erreur d'un libertin, qui
soutient et qui prouve, même par des raisons sensibles et appa-
rentes, que c'est la matière dont le cerveau est composé, qui
pense, raisonne, veut, et le reste. Peut-on prouver qu'une
chose qu'on ne connaît point, n'a point telle ou telle propriété,
et convaincre d'erreur celui qui sait que, le cerveau blessé, on
ne pense plus, ou qu'on pense mal.
Mais de plus comme les pères, et saint Augustin entre autres,
a toujours reconnu que l'étendue était l'essence de la matière, et
que personne ne concevra jamais distinctement qu'un corps
organisé, tel qu'est celui de Jésus-Christ, puisse être réduit,
je ne dis pas en un point physique (car on conçûlt clairement
que Dieu peut réduire dans l'étendue d'un grain de sabîj milic
n)illions de corps organisés, puisque cette étendue est divisible
à 1 infini), je dis en un point mathématique, croit-on favoriser
le dogme de la transubstanliation et ramener les hérétiques à
' Tout ce qui suit jusqu'à la lin du cliapilie a été ajouté à l'édition
de 1712.
* Session M.
I
DE L'ESPRIT PUR, 2= Partie. 351
la foi, en soutenant que le corps de Jésus-Christ est sans
aucune étendue dans l'Eucharistie ? Ne doit-on pas craindre au
contraire de le détruire, s'il n'est pas' certain que saint Au-
gustin s'est trompé, lorsqu'il a dit : Otez aux coi'ps l'étendue,
et vous les anéantirez. Croyons donc les dogmes décidés par
rÉglise, car elle est infaillible, mais suspendons notre juge-
ment à l'égard des expUcations qu'on en donne *.
CHAPITRE IX
L DerDièce cause générale de nos erreurs. — II. Que les idées des choses
ne sont pas toujours présentes à l'esprit dès qu'on le souhaite. — III. Que
tout esprit fini est sujet a l'erreur, et Mourqudi. — IV. Qu'on ne doit pas
juger qu'il n'y ait rien de créé que des corps ou des esprits, ni que Dieu
soit esprit, comme nous concevons les esprits.
I. Nous avons parlé jusqu'ici des erreurs, dont on peut assigner
quelque cause occasionnelle dans la nature de l'entendement
pur, ou de l'esprit considéré en lui-même, et dans la nature
des idées, c'est-à-dire, dans la manière dont l'esprit aperçoit
les objets de dehors. Il ne reste maintenant qu'à expliquer une
cause, que l'on peut appeler universelle et générale de toutes
nos erreurs, parce qu'on ne conçoit point d'erreur qui n'en
dépende en quelque manière. Cette cause est, que le néant
* Voyez ma défense contre les accusations de .;. Louis de la Ville. Elle
est i:iipriraée à la fin du traité de la nature et de la grâce. Voyez aussi les
Entretiens sur la métaphysique et la religion, entretien 13 depuis le
nombre lo, jusqu'à la fia. (Note d Malebranche.)
Si Malebranche dans ce chapitre insiste si vivement sur l'inutilité, sur la
gratuité de la supposition de tout principe de la matière plus intime et pus
essentiel que l'étendue, sans toutefois o<er nier dune manière absolue qu'i
puisse y en avoir,c'est à r use des querelles suscitées contre la cartésianisme
par d'imprudentes explicaf jns du mystère de l'Eucharistie fi>ndée>sur l'etcidiie
en tant 'lu'essence de la matière. De<cartes, d'ordinaire plus circonspect, avait
eu Ir tort den donner lui-même l'exemple dans ses deux lettres au père
Mesland qui n'étaient pas d'ailleurs destinées à la publicité. Des disciples
téméroires entrèrent plus hardiment dans cette même voie. De là l'accusa
lion d'avoir des senti iients opposés à ceux de l'Église et conformes à ceux de
Calvin; c'est le titre même de l'ouvrage du père Valois, un des plus re louta-
bles qui aient été publiés contre la philivsophie nouvelle. Mallebranche dit
qu'il pourrait, lui aussi, donner du même ray«tère une explicati.m claire
mais il a la sagesse de ne pas la donner, quoique d'ailleurs i! ait si son-
vent fait intervenir sa philosophie dans l'expliculion d'autres mystères. Voir
mon histoire de la phtlosophie cartésienne, i" vol. sur celte querelle eucha
ristique à propos de l'essence de la matière.
352 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
n'ayant point d'idée qui le représente, l'esprit est porté à croire
que les choses dont il n'a point d'idée n'existent pas.
Il est constant que la' source générale de nos erreurs, comme
nous avons déjà dit plusieurs fois, c'est que nos jugements ont
plus d'étendue que nos perceptions. Car lorsque nou- considé-
rons quelque objet, nons ne l'envisageons ordinairement que
par un côté, et nous ne nous contentons pas de juger du côté
que nous avons considéré, mais nous jugeons de l'objet tout
entier. Ainsi il arrive souvent que nous nous trompons, parce
que bien que la chose soit vraie du côté que nous l'avons
examinée, elle se trouve ordinairement fausse de l'autre ; et ce
que nous croyons vrai, n'est seulement que vraisemblable. Or,
il est visible que nous ne jugerions pas absolument des choses
comme nous faisons, si nous ne pensions pas en avoir consi-
déré tous les côtés ou si nous ne les supposions pas semblables
à celui que nous avons examiné. Ainsi la cause générale de
nos erreurs, c'est que n'ayant point d'idée des autres côtés de
notre objet, ou de leur différence d'avec celui qui est présent à
notre esprit, nous croyons que ces autres côtés ne sont point ;
ou tout au moins nous supposons qu'ils n'ont point de différence
particulière.
Cette manière d'agir nous parait assez raisonnable. Car le
néant ne formant point d'idée dans l'esprit, on a quelque sujet
de croire que les clioses qui ne forment point d'idée dans l'es-
prit, dans le temps qu'on les examine, ressemblent au néant.
Et ce qui nous confirma dans ce sentiment, c'est que nous
sommes persuadés par une espèce d'instinct, que les idées des
choses sont dues à notre nature, et qu'elles sont soumises de
telle manière à l'esprit, qu'elles doivent se représenter à lui dès
qu'il le souhaite.
II. Cependant si nous faisions quelque réflexion à l'état pré-
sent de notre nature, nous n'aurions pas tant de pe chant à
croire que nous avons toutes les idées des choses dès que nous
le voulons. L'homme pour ainsi dire n'est que chair et que
sang depuis le péché. La moindre impression de ses sens et
de ses passions rompt la plus forte attention de son esprit; et
le cours des esprits et du sang l'emporte avec soi, et le pousse
continuellement vers les objets sensibles. C'est souvent en vain
qu'il se raidit contre ce torrent qui l'entraîne ; et c'est rarement
DE L'ESPRIT PLIt, :>^ P.rt.e. 353
qu'il s'avise d-v résister; car al y a trop de douceur à le suivre
et trop de fat.gue a s y opposer. L'espru donc se rei^re;
.sabat aussuot qu-il a fait quelque effort pour se p.end e e
pur sarreter a quelque véntô; et il est absolument Vu. dan
létal ou nous sommes, que les idées des choses soient nré
sentes a notre esprit toutes les fois que nous les ouZ c'en-"
n V int7;el"'°, devons pomt juger que les choses ne
m T. f '' ''"' "'"' °''° ^^^°^ a"C"°e idée
111. Mais quand nous supposerions l'homme maître abso'u de
jon osp,, et de ses idées, il serait encore nécessair'mrnt "ne
a erreur par sa nature. Car l'esprit de l'homme estl i e 'e
lout esprit limite est par sa nature sujet à l'erreur La w on
:;;tnt':';rrr ''''-' ^^ ^^- -^-^ ^^^^
lappoits, et qui faut un esprit infini pour les comprendre
Ain.iun esprit limité ne pouvant embrasser ni comprendre
:; ^'ST'^'''^'^ ^"'" ^--' ^' est porte rdot
que ceux qu,l n aperçoit pas n'e.xistent point, principalement
de son e.put, ce qui lui est fort ordinaire. Ainsi la limitation
dtir r " ''-'' -'-''''' -- -^ ^^ -p-^'^ ^etr
Toutefois si les hommes, dans l'état même où ils sont de
•b I e. Ils ne se tromperaient jamais. Et c'est pour cela que
tout homme qui tombe dans l'erreur est blâmé avec ju. ice el
n^onte même d'être puni; car il suffit pour ne se po nt t ômper
de ne juger que de ce qu'on voit, et de ne faire iàmais des
jugements entiers, que des choses que l'on est a'suré d'avo
. .u'ii '^\^'^^^' "^'^"-^ s'assujettir à l'erreur que de s'as-
«n nombre infini d'e reurf s -Tr"' '''!'^'^'^' ^-^
assez incertains ^'"' '""^'^"^ ^^^ j"^^™^'^^^
i e.pnt. te n est pas que je prétende assurer qu'U y ait
T. I.
20.
354 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
quelque substance qui ne soit ni corps ni esprit; car on ne
doit pas assurer que des choses existent, lorsqu'on n'en a point
de connaissance, puisqu'il semble que Dieu qui ne nous cache
point ses ouvrages, nous en aurait donné quelque idée. Cepen-
dant je crois qu'on ne doit rien déterminer touchant le nombre
des genres d'êtres que Dieu a créés, par les idées que l'on en a,
puisqu'il se peut absolument faire que Dieu ait des raisons de
nous les cacher que nous ne sachions pas ; quand ce ne serait
qu'à cause que ces êtres n'ayant aucun rapport à nous, il nous
serait assez inutile de les connaître : de même qu'il ne nous a
pas donné des yeux assez bons pour compter les dents d'un
ciron, parce qu'il est assez inutile pour la conservation de notre
corps, que nous ayons la vue si perçante.
Mais quoique l'on ne pense pas devoir juger avec précipita-
tion, que tous les êtres soient esprits oueorps ; on croit cepen-
dant qu'il est tout à fait contre la raison, que des philosophes
pour expliquer les effets naturels se servent d'autres idées, que
de celles qui dépendent de la pensée et de l'étendue, puisqu'en
effet ce sont les seules que nous ayons qui soient distinctes ou
particulières.
Il n'y a rien de si déraisonnable, que de s'imaginer une infi-
nité d'êtres sur de simples idées de logique, de leur attribuer
une infinité de propriétés ; et de vouloir ainsi expliquer des
choses qu'on n'entend point, par des choses que non seulement
on ne conçoit pas, mais quil n'est pas même possible de con-
cevoir. C'est faire de même que les aveugles qui voulant parler
entre eux des couleurs et en soutenir des thèses, se serviraient
pour cela des définitions que les philosophes leur donnent, des-
quelles ils tireraient plusieurs conclusions. Car comme ces
aveugles ne pourraient faire que des raisonnements plaisants et
ridicules sur les couleurs, parce qu'ils n'eu auraient pas des
idées distinctes, et qu'ils en voudraient raisonner sur des idées
générales et de logique, ainsi des philosophes ne peuvent pas
faire des raisonnements solides sur les effets do la nature, lors-
qu'ils ne se servent pour cela que des idées générales et de
logique, d'acte, de puissance, d'être, de cause, de principe, de
forme, de qualité et d'autres semblables. Il est absolument
nécessaire qu'ils ne s'appuient que sur les idées distinctes et
pîirliculières de la pensée et de l'étendue, et de celles qu'elles
DE L'ESPRIT PUR, ie Pabtie. 355
renfermeut, ou bieu que Ion en peut déduire. Car on ne doit
point s'attendre de connaître la nature sans la considération
des idées distinctes qu'on en a ; et il vaut mieux ne point
méditer que de méditer sur des chimères.
On ne doit pas toutefois assurer qu'il n'y ait que des esprits
et des corps, des êtres qui pensent et des êtres étendus, parce
qu'on s'y peut tromper. Car quoiqu'ils suffisent pour expliquer
la nature, et par conséquent que Ion puisse conclure sans
cramte de se tromper, que les choses naturelles dont nous
avons quelque connaissance, dépendent de l'étendue et de la
pensée, cependant il se peut absolument faire qu'ily en ait quel-
ques autres dont nous n'ayons aucune idée, et dont nous ne
voyons aucuns effets
Les hommes font donc un jugement précipité, quand ils
jugent comme un principe indubitable, que toute substance est
corps ou esprit. Mais ils en tirent encore une conclusion préci-
pitée, lorsqu'Us concluent par la seule lumière de la raison
que Dieu est un esprit. Il est vrai que, puisque nous sommes
crées a son image et à sa ressemblance, et que l'Écriture
Sainte nous apprend en plusieurs endroits que Dieu est un
esprit, nous le devons croire, et l'appeler ainsi ; mais la raison
toute seule ne nous le peut apprendre. Elle nous dit seulement
que Dieu est un être infiniment parfait, et qu'il doit être plutôt
esprit que son corps, puisque notre âme est plus parfaite que
notre corps, mais elle ne nous assure pas q,- 1 n'v ait point
encore des êtres plus parfaits que nos esprits, c< ulus'au-dessus
de nos esprits que nos esprits ne sont au-de^o.r, de nos corp^
Or supposé qu'il y eût de ces êtres, comme il parait même
mdubiiaijle par la raison que Dieu en a pu créer, il est clair
qu'ils re.ssembleraient plus à Dieu que nous. Ainsi jà même rai-
son nous apprend que Dieu aurait plutôt leurs perfections que
les nôtres, qui ne seraient que des imperfections à leur égard,
il ne faut donc pas s'imaginer avec précipitation, que le mot
d'esprit dont nous nous servons pour exprimer ce qu'est Dieu
et ce que nous sommes, soit un terme univoque, et qui sio-nifie
les mêmes choses ou des choses fort semblables. Dieu est esprit
il pense, il veut; mais ne l'humanisons pas, il ne pense et ne
veut pas comme nous. Dieu est plus au-dessus des corps, et on
ne doit pas tant appeler Dieu im esprit pour montrer positivement
356 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
ce qu'il est que pour sign iler qu'il n'est pas matériel. C'est un
être infiniment parlait, on n'en peut pas douter. Mais comme il
ne faut pas s'imaginer avec les anlhropomorphiles, qu'il doive
avoir la figure humaine, à cause qu'elle parait la plus parfaite,
quand môme nous le supposerions corporel, il ne faut pas aussi
penser que l'esprit de Dieu ait des pensées humaines, et que son
esprit soit semblable au nôtre, à cause que nous ne connaissons
rien de plus parfait que notre esprit. Il faut plutôt croire ((ue,
comme il renferme dans lui-même les perfections de la matière
sans être matériel, puisqu'il est certain que la matière a rapport
à quelque perfection qui est en Dieu ; il comprend aussi les per-
fections des esprits créés, sans être esprit de la manière que
nous concevons les esprits, que son nom véritable est, celui qui
est, c'est-à-dire, l'être sans restriction, tout être, l'être intini
et universel.
CHAPITRE X
exemples de quelques erreurs de physique, dans lesquelles on tombe, parce
qu'on suppose que des êtres qui ilil'f(.'rein de leur nature, leurs qualités,
leur étendue, leur durée et leur proporlion sont semblables en toutes ces
choses.
Nous avons vu dans le chapitre précédent, que les hommes
font un jugement précipité, quand ils jugent que tous les êtres
ne sont que de deux sortes, esprits ou corps. Nous montrerons
dans ceux qui suivent, qu'ils ne font pas seulement des juge-
ments précipités, mais qu'ils en font de très faux, et qui sont
les principes d'un nombre infini d'erreurs, lorsqu'ils jugent que
les êtres ne sont pas différents dans leurs rapports ni dans leurs
manières, à cause qu'ils n'ont point d'idée de ces différences.
Il est constant que l'esprit de l'homme ne cherche que les
rapports des choses : premièrement ceux que les objets qu'il
considère peuvent avoir avec lui, et ensuite ceux qu'ils ont les
uns avec les autres. Car l'esprit de l'homme ne cherche que son
bien, et la vérité. Pour trouver son bien, il considère avec soin
par la raison, et par le goût ou le sentiment, si les objets ont
un rapport do convenance avec lui. Pour trouver la vérité, i-
considère si les objets ont rapport d'égalité, ou de ressemblance
les uns avec les autres, ou quelle est précisément la grandeur
DE L'ESPRIT PUR, 2' Partie. 357
qui est égale à leur inégalité. Car de même que le bien n'est le
bien de l'esprit, que parce qu'il lui est convenable, ainsi la
venté n'est vérité, que par le rapport d'égalité, ou de ressem-
blance qui se trouve entre deu.v ou plusieurs choses, soit entre
deux ou plusieurs objets, comme entre une aune, et de la toile;
car il est vrai que celte toile a une aune, parce qu'il v a é^raUté
entre l'aune et la toile, soit entre deux ou plusieurs idées, comme
entre les deux idées de trois et trois et celle de six; car il est
vrai que trois et trois font six, à cause qu'il v a égalité entre les
deux idées de trois et trois et celle de six; soit enfin entre
les idées et les choses, quand les idées représentent ce que les
choses sont ; car lorsque je dis qu'il y a un soleil, ma proposi-
tion est vraie, parce que les idées que j'ai d'existence et de soleil
représentent que le soleil existe, et que le soleil existe vérita-
blement; toute l'action et toute l'attention de l'esprit aux objets
n'est donc que pour tâcher d'en découvrir les rapports, puis-
qu'on ne s'applique aux choses que pour en reconnaître la vérité
ou la bonté.
Mais, comme nous avons déjà dit, dans le chapitre précédent,
1 attention fatigue beaucoup l'esprit. Il se lasse bientôt de résister
a 1 impression des sens qui le détourne de son objet, et qui
l'emporte vers d'autres, que l'amour qu'il a pour son corps lui
rend agréables. Il est extrêmement borné, et ainsi les diffé-
rences qui sont entre les sujets qu'il examine, étant infimes ou
presque infimes, il n'est pas capable de les distinguer. L'esprit
suppose donc des ressemblances imaginaires, où il ne remar-
que pas de différences positives et réelles, les idées de ressem-
blance Im étant plus présentes, plus familières, et plus simples
que les autres. Car il est visible que la ressemblance ne ren-
ferme q,.\m rapport, et qu'il ne faut qu'une seule idée pour
ju-er me mille choses sont semblables, au lieu que pour ju er
sa ;s crainte de se tromper, que mille objets sont dinéreuts
entre -mx, il est absolument nécessaire d'avoir présentes à l'es-
prii mille idées ditierentes.
Lps hommes s'imaj;inent donc que les choses de diilorente
nat 11- .ont de même nature, et que toutes les choses de même
csf)oce ne différent presque point les unes des autres. Ils |u<rent
que les choses inégales, sont égales ; que celles qui sont iucons-
tauies sont constantes, et que colles qui sont sans ordre et sans
358 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
proportion, sont très ordonnées, et très proportionnées. En un
mot ils croient souvent que des choses dilTérentes en nature,
en qualité, en étendue, en durée et en proportion, sont sem-
blables en toutes ces choses. Mais cela mérite d'être expliqué
plus au long par quelques exemples, parce que c'est la cause
d'un nombre infini d'erreurs.
L'esprit et le corps, la substance qui pense, et celle qui est
étendue, sont deux genres d'êtres tout à fait différents, t't en-
tièrement opposés ; ce qui convient à l'un ne peut convenir à
l'autre. Cependant la plupart des hommes faisant peu d'atten-
tion aux propriétés de la pensée, et étant continuellement tou-
chés par les corps, oat regardé l'âme et le corps comme une
seule et même cliose ; ils ont imaginé de la ressemblance entre
deux choses si différentes. Ils ont voulu que l'âme fût matérielle
c'est-à-dire étendue dans tout le corps, et figurée comme le
corps, ils ont attribué à l'esprit ce qui ne peut convenir qu'au
corps.
De plus les hommes sentant du plaisir, de la douleur, des odeurs,
des saveurs, etc. et leur corps leur étant plus présent que leur
âme même, c'est-à-dire s'imaginant facilement leur corps, et ne
pouvant imaginer leur âme, ils lui ont attribué les facultés de
sentir, d'imaginer, et quelquefois même celle de concevoir,
qui ne peuvent appartenir qu'à l'âme. Mais les exemples sui-
vants seront plus sensibles.
Il est certain que tous les corps naturels, ceux-là même que
l'on appelle de même espèce, diffèrent les uns des autres; que
de l'or n'est pas tout à fait semblable à de l'or, et qu'un«i|^outte
d'eau est différente d'une autre goutte d'eau : il en est de tous
les corps de même espèce comme des visages. Tous les visages
ont deux yeux, un nez, une bouche, etc., ce sont tous des visages,
et des visages d'hommes, et cependant on peut dire qu'il n'y en
eut jamais deux tout à fait semblables. De même un morceau
d'or a des parties fort semblables à un autre morceau d'or,
et une goutte d'eau a assurément beaucoup de ressemblance
avec une autre goutte d'eau ; néanmoins on peut assurer que
l'on n'en peut pas donner deux gouttes, fussent-elles prises de
la même rivière, qui oe ressemblent entièrement. Toutefois les
philosophes supposent sans rétlexion des ressemblances essen-
tielles entre les corps de même espèce, ou des ressemblances
DE L'ESPRIT PUR, 2« Partie. 359
qui cousistoat dans Tiadivisible; car les essences des choses
consistent dans un indivisible selon leur fausse opinion.
La raison pour laquelle ils tombent dans une erreur si gros-
sière, c'est qu'ils ne veulent pas considérer avec quelque soin
les choses sur lesquelles cependant ils composent de gros
volumes. Car de même qu'on ne met pas une parfaite
ressemblance entre les visages, parce que l'on a soin de les
regarder de près, et que l'habitude qu'on a prise de les dis-
tinguer, fait que l'on en remarque les plus petites différences,
ainsi, si les philosophes considéraient la nature aveo quelque
attention, ils reconnaitraient assez de causes de diversités dans
les choses mêmes qui nous causent les mêmes sensations, et
que nous appelons pour cela de même espèce ; et ils n'y suppo-
seraient pas facilement des ressemblances essentielles. Des
aveugles auraient tort, s'ils supposaient une ressemblance
essentielle entre les visages, qui consistât dans l'indivisible, à
cause qu'ils n'en aperçaivent pas sensiblement les différences.
Les philosophes ne doivent donc pas supposer de telles ressem-
blances dans les corps de même espèce, à cause qu'ils n'y
remarquent point de différences.
L'inclination que nous avons à supposer de la ressemblance
dans les choses, nous porte encore à croire qu'il y a un nombre
déterminé de différences et de formes, et que ces formes ne
sont point capables de plus et de moins. Nous pensons que
tous les corps diffèrent les uns des autres comme par degrés ;
que ces degrés même gardent de certaines proportions entre
eux. F un mot, nous jugeons des choses matérielles comme
des n.uibres.
Il est clair que cela vient de ce que l'esprit se perd dans les
rapports des choses incommensurables, comme sont les diffé-
rences infinies qui se trouvent dans les corps naturels, et qu'il
se soulage quand il imagine quelque ressemblance, ou quelque
\ proportion entre elles, parce qu'alors il se représente plusieurs
[. choses avec une très grande facilité. Car comme j'ai déjà dit,
;' ne faut qu'une idée pour juger que plusieurs choses se res-
mblent, et il en faut plusieurs pour juger qu'elles ditiorent
( ulre elles. Par exemple, si l'on sait le - jmbre des anges, et
<iue pour chaque ange il y ait dix arclianges, et que pour ciia-
que arcliange il y ail dix trônes, et ainsi ife suite- en gardauu
360 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
la mAme proportion d'ua à dix jusqu'au dernier ordre des in-
teiligenccs, l'esprit peut savoir, quand il voudra, le nombre de
tous ces esprits bien heureux, et même en juger à peu prî-s tout
d'une vue en y faisant une forte attention, ce qui lui plaît inti-
niment. Et c'est ce qui peut avoir porté quelques personnes â
juger ainsi du nombre des esprits célestes, comme il est arrive
à quelques philosophes, qui ont mis une proportion décuple de
pesanteur et de légèreté entre les éléments, supposant le feu
dix fois plus léger que l'air, ainsi des autres.
Quand l'esprit se trouve obligé d'admettre des différences
entre les corps par les différentes sensations qu'il en a, et
encore par quelques autres raisons particulières, il n'en met
toujours que le moins qu'il peut. C'est par cette raison qu'il se
persuade tflcilement que les essences des choses consistent dans
l'indivisible et qu'elles sont semblables aux nombres, comme
nous venons de dire, parce qu'alors il ne lui faut qu'une idée
pour se représenter tous les corps qu'ils appellent de même
espèce. Si on met, par exemple, un verre d'eau dans un muid
de vin, les philosophes veulent que l'essence du vin demeure
toujours la même, et que l'eau soit convertie en vin. Que de
môme qu'entre trois et quatre il ne peut y avoir de nombre,
puisque la véritable unité est indivisible, qu'ainsi il est néces-
saire que l'eau soit convertie en la nature et en l'essence du
vin, ou que le vin perde sa nature. Que de môme que tous les
nombres de quatre sont tout à fait semblables; qu'ainsi l'es
scnce de l'eau est tout à fait semblable dans toutes les eaux
Que comme le nombre de trois diffère essentiellement du nombre
de deux, et qu'il ne peut avoir les mômes propriétés que lui,
qu'ainsi deux corps de différente espèce diffèrent essentielle-
ment, et d'une telle manière qu'ils n'ont jamais les mômes pro-
priétés qui viennent de l'essence, et d'autres semblables. Cepen-
dant si les hommes considéraient les véritables idées des choses
avec quelque altcnlion, ils décnuvi-iraicnt bientôt que tous les
corps étant étendus, leur nature ou leur essence n'a rien de
semblable aux nombres, et qu'elle ne peut consister dans l'in-
divisible.
Les hommes ne suj)posent pas seulement l'idenLité de la res-
semblance, ou (le la ijroporliou dans la nature, dans le nombre
et dans les différences cssoutii^U'js des sul)slances, ils en sup-
DE L'ESPKIT PUR, 2» Partie. 361
posent dans tout ce qu'ils aperçoivent. Presque tous les hommes
jugent que toutes les étoiles fixes sont attachées au ciel comme
à une voûte dans une égale distance de la terre. Les astro-
nomes ont prétendu pendant longtemps, que les planètes tour-
naient par des cercles parfaits; et ils en ont inventé un très
grand nombre, comme les concentriques, les excentriques, les
épicycles, les déférants et les équants, pour expliquer les phé-
nomènes qui contredisent leur préjugé.
II est vrai que dans ces derniers siècles les plus habiles ont
corrigé l'erreur des anciens, et qu'ils croient que les planètes
décrivent certaines ellipses par leur mouvement. Mais s'ils pré-
tendent que ces ellipses soient régulières, comme on est porté
à le croire, à cause que l'esprit suppose la régularité, où il no
voit pas d'irrégularité, ils tombent dans une erreur d'autant
plus difficile à corriger, que les observations que l'on peut
faire sur le cours des planètes, ne peuvent pas être assez
«xactes, ni assez justes pour montrer l'irrégularité de leurs
mouvements. Il n'y a que la physique qui puisse corriger cette
erreur; car elle est bien moins sensible que celle qui se ren-
contre dans le système des cercles parfaits.
Mais il est arrivé une chose assez particulière touchant la
distance et le mouvement des planètes. Car les astronomes n'y
ayant pu trouver de proportion arithmétique ou géométrique,
cela répugnant manifestement aux observations, quelques-uns
se sont imaginé qu'elles gardaient une sorte de proportion
qu'on appelle harmonique, dans leurs distances et dans leurs
mouvements. De là vient qu'un astronome de ce siècle dans son
Almagcsle nouveau, commence la section qui a pour titre : de
systemate mundi harmonico, par ces paroles : « Il n'y a point
d'astronome qui ne reconnaisse une espèce d'harmonie dans le
mouvement et les intervalles des planètes, s'il considère atten-
tivement l'ordre qui se trouve dans les cieux. » Ce n'est pas
que cet auteur soit de ce sentiment, car les observations qu'on
a faites lui ont assez fait connaître l'extravagance de cette
harmonie imaginaire, qui a été cependant l'admiration de
plusieurs auteurs anciens et nouveaux, dont le père Riccioli ^
rapporte et réfute les sentiments. On attribue même à Pvlha-
'P. Ri.-cioli, vol. 2
T. l. 21
. 362 DE là RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
gore et a ses sectateurs d'avoir cru que les cieux faisaient par
leurs mouvements réglés un merveilleux concert, que les
hommes n'entendent point, parce qu'ils y sont accoutumées ; de
même, disait-il, que ceux qui habitent auprès des chutes des
eaux du Nil, n'en entendent pas le bruit. Mais je n'apporte celte
opinion particulière de la proportion harmonique des distances
et des mouvements de planètes, que pour faire voir que l'es-
prit se plaît dans les proportions, et que souvent il les miagine
où elles ne sont pas.
L'esprit suppose aussi l'uniformité dans la durée des choses,
et lî si<image qu'elles ne sont point sujettes au changement el
à l'insiabililé, quand il n'est point comme forcé par les rap-
ports des sens d'en juger autrement.
Toutes les choses matérielles étant étendues sont capables
de division, et par conséquent de corruption ; quand on fait un
peu de réflexion sur la nature des corps, on reconnaît visible-
ment qu'ils sont corruptibles. Cependant il y a eu un très grand
nombre de philosophes qui se sont persuadé que les cieux,
quoique matériels, étaient incorruptibles.
Les cieux sont trop éloignés de nous pour y pouvoir décou-
rir les changements qui y arrivent : et il est rare qu'il s'y en
fasse d'assez grands pour être vus d'ici-bas. Cela a suffi à
une infinité de personnes, pour croire qu'ils étaient en effet
incorruptibles. Ce qui les a encore confirmés dans leur opinion,
c'est qu'ils attribuent à la contrariété des qualités la corrup-
tion qui arrive aux corps sublunaircs. Car comme ils n'ont ja-
mais été dans les cisux pour voir ce qui s'y passe, ils n'ont
point eu d'expérience que celle contrariété de qualités s'y ren-
contrât; ce qui les a portés à croire qu'etfectivement elle ne
s'y rencontre point. Ainsi ils ont conclu que les cieux étaient
exempts de corruption, par celle raison, que ce qui corrompt,
selon leur sentiment, tous les corps d'ici-bas, ne se trouve
point là-haut.
11 est visible que ce raisonnement n'a aucune solidité; car
on ne voit point pourquoi il ne se peut pas trouver quelque
autre cause de corruption, que celte contrariété de qualités qu'ils
imaginent, ni sur quel fondement ils peuvent assurer qu'il n'y
a ni chaleur, ni froideur, ni sécheresse, ni humidité dans les
cieux; que le soleil n'est pas chaud, el que Saturne n'est pas froid.
DE L'ESPRIT PUR, 2" Partie. 363
II j a quelque apparence de raison de dire que des pierres
forl dures, du verre et d'autres corps de cette nature ne se
corrompent pas, puisqu'on voit qu'ils subsistent longtemps en
même état, et que l'on en est assez proche pour voir les chan-
gements qui leur arriveraient. Mais étant aussi éloignés des oiaux
que nous en sommes, il est tout à fait contre la raison de con-
clure qu'ils ne se corrompent pas, à cause que l'on n'y sent pas
de qualités contraires, et qu'on ne voit pas qu'ils se corrom-
pent. Cependant on ne dit pas seulement qu'ils ne se corrom-
pent pas, on dit absolument qu'ils sont inaltérables .et incor-
ruptibles, peu s'en faut que quelques péripatéticiens ne disent
que les corps célestes sont autant de divinités, comme Aristote
leur maître l'a cru.
La beauté de l'univers ne consiste pas dans l'incorruptibilité
de ses parties, mais dans la variété qui s'y trouve; et ce grand
ouvrage du monde ne serait pas si admirable sans cette vicis-
situde de choses que l'on y remarque. Une matière infiniment
étendue, sans mouvement, et par conséquent sans forme et
sans corruption, ferait bien connaître la puissance infinie de
son auteur, mais elle ne donnerait aucune idée de sa sagesse.
C'est pour cela que toutes les choses corporelles sont corrup-
tibles, et qu'il n'y a point de corps auquel il n'arrive quelque
changement qui l'altère et le corrompe avec le temps. Los pierres
et le verre même servent peut-être de nourriture à quelqies in-
sectes 1. Ces corps quoique fort durs et fort secs, ne laissent
pas de se corrompre avec le temps. L'air et le soleil auxquels
ils sont exposés changent quelques-unes de leurs parties, et il
se trouve des vers qui s'en nourrissent, selon l'expérience que
l'on en rapporte.
Il n'y a point d'autre différence entre ces corps fort durs et
fort secs et les autres, si ce n'est qu'ils sont composés de par-
lies fort grosses et fort solides, et par conséquent moins capa-
bles d'être agitées, et séparées les unes des autres par le mou-
vement de celles qui viennent heurter contre elles ; ce qui fait
qu'on les regarde comme incorruptibles. Néanmoins ils ne sont
point tels de leur nature, comme le temps, l'expérience et la
raison le font assez connaître.
* Journal des SaeaiiU, du 19 août 1666. (Note de Malebranche.)
364 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ. .
Mais pour les cieux, ils sont composés de la matière la plus
fluide et la plus subtile, et principalement le soleil ; et tant s'en
faut qu'il soit sans chaleur et incorruptible, comme disent les
sectateurs d'Aristote, qu'au contraire c'est de tous les corps et
le plus chaud et le plus sujet au changement. C'est même lui
qui échauife, qui agite, et qui change toutes choses ; car c'es^^
lui qui produit par son action, et qui n'est autre chose que sa
chiileur, ou le mouvement de ses parties, tout ce que nous
voyons de nouveau dans les changements des saisons. La rai-
son démontre ces choses : mais si on ne peut résister à la raison,
on ne peut résister à l'expérience. Car puisqu'on a découvert
dans le soleil, par le moyen de télescopes ou grandes lunettes,
des taches aussi grandes que toute la terre, qui s'y sont for-
mées, et qui se sont dissipées en peu de temps, on ne peut pas
davantage nier, qu'il ne soit beaucoup plus sujet au change-
ment que la terre que nous habitons.
Tous les corps sont donc dans un mouvement et dans un
changement continuel, et principalement ceux qui sont [les plus
fluides, comme le feu, l'air et l'eau ; puis les parties des corps
vivants, comme la chair et même les os, et enfin les plus durs.
Et l'esprit ne doit pas supposer une espèce d'immutabilité dans
les choses par cette raison, qu'il n'y voit point de corruption,
ni de changement. Car .ce n'est pas une preuve qu'une chose
soit toujours semblable à elle-même, à cause qu'on n'y recon-
naît point de différence, ni que des choses ne soient pas, à cause
que l'on n'en a point d'idée ou de connaissance.
. CHAPITRE XI
Exemples de quelques erreurs de morale qui dépendent du même principe.
Conclusion des trois premiers livres.
Cette facilité que l'esprit trouve à imaginer et à supposer
des ressemblances, partout où il ne reconnaît pas visiblement
de différences, jette aussi la plupart des hommes dans des
erreurs très dangereuses en matière de morale.
En voici quelques exemples :
Un Français se rencontre avec un Anglais, ou un Italien. Cet
étranger a ses humeurs particulières ; il a de la délicaiesse
DE L'ESPRIT PUR, 2' Partie. 363
d'esprit, ou si vous voulez, il est fier et incommode. Cela por-
tera d'abord ce Français à juger que tous les Anglais, ou tous
les Italiens ont le même caractère d'esprit que celui qu'il a
fréquenté. Il les louera ou les blâmera tous en général; et s'il
en rencontre quelqu'un, il se préoccupera d'abord qu'il est
semblable à celui qu'il a déjà vu, et il se laissera aller à quel-
que affection, ou à quelque aversion secrète. En un luot, il
jugera de tous les particuliers de ces nations par cette belle
preuve, qu'il en a vu un ou plusieurs qui avaient de certaines
qualités d'esprit, parce que ne sachant point d'ailleurs si les
autres diffèrent, ils les suppose tous semblables.
Un religieux de quelque ordre tombe dans une faute; cela
suffit afin que la plupart de ceux qui le savent, condamnent
indifféremment tous les particuliers du même ordre. Ils portent
tous le même habit et le même nom, ils se ressemblent en cela;
c'est assez afin que le commun des hommes s'imagine qu'ils se
ressemblent en tout. On suppose qu'ils sont semblables, parce
que ne pénétrant pas le fond de leurs cœurs, on ne peut pas
voir positivement s'ils diffèrent.
Les calomniateurs, qui s'étudient aux moyens de ternir la répu-
tationdeleurs ennemis, seserventd'ordinairedecelni-ci, et Texpé-
rience nous apprend qu'il réussit presque toujours. En effet,
il est très proportionné à la portée du commun des hommes ;
et il n'est pas difficile de trouver dans-des communautés, si
saintes qu'elles soient, quelques personnes peu réglées, ou
dans de mauvais sentiments, puisque dans la compagnie des
apôtres,, dont Jésus-Christ même était le chef, il s'est trouvé
un larron, un traître, un hypocrite, en un mot, un Judas.
Les Juifs auraient eu sans doute grand tort, s'ils eussent
porté des jugements désavantageux contre la compagnie la plus
sainte qui fut jamais, à cause de l'avarice et du dérègleniL'nt
de Judas; et s'ils les eussent tous condamnés dans leur cœur, à
cause qu'ils souffra.ient avec eux ce méchant homme, et que
Jésus-Christ même ne le punissait pas, quoiqu'il connût ses
crimes.
Il est donc manifestement contre la raison et contre lâcha-
nte do prétendre qu'une communauté est dans quelque erreur,
parce qu'il se trouve {jnelques particuliers qui y sont tombés,
quand même les chefs la dissiamleraieui, ou qu'ils en seraient
366 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
«ux-mêmes les partisans. Il est vrai que lorsque tous les par-
ticuliers veulent soutenir l'erreur, ou la faute de leur frère, on
doii juger que toute la communauté est coupable. Mais on peut
dire, que cela n'arrive presque jamais : car il parait raorale-
ineiit impossible, que tous les particuliers d'un ordre soient
dans les mêmes sentiments.
Les hommes ne devraient donc jamais conclure de cette sorte
du particulier au général; mais ils ne sauraient juger simple-
ment de ce qu'ils voient, ils vont toujours dans l'excès. Un re-
ligieux d'un tel ordre est un grand iiomme, un homme de bien;
ils en concluent que tout l'ordre est rempli de grands hommes,
€t de gens de bien. De même, un religieux d'un ordre est dans
de mauvais sentiments, donc tout cet ordre est corrompu, et
dans de mauvais sentiments. Mais ces derniers jugemonls sont
bien plus dangereux que les premiers, parce qu'on doit toujours
bien juger de son prochain, et que la malignité de l'homme
fait que les mauvais jug'^ments et les discours tenus contre la
réputation des autres plaisent beaucoup plus, et s'impriment
plus fortement dans l'esprit que les jugements et les discours
avantageux qu'on en fait.
Quand un homme du monde et qui suit ses passions s'attache
fortement à son opinion, et qu'il prétend, dans les mouvements
de sa passion, qu'il a raison de la suivre, on juge avec sujet que
c'est un opiniâtre et il, le reconnaît lui-même dès que sa passion
est passée. De même, quand une pirsonne de piété qui est
pénétré de ce qu'il dit, et qui a reconnu la vérité de la reli-
gion, et la vanité des choses du monde, veut sur ses lumières
résister aux dérèglements des autres, et qu'il les reprend avec
quelque zèle, les gens du monde jugent aussi que c'est un opi-
niâtre ; et ainsi ils concluent que les dévôls sont opiniâtres, ils
jui^ent même que les gens de bien sont beaucoup plus opi-
niâtres que les déréglés et les méchants, parce que ces der-
nier- ne défendant leurs opinions que selon les difllérentes
agitations du sang et des passions, ils ne peuvent pas demeu-
rer longtemps dans leurs sentiments; ils en reviennent. Au
lieu que les personnes de piété y demeurent fermes, parce
qu'ils ne s'appuient que sur dus fondements immobiles, qui ne
dépendent pas d'une chose aussi inconstante que la circulation
des humeurs et du sang.
I
DE L'ESPRIT PUR, 2* PARTIE . 367
Voici donc pourquoi le commun des hommes juge, que les
personnes de piété sont opiniâtres aussi bien que les personnes
vicieuses. C'est que les gens de bien sont passionnés pour la
vérité et pour la vertu, comme les méchants le sont pour le
vice et pour le mensonge. Les uns et les autres parlent presque
de la même manière pour soutenir leurs sentiments; ils sont
semblables en cela, quoiqu'ils différent dans le fond. En voilà
assez, afin que le monde qui ne pénètre pas la différence des
raisons, juge qu'ils sont semblables en tout, à cause qu'ils sont
semblables en la manière dont tout le monde est capable de
juger.
Les dévots ne sont donc pas opiniâtres, ils sont seulement
fermes comme ils le doivent être, et les vicieux et les libertins
sont toujours opiniâtres, quand ils ne demeureraient qu'une
heure dans leur sentiment, parce qu'on est seulement opi-
niâtre, lorsqu'on défend une fausse opinion, quand même on ne
la défendrait que peu de temps.
Il en est de même de certains philosophes, qui ont soutenu
des opinions cliimériques, dont ils reviennent. Ils veulent que
les auTres qui défendent des vérités constantes, et dont iis
voient la certitude avec évidence, les quittent comme de simples
opinions, ainsi qu'ils ont fait de celles dont ils s'étaient entêtés
mal à propos. Et parce qu'il n'est pas facile d'avoir de la défé-
rence pour eux au préjudice de la vérité, et que l'amour qu'on
a naturellement pour elle porte à la délendre avec ardeur, ils
jugent que l'on est opiniâtre.
Ces personnes avaient tort de défendre avec obstination leurs
chimères; mais les autres ont raison de soutenir la vérité avec
force et fermeté d'esprit. La manière des uns et des autres est
la même, mais les sentiments sont différents et c'est celte diffé-
rence de sentiments, qui fait que les uns sont fermes et que les
autres étaient des opiniâtres.
CONCLUSION DES TROIS PREMIERS LIVRES.
Dès le commencement de cet ouvrage, j'ai distingué comme
deux parties dans l'être simple et indi\ isible de l'àme, l'une pure-
ment passive, et l'autre passive et active tout ensemble. La pre-
mière est l'esprit ou l'ealeadement, la seconde est la volonté.
368 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE
J'ai attribué à l'esprit trois facultés, parce qu'il reçoit ses modi-
fications et ses idées de l'auteur de la nature en trois manières.
Je l'ai appelé sens, lorsqu'il reçoit de Dieu des idées confon-
dues avec des sensatiooLS, c'est-à-dire des idées sensibles, à
l'occasioD de certains mouvements qui se passent dans les
organes de ses sens à la présence des objets. Je l'ai appelé ima-
gination et mémoire, lorsqu'il reçoit de Dieu des idées con-
fondues avec des images, lesquelles sont une espèce de sensa-
tions faibles et languissantes, que l'esprit ne reçoit, qu'à cause
de quelques traces qui se produisent, ou qui se réveillent dans
le cerveau par le cours des esprits. Enfin je l'ai appelé esprit
pur, ou entendement pur, lorsqu'il reçoit de Dieu les idées
toutes pures de la vérité, sans mélange de sensations et d'i-
mages; non par l'union qu'il a avec le corps, mais par celle
qu'il a avec le verbe, ou la sagesse de Dieu ; non parce qu'il
est dans le monde matériel et sensible, mais parce qu'il subsiste
dans le monde immatériel et intelligible; non pour connaître
des choses muables, propres à la conservation de la vie du
corps ; mais pour pénétrer des vérités immuables, lesquelles
conservent en nous la vie de l'esprit.
J'ai fait voir dans le premier et le second livre, que nos sens
et notre imagination nous sont fort utiles pour connaître les
rapports que les corps de dehors ont avec le nôtre, que
toutes les idées que l'esprit reçoit par le corps sont toutes
pour le corps, qu'il est impossible de découvrir quelque vérité
que ce soit avec évidence, par les idées des sens et de l'ima-
gination, que ces idées confuses ne servent qu'à nous atta-
cher à notre corps et par notre corps à toutes les choses sen-
sibles; et qu'enfin si nous voulons éviter l'erreur nous no
devons point nous y fier. Je conclus de môme, qu'il est
moralement impossible de connaître, par les idées pures de
^ l'esprit, les rapports que les corps ont avec le nôtre : qu'il
'W ne faut point raisonner, selon ces idées, pour savoir si une
fjj^O pomme ou une pierre sont bonnes à manger, qu'il en faut goii-
ter; et qu'encore que l'on puisse se servir de son esprit pour
connaître confusément les rapports des corps étrangers avec
le notre, c'est toujours le plus sûr de se servir de ses sens. Je
donne encore un exemple, car on ne peut trop imprimer dans
l'esprit des vérités si essentielles et si nécessaires.
1
DE L'ESPRIT PUR, 1' Partie. 369
Je veux examiner, par exemple, ce qui m'est le plus avan-
tageux d'être juste, ou d'ètra riche. Si j'ouvre les yeux du
corps, la justice me parait une chimère ; je n'y vois point d'at-
traits. Je vois des justes misérables, abandonnés, persécutés,
sans défense et sans consolation; car celui qui les console et
qui les soutient ne parait point à mes yeux. En un mot, je ne
vois pas de que! usage peut être la justice et la vertu. Mais si
fe considère les richesses les yeux ouverts, j'en vois d'abord
l'éclat, et j'en suis ébloui. La puissance, la g' andeur, les plai-
sirs et tous les biens sensibles accompagnent les richesses ; et
je ne puis douter qu'il ne faille être ricbe pour être heureux.
De môme, si je me sers de mes oreilles, j'entends que tous les
hommes estiment les richesses, qu'on ne parle que des moyens
d'en avoir, que l'on loue et que l'on honore sans cesse ceux
qui les possèdent. Ce sens et tous les autres me disent donc
qu'il faut être riche pour être heureux. Que si je me ferme
les yeux et les oreilles et que j'interroge mon imagination, elle
me représentera sans cesse ce que mes yeux auront vu, ce
qu'ils auront lu, et ce que mes oreilles auront entendu à l'a-
vantage des richesses. Mais elle me représentera encore ces
choses tout d'une autre manière que mes sens; car l'imagina-
tion augmente toujours les idées des choses qui ont rapport au
corps et que l'on aime. Si je la laisse donc fair(3, elle me con-
duira bientôt dans un palais enchanté, semblable à ceux dont
les poètes et les faiseurs de romans font des descriptions si
magnifiques : et là je verrai des beautés qu'il est inutile que je
décrive, lesquelles me convaincront que le Dieu des richesses
qui l'habile est le seul capable de me rendre heureux. Voilà ce
que mon corps est capable de me persuader; car il ne parle
que pour lui, et il est nécessaire pour son bien, que l'imagi-
nation s'abatte devant la grandeur et l'éclat des richesses.
Mais si je considère que le corps est infiniment au-dessous
de l'esprit, qu'il ne peut en être le maître, qu'il ne peut l'ins-
truire de la vérité, ni produire en lui la lumière, et que dans
cette vue je rentre en moi-même, et que je me demande, ou
plutôt (puisque je ne suis pas à moi-même, ni mon maître, ni
ma lumière) si je m'approche de Dieu, et que dans le silence
de mes sens et de mes passions, je lui demande si je dois pré-
férer les richesses à la vertu, ou la vertu aux richesses, j'en-
,370 Di: LA REGHIinCllE DE LA VÉRITÉ.
tendrai une réponse claire et distincte de ce que je dois faire,
réponse éternelle qui a toujours été dite, qui se dit et qui se dira
toujours, réponse qu'il n'est point nécessaire que j'explique,
parce que tout le monde la sait, ceux qui lisent ceci, et ceux qui
no le lisent pas, qui n'est ni grocque, ni latine, ni française, ni
alleiuande, et que toutes les nations conçoivent : réponse enfin
qui console les justes dans leur pauvreté, et qui désole les pé-
cheurs au milieu de leurs richesses. J'entendrai celte réponse et
j'en demeurerai convaincu. Je me rirai des visions démon ima-
gination et des illusions de mes sens. L'homme intérieur qui
est en moi se moquera de l'homme animal et terrestre que je
porte. Enfin cet iiomme nouveau croîtra, et le vieil homme sera
détruit, pourvu néanmoins que j'obéisse toujours à la voix de
celui qui me parle si clairement dans le plus secret de ma
raison, et qui s'élant rendu sensible pour s'accommoder à ma
faiblesse et à ma corruption, et pour me donner la vie par ce
qui me donnait la mort, ine parle ■ encore d'une manière très
forte, très vive et très familière par mes sens, je veux dire par
la prédication de son Évangile. Que si je l'interroge dans toutes
les questions métaphysiques, naturelles, et de pure philosophie,
aussi bien que dans celles qui regardent le règlement des
mœurs, j'aurai toujours un maître fidèle qui ne me trompera
jamais; non seulement je serai chrétien, mais je serai philo-
sophe; je penserai bien, et j'aimerai de bonnes choses; en un
mot je suivrai le chemin qui conduit à toute la perfection dont
je sui£ capable, par la grâce et par la nature.
11 faut donc conclure de tout ce que j'ai dit, que pour faire
le meilleur usage, qui se puisse, des facultés de notre àme, de
nos sens, de notre imagination et de notre esprit, nous ne de-
vons les appliquer qu'aux choses pour lesquelles elles nous sont
données. Il faut distinguer avec soin nos sensations et nos ima-
ginations d'avec nos idées pures; et juger selon nos sensations
et nos imaginations des rapports que les corps de dehors ont
avec le nôtre, sans nous en servir pour découvrir les vérités
qu'elles confondent toujours; et il faut nous servir des. idées
pures de l'esprit pour découvrir les vérités, sans nous en ser-
vir ()Our juger des rapports que les corps de dehors ont avec
le nôtre, parce que les idées n'ont jamais assez d'étendue pour
nous les représenter parfaitement.
DE L'ESPRIT PUR, 2» Partie. 371
Il est impossible que les hommes connaissent assez toutes les
figures, et tous les mouvements des petites parties de leur corps
et de leur sang, et de celles û'un certain fruit dans un certain
temps de leur maladie, pour connaiire qu'il y a un rapport de
convenance entre ce fruit et leur corps, et que s'ils en mangeai
ils seront guéris i. Ainsi nos sens seuls sont plus utiles à la con-
servation de notre santé que les règles de la médecine expéri-
menlale, et la médecine expérimentale que la médecine rai-
sonnée. Mais la médecine raisonnée, qui défère beaucoup à
l'expérience, et encore plus aux sens, est la meilleure, parce
qu'il faut joindre toutes ces choses ensemble.
On se peut donc servir de sa raison en toutes choses, et c'est
le privilège qu'elle a sur les sens et sur l'imagination, qui sont
limités aux choses sensibles ; mais il faut s'en servir avec
règle. Car quoique ce soit la principale partie de nous-mêmes,
il arrive souvent qu'on se trompe en la laissant trop agir
parce qu'elle ne peut assez agir sans se lasser, je veux dire
qu'elle ne peut assez connaître pour bien juger, et que cepen-
dant on veut juger.
• Voyçz le 13e éclaircissement sur la conclusion des trois premiers livres
où il se défend, non tans quelque malice, contre le reproche qu'on pourrait
loi faire de donner à penser que les médecins et les directeurs sont inutiles.
LIVRE QUATRIÈME
DES INCLINATIONS OU DES MOUVEMENTS
NATURELS DE L'ESPRIl
1
CHAPITRE PREMIER
I. Les esprits doivent avoir des incl nations , comme les corps on
des mouvements. — H. D.eu ne donne aux esprits du mouvement que^
pour lui. — III. Les esprits ne se por eut aux hiens particuliers que par
le mouvement qu'ils ont pour le bien en t^éiiérl. — IV. Origine des prin-
cipales inclinations uatmelles qui feront la division de ce quatrième livre.
Il ne serait pas nécessaire de trait>T des inclinations natu-
relles, comme nous allons faiie dans ce quatrième livre, ni des
passions, comme nous ferons dans le suiy;int, pour découvrir
les causes des erreurs des hommes, si l'entendement ne dépen-
dait point de la volonté dans la percepiion des objets; mais
parce qu'il reçoit d'elle sa direction, que c'est elle qui le déter-
mine, et qui l'applique à quelques obje s plutôt qu'à d'autres,
il est absolument nécessaire de bien comprendre ses inclina-
lions, afin de pénétrer les causes des erreurs auxquelles nous
sommes sujets.
I. Si Dieu en créant le monde eût produit une matière infini-
ment étendue sans lui imprimer aucun mouvement, tous les
corps n'auraient point été différents les uns des autres. Tout
ce monde visible ne serait encore à présent qu'une masse de
matière ou d'éiendue, qui pourrait bien servir à faire connaître
la grandeur et la puissunce ue sou auteur : mais il n'y aurait
pas ctîtte succession de formes et cette variété de corps, qui
fait toute la beauté de l'univers, et qui porte tous les esprits à
admirer la sagesse infinie de celui qui le gouverne.
Or il me semble que les inclinations des esprits sont au
monde spirituel, ce que le mouvement est au monde matériel;
et que si tous les esprits étaient sans inclinalions, ou s'ils ne
voulaient jamais rien, il ne se trouverait pas dans l'ordre des
choses spirituelles cette variété, qui ne fait pas seulement
admirer la profondeur de la sagesse de Dieu, comme fait la.
DES INCLINATIONS. 375
diversité qui se renconlre dans les choses matérielles, mais
aussi sa miséricorde, sa justice, sa bonté, et généralement tous
ses autres attributs. La différence des inclinations fait donc
dans les esprits un effet assez semblable à celui que la diffé-
rence des mouvements produit dans les corps; et les inclina-
tions des esprits et les mouvements des corps sont ensemble
toute la beauté des êtres créés. Ainsi tous les esprits doivent
avoir quelques inclinations, de même que les corps ont diffé-
rents mouvements. Mais tâchons de découvrir quelles inclina-
tions ils doivent avoir.
Si notre nature n'était point corrompue, il ne serait pas né-
cessaire de chercher par la raison, ainsi que nous allons faire,
quelles doivent être les inclinations naturelles des esprits créés:
nous n aurions pour cela qu'à nous consulter nous-mêmes, et
nous reconnaîtrions par le sentiment intérieur que nous avons
de ce qui se passe en nous, toutes les inclinations que nous
devons avoir naturellement. .Mais parce que nous savons par
la foi que le péché a renversé l'ordre do la nature, et que la
raison même nous apprend que nos inclinations sont déréglées,
comme on le verra mieux dans la suite, nous sommes obligés
de prendre un autre tour. Ne pouvant nous fier à ce que nous
sentons, nous sommes obligés d' expliquer les choses d'une ma-
nière plus relevée, mais qui semblera sans doute peu solide à
ceux qui n'estiment que ce qui se fait sentira
II. C'est une vérité incontestable, que Dieu no peut avoir
d'autre tin principale de ses opérations que lui-même, et qu'il
peut avoir plusieurs (ins moins principales, qui tendent toutes
à la conservation des êtres qu'il a créés. Il ne peut avoir d'autre
fin principale que lui-même, parce qu'il ne peut pas error, ou
mettre sa dernière tin dans les êtres qui ne renferment pas
toutes sortes de biens. Mais il peut avoir pour fin moins prin-
cipale la conservation des êtres créés, parce que participant
tous de sa bonté, ils sont nécessairement bons et même très
bons, si.'lon l'écriture, « vaUle bona >k Ainsi Dieu les aime, et c'est
nirnie son amour qui les conserve; car tous les êtres ne sub-
sistent que parce que Dieu les aime. « Diiigis omnia quae sunt,
(^eiie manière plus relevée, comme dit Malcbranche, est peu conforme à
la méthndo Hc Dc?cartos. ''est (1r la nature de Dieu, telle <iu'il la suppose,
que Malcbranche va déduire les iucliuations di l'humme.
374 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
dit le Sage, et nihil odisli eorum quse fccisli : nec enim odiens
aliquid constituisli et fecisli. Quomodo autem posset aliquid
permanere, nisi lu voluisses : aut qiiod à te vocalum non
esset conservarelur. » En effet, il n'est pas possible de conce-
voir que des choses, qui ne plaisent pas à un être infiniment
parlait et tout puissant subsistent, puisque toutes choses ne
subsistent que par sa volonté. Dieu vent donc sa gloire comme
sa fin principale, ei la conservation de ses créatures, mais pour
sa gloire.
Les inclinations naturelles des esprits, étant certainement des
impressions continuelles de la volonté de celui qui les a créés
et qui les conserve, il est, ce me semble, nécessaire que ces
inclinations soient entièrement semblables à celles de leur
créateur et de leur conservateur. Elles ne peuvent donc avoir
naturellement d'autre fin principale que sa gloire, ni d'autre
fin seconde que leur propre conservation et celle des autres
mais toujours par rapport à celui qui leur donne l'être. Car
enfin il me parait incontestable que Dieu ne pouvant vouloir
que les volontés qu'il crée aiment davantage un moindre bien
qu'un plus grand bien, c'est-à dire, qu'elles aiment davantage
ce qui est moins aimable que ce qui est plus aimable, il en
peut créer aucune créature sans la tourner vers lui-même, et
lui commander de l'aimer plus que toutes choses, quoiqu'il
puisse la créer libre et avec la puissance de se détacher et de
se détourner de lui.
in. Comme il n'y a probablement qu'un amour en Dieu, qui
est l'amour de lui-même, et que Dieu ne peut rien aimer que
par cet amour, puisque Dieu ne peut rien aimer que par rap-
port à lui, aussi Dieu n'imprime qu'un amour en nous, qui est
l'amour du bien en général; et nous ne pouvons rien aimer
que par cet amour, puisque nous ne pouvons rien aimer qui ne
soit ou qui ne paraisse un bien. C'est Tamour du bien en géné-
ral qui est le principe de tous nos amours particufiers, parce
qu'en effet cet amour n'est que notre volonté; car, comme j'ai
déjà dit ailleurs, la volonté n'est autre chose que l'impression
couiiniielle de l'auteur de la nature qui porte l'esprit de
l'homme vers le bien en général. Certainement il ne faut pas
s'imaginer que cette puissance que nous avons d'aimer vienne
ou dépende de nous. Il n'y a que la puissance de mal aimer,
DES INGLINATIO.NS. 315
OU plutôt de bien aimer, ce que nous ne devons point aimer
qui dépende de nous; parce qu'éiant libres, nous pouvons dé-
terminer, et nous déterminons en effet à des biens particuliers,
et par conséquent à de faux biens, le bon amour que Dieu ne
cesse point d'imprimer en nous, tant qu'il ne cesse point de
nous conserver.
Mais non seulement notre volonté, ou notre amour pour le
bien eu général vient de Dieu, nos inclinations pour des biens
particuliers lesquelles sont communes à tous les hommes, quoi-
qu'inégalement fortes dans tous les hommes, comme notre in-
clination pour la conservation de notre être, et de ceux avec
lesquels nous sommes unis par la nature, sont encore des im-
pressions de la volonté de Dieu sur nous ; car j'appelle ici
indifféremment du nom d'inclination naturelle, toutes les im-
pressions de l'auteur de la nature, qui sont communes à tous
les esprits.
IV. Je viens de dire que Dieu aimait ses créatures, et que
■c'était même son amour qui leur donnait et leur conservait
l'être. Ainsi Dieu imprimant sans cesse en nous un amour pa-
reil au sien, puisque c'est sa volonté qui fait et qui règle la
nôtre, il donne aussi toutes ses inclinations naturelles qui ne
dépendent point de notre choix, et qui nous portent nécessaire-
ment à la conservation de notre être, et de ceux avec lesquels
nous vivons.
Car quoique le péché ait corrompu toutes choses, il ne les a
pas détruites. Quoique nos inclinations naturelles n'aient pa^
toujours Dieu pour fin par le choix libre de notre volonté, elles
ont toujours Dieu pour fin dans l'institution de la nature : car
Dieu qui les produit et qui les conserve en nous, ne les produit
et ne les conserve que pour lui. Tous les pécheurs tendent à
Dieu par l'impression qu'ils reçoivent de Dieu, quoiqu'ils s'en
éloignent par l'erreur et l'égarement de leur e-prit. Ils aiment
bien, car on ne peut jamais mal aimer, puisque c'est Dieu qui
fait aimer. Mais ils aiment de mauvaises choses, mauvaises
seulement, parce que Dieu qui donne même aux pécheurs le
pouvoir d'aimer, leur défend de les aimer, à cause que depuis
le péché elles les détournent de son amour. Car les iiommes"
s'imaginant que les créatures causent en eux le plaisir qu'ils
sentent à leur occasion, se portent avec fureur vers les corps,
376 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
et tombent dans un entier oubli de Dieu, qui ne paraît point à
leurs yeux.
Nous avons donc encore aujourd'hui les mêmes inclinalions
naturelles, ou les mêmes impressions de l'auleurde la nature
qu'avait Adam avant son péché. Nous avons même les
inclinations qu'ont les bienheureux dans le ciel, car Dieu ne
fait et ne conserve point des créatures qu'il ne leur donne un
amour pareil au sien. Il s'aime, il nous aime, il aime toutes ses
créatures ; il ne fait donc point d'esprits qu'il ne les porte à l'ai-
mer, à s'aimer et à aimer toutes les créatures.
Mais comme toutes nos inclinations ne sont que des impres-
sions de l'auteur de la nature, lesquelles nous portent à l'ai-
mer, et toutes choses pour lui, elles ne peuvent être réglées,
que lorsque nous aimons Dieu de toutes nos forces, et toutes
choses pour Dieu, par le choix libre de noire volonté. Car
nous ne pouvons sans injustice abuser de l'amour que Dieu
ûous donne pour lui, en aimant par cet amour autre chose que
lui et sans rapport à lui. Ainsi nous connaissons présentement
non seulement quelles sont nos inclinations naturelles, mais
encore ce qu'elles doivent être, afin qu'elles soient bien et
selon l'institution do leur auteur.
Nous avons donc premièrement une inclination pour le bien
en général, laquelle est le principe de toutes nos inclinations
naturelles, de toutes nos passions, et même de tous les amours
libres de notre àme, parce que c'est de cette inclination pour le
bien en général que nous avons la force de suspendre notre
consentement à l'égard des biens particuliers qui ne la rem-
plissent pas entièrement.
En second lieu, nous avons de l'inclination pour la con-
servation de notre être.
En troisième lieu, nous avons tous de l'inclination pour les
autres créatures, lesquelles sont utiles, ou à nous-mêmes, ou à
ceux que nous aimons. Nous avons encore beaucoup d'autres
inclinations particulières qui dépendent de celles-ci, mais je ne
donne Cflte division que pour me faire quelque ordre. Je pré-
tends seulement rapporter dans ce quatrième livre les erreurs
■ de nos inclinations à ces trois chefs: à l'inclination que nous
avons pour le bien en général, à l'araour de nous-mêmes, et à
l'amour du prochain.
DES L\CLLNATIONS 377
CHAPITRE II
I. L'inclination pour le bien en général est le principe de l'inquiétude de
Botre volonté. —II. Et p.r coiisé|uent de noirf peu d'application et de
not'C ignorance. — III. Premier exemple, la morale peu conn ^e du commun
des hommes. — IV. Second exemple, l'immortalité de I âme contestce par
quelques personnes. — V. Que notre ignorance est extrême à l'égard des
choses abstraite-, on qui n'ont guère de rapport à iiou<.
I. Celte vaste capacité qu'a la volonté pour tous les biens en
général, à cause qu'elle n'est faite que pour un bien qui ren-
ferme en soi tous les biens, ne peut élre remplie par toutes les
choses que l'esprit lui représente, et cependant ce mouvement
continuel que Dieu lui imprime vers le bien ne peut s'arrêter.
Ce mouvement ne cessant jamais, donne nécessairement à
l'esprit une agitation continuelle. La volonté qui cherche ce
qu elle désire, oblige l'esprit de se représenter toutes sortes
d'objets. L'esprit se les représente, mais l'àme ne les goûte
pas; ou si elle les goûte, elle ne s'en contente pas. L'àme ne
les goûte pas, parce que souvent la vue de l'esprit n'est point
accompagnée de plaisir ; car c'est par le plaisir que l'àme
goûte son bien, et l'àme ne s'en contente pas, parce qu'il n'y a
rien qui puisse arrêter le mouvement de l'àme, que celui qui le
lui imprime. Tout ce que l'esprit se représente comme son bien,
est fini; et tout ce qui est fini, peut détourner pour im moment
notre amour, mais il ne le peut fixer. Lorsque l'esprit considère
des objets fort nouveaux et fort extraordinaires, ou qui tiennent
quelque chose de l'infini, la volonté soutire pour quelque
temps qu'il les examine avec attention, parce qu'elle espère y
trouver ce qu'elle cherche, et que ce qui est grand et parait
infini, porte le caractère de son vrai bien; mais avec le temps
elle s'en dégoûte aussi bien que des autres. Elle est donc tou-
jours inquiète, parce qu'elle est portée à cherclier ce qu'elle ne
peut jamais trouver, et ce qu'elle espère toujours de trouver :
et elle aime le grand, l'extraordinaire, et ce qui tient de l'infini,
parce que n'ayant pas trouvé son vrai bien dans les fchoses com-
munes et familières, elle s'imagine le trouver dans celles qui
ne lui sont point connues. Nous ferons voir dans ce chapitre,
que l'inquiétude de notre volonté est une des principales
causes de l'ignorance où nous sommes, et des erreurs où nous
3"8 DE LA UECHEKGHE DE LA VEliiTt:
lombous sur une infinité de sujets; et dans les deux suivants
nous expliquerons ce que produit en nous l'inclination que nous
avons pour tout ce qui a quelque chose de grand et d'extraor-
dinaire.
II. Il est assez évident par les choses que l'on a dites, prô-
mièrement que la volonté n'applique guère l'entendement qu'à
des objets qui ont quelque rapport avec nous, et qu'elle néglige
fort les autres; car souhaitant toujours la félicité avec ardi'ur,
el par l'impression de la nature, elle ne tourne l'entendement
que vers les choses qui nous paraissent utiles et qui nous
causent quelque plaisir.
Secondement, que la volonté ne permet pas que l'enlende-
menl s'occupe longtemps à des choses mêmes qui lui donnent
quelque plaisir, parce que, comme on vient de dire, toutes les
choses créées peuvent bien nous plaire pour quelque temps,
mais nous nous en dégoûtons bientôt après, et alors notre esprit
s'en détourne et cherche ailleurs de quoi se satisfaire.
Troisièmement, que la volonté est excitée à faire ainsi courir
l'esprit d'objet en objet, parce qu'il n'est jamais sans lui repré-
senter confusément, et comme de loin, celui qui contient en soi
tous les êtres, comme nous l'avons dit dans le troisième livre.
Car Ja volonté voulant, pour ainsi dire, approclier davanlage
de soi son vrai bien pour être touchée, et pour en recevoir le
mouvement qui l'anime, elle excite l'entendement à se le re-
présenter par quelque endroit. Mais alors ce n'est point l'être
général el universel, ce n'est plus l'être intiuimeut parfait rjue
l'esprit aperçoit; c'est quelque chose de borné et d'imparfait,
qui ne pouvant arrêter le mouvement delà volon*é, ni lui [)laire
longtemps, elle l'abandonne pour courir après quelque autre
objet.
Cependant l'attention et l'explication de l'esprit étant absolu-
ment nécessaire pour découvrir les vérités un peu cachées, il.
est manifeste que le commun des hommes doit être dans une
ignorance très grossière à l'égard même des chc>ses qui ont
quelqae rapport à eux; et qu'ils sont dans un aveuglement
inconcevable à l'égard de toutes les vérités abstraites, et (jui
n'ont point de rapport sensible avec eux. Mais il faut tacher de
faire sentir ces choses par des exemples.
III. li n'y a point de science qui ait tant de rapport à nous
DES LNCLINATIOiNS. 379
que la morale; c'est elle qui nous apprend tous nos devoirs
à l'égard de. Dieu, de notre prince, de nos parents, de nos
amis, et généralement de tout ce qui nous environne. Elle nous
enseigne même le chemin qu'il faut suivre pour devenir éter-
nellemenl heureux; et tous les hommes sont dans une obliga-
tion essentielle, ou plutôt dans la nécessité indispensable de
s'y appliquer uniquement. Cependant il y a six mille ans qu'il
y a des hommes et cette science est encore fort imparfaite.
Cette partie de la morale qui regarde ce que l'on doit à
Dieu, et qui sans doute est la principale, puisqu'elle a rapport
à l'éternité, n'a presque point été connue des plus savants; et
l'on trouve encore à présent des personnes d'esprit qui n'en
ont aucune connaissance. Cependant c'est la partie de la morale
la plus facile. Car premièrement quelle difficulté y a-t-il à re-
connaître qu'il y a un Dieu? Tout ce que Dieu a fait le prouve ;
tout ce que les hommes et les bêtes font le prouve; tout ce
que nous. pensons, tout ce que nous voyons, tout ce que nous
sentons, le prouve. En un mol il n\v a rien qui ne prouve
l'existence de Dieu, ou qui ne la puisse prouver à des espritsr
attentifs, et qui s'appliquent sérieusement à rechercher l'auleu
de toutes choses. '
Eq second lieu, il est évident qu'il faut suivre les ordres de
Dieu pour être heureux : car étant puissant et juste, on ne peut
lui désobéir sans être puni, ni lui obéir sans être récompensé.
Mais que demande-t-il de nous ? que nous l'aimions, que notre
esprit soit occupé de lui, que notre coeur soit tourné vers lui.
Car pourquoi a-t-il créé les esprits? Certainement il ne peut
rien faire que pour lui : il ne nous a donc laits que pour lui, et
nous sommes indispensablement obligés à ne point détourner
ailleurs l'impression d'amour qu'il conserve sans cesse en nous,
afin que nous l'aimions sans cesse.
Ces vérités ne sont pas fort difficiles à découvrir pour peu
que l'on s'y applique. Cependant ce seul principe de morale :
Que pour être vertueux et heureux il est absolument nécessaire
d'aimer Dieu sur toutes choses et en toutes choses, est le fon-
dement de toute la morale chrétienne. Il ne faut pas aussi
s'appliquer extrêmement pour en tirer toutes les conséquences
dont nous avons besoin, pour établir les règles générales de
notre conduite, quoiqu'il y ait très pcy de personnes qui les
380 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
tirent, et que l'on dispute encore tous les jours sur des ques-
tions de morale, qui sont des suites immédiates et nécessaires
d'un principe aussi évident qu'est celui-là.
Les géomètres font toujours quelques nouvelles découvertes
dans leur science, ou s'ils ne la perfectionnent pas beaucoup,
c'est qu'ils ont déjà tiré de leurs principes les conséquences
les plus utiles et les plus nécessaires. Mais la plupart des
hommes semblent incapables de rien conclure du premier prin-
cipe de la morale. Toutes leurs idées s'évanouissent et se dis-
sipent lorsqu'ils veulent seulement y penser, parce qu'ils ne
veulent pas comme il faut, et ils ne le veulent pas, parce
qu'ils ne le goûtent pas, ou parce qu'ils s'en dégoûtent trop tôt
après qu'ils l'ont goûté. Ce principe est abstrait, métaphysique,
purement intelligible . il ne se sent pas, il ne s'imagine pas. Il
ne parait donc pas solide à des yeux charnels ou à des esprits
qui ne voient que par les yeux. Il ne se trouve rien dans la
considération sèche et abstraite de ce principe, qui puisse faire
cesser l'inquiétude de leur volonté, et qui puisse fixer la vue de
leur esprit pour le considérer avec quelque attention. Quelle
espérance donc qu'ils le voient bien, qu'ils le comprennent
bien, et qu'ils en concluent directement ce' qu'ils en doivent
conclure !
Si les hommes ne comprenaient qu'imparfaitement cette pro-
position de géométrie : Que les côtés des triangles semblables
sont proportionnels entre eux, certainement ils ne seraient pas
de grands géomètres. Mais si, outre cette vue confuse et impar-
faite de celte proposition fondamentale de la géométrie, ils
avaient encore quelque intérêt que les côtés des triangles sem-
blables ne fussent pas proportionnels, et que la fausse géomé-
trie fût aussi commode pour leurs inclinations perverses que
la fausse morale, ils pourraient bien faire des paralogismes
aussi absurdes en géométrie qu'eit matière de morale, parce
que les erreurs leur seraient agréables, et que la vérité na
ferait que les embarrasser, que les étourdir et que les fâcher.
11 ne faut donc pas s'étonner de l'aveuglement des hommes
qui vivaient dans les siècles passés, pendant lesquels l'idolà-
trie régnait dans le monde, ou de ceux qui vivent maintenant,
et qui ne sont point encore éclairés par la lumière de 1" Évan-
gile. Il fallait que la sagesse éternelle se rendit enfin sensible.
DES INCLINATIONS. 381
pour instruire des hommes qui n'interrogent que leurs sens. II
y avait quatre mille ans que la vérité parlait à leur esprit :
mais ne rentrant point dans eux-mêmes, ils ne l'entendaient
pas, il fallait qii'elle parlât à leurs oreilles. La lumière qui
éclaire tous les honimes, luisait dans leurs ténèbres sans les
dissiper, ils ne pouvaient même la regarder. Il fallait que la
lumiore intelligible se voilât et se rendit visible ; il fallait que
le Verbe se fit chair et que la sagesse cachée et inaccessible
aux hommes charnels les instruisit d'une manière charnelle,
« carnaliter, » ^ dit saint Bernard. La plupart des hommes, et
principalement les pauvres qui sont le plus digne objet de la
miséricorde et de la providence du créateur, ceux qui sont
obligés de travailler pour gagner leur vie, sont extrêmement
grossiers .et stupides. Ils n'entendent que parce qu'ils ont des
oreilles, ils ne voient que parce qu'ils ont des yeux. Ils sont
incapables de rentrer en eux-mêmes par quelque effort d'es-
prit, pour y interroger la vérité dans le sileiice de leurs sens
et de leurs passions. Ils ne peuvent s'appliquer à la vérité,
parce qu'ils ne peuvent la goûter, et souvent ils ne s'avisent
pas môme de s'y appliquer, parce qu'ils ne s'avisent pas de
s'appliquer à ce qui ne les touche pas. Leur volonté inquiète et
volage tourne incessamment la vue de leur esprit vers tous
les objets sensibles qui leur plaisent et qui les divertissent par
leur variété ; car la multiplicité et la diversité des biens sen-
sibles sont cause que l'on en reconnaît moins la vanité, et ^ue
l'on est toujours dans l'espérance d'y rencontrer le vrai bien
que l'on désire.
Ainsi quoique les conseils que Jésus-Christ comme homme,
comme voie, comme auteur de notre foi nous donne dans
l'Évangile, soient beaucoup plus proportionnes à la faiblesse de
notre esprit, que ceux que le même Jésus-Christ comme
sagesse éternelle, comme vérité intérieure, comme lumière intel-
ligible nous inspire dans le plus secret de notre raison, quoi-
que Jésus-Christ rende ces conseils agréables par sa grâce,
sensibles par son exemple, convaincants par ses miracles, les
hommes sont si stupides, et si incapables de réllexion, môme
sur les choses qu'il leur est de la dernière conséquence de biea
*. Senn. 39. de nalali Doniini.
382 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
savoir, qu'ils n'y pensent presque jamais comme ils le doivent.
Peu de gens voient la beauté de l'Évangile. Peu de gens con-
çoivent la solidité et la nécessité des conseils de Jésus-Cbrist,
peu les méditent, peu s'en nourrissent et s'en fortifient; l'agi-
tation continuelle de la volonté qui cherche le goût du bien, ne
permettant pas que l'on s'arrête à des vérités qui semblent
l'en priver. Voici une autre preuve de ce que je dis.
IV. Les impies doivent sans doute se mettre fort en peine de
savoir si leur àme est mortelle, comme ils le pensent, ou si
elle est immortelle, comme la foi et la raisonnons l'apprennent.
C'est là une chose de la dernière conséquence pour eux ; il y
va de leur éternité, et le repos même de leur esprit en dépend.
D'où vient donc qu'ils ne le savent pas, ou qu'ils demeurent
dans le doute, si ce n'est qu'ils ne sont pas capables d'une at-
tention un peu sérieuse, et que leur volonté inquiète et cor-
rompue ne permet pas à leur esprit de regarder fixement les
raisons, qui sont contraires aux sentiments qu'ils voudraient
être véritables. Car enfin est-ce une chose si difficile à recon-
naiire que la différence qu'il y a entre l'âme et le corps, entre
ce qui pense et ce qui est étendu ? Faut-il apporter une s
grande attention d'esprit pour voir qu'une pensée n'est rien
de rond ni carré, que de l'étendue n'est capable que de diffé-
rentes figures et de différents mouvements, et non pas de
pensée et de raisonnement, et qu'ainsi ce qui pense, et ce qui
est étendu, sont deux êtres tout à fait opposés ? Cependant cela
seul suffit pour démontrer que l'àme est immortelle, et quelle
ne peut périr quand même le corps serait anéanti.
Lorsqu'une substance périt, il est vrai que les modes ou les
manières d'être de cette substance périssent avec elle. Si un
morceau de cire était anéanti, il est vrai que les figures de cette
cire feraient aussi anéanties avec elle, parce que la romieur
par exemple de la cire, n'est" en effet que la cire même d'une
telle façon ; ainsi elle ne peut subsister sans la cire. Mais quaod
Dieu détruirait toute la cire qui est au monde, il ne s'ensa'i-
vrait pas pourtant de là qu'aucune autre substance, ni.qiw?' les
moiles d'aucune autre substance fussent anéantis. Toutes les
pierres, par exemple, subsisteraient avec tous leurs modes,
parce que les pierres sont des substances ou des êtres, et non
pas des manières d'être de la cire.
DES INCLINATIOxXS. 383
De même, quand Dieu anéantirait la moitié de quelque oorps,
il ne s'ensuivrait pas que l'autre moitié fût anéantie. Cette der-
nière moitié est unie avec l'autre, mais elle n'est pas unie avec
elle. Ainsi une moitié étant anéantie, il s'ensuit bien, selon la
lumière de la raison, que l'autre moitié n'y a plus de rapport,
mais il ne s'ensuit pas qu'elle ne soit plus, puisque son être
étant différent, il ne peut être réduit au néant par l'anéantisse-
ment de l'autre. Il est donc clair que la pensée n'étant point la
modification de l'étendue, notre àme n'est point anéantie, quand
même on supposerait que la mort anéantirait notre corps.
Mais on n'a pas raison do s'imaginer que le corps même soit
anéanti lorsqu'il est détruit. Les parties qui le composent se
dissipent en vapeur et se résolvent en poussière ; on ne les voit
plus, et on ne les reconnaît plus il est vrai, mais on n'en doit pas
conclure qu'elles ne sont plus, car l'esprit les aperçoit toujours.
Si l'on sépare un grain de moutarde en deux, en quatre, en
vingt parties, on l'anéantit à nos yeux, car on ne les voit plus;
mais ou ne l'anéantit pas en lui-même, on ne l'anéantit pas
à l'esprit; car l'esprit le voit, quand même on le diviserait en
mille ou cent raille parties.
C'est une notion commune à tout homme qui se sert plutôt
de sa raison que de ses sens, que rien ne peut s'anéantir
par les forces ordinaires de la nature; car de même qu'il
ne se peut faire naturellement quelque chose de rien, il ne
se peut faire aussi qu'une substance, ou qu'un être devienne
rien. Le passage de l'être au néant, ou du néant à l'être est
également impossible. Les corps peuvent donc se corrompre,
si l'on veut appeler corruption les changements qui leur arri-
vent, mais ils ne peuvent pas s'anéantir. Ce qui est rond peut
devenir carré, ce qui est chair peut devenir terre, vapeur, et
tout ce qu'il vous plaira; car toute étendue est capable de toute
sorte de configuration, mais la substance de ce qui est rond
et "le ce qui est chair, ne peut périr. Il y a certaines lois éta-
blie dans la nature, selon lesquelles les corps changent suc-
cessif."ment de formes; la variété successive de ces formes lait
la beaui" de l'univers, et donne do l'admiration pour sou au-
teur : mais il n'y a point de loi dans l;i nature pour l'anéantis-
sement d'aucun être, parce que le noaut n'a rien de beau
ni de rien bon, et que l'auteur de la nature aime son
384 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
ouvrage. Les corps peuvent donc changer, mais ils ne peuvent
pas périr.
Mais si en s'arrêtant au rapport de ses sens on veut soutenir
avec opiniâtreté que la résolution des corps est un véritable
anéantissement, à cause que les parties dans lesquelles ils se
résolvent, sont imperceptibles à nos yeux, qu'on se souvienne
au moins que les corps ne peuvent se diviser en ces parties
imperceptibles, que parce qu'ils sont étendus. Car si l'esprit
n'est point étendu, il ne sera pas divisible; et s'il n'est pas di-
visible, il faudra demeurer d'accord qu'en ce sens il ne sera
pas corruptible. Mais comment pourrait -on s'imaginer que l'es-
prit fut étendu et divisible? On peut par une ligne droite cou-
per un carré en deux triangles, en deux parallélogrammes, en
deux trapèzes; mais par quelle ligne peut-on concevoir qu'un
plaisir, qu'une douleur, qu'un désir se puisse couper? et quelle
figure résulterait de cette division? Certainement je ne crois
pas que l'imagination soit assez féconde en fausses idées pour
se satisfaire là-dessus.
L'esprit n'est donc point étendu, il n'est point divisible, il
n'est point susceptible des mêmes changements que le corps;
néanmoins il faut tomber d'accord qu'il n'est pas immuable
par sa nature. Si le corps est capable d'un nombre infini de
différentes figures et de différentes configurations, l'esprit est
aussi capable d'un nombre infini de différentes perceptions, de
différentes modifications. Comme après notre mort la substance
de notre chair se résoudra en terre, en vapeurs et en une in-
finité d'autres corps sans s'anéantir : de même notre âme sans
rentrer dans le néant, aura des pensées, et des sentiments bien
•lill'érents de ceux qu'elle a pendant cette vie. Il est nécessaire
maintenant que nous vivions, que notre corps soit composé de
chîiir et. d'os, il est aussi nécessaire pour vivre que notre àme
ail les idées, et les sentiments qu'elle a par rapport au corps
auquel elle est unie. Mais lorsqu'elle sera séparée de son corps,
elle sera en pleine liberté de recevoir toutes sortes d'idées et
de modifications bien différentes de celles qu'elle a présente-
ment; comme notre corps de son côté sera capable de rece-
voir toutes sortes de figures et de configurations bien diffé-
rentes de celles qu'il est nécessaire qu'il ait pour être le corps
d'un homme vivant.
DES INCLINATIONS. 385
Les choses que je viens de dire font, ce me semble, assez
voir que l'immortalité de l'âme n'est pas une chose si difficile
à comprendre. D'où peut donc venir que tant de gens en dou-
tent, si ce n'est qu'il ne leur plaît pas d'apporter, aux raisons
qui la prouvent, le peu d'attention qui est nécessaire pour s'en
convaincre ? Et d'oii vient qu'ils ne veulent pas ? si ce n'est
que leur volonté, étant inquiète et inconstante, agite sans cesse
leur entendement; de sorte qu'il n'a pas le loisir d'apercevoir
[lislinctement les idées mêmes qui lui sont les plus présentes,
comme sont celles de la pensée et de l'étendue ; de même
qu'un homme agité par quelque passion, et qui tourne inces-
samment les yeux de tous côtés, ne dislingue pas le plus sou-
vent les objets les plus proches et les plus exposés à sa vue.
Car enfin la question de l'immortalité de l'âme est une des
questions les plus faciles à résoudre, lorsque, sans écouter son
imagmation, l'on considère avec quelque attention d'esprit,
l'idée claire et distincte de l'étendue, pour reconnaître qu'elle
ne peut avoir de rapport avec la pensée.
Si l'inconstance et la légèreté de notre volonté ne permet
pas à notre entendement de pénétrer le fond des choses qui
lui sont très présentes, et qu'il nous est de la dernière consé-
quence de savoir, il est facile de juger qu'elle nous permettra
encore moins de méditer celles qui sont éloignées et qui n'ont
aucun rapport à nous. De sorte que si nous sommes dans une
ignorance très grossière de la plupart des choses qu'il nous est
très nécessaire de savoir, nous ne serons pas fort éclairés dans
celles qui nous paraissent entièrement vaines et inutiles.
Il n'est pas fort nécessaire que je m'arrête à prouver ceci
par des exemples ennuyeux et qui ne renferment point de vé-
rités considérables : car s'il y a des choses que l'on doive
ignorer, ce sont celles qui ne servent à rien. Quoiqu'il y ait
peu de gens qui s'appliquent sérieusement à des choses emiè-
rement vaineset inutiles, il n'y en a encore que trop; mais il
ne peut y avoir trop de gens qui ne s'y appliquent pas et qui
les méprisent, pourvu seulement qu'ils n'en jugent pas. Ce n'est
pas un défaut à un esprit borné, que de ne pas savoir certaines
choses ; c'est seulement un défaut d'en juger. L'ignorance est
un mal nécessaire, mais on peut et on doit éviter l'erreur. Ainsi
je ne condamne pas dans les hommes l'ignorance de beaucoup
T. I. 22
386 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ
de choses, mais seulement les jugements téméraires qu'ils en
portent.
V. Lorsque les elio'es ont beaucoup de rapport à nous,
qu'elles sont sensibles et qu'elles tombent aisément sous l'ima-
ginai ion, l'on peut dire que l'esprit s'y applique, et qu'il en
peut avoir quelque connaissance. Car lorsque nous savons que
des choses ont rapport à nous, nous y pensons avec quelque
inclination; et lorsque nous sentons qu'elles nous touchent,
nous nous y appliquons avec plaisir. De sorte que nous de-
vrions être plus savants quo nous no sommes dans beaucoup
de choses, si l'inquiétude et l'agitation de notre volonté ne
troublait et ne fatiguait sans cesse notre attention.
Mais lorsque les choses sont abstraites et peu sensibles, nous
n'en pouvons que difficilement avoir quelque connaissance
assurée; non que les vérités abstraites soient d'elles-mêmes
fort embarrassées, mais à cause que l'attention et la vue de
l'esprit commence et finit d'ordinaire en même temps que la
vue sensib'e des objets, parce que l'on ne pense guère qu'à ce
que l'on voit et que l'on sent, et qu'autant de temps qu'on le
voit et qu'on le sent.
11 est certain que si l'esprit pouvait facilement s'appliquer
aux idées claires et distinctes, sans être comme soutenu par
quelque sentiment, et si l'inquiétude de la volonté ne détour-
nait point sans cesse son application, nous ne trouverions pa&
de fort grandes difficultés dans une infinité de questions natu-
relles que nous regardons comme inexplicables, et nous pour-
rions en peu de temps nous délivrer de noire ignorance et de
nos en"eurs à leur égard.
C'est, par exemple, une vérité incontestable à tout homme
qui fait usage de son esprit, que la création et l'anéantissement
surpassent les forces ordinaires de la nature. Si l'on demeurait
donc attentif à cette notion pure de l'esprit et de la raison, on
n'admettrait pas- avec tant de facilité. la création et l'auéantisse-
raeiil d'un nombre infini de nouveaux êtres, comme des formes
substantielles, des qualités, des facultés réelles, etc. On cherche-
rail dans les idées distinctes que l'on a de l'étendue, de la figure
et du mouvement, la raison des effets naturels, ce qui n'est pas
toujuurs si difficile qu'on se l'imagine ; car toutes les choses
de la nature se tiennent et se prouvent les unes les autres.
DES LNCLINATIONS. 381
Les effets du feu, comme ceux des canons et des mines sont
forts surprenants, et leur cause est assez cachée. Néanmoins
si les hommes, au lieu de s'attacher aux impressions de leurs
sens et à quelques expériences fausses ou trompeuses, s'arrê-
taient fortement à cette seule notion de l'esprit pur : qu'il n'est
pas possible qu'un corps qui est très peu agité produise un
mouvement violent, puisqu'il ne peut pas donner à celui qu'il
choque plus de vitesse qu'il n'en a lui-mèrae, il serait facile
de cela seul de conclure qu'il y a une matière subtile et invi-
sible, quelle est très agitée, qu'elle est répandue généralement
dans tous les corps, et plusieurs autres choses semblables qui
nous feraient connaître la nature du feu, et qui nous serviraient
encore à découvrir d'autres vérités plus cachées.
Car puisqu'il se fait de si grands mouvements dans un canon
et dans une mine, et que tous les corps visibles qui les envi-
ronnent ne sont point dans une assez grande agitation pour les
produire, c'est une preuve certaine qu'il y en a d'autres invi-
sibles et insensibles, qui ont pour le moins autant d'agitation
que le boulet de canon : mais qui étant très subtils et très
déliés, peuvent tous seuls passer librement et sans rien rompre
par les pores du canon, avant que le feu y soit, c'est-à-dire,
comme on le peut voir expliqué plus au long et avec quelque
vraisemblance dans M. Descartes i, avant qu'ils aient entouré
les parties dures et grossières du salpêtre dont la poudre est
composée. Mais lorsque le feu y est, c'est-à-dire, lorsque ces
parties très subtiles et très agitées ont environné les parties
grossières et solides du salpêtre, et leur ont ainsi communiqué
leur mouvement très fort et très violent, alors il est nécessaire
que tout crève, parce que les pores du canon, qui laissai' nt
des passages libres de tous côtés aux parties subtiles dont nous
parlons, lorsqu'elles étaient seules, ne sont point assez grands
pour laisser passer les parties grossières du salpêtre, et quel-
ques autres dont la poudre est composée, lorsqu'elles ont reçu
l'agitation des parties subtiles qui les enviroiuieat.
Car, de même que l'eau des rivières qui coule sous les ponts
ne les ébranle pas, à cause de la petilesso. de ses parties, ainsi
la matière très subtile et très déliée dont on vient de parier
1 Piiucipes de P'iil., 4* parue, art. 112 et 113.
388 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
passe coalinuellemenl au travers des pores de tous les corps
saus y faire des cliangemenis sensibles. Mais de même aussi que
celle rivière est capable de renverser un pont, lorsque traînant
dans le cours de ses eaux Quelques grandes masses de glaces,
ou quelques autres corps plus solides, elle les pousse contre
lui avec le même mouvement qu'elle a, ainsi la matière sublile
est capable de faire les effets surprenants que nous voyons
dans les canons et dans les raines, lorsqu'ayant communiqué
aux parties de la poudre, qui nagent au milieu d'elle, son
mouvement infiniment plus violent et plus rapide que celui des
rivières et des torrents, ces mêmes parties de la poudre ne
peuvent pas librement passer par les pores du corps qui les
enferme, à cause qu'elles sont trop grossières; de sorte qu'elles
les rompent avec violence pour se faire un passage libre.
Mais les hommes ne peuvent pas si facilement se représenter
des parties subtiles et déliées, et ils les regardent comme des
chimères, à cause qu'ils ne les voient pas : « contemplalio ferè
desiniî cum aspectu », dit Bacon. La plupart même des philo-
soplies aiment mieux inventer quelque nouvelle entité pour ne
se pas taire sur ces choses qu'ils ignorent. Et si on objecte
contre leurs fausses et incompréhensibles suppositions, qu'il
est nécessaire que le feu soit composé de parties très agitées,
puisciu'il produit des mouvements si violents, et qu'une chose
ne peut communiquer ce qu'elle n'a pas, ce qui cerlainement
est une objection très claire et très solide; ils ne manquent pas
de tout confondre par quelque distinction frivole et imaginaire,
comme celle des causes équivoques et umvoques, afin de
paraître dire quelque chose, lorsqu'en effet ils ne disent rien.
Car cnlin, c'est une notion commune à des e.-^prits attenlils qu'il
ne peut pas y avoir dans la nature de véritable cause équivoque
au ^ens qu'ils l'entendenl, et que l'ignorance seule des hommes
les a inventées.
Les hommes doivent donc s'attacher davantage à la considé-
ration des notions claires et distinctes, s'ils veulent connaître
la nalure; ils doivent un peu réprimer et arrêter l'incoustance
et la légèreté de leur volonlé, s'ils veulent pénétrer le fond des
choses; car leurs esprits seront toujours faibles, superficiels et
discursifs, si leurs vulontés d.'mourcnî iniijoui-s hJgoi'os, mcoti-
stanles et vtKi^es.
DES INCLINATIONS. 3g9
Il est vrai qu'il y a quelque fatigue, et qu'il faut se con-
traindre pour se rendre attentif et pour pénétrer le fond des
chosps que l'on veut savoir; mais on n'a rien sans peine. Il est
honteux que des personnes d'esprit, et des philosophes, qui
soiii obliger, par toute= sortes de raisons à la recherche et à la
d r.'ns.. de la vérité, parlent sans savoir ce qu'ils disent^ et se
co 1 nk-nt de termes qui ne réveillent aucune idée distincte
dans lis esprits attentifs.
CHAPITRE III
I. La Mri...itiestnalarelle et nécessaire. - II. Trois règles poar la modérer
— Il b\plicatioa de la première de ces règles.
1 ThuI que les hommes auront de l'inclination pour un bien
qv ^ :.:pa>"e leurs lo-res, et qu'ils ne le posséderont pas, ils
au . ■■ toujours une secrète inclination pour tout ce qui porte
le .• r. 1ère du nouveau et de Textraor.iinaire; ils courront
sans . osse après les cliosfs qu'ils n'auront point encore consi-
dcri-, dans l'espérance d'y trouver ce qu'ils cherchent, et
leurs esprits ne pouvant se satisfaire entièrement que par la
vue .!.. celui pour qui ils sont faits, ils seront toujours dans
l'iM.pii.Hu^ie et dans l'agitation, jusqu'à ce qu'il leur paraisse
dans va gloire.
Celte disposition des esprits est sans doute très conforme à
leur eiat; car il vaut infiniment mieux chercher avec inquié-
tude la vérité et le bonheur qu'on ne possède pas, que de
demeurer dans un fau.x repos, en se contentant du mensonge
et de faux biens dont on se repait ordinairement. Les hommes
ne doivent pas être insensibles à la vérité et à leur bonheur,
le nouveau et l'extraordinaire les doit donc réveiller, et il y a
une curiosité qui leur doit être permise, ou plutôt qui leur d'oit
ètr^ recommandée. Ainsi les choses communes et ordinaires ne
renferment pas le vrai bien, et les opinions anciennes des
philosophes étant très incertaines, il est juste que nous soyons
curieux pour les nouvelles découvertes, et toujours inquiets
dans la jouissance des biens ordinaires.
Si un géomètre nous venait donner de nouvelles propositions
contraires à celles d'Euclide, s'il prétendait prouver que cette
science est pleine d'erreurs, comme Hobbes l'a voulu Hiire dans
390 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
le livre qu'il a composé contre le faste des géomètres, j'avoue
qu'on aurait tort de se plaire clans cette sorte de nouveauté ;
parce que quand on a trouvé la vérité, il y faut demeurer ferme,
puisque la curiosité ne nous est donnée que pour nous porter à
la découvrir. Aussi n'est-ce pas un défaut ordinaire aux géo-
mètres d'être curieux des opinions nouvelles de ijéométrie. Ils
se dégoûteraient bientôt d'un livre qui ne contiendrait que des
proi-ositions contraires à celles d'Euclide, parce qu'étant très
certains de la vérité de ces propositions par des démonstra-
tions incontestables, toute noire curiosité cesse à leur égard,
marque infaillible que les hommes n'ont de l'inclination pour
la nouveauté, que parce qu'ils ne voient point avec évidence la
vérité des choses qu'ils désirent naturellement de savoir, et qu'ils
ne possèdent point des biens infinis qu'ils souhaitent naturel-
lement de posséder.
IL II est donc juste que les hommes soient excités par la
nouveauté, et qu'ils l'aiment ; mais il y a pourtant des excep-
tions à faire, et ils doivent observer certaines règles qu'il est
facile de tirer de ce que nous venons de dire, que l'inclination
pour la nouveauté ne nous est donnée que pour la recherche
de la vérité et de notre véritable bien.
11 V en a trois dont la première est, que les hommes ne
doivent point aimer la nouveauté dans les choses de la foi qui
ne sont point soumises à la raison.
La seconde, que la nouveauté n'est pas une raison qui nous
doive porter à croire que les choses sont bonnes ou vraies;
c'est-à-dire, que nous ne devons point juger que les opinions
sont vraies, à cause qu'elles sont nouvelles ; ni que des biens
sont capables de nous contenter, à cause qu'ils sont nouveaux
et extraordinaires, et que nous ne les avons point encore pos-
sédés.
La troisième, que lorsque nous sommes assurés d'ailleurs
que (l>s vérités sont si cachées, qu'il est moralement impossible
de le- découvrir, et que les biens sont si petits et si minces
qu'ils ne peuvent pas nous satisfaire; nous ne devons pas nous
laisser exciter par la nouveauté qui s'y rencontre, ni nous laisser
séduire sur de fausses espérances. Mais il faut expliquer ces
ré;ilts plus au long, et faire voir que faute de les observer,
nous tombons dans un très grand nombre d'erreurs.
l
DES IXCLINATIONS. 391
III. On trouve assez souvent des esprits de deux humeurs
bien ditiérenles : les uns veulent toujours croire aveuglément,
les. autres veulent toujours voir évidemment. Les premi'^rs
n'ayant presque jamais fait usage Je leur esprit, croient sans
discernement tout ce qu'on leur dit, les autres voulant toujours
faire usage de leur esprit sur des matières même qui les sur-
passent intiniment, méprisent indifféremment toutes sortes d'au-
torités. Les premiers sont ordinairement des stupides et des
esprits faibles, comme les enl'anls et les femmes; les autres
sont des esprits superbes et libertms, comme les hérétiques et
les philosophes.
Il est extrêmement rare de trouver des personnes qui soii-nt
justement au milieu de ces deux excès, et qui ne cherriir^ut
jamais d'évidence dans les choses de la foi par une vaine agi-
tation d'esprit, ou qui ne croient pas quelifuefois sans évidouce
des opinions fausses touchant les choses de la nature, par une
déférence indiscrète et par une basse soumission d'esprit. Si ce
sont des personnes de piété et fort soumises à l'autorité de
l'Église, leur foi s'étend quelquefois, s'il m'est permis de le dire
ainsi, jusqu'à des opinions purement philosophiques; ils les
regardent souvent avec le même respect que les vérités de la
religion. Ils condamnent par un faux zèle avec une trop grande
facilité ceux qui ne sont pas de leur sentiment. Ils entrent dans
des soupçons injurieux contre les personnes qui font de nou-
velles découve;:-tes. C'est assez, afin de passer pour libertin
dans leur esprit, que de nier qu'il y ait des formes subsian-
Melles, que les animaux sentent de la douleur et du plaisir ' et
d'autres opinions de philosophie, qu'ils croient vraies sans
raison évidente, seulement à cause qu'ils s'imaginent des liaisons
nécessaires entre ces opinions et les vérités de la foi.
Mais si ce sont des personnes trop hardies, leur orgueil les
pone à mépriser l'autorité de l'Église, ce n'esi qu'avec peine
qu'ils s'y souraeltenl. Ils se plaisent dans des opinions dures et
téméraires : ils atlèctcnl de passer pour esprits forts; et dans
celte vue ils parlent des choses divines sans respect et avec
une espèce de fierté. Ils méprisent comme trop crédules ceux
qui parlent avec modestie de certains sentiments reçus. Eniia
* Mrtiebranche consiitcre. toujours rautomatisrae des bêtes comme une def
vérités les mieux démontrées de la pbiloso|ibie noivelle.
392 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
ils sont extrêmement portés à douter de tout et entièrement
opposés à ceux qui ont une trop grande facilité à se soumettre
à rautorilé des hommes.
II est manifeste que ces deux extrémités ne valent rien, et que
les personnes qui ne veulent point d'évidence dans les ques-
tions naturelles, sont blâmables aussi bien que les autres qui
demandent de Tévidcnce dans les mystères de la foi. Mais ceux
qui se mettent en danger de se tromper dans ilos questions de
philosophie en croyant trop facilement, sont sans doute plus
excusables que les autres, qui se mettent en danger de tomber
dans quelque hérésie en doutant témérairement. Car entin il
est moins dangereux de tomber dans une infinité d'erreurs de
philosophie, faute de les examiner, que de tomber dans une
seule hérésie faute de se soumeitro avec humilité à l'autorilé de
l'Église.
L'esprit se repose quand il trouve de l'évidence, et il s'agite
quand il n'en trouve pas, parce que l'évidence est le caractère
de la vérité. Ainsi l'erreur des libertins et des hérétiques vient
de ce qu'ils doutent que la vérité se rencontre dans les décisions
de l'Église, parce qu'ils n'y voient pas d'évidence et qu'ils espè-
rent que les vérités de la foi ne se peuvent connaître avec évi-
dence. Or leur amour pour la nouveauté est déréglé, puisque
possédant la vérité dans la foi de l'Église, il ne doivent plus
rien chercher ; outre que les vérités de la foi étant infiniment
au-dessus de leur esprit, ils ne pourraient pas les découvrir
supposé, selon leur fausse pensée, que l'Église fût tombée dans
l'erreur.
Mais s'il y a plusieurs personnes qui se trompent en refusant
de se soumettre à l'autorité de l'Eglise, '1 n'y en a pas moins
qui se trompent en se soumettant à l'autorité des hommes. Il
faut se soumettre à l'autorité de l'Église, parce qu'elle ne |)eut
jamais se tromper; mais il ne faut jamais se soumettre aveuglé-
ment à l'autorité des hommes, parce qu'ils peuvent toujours se
tromper ^
Ce que l'Église nous apprend est infiniment au-dessus des
forces de la raison; ce que les hommes nous apprennent est
soumis à ni)tre raison. De sorte que si c'est un crime et une
♦ Voyez le 13 et le 14. Entretien sur la métaphysique. (Note de Malebr)
DES INCLINATIONS 393
*
vanité insupportable que de chercher par son esprit la vérité
dans des matières de la foi, sans avoir égard à l'autorité de
l'Église, c'est aussi une légèreté et une bassesse d'esprit mé-
prisable, que de croire aveuglément à l'autorité des lioinmes
dan.5 des sujets qui dépendent de la raison.
Cependant on peut dire que la plupart de ceux que l'on
appelle savants dans le monde, n'ont acquis cette réputation,
que parce qu'ils savent par mémoire les opinions d'Aristote, de
Platon, d'Épicure, et de quelques autres philosophes ; iju'ils se
rendent aveuglément à leurs sentiments, et qu'ils les défendent
avec opiniâtreté.
Pour avoir quelques degrés et quelques marques extérieures
de doctrine dans les universités, il suffit de savoir les senti-
ments de quelques philosophes. Pourvu que l'on veuille jurer
in verba magisiri, avec un peu de mémoire, on devient bientôt
docteur. Presque toutes les communautés ont une doctrine qui
leur est propre, et qu'il est défendu aux particuliers d'aban-
donner. Ce qui est vrai chez les uns, est souvent faux chez
les autres. Ils font gloire quelquefois de soutenir la doctrine
de leur Ordre contre la raison et l'expérience; et ils se croient
obligés de donner des contorsions à la vérité ou à leurs au-
teurs pour les accorder l'un avec l'autre : ce qui produit un
nombre infini de distinctions frivoles, lesquelles sont autant de
détours qui conduisent infailliblement à l'erreur ^.
Si l'on découvre quelque vérité, il faut encore à présent
qu'Aristote l'ait vue ; ou si Aristote y est contraire, la décou-
verte sera fausse. Les uns font parler ce philosophe d'une
façon, les autres d'une autre; car tous ceux qui veulent
passer pour savants, lui font parler leur langage. Il n'y a
point d'impertinence qu'on ne lui fasse dire 2, et il y ;i
peu de nouvelles découvertes qui ne se trouvent énigniati-
quemenl dans quelque recoin de ses livres. En un mot, il
se contredit presque toujours, si ce n'est dans ses ouvrages,
c'est au moins dans la bouche de ceux qui l'enseignent. Car
encore que les philosophes protestent et prétendent même d'en-
* Cela est sans doute dirigé contre l'ordre des jésuites ennemi des orato-
riens et de la pliilosophic nouA'elle.
» CCS iinpertiaejices sont biea autant le fait de Malebranclie que des
; dvcrsaircs de la pliilosoiihie nouvelle.
394 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
se^ner sa doctrine, il est difficile d'en trouver deux qui soient
d'accord sur ses sentiments, parce qu'on effet les livres d'Aris-
tote sont si obscurs et remplis de termes si vagues et si géné-
raux, qu'on peut lui attribuer avec quelque vraisemblance les
sentiments de ceux qui lui sont les plus opposés. On peut lui
faire dire tout ce qu'on veut dans quelques-uns de ses ou-
vrages, parce qu'il n'y dit presque rien, quoiqu'il fasse beau-
coup de bruit; de même quelles enfants font dire au son des
cloclies tout ce qui leur plail parce que les cloches font grand
bruit et ne disent rien.
^ Il est vrai qu'il parait fort raisonnable de fixer et d'arrêter
l'esprit de l'homme à des opinions particulières, afin de l'empé-
3her d'f'xtravaguor. Mais quoi'? faut-il que ce soit par le men-
songe et par l'erreur? ou plutôt croit-on que l'erreur puisse
reunir les esprits ? Que l'on examine combien il est rare de
trouver des personnes d'esprit qui soient satisfaites de la lecture
d'Ari^lote, et qui soient persuadées d'avoir acquis une véritable
science, après même qu'ils ont vieilli sur ses livres; et on re-
connaîtra manifestement qu'il n'y a que la vérité et l'évidence
qui arrêtent l'agitation de l'esprit; que les disputes, les aver-
sions, les erreurs et les hérésies même sont entretenues et for-
tifiées par la mauvaise manière dont on étudie. La vérité con-
si^ste dans un indivisible, elle n'est pas capable de variété, et il
n'y a qu'elle qui puisse réunir les esprits : mais le mensonge et
l'erreur ne peuvent que les diviser et les agiter.
^ Je ne doute pas ([u'il n'y ait quelques personnes qui croient
Ce bonne foi que celui qu'ils appellent le Prince des philoso-
phes n'est point dans l'erreur, et que c'est dans ces ouvrages
que se trouvent la véritable et solide piiilosophie. Il v a des
gens qui s'imaginent que depuis deux mille ans qu'Aristole a
écrit, on n'a pu encore découvrir qu'il fût tombé dans quelque
erreur; qu'ainsi,' étant infaillible en quelque manière, ils
peuvent le suivre aveuglément et le citer comme infaillible.
Mais on ne veut pas s'arrêter à répondre à ces personnes,
parce qu'il faut qu'elles soient dans une ignorance trop gros-
sière, et plus digne d'être méprisée que d'être combattue. On
leur demande seulement que s'ils savent qu'Aristote ou quel-
qu'un de ceux qui l'ont suivi, aient jamais déduit quelque vé-
rité des principes de physique qui lui soiert particuliers, ou si
DES IXCLINATIONS. 395
peul-être ils l'ont fait eux-mêmes, qu'ils se déclarent, qu'ils
l'expliquent et qu'ils la prouvent, et on leur promet de ne plus
parler d'Aristote qu'avec éloge. On ne dira plus que ces prin--
cipes sont inutiles, puisqu'ils auront enfin servi à prouver une
vérité ; mais il n'y a pas lieu de l'espérer. Il y a déjà longtemps
qu'on en a fait le défi, et M, Descartes entre autres dans les
Méditations méta-plujsiques, avec promesse même de démon-
trer la fausseté de cette vérité prétendue. Et il va grande
apparence, que personne ne se hasardera jamais de faire ce
que les plus grands ennemis de M. Descartes et les plus zélés
détenseurs de la philosophie d'Aristote n'ont point encore osé
entreprendre.
Qu'il soit donc permis après cela de dire que c'est aveugle-
ment, bassesse d'esprit, stupidité que de se rendre ainsi à l'au-
torité d'Aristote, de Platon, ou de quelqu'autre -philosophe que
ce soit, que l'on perd son temps à les lire quand on n'a point
d'auire dessein que d'en retenir les opinions, et qu'on le fait
perdre à ceux à qui on les apprend de cette sorte. Qu'il soit
permis de dire avec saint Augustin i : Que c'est être sottement
curieux, que d'envoyer son fils au collège, afin qu'il y ap-
prenne les sentiments de son maître, que les philosophes ne
peuvent point nous instruire par leur autorité, et que s'ils le
prétendent ils sont injustes, que c'est une espèce de folie et
d'impiété que de jurer solennellement leur défense; et enfin,
que c'est tenir injustement la vérité captive, que de s'opposer
par intérêt aux opinions nouvelles de pliilosophio qui pouvenl:
être vraies, pour conserver celles que l'on sait assez être
fausses ou inutiles.
CHAPITRE IV
Continuation du même sujet. — I. Explication delà seconde règle de
la curiosité. — II. Explication de la troisième. .
I. La seconde règle que l'on doit observer, c'est que la nou-
veauté ne doit jamais nous servir déraison pour croire que les
choses sont véritables. Nous avons déjà dit plusieurs fois que
396 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
les liommcs ne doivent pas se reposer dans l'erreur, et dans les
faux biens dont ils jouissent, qu'il est juste qu'ils cherchent
l'évidence de la vérité, et le vrai bien qu'ils ne possèdent pas;
et par conséquent qu'ils se portent aux choses qui leur sont
nouvelles et extraordinaires. Mais ils ne doivent pas pour cela
toujours s'y attacher, ni croire par légèreté d'esprit, que les
opinions nouvelles sont vraies, à cause qu'elles sont nouvelles
et que des biens sont véritables, parce qu'ils n'en ont pas
encore joui. La nouveauté les doit seulement pousser à exa-
miner avec soin les choses nouvelles. Ils ne les doivent pas
mépriser, puisqu'ils ne les connaissent pas, ni croire aussi té-
mérairement qu'elle renferment ce qu'ils souhaitent et ce qu'ils
espèrent.
Mais voici ce qui arrive assez souvent. Les hommes après avoir
examiné les opinions anciennes et communes, n'y ont point re-
connu la lumière de la vérité; après avoir goiàté les biens
ordinaires, ils n'y ont point trouvé le plaisir solide qui doit
accompagner la possession du bien; leurs désirs et leurs em-
pressements ne se sont point apaisés par les opinions et les
biens ordinaires. Si donc on leur parle de quelque chose de
nouveau et d'extraordinaire, l'idée de la nouveauté leur fait
d'abord espérer que c'est justement ce qu'ils cherchent. Et
parce qu'on se flatte ordinairement, et qu'on croit volontiers
que les choses sont comme on souhaite qu'elles soient; leurs
espérances se fortifient à proportion que leurs désirs s'augmen-
tent, et enfin elles se changent insensiblement en des assu-
rances imaginaires. Ils attachent ensuite si fortement l'idée de
la nouveauté avec l'idée de la vérité que l'une ne se repré-
sente jamais sans l'autre, et ce qui est plus nouveau leur pa-
raît toujours plus vrai et meilleur que ce qui est plus ordinaire
et plus commun, bien différents en cela de quelques-uns, qui
ayant joint par aversion pour les hérésies, l'idée de la nou-
veauté avec celle de la fausseté, s'imaginent que toutes les opi-
nions nouvelles sont fausses, et qu'elles renferment quelque
chose de dangereux.
On peut donc dire que cette disposition ordinaire de l'esprit
et du cœur des hommes à l'égard de tout ce qui porte le carac-
li re de la nouvcaulé, est une des causes les plus générales de
leurs erreurs; car elles ne les conduit presque jamais à la vé-
DES INCLINATIONS. 397
rite Lorqu'elle les y conduit, ce n'est que par nasard et par
bonheur, et enfin elle les détourne toujours de leur véritable bien
en les arrêtant dans cette multiplicité de divertissements et de
faux biens dont le monde est rempli, ce qui est l'erreur la plus
dangereuse dans laquelle on puisse tomber.
II. La troisième règle contre les désirs excessifs de la nou-
veauté est, que lorsque nous sommes assurés d'ailleurs que des
ventes sont si cachées qu'ils est moralement impossible de les
découvrir, et que les biens sont si petits et si minces qu'ils ne
peuvent nous rendre heureux, nous ne devons pas nous laisser
exciter par la nouveauté qui s'y rencontre.
Tout le monde peut savoir par la foi, par la raison et paT)
expérience, que tous les biens créés ne peuvent pas remplir
a capacité infinie de la volonté. La foi nous apprend que toutes
les choses du monde ne sont que vanité, et que notre bonheur
ne consiste pas dans les honneurs ni dans les riclies^es La
raison nous assure que, puisqu'il n'est pas en notre pouvoir de
borner nos désirs, et que nous sommes portés par une inclina-
tion naturelle à aimer tous les biens, nous ne pouvons devenir
heureux qu en possédant celui qui les renferme tous xNotre
propre expérience nous fait sentir que nous ne sommes pas
heureux dans la possession des biens dont nous jouissons, puisque
nous en souhaitons encore d'autres. Enfin nous vovons tous les
jours que les grands biens dont les princes et les rois mêmes
les plus puissants. jouissent sur la terre, ne sont pas encore
capables de contenter leurs désirs, qu'ils ont même plus d'in-
quietudes et de déplaisirs que les autres, et qu'étant pour ainsi
dire au haut do la fortune, ils doivent être infiniment plus
agités et plus secoués par son mouvement, que ceux qui
son au-dessous et plus proches du centre. Car enfin ils ne
tombent jamais que du haut, ils ne reçoivent jau.ais que de
grandes blessures; et toute cette grandeur .,ui les accompa-
gne et qu Ils attachent à leur être propre ne fait que les grossir
et les étendre, afin qu'ils soient capables d'un plus^grand
nombre de blessures, et plus exposés aux coups do la fonuno '^
La loi donc, la raison et l'expérience, nous convainquant qur*
les biens et es plaisirs de la terre, desquels nous n'avons p^îi^
encore goûté, ne nous rendraient pas heureux quand nous -05
p .sscdcrions, nous devons bien prendre garde, selou .^imm]-
T. I.
23
398 DE L\ RECHERCHE DE LA VKRITÉ.
sième règle, à ne pas nous laisser sottement flatter d'une vaine
espérance de bonheur, laquelle s'augmentant peu à peu, à pro-
portion de noire passion et de nos désirs, se changerait a la
Hn en une fausse assurance. Car lorsqu'on est extrêmement
passionné pour quelque bien, on se l'imagine toujours très grand,
et l'on se persuade même insensiblement qu'on sera heureux
quand on le possédera.
Il faut donc résister à ses vains désirs, puisque ce serait inu-
tilement que l'on tâcherait de les contenter. Mais principale-
ment encore, parce que quand on se laisse aller à ses passions,
et que l'on emploie son temps pour les satisfaire, on perd Dieu
et toutes choses avec lui. On ne fait que courir d'un faux bien
après un autre bien, on vit toujours dans de fausses espé-
rances, on se dissipe, on s'agite en manières différentes : on
trouve partout des oppositions à cause que les biens que l'on
recherche sont désirés de plusieurs et ne peuvent être possédés
de plusieurs et enlin on meurt et on ne possède plus rien. Car,
comme nous apprend saint Paul i : « Ceux qui veulent devenir
riches, tombent dans la tentation et dans le piège du Diable,
et en divers désirs inutiles et pernicieux qui précipitent les
hommes dan^ rabime de la perdition et de la damnation -, car
la cupidité est la racine de tous les maux. »
Que si nous ne devons pas nous porter à la recherche de^
biens de la terre qui nous sont nouveaux, parce que nous
sommes assurés que nous n'y trouverons pas le bonheur que
nous cherchons, nous ne devons pas aussi av(îir le moindre
désir de savoir les opinions nouvelles sur un très grand nombre
de questions difticiles, parce que nous savons d'ailleurs que
l'esprit de l'homme n'en saurait découvrir la vérité. La plu-
part des questions que l'on traite dans la morale et prin-
cipalement dans la physique, sont de cette nature, et nous
devons par cette raison nous défier beaucoup des livres que
Ton compose tous les jours sur ces matières très obscures
et très embarrassées. Car, quoiqn'absolument parlant, les
questions qu'ils contiennent se juiissent résoudre, cependant
il y a encore si peu de vérités découvertes, et il y eu a
lanl d'autres à savoir avant que de venir à celles dont traitent
' Chap. 6, à Tiinotliée
DES INCLINATIONS. 399
ces livres, qu'on peut ne les pas lire sans se hasarder de
perdre beaucoup.
Cependant ce n'est pas ainsi que les hommes se conduisent;
ils font tous le contraire, ils n'examinent point si ce qu'on leur
dit est possible. Il ny a qu'à leur promettre des choses extra-
ordinaires comme la réparation de la chaleur naturelle, de Vliu-
mide radical des esprits vitaux, ou d'autres choses qu'ils n'en-
tendent point, pour exciter leur vaine curiosité, et pour les
préoccuper. Il suffît pour les éblouir et pour les gao-ner, de
leur proposer des paradoxes, de se servir de paroles obscures,
de termes d'intluences, de l'autorité de quelques auteurs in-
connus ; ou bien de faire quelque expérience fort sensible et
tort extraordinaire, quoiqu'elle n'ait même aucun rapport à ce
qu'on avance, car il suffit de les étourdir pour les convaincre.
Si un médecin, un chirurgien, un empirique citent des
passages grecs et latins, et se servent de termes nouveaux et
extraordinaires pour ceux qui les écoutent, ce sont de grands
hommes. On leur donne droit de vie et de mort : on les croit
com.me des oracles : ils s'imaginent eux-mêmes qu'ils sont au-
dessus du commun des hommes, et qu'ils pénètrent le fond des
choses. Et si l'on est assez indiscret pour témoigner qu'on ne
prend pas pour raison cinq ou six mots qui ne signifient et qui
ne prouvent rien, ils s'imaginent qu'on n'a pas le sens commun,
et que l'on nie les premiers principes. Eneffet les premiers prin-
cipes de ces gens-là sont cinq ou six mots latins d'un auteur,
ou bien quelque passage grec s'ils sont plus habiles.
U est même nécessaire que les savants médecins parlent
quelquefois une langue que leurs malades n'entendent pas, pour
acquérir quelque réputation et pour se fiiire obéir.
Un médecin qui ne sait que du latin, peut bien être estimé
au village parce que du latin, c'est du grec et de l'arabe pour
des paysans. Mais si im médecin ne sait au moins lire le grec
pour apprendre quelque aphorisme d'Hippocrate, il ne faut^pas
qu'd s'attende de passer pour savant homme dans l'esprit des
gens de ville, qui savent ordinairement du latin. Ainsi les mé-
decins même les plus savants connaissant cette fantaisie des
hommes, se trouvent obligés de parler comme les alfronteurs
et les ignorants, et l'on ne doit pas toujours juger de leur capa-
cité et de leur bon sens, par les choses qu'ils peuvent dire dans
400 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
leurs visites. S'ils parlent grec quelquefois, c'est pour charmer
le malade et non pas la maladie, car ils savent bien qu'un pas-
sage grec n'a jamais guéri personne ^
CHAPITRE V
I. De la seconde inclination naturelle ou de l'amour-propre. — II. Il se divise
en l'amour de l'être et du bien-être, ou de la grandeur et du plaisir.
L La seconde inclination que l'Auteur de la nature imprime
sans cesse dans notre volonté, c'est l'amour de nous-mêmes ou
de notre propre conservation.
Nous avons déjà dit que Dieu aime tous ses ouvrages, que
c'est l'amour seul qu'il a pour eux qui les conserve, et qu'il
veut que tous les esprits créés aient les mêmes inclinations que
lui. Il veut donc qu'ils aient, tous une inclination naturelle pour
leur conservation aussi bien que leur bonheur; car ils ne peu-
vent être heureux sans être. Cependant il n'est pas juste de
mettre sa dernière fin dans soi-même, et de ne se pas aimer par
rapport à Dieu, puisqu'en' effet n'ayant de nous-mêmes aucune
bonté ni aucune subsistance, n'ayant aucun pouvoir de nous
rendre heureux et parfaits, nous ne devons nous aimer que
par 2 rapport à Dieu qui seul peut être notre souverain bien,
et nous rendre parfaits.
Si la foi et la raison nous apprennent qu'il n'y a que Dieu
qui soit le souverain bien, et que lui seul peut nous combler de
plaisirs, nous concevons facilement qu'il faut donc l'aimer, et
nous nous y portons avec assez de facilité; mais sans la grâce,
c'est toujours imparfaitement et par amour-propre que nous
l'aimons, je veux dire par un amour-propre injuste et déréglé.
Car quoique nous l'aimions peut-être comme ayant la puissance
de nous rendre heureux, nous ne l'aimons pas tel qu'il est. Nou
' H y a dans ce passage «uielque chose du génie railleur de Molière i
l'égard des médecins. Il faut lire r,c qu'il dit des médecins dans Iel3«ecla.^-
■cissemcnt. , j , n- „:,a ^i
' Je m'en expliquerai plus clairement et plus au Ion? dans le liaile tfi
l'amour île Dieu, et dans la Troisième Irllre nu P. i.amij. (.ar je ne p;u-lc
pas ici des inclinations qu'en passant, et pour rapporter avec quelque ordre
• les causes de nos erreurs. f.Notc de .Malcbramhe.)
DES INCLINATIONS. 401
l'aimons comme un Dieu humainement débonnaire et accom-
modant, et nous ne voulons point nous accommoder à sa loi, à
l'ordre immuable de ses divines perfections. La charité toute
pure est si au-dessus de nos forces, que tant s'en faut que nous
puissions aimer Dieu pour lui-même, que la raison humaine ne
comprend pas facilement que l'on puisse aimer autrement que
par rapport à soi, et avoir d'autre dernière fin que sa propre
satisfaction.
II. L'amour-propre se peut diviser en deux espèces, savoir
en l'amour de la grandeur, et en l'amour du plaisir; ou bien
en l'amour de son être et de la perfection de son être, et en
l'amour de son bien être ou de la félicilé.
Par l'amour de la grandeur nous affectons la puissance, l'élé-
vation, l'indépendance, et que notre être subsiste par lui-même.
Nous désirons en quelque manière d'avoir l'être nécessaire ;
nous voulons en un sens être comme des dieux. Car il n'y a
que Dieu qui ait proprement l'être, et qui existe nécessaire-
ment, puisque tout ce qui est dépendant n'existe que par la
volonté de celui dont il dépend. Les hommes donc souhaitant
la nécessité de leur être, souhaitent aussi la puissance et l'in-
dépendance qui les mettent à couvert de la puissance des autres.
Mais par l'amour du plaisir ils désirent non pas simplement
l'être, mais le bien-être, puisque le plaisir est la manière d'être
qui est lameiHeure et la plus agréable à l'àme : je dis le plaisir
précisément, en tant que plaisir. De sorte que si l'on prend le
plaisir en général, en tant qu'il contient les plaisirs raisonna-
bles, aussi bien que les sensibles, il me parait certain que c'est
le principe ou le motif unique de l'amour naturel, ou de tous
les mouvements de l'âme vers quelque bien que ce puisse être ;
car on ne peut aimer que ce qui plait. Si les bienheureux aiment
les perfections divines, Dieu quel qu'il est, c'est que la vue de
ces perfections leur plait. Car l'homme étant fait pour connaître
<!t aimer Dieu, il fallait que la vue de tout ce qui est parfait
nous fit plaisir.
Il faut remarquer que la grandeur, l'excellence, et l'indépen-
dance de la créature, ne sont pas des manières d'être qui la
rendent plus heureuse par elles-mêmes, puisqu'il arrive souvent
qu'on devient misérable à mesure qu'on s'agrandit. Mais pour
le plaisir, c'est une manière d'être que nous ne saurions rece-
402 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
voir actuellement, sans devenir actuellement plus heui'eux, je
ne dis pas solidement heureux. La grandeur et l'indépendance
lo plus souvent ne sont point en nous; et elles ne consistent
d'ordinaire que dans le rapport que nous avons avec les choses
qui nous environnent. Mais les plaisirs sont dans l'âme même,
et. elles en sont des manières l'éelles qui la moditient et qui par
leur propre nature sont capables de la contenter. Ainsi nous
regardons l'excellence, la grandeur, et l'indépendance, cunime
des choses propres pour la conservation de notre être, et même
quelquefois comme fort utiles selon l'ordre de la nature pour
la conservation du bien-être, mais le plaisir est toujours la
manière d'être de l'esprit, qui par elle-même le rend heureux,
et s'il est solide le rend parfaitement content ; de sorte que le
plaisir est le bien-être et l'amour du plaisir l'amour du bien-
être.
Or cet amour du bien-être est plus fort en nous que l'amour
de l'être, et l'amour-propre nous fait quelquefois désirer le non
être, parce que nous n'avons pas le bien-être. Cela arrive à
tous les damnés, auxquels il serait meilleur selon la parole de
Jésus-Christ de n'être point, que d'être aussi mal qu'ils sont :
parce que ces malheureux étant ennemis déclarés de celui qui
renferme en lui-même toute la bouté, et qui est la cause seule
des plaisirs et des douleurs que nous sommes capables de sentir,
il n'est pas possible qu'ils jouissent de quelque satisfaction. Us
sont et ils seront éternellement misérables, parce que leur vo-
lonté sera toujours dans la même disposition, et dans le même
dérèglement. L'amour de soi-même renferme doncdenx amours,
l'amour de la grandeur, de la puissance, de l'indépendance, et
généralement de toutes les choses qui nous paraissent [)n)pres
])our la conservation de notre être, et l'amour du plaisir et de
toutes les choses qui nous sont nécessaires pour être bien, c'est-
à-dire, pour être heureux et conteuls.
Ces deux amours se peuvent diviser en plusieurs manières :
soit parce que nous sommes composés de deux parties tiitïé-
renles, d'âme et de corps, selon lesquelles on les peut diviser,
sôil parce qu'on les peut distinguer ou les spécifier par les dif-
férents objets qui nous sont utiles pour notre conservation. On
ne s'arrêtera pas toutefois à cela, parce que notre dessein n'é-
tant pas de faire une morale, il n'est pas nécessaire de faire
DES INCLINATIONS. 403
une recherche et une division exacte de toutes les choses que
nous regardons comme nos biens. Il a seuleraenl été nécessaire
de faire cette division pour rapporter avec quelque ordre les
causes de nos erreurs.
Nous parlerons donc premièrement des erreurs qui ont pour
cause l'inclination que nous avons pour la grandeur et pour
tout ce qui met notre être hors de la dépendance des autres,
ensuite nous traiterons de celles qui viennent de l'inclinatioû
que nous avons pour le plaisir, et pour tout ce qui rend notre
être le meilleur qui puisse être pour nous ou qui nous contente
le plus."
CHAPITRE YI
I. De l'inclination que nous avons pour tout ce qui nous élève au-dessus
des autres. — II. Des faux juiiemeuts de quelques personnes de piété. —
lil. Des faux jusrements des superstitieux et des hypocrites. — IV. De
Voët ennemi de M. Descartes.
I. Toutes les choses qui nous donnent une certaine élévation
au-dessus des autres, en nous rendant plus parfaits, comme la
science et la vertu, ou bien qui nous donnent quelque autorité
sur eux, en nous rendant plus puissants, comme les dignités et
les richesses, semblent nous rendre en quelque sorte indépen-
dants. Tous ceux qui sont au-dessous de nous, nous révèrent
et nous craignent, ils sont toujours prêts à faire ce qui nous
plaît pour notre conservation, et ils n'osent nous nuire ni nous
résister dans nos désirs. Ainsi les hommes tâchent toujours de
posséder ces avantages qui les élèvent au-dessus des autres.
Car ils ne font pas rétlexion, que leur être et leur bien-être
dépendent selon la vérité, de Dieu seul, et non pas des hommes ;
et que la véritable grandeur qui les rendra éternellemont
heureux, ne consiste pas dans ce rang qu'ils tiennent dans
l'imagination des autres hommes, aussi faibles et aussi misé-
rables qu'eux-mêmes, mais dans le rang honorable qu'ils
tiennent dans la raison divine, dans cette raison toute puis-
sante qui rendra éternellement à chacun selon ses œuvres.
Mai> les hommes ne désirent pas seulement de posséder
effectivement la science et les vertus, les dignités et les ri-
404 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
chesses, ils font encore tous leurs efforts, afin qu'on croie au
moins qu'ils les possèdent véritablement. Et si l'on peut dire
qu'ils se mettent moins en peine de paraître riches que de l'être
effectivement, on peut dire aussi qu'ils se mettent souvent
moins en peine d'êtx'e vertueux que de le paraître ; car comme
dit agréablement l'auteur des Réflexions morales : « La vertu
n'irait pas si loin si la vanité ne lui tenait compagnie. »
La réputation d'être riche, savant, vertueux, produit dans
l'imagination de ceux qui nous environnent, ou qui nous touchent
de plus près, des dispositions très commodes poumons. Elle les
abat à nos pieds : elle les agite en notre faveur : elle leur ins-
pire tous les mouvements qui tendent à la conservation de notre
être, et à l'augmentation de notre grandeur. Ainsi les hommes
conservent leur réputation comme un bien dont ils ont besoin
pour vivre commodément dans le monde.
Tous les hommes ont donc de l'inclination pour la vertu, la
science, les dignités et les richesses, et pour la réputation de
posséder ces avantages. Nous allons faii'e voir par quelques
exemples comment ces inclinations peuvent les engager dans
l'erreur. Commençons par l'inclination pour la vertu ou pour
l'apparence de la vertu.
Los personnes qui travaillent sérieusement à se rendre ver-
tueux, n'emploient guère leur esprit ni leur temps que pour
connaître la religion, et s'exercer dans de bonnes œuvres. Ils
ne veulent savoir, comme saint Paul, que Jésus-Christ crucifié,
le remède de la maladie et de la corruption de leur nature. Ils
ne souhaitent point d'autre lumière que celle qui leur est né-
cessaire pour vivre chrétiennement, et pour reconnaître leurs
devoirs, et ensuite ils ne s'appliquent qu'à les remplir, avec
ferveur et avec exactitude. Ainsi ils ne s'amusent guère à des
sciences qui paraissent vaines et stériles pour leur salut.
II. On ne trouve rien à redire à cette conduite, on l'estime
infiniment ; on se croirait heureux de la tenir exactement, el
on se repent même de ne l'avoir pas assez suivie. Mais ce que
l'on ne peut approuver, c'est qu'étant constant qu'il y a dc«
sciences purement humaines, très certaines et assez utiles, qui
détachent l'esprit des choses sensibles, et qui l'accoutument ou
le préparent peu à peu à goûter les vérités de l'Évangile,
quelques personnes de piété, sans les avoir examinées, les
DES INCLINATIONS. iO'i
condamnent trop librement, ou comme inutiles, ou comme
incertaines.
Il est vrai que la plupart des sciences sont fort incertaines
et fort mutiles. On ne se trompe pas beaucoup de croire quelles
ne contiennent que des vérilés de peu d'usage. Il est permis
de ne les étudier jamais, et il vaut mieux les mépriser tout à
fait, que de s'en laisser charmer et éblouir. Néanmoins on peut
assurer qu'il est très nécessaire de savoir quelques vérités de
métaphysique. La connaissance de la cause universelle ou de
1 existence d'un Dieu est absolument nécessaire, puisque même
la certitude de la foi dépend de la connaissance que la raison
donne de l'existence d'un Dieu. On doit savoir que c'est .a
volonté qui fait et qui règle la nature, que la force ou la puis-
sance des causes naturelles n'est que sa volonié, en un mot que
toutes clioses dépendent de Dieu en toutes manières.
II est nécessaire aussi de connaître ce que c'est que la vérité
les moyens de la discerner d'avec l'erreur, la distinction qui se
trouve entre les esprits et les corps, les conséquences que l'on
en peut tirer, comme l'immortalité de l'àme, et plusieurs autres
semblables qu'on peut connaître avec certitude.
La science de l'homme ou de soi-même est une science que
i on ne peut raisonn-ableraent mépriser ; elle est remplie d'une
inhnite de choses qu'il est absolument nécessaire de connaître
pour avoir quelque justesse et quelque pénétration d'esprit ; et
1 on peut dire que si un homme grossier et stupide est infmi-
ment au-dessus de la matière, parce qu'il sait qu'il est, et que
a matière ne le sait pas ; ceux qui connaissent l'homme, sont
beaucoup au-dessus des personnes grossières et stupides, parce
qu Ils savent ce qu'ils sont, et que les autres ne le savent
point.
Mais la science de l'homme n'est pas seulement estimable
par.'c (lu'elle nous élève au-dessus des autres ; elle l'est beau-
coup plus, parce qu'elle nous abaisse, et qu'elle nous humilie
devant Dieu. Cette science nous fait parfaitement connaître la
ch-pendance que nous avons de lui en toutes chosr-s, et même
-Imis nos actions les plus ordinaires ; elle nous découvre ma-
ii.lrslemont la corruption de notre nature; elle nous dispose à
recourir ti celui qui seul peut nous guérir, à nous attacher
lui, a nous défier et nous détacher de uous-m.mes ; et oiie m
\
lOUS
T. I.
'23
406 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
donne ainsi plusieurs dispositions d'esprit très propres pour
nous soumettre à la grâce de l'Évangile.
On ne peut guère se passer d'avoir au moins une teinture
grossière, et une connaissance générale des mathématiques et
de la nature. On doit avoir appris ces sciences dès sa jeu-
nesse : elles détachent l'esprit des choses sensibles, et elles
l'empêchent de devenir 'mou et efféminé; elles sont assez
d'usage dans la vie; elles nous portent même à Dieu; la connais-
sance de la nature le faisant par elle-même, et celle des mathé-
matiques par le dégoût qu'elle nous inspire pour les fausses
impressions de nos sens.
Les personnes de vertu ne doivent point mépriser ces sciences,
ni les regarder comme incertaines ou comme inutiles, s'ils ne
sont assurés de les avoir assez étudiées pour en juger solide-
ment, il y en a assez d'autres qu'ils peuvent, hardiment mé-
priser. Qu'ils condamnent au feu les poètes et les philosophes
païens, les rabbins, quelques historiens, et un grand nombre
d'autours qui font la gloire et l'érudition de quelques savants,
on ne s'en mettra guère en peine •. Mais qu'ils ne condamnent
pas la connaissance de la nature comme contraire à la reli-
gion, puisque la nature étant réglée par la volonté de Dieu, la
véritable connaissance de la nature nous fi H connaître et ad-
mirer la puissance, la grandeur, et la sagesse de Dieu. Car
enfin il semble que Dieu ait formé l'univeis afin que les esprits
l'étudiont, et que par cette étude ils soient portés à connaître et
à révérer son auteur. De sorte que ceux qui condamnent l'étude
de la nature, semblent s'opposer à la volonté de Dieu ; si ce
n'est qu'ils prétendent que depuis le péché l'esprit de l'homme
ne soit pas capable de cette étude. Qu'ils ne disent pas ausfi
que la connaissance de l'homme ne fait que l'cnller et lui donner
lie la vanité, à cause que ceux qui passent dans le monde pour
avf)ir une parfaite connaissance de l'homme, quoique souvent
ils le connaissent très mal, sont d'ordinaire pleins d'un orgueil
insupportable. Car il est évident que l'on ne peut se bien con
naître, sans sentir ses faiblesses et .ses misères.
IIL .\ussi, ce ne sont pas les personnes d'une véritable et so-
' On voit le peu d'estime que fait Malebianclie de l'iiistoire, de l'érudilion
et mêuie de la uoésie.
DES LNCLI.NATIO.NS. 407
lide piété, qui condamnent ordinairement ce qu'ils n'entendent pas,
ce sont plutôt les superslitioux et les hypocrites. Les supersti-
tieux par une crainte servile, et par une bassesse et une
faiblesse d'esprit, s'effarouchent dès qu'ils voient quelque esprit
vif et pénétrant. Il n'y a, jiar exemple, qu'à leur donner des
raisons naturelles du tonnerre et de ses effets, pour être un
athi'c dans leur esprit. Mais les hypocriîes, par une malice de
démon , se transforment en anjes de lumière. Ils se servent
des apparences des vérités saintes et révérées de tout le monde,
pour s'opposer par des intérêts particuliers à des vérités peu
connues et peu estimées. Ils combattent la vérité par l'image
de la vérité ; et se moquant quelquefois dans leur cœur de ce
que tout le monde respecte, ils s'établissent dans l'esprit des
hommes une réputation d'autant plus solide et plus à craindre,
que la chose dont ils ont abusé est plus sainte.
Ces personnes sont donc les plus forts, les plus puissants et
les plus redoutables ennemis de la vérité. Il est vrai qu'ils sont
assez rares, mais il en faut peu pour faire beaucoup de mal.
L'apparence de la vérité et de la vertu fait souvent plus de mal
que la vérité et la vertu ne font de bien ; car il ne faut qu'un
hypocrite adroit pour renverser ce que plusieurs personnes
vraiment sages et vertueuses ont édifié avec beaucoup de peines
et de travaux.
IV. M. Descartes, par exemple, a prouvé démonstrativement
l'existence d'un Dieu, l'immortalité de nos âmes, plusieurs
autres questions métaphysiques, et un très grand nombre de.
questions de physique, et notre siècle lui a des obligations
infinies pour les vérités qu'il nous a découvertes. Voici cepen-
dant qu'il s'élève un petit homme, ardent et véhément décla-
mateur, respecté des peuples à cause du zèle qu'il fait paraître
pour leur religion : il compose des livres pleins d'injures contre
lui, et il l'accuse des plus grands crimes i. Descartes est un
catholique, il a étudié sous les PP. Jésuites, il a souvent parlé
'leux avec estime. Cela suffit à cet esprit malin pour persuader
' Voël ou Voetius, Diini'iire protestant, proresseur de ihëoloirie à la faralié
d'Ulierlii, fut un des plus violents cl des plus danjiereux advrrsnire'i de
De<c:iries eu tlollànJe Quelle force et quelle ironie dans le porirail (|a'en a
fait Maletiranclie! Voir ddus mon Histoire de la Phitusopkie carlcuhèiue, le
ehaijitre sur le cartésianisme eu Hollande.)
W8 DE LA RFXHERCHE DE LA VÉRITÉ,
à des peuples ennemis de notre religion et faciles à exciter
sur des choses aussi délicates que sont celles de la rel'gion,
que c'est un émissaire des jésuites, et qui a de dangereux
desseins, parce que les moindres apparences de vérité sur des
matières de foi ont plus de force sur les esprits, que les vérités
réelles et effectives des choses de physique ou de métapliy-
siquc, desquelles on se met fort peu en peine. M. Descaries a
écrit de l'existence de Dieu. C'en est assez à ce calomniateur
pour exercer son faux zèle, et pour opprimer toutes les vérités
que défend son ennemi. Il l'accuse d'être un athée, et même
d'enseigner finement et secrètement l'athéisme, ainsi que cet
infâme athée nommé Vanini qui fut brûlé à Toulouse, lequel
couvrait sa malice et son impiété en écrivant pour l'existence
d'un Dieu ; car une des raisons qu'il apporte que son ennemi est
un atliée, c'est qu'il écrivait contre les athées, comme faisait
Vanini, qui pour couvrir son impiété écrivait contre les athées
C'est ainsi qu'on opprime la vérité lorsqu'on est soutenu par
les apparences de la vérité, et que Ton s'est acquis beaucoup
d'aulorilé sur les esprits faibles. La vérité aime la douceur et
la paix, et toute forte qu'elle est, elle cède quelquefois à l'or-
gueil et à la fierté du mensonge qui se pare et qui s'arme de
ses apparences. Elle sait bien que l'erreur ne peut rien contre
elle; et si elle demeure quelque temps comme proscrite et dans
l'obscurité, ce n'est que pour attendre des occasions plus favo-
rables de se montrer au jour ; car enfin elle parait presque
toujours plus forte et plus éclatante que jamais, dans le lieu
môme de son oppression.
On n'est pas surpris qu'un ennemi de M. Descaries, qu'un
homme d'une religion différente de la sienne, qu'un ambitieux
qui ne songe qu'à s'élever sur les ruines des personnes qui
sont au-dessus de lui, qu'un déclauiateur sans jugement, que
VoH parle avec mépris de ce qu'il n'entend pas, el qu'il ne
veut pas entendre. Mais on a raison de s'étonner que des gens
qui ne sont ennemis ni de M. Descartes, ni de sa religion, aient
pris des sentiments d'aversion et de mépris contre lui, à cause
des injures qu'ils ont lues dans les livres composés par l'ennemi
de sa personne et de sa religion.
Le livre de cet hérétique qui a pour tilre Dcspcrata causa
Pnpalus, fait assez voir son impudence, son ignorance, son cm-
DES INCLINATIONS. 409
portement, et le désir qu'il a de paraître zélé, pour acquénr
par ce moyen quelque rcputalion parmi les siens. Ainsi ce
n'est pas un homme qu'on doive croire sur sa parole. Car de
môme qu'on ne doit pas croire toutes les fables qu'il a ra-
massées dans ce livre contre notre religion, l'on ne doit pas
aussi croire sur sa parole les accusations atroces et injurieuses
qu'il a inventées contre son ennemi.
Il ne laut donc pas que des hommes raisonnables se laissent
persuader que M. Descartes est un homme dangereux, parce
qu'ils l'ont lu dans quelque livre, ou bien parce qu'ils l'ont ouï-
dire par quelques personnes dont ils repectent la piété. Il n'est
pas permis de croire les hommes sur leur parole, lorsqu'ils
accusent les autres des plus grands crimes. Ce n'est pas une
preuve suffisante pour croire une chose, que de l'entendre dire
par un homme qui parle avec zèle et avec gravité. Car entin
ne peut-on jamais dire des faussetés et des sottises de la même
manière qu'on dit de bonnes choses, principalement si l'on s'en
est laissé persuader par simplicité et par faiblesse.
Il est facile de s'instruire de la vérité ou de la fausseté des
accusations que l'on firme contre M. Deseartes ; ses écrits
sont faciles à trouver, ( . fort aisés à comprendre, lorsqu'on est
capable d'attention. Qu'on lise donc ses ouvrages, afin que
l'on puisse avoir d'autres preuves contre lui qu'un simple ouï-
dire ; et j'espère qu'après qu'on les aura lus et qu'on les aura
bien médités, on ne l'accusera plus d'athéisme, et que l'on
aura au contraire tout le respect qu'on doit avoir pour un
homme qui a démontré d'une manière très simple et très évi-
dente, non seulement l'existence d'un Dieu et l'immortalité de
l'àme, mais aussi une infinité d'autres vérités qui avaient été
inconnues jusqu'alors.
CHAPITRE VII
Dd désir de la science, et des jugements des faux savants.
L'esprit de l'homme a sans doute fort peu de capacité et
d'étendue, et cependant il n'y a rien qu'il ne souhaite de savoir.
Toutes les sciences humaines ne peuvent contenter ses désirs,
410 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
et sa capacité est si étroite, qu'il ne peut comprendre parfaite-
ment une seule science particulière. 11 est continuellement
agité, et il désire toujours de savoir, soit parce qu'il espère
trouver ce qu'il cherche, comme nous avons dit dans les cha-
pitres précédents ; soit parce qu'il se persuade que son âme et
son esprit sagrandissenl par la vaine possession de quelque
connaissance extraoï-dinaire. Le désir déréglé de son bonheui
et de sa grandeur fait qu'il étudie toutes les sciences, espérant
trouver son bonheur dans les sciences de morale, et cherchant
cetle fausse grandeur dans lès sciences spéculatives, et dans
toutes ces sciences vaines et extraordinaires qui élèvent, dans
l'espint de ceux qui les ignorent, ceux qui les possèdent.
D'où vient qu'il y a des personnes qui passent toute leur vie
à lire des rabbins, et d'autres livres écrits dans les langues
étrangères, obscures et corrompues, et par des auteurs sans
goût el sans intelligence, si ce n'est parce qu'ils se persuadent
que lorsqu'ils savent les langues orientales, ils sont plus grands
et plus élevés que ceux qui les ignorent ? Et qui peut les sou-
tenir dans leur travail ingrat, désagréable, pénible el inutile,
si ce n'est l'espérance de quelque élévation, et la vue de quel-
que vaine grandeur ? En effet on les regarde comme des
hommes rares ; on leur fait des compliments sur leur profonde
érudition, on les écoule plus volontiers que les autres; et
quoiqu'on puisse dire que ce sont ordinairement les moins judi-
cieux, quand ce ne serait qu'à cause qu'ils ont employé toute
leur vie à une chose fort inutile, el qui ne peut les rendre ni
plus sages, ni jjIus lieureux, néanmoins on s'imagine qu'ils ont
beaucoup plus desprit et de jugement que les autres; étant
plus savants dans l'origine des mots, on se laisse persuader
qu'ils sont savants dans la nature des choses.
C'est pour la même raison que les astronomes em])loient leur
temps et L'ur bieu pour savoir au juste, ce qui esl non seule-
ment inutile, mais impossible de savoir. Ils veulent trouver
dans le cours des planètes une exacte régularité qui ne s'y
rencontre jamais, et dresser des tables astronomi(iues pour
prédire des effets dont ils ne connaissent pas les causes i. Ils
* Nous avons déjà roninrqué le peu de c.ns que fait Mnlebianciio de' i'as'.rû-
nomie, ce qui a lieu d'ctoniier de la part d'un maUiémalicieii.
DES INCLINATIONS. 411
ont fait la sénélographie , ou la géographie de la lime , comme
si Ton avait quelque dessein d"y voyager. Ils Font déjà donnée
0 partage à tous ceux qui sont illustres dans l'astronomie ; il y
en a peu qui n'aient quelque province en ce pays, comme une
récompense de leurs grands travaux; et je ne sais s'ils ne tirent
point quelque gloire d'avoir été dans les bonnes grâces de ce-
lui qui leur a distribué si magnitlquement ces royaumes.
D'où vient que ces hommes raisonnables s'appliquent si fort
à cette science, et demeurent dans des erreurs très grossières
à l'égard des vérités qu'il leur est très utile de savoir, si ce
n'est qu'il leur' semble que c'est quelque chose de grand que
de connaître ce qui 5e passe dans le ciel ? La connaissance de
la moindre chose qui se passe là-haut, leur semble plus noble,
plus relevée, et plus digne de la grandeur de leur esprit, que
la connaissance des choses viles, abjectes et corruptibles,
comme sont, selon leur sentiment, les seuls corps sublunaires i.
La noblesse d'une science se tire de la noblesse de son objet :
c'est un grand principe ! La connaissance du mouvement des
corps inaltérables et incorruptibles est donc la plus haute et la
plus relevée de toutes les sciences. Ainsi elle leur parait digne
de la grandeur et de l'excellence de leur esprit.
C'est ainsi que les hommes se laissent éblouir par une fausse
idée de grandeur qui les tlatte et qui les agite. Dès que leur
imagination en est frappée, elle s'abat devant ce fentôme, elle
le révère, et elle renverse et aveugle la raison qui en doit
juger. Il semble que les hommes révent quand ils jugent des
objets de leur passion, et qu'ils manquent de sens commun.
Car enfin qu'y a-t-il de grand dans la connaissance des mou-
vements des planètes, et n'en savons nous pas assez présente-
ment pour régler nos mois et nos années. Qu'avons-nous tant
à faire de savoir si Saturne est environné d'un anneau ou d'un
grand nombre de petites lunes, et pourquoi prendre parti là-
dessus. Pourquoi se glorifier d'avoir prédit la grandeur d'une
éclipse, où l'on a peut-èlre mieux rencontré qu'un autre ,
parce qu'on a été plus heureux. Il y a des personnes destinées
y.uv l'ordre du prince à observer les astres, contentons-nous de
' !M;.leLManrhi', de même que Descartes, a du peiuMiant pour ranalomic et il
co ii^iii V vemeiit dans plusieurs pas^ayes, le déij'oilL qu'elle iuspire aux gen&
(lu muiide.
412 ce LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
leurs observations. Ils s'appliquent à- cet emploi avec raison,
car ils s'y appliquent par devoir : c'est leur affaire. Ils y tra-
vaillent avec succès, car ils y travaillent sans cesse avec art,
avec application et avec l'exactitude possible; rien ne leur
manque pour y réussir. Ainsi nous devons être pleinement
satisfaits sur une matière qui nous touche si peu, lorsqu'ils
nous font part de leurs découvertes
Il est bon que plusieurs personnes s'appliquent à l'anatomie,
puisqu'il est extrêmement utile de la savoir, et que les connais-
sances auxquelles nous devons aspirer, sont celles qui nous
sont les plus utiles. Nous pouvons et nous devons nous appli-
quer à ce qui contribue eu quelque chose à notre bonheur, ou
plutôt au soulagement de nos infirmités et de nos misères. Mais
passer toutes les nuits pendu à une lunette pour découvrir
dans les cieux quelque tache ou quelque nouvelle planète,
perdre sa santé et son bien, et abandonner le soin de ses
affaires pour rendre régulièrement visite aux étoiles et pour en
mesurer les grandeurs et les situations, il me semble que c'est
oublier entièrement et ce qu'on est présentement et ce qu'on
sera un jour.
Et qu'on ne dise pas que c'est pour reconnaître la grandeur
de celui qui a fait tous ce-; grands objets. Le moindre mouche-
ron manifeste davantage la puissance et la sagesse de Dieu, à '
ceux qui le considèrent avec attention, et sans être préoccu-
pés de sa petitesse, que tout ce que les astronomes savent des
cieux. Néanmoins les hommes ne sont pas faits pour examiner
toute leur vie les moucherons et les insectes; et l'on n'approuve
pas trop la peine que quelques personnes se sont donnée pour
nous apprendre comment sont faits les poux de chaque espèce
d'animal, et les transformations de différents vers en mouches
et en papillons. Il est permis de s'amuser à cela quand on n'a
rien à faire et pour se divertir; mais les hommes ne doivent
point y employer tout leur temps, s'ils ne sont sensibles à leur
misères.
Ils doivent incessamment s'a])pIiquor à la connaissance de»
Dieu et d'eux-mêmes travailler sérieusement à se défaire de
leurs erreurs et de leurs préjugés, de leurs passions et de leurs
inclinations au péché, rechercher avec ardeur les vérités qui
leur sont les plus nécessaires. Car enfin ceux-là sont les plus
DES INCLINATIOxNS. 413
judicieux qui recherchent avec pkis de soin les vérités les plus
solides.
La principale cause qui engage les hommes dans de fausses
études, c'est qu'ils ont attaché l'idée de savant à des connais-
sances vaines et infructueuses, au lieu de ne l'attacher qu'aux
sciences solides et nécessaires.
Car quand un homme se met en tète de devenir savant, et
que l'esprit de polymathie commence à l'agiter, il n'examine
guère quelles sont les sciences qui lui sont les plus néces-
saires, soit pour se conduire en honnête homme, soit pour
perfectionner sa raison; il regarde seulement ceux qui passent
pour savants dans le monde, et ce qu'il y a en eux qui les rend
considérables. Toutes les sciences les plus solides et les plus
nécessaires étant assez communes, elles ne font point admirer
ni respecter ceux qui les possèdent ; car on regarde sans atten-
tion et sans émotion les choses communes, quelque belles et
quelque admirables qu'elles soient en elles-mêmes. Ceux qui
veulent devenir savants, ne s'arrêtent donc guère aux sciences
nécessaires, à la conduite de la vie et à la perfection de l'es-
prit. Ces sciences ne réveillent point en eux cette idée des
sciences qu'ils se sont formées, car ce ne sont point ces sciences
qu'ils ont admirées dans les autres, et qu'ils souhaitent qu'on
admire en eux.
L'Évangile et la morale sont des connaissances trop com-
munes et trop ordinaires, ils souhaitent de savoir la critique de
quelques termes qui se rencontrent dans les philosophes an-
ciens, ou dans les poètes grecs. Les langues, et principale-
ment celles qui ne sont point en usa e dans leur pays, comme
l'arabe et le rabbinage .ou quelques autres seniblnbles leur
paraissent dignes de leur appHcation et de leur élude. S'ils lisent
rÉcrilure sainte, ce n'est pas pour y apprendre la religion et la
pieté. Les points de chronologie, de géographie, et les difticul-
tés de grammaire, les occupent tout entiers : ils désirent avec
plus d'ardeur la connaissance de ces choses, que les vérités
salutaires de l'Évangile. Ils veulent pos.-éder dans eux-mêmes
ia science qu'ils ont admirée sottement dans les autres, et que
les sots ne manqueront pas d'admirer dans eux.
De même dans les connaissances de la nature, ils ne recher-
chent guère les plus utiles, mais les moins communes. L'anato-
414 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
mie est trop basse pour eux, mais Tastronomie est plus relevée.
Les expériences ordinaires sont peu dignes de leur applica-
tion; mais ces expériences rares et surprenantes qui ne nous
peuvent jamais éclairer l'esprit, sont celles qu'ils observent
avec plus de soin.
Les histoires les plus rares et les plus anciennes sont celles
qu'ils font gloire de savoir. Ils ne savent pas la généalogie des
princes qui régnent présentement ; et ils reclierchent avec soin
celle des hommes qui sont morts il y a quatre mille ans. Ils
négligent d'apprendre les histoires de leur temps les plus com-
munes, et ils tâchent de savoir exactement les fables et les
fictions des poètes. Ils ne connaissent pas même leurs propres
parents; mais si vous le souliaitez, ils vous apporteront plu-
sieurs autorités pour vous prouver qu'un citoyen romain était
allié d'un empereur et d'autres choses semblables.
A peine savent-ils le nom des vêtements ordinaires dont on
se sert de leur temps, et ils s'amusent à la recherche de ceux
dont se servaient les Grecs et les Romains. Les animaux de
leur pays leur sont peu connus, et ils ne craindront pas d'em-
ployer plusieurs années à composer de grands volumes sur les
animaux de la Bible, pour paraître avoir mieux deviné que les
autres ce que signifient des termes inconnus. Un tel livre fait
les délices de son auteur et des savants qui le lisent, parce
qu'étant tout cousu de passages grecs, hébreux, arabes, etc.,
de citations de rabbins, et d'autres auteurs obscurs et extraor-
dinaires, il satisfait la vanité de son auteur, et la sotte curiosité
de ceux qui le lisent, qui se croiront aussi plus savants que les
autres, quand ils pourront assurer avec fierté, qu'il y a six
mots différents dans l'écriture pour signifier un lion, ou quel-
que chose de semblable.
La carte de leur pays ou même de leur ville leur est souvent
inconnue, dans le temps qu'ils étudient les cartes de la Grèce
ancienne, de l'Italie, des Gaules du temps de Jules César, ou
les rues et les places publiques de l'ancienne Rome. « Labor sul-
torum, dit le Sage, affliget eos, qui nescitmt in urbem pergere. >■
Ils ne savent pas le chemin de leur village, et ils se fatiguent
sottement dans des recherches inutiles. Ils ne savent pas les
lois ni les coutumes des lieux où ils vivent ; mais ils étudient
avec soin le droit ancien, les lois des douze tables, les coutumes
DES INCLLNATlOiVS. 413
des Lacédémoniens ou des Chinois, ou les ordonnances du
Grand Mogoli. Enfin ils veulent savoir toutes les choses rares,
extraordinaires, éloignées, et que les autres ne savent pas,
jiarce qu'ils ont attaclié, par un renversement d'esprit, l'idée de
savant à ces choses, et qu'il suffit pour être estimé savant de
savoir ce que les autres ne savent pas, quand raérae on igno-
rerait les vérités les plus nécessaires et les plus belles. Il est
vrai que la connaissance de toutes ces choses et d'autres sem-
blables est appelée science, érudition, doctrine, l'usage l'a
voulu : mais il y a une science qui n'est que folie et que sot-
tise ?elon rÉcriiure : doctrina sullorum fatuitas. Je n'ai point
encore remarqué que le saint esprit qui donne tant d'éloges à la
science dans les li\Tes saints, dise quelque chose à l'avantage
de cette fausse science dont je viens de parler.
CHAPITRE Mil
I. Du désir de paraître savant. — II. Des conversations de> faax savants. —
III. — De leurs ouvrages.
I. Si le désir déréglé de devenir savant rend souvent les
hommes plus ignorants, le désir de paraître savant ne les rend
pas, seidement plus ignorants, mais il semble qu'il leur ren-
verse l'esprit ; car il y a une infinité de gens qui perdent le
sens commun, parce qu'ils le veulent passer, et qui ne disent
que des sottises, parce qu'ils ne veulent dire que des paradoxes.
Ils s'éloignent si fort de toutes les pensées communes, dans
le de>sein qu'ils ont d'acquérir la qualité d'esprit rare et extra-
ordinaire, qu'en effet ils y réussissent, et qu'on ne les regarde
plus, ou qu'avec admiration, ou qu'avec beaucoup de mépris.
On les regarde quelquefois avec admiration, lorsqu'éiant
élevés à quelque dignité qui les couvre, on s'imagine qu'ils
sont autant au-dessus des autres par leur génie et par leur
érudition, qu'ils le sont par leur ran; ou par leur nais-
sance. Mais on les regarde le plus souvent avec mépris, cl
quelquefois même comme des fous, lorsiju'on les regarde de
* Rapprocher cette spirituelle critique de l'esprit de polyranihie de \'Her-
ma'inrait (]>.• I.a Bruyère, qui na jirnnis vu et qui ne verra point Versailles,
niafs qui a presque vu la tour de Uabel. et qui en <'oinplc les degrés.
416 DE LA RECHERCHE DE ^.A VÉRITÉ.
plus près, et que leur grandeur ne les cache point aux yeux
des autres.
Les faux savants font manifestement paraître ce qu'ils sont
dans les livres qu'ils composent et dans leurs conversations or-
dinaires. Il est peut-être à propos d'eu dire quelque chose
II. Comme c'est la vanité et le désir de paraître plus que les
autres qui les engage dans l'étude, dès qu'ils se sentent en
conversation, la passion et le désir de l'élévation se réveille en
eux et les emporte; ils montent tout d'un coup si haut, que tout
le monde les perd quasi de vue, et qu'ils ne savent souvent
eux-mêmes où ils en sont. Ils ont si peur de n'être pas au-
dessus de tous ceux qui les écoulent, qu'ils se fâchent même
qu'on les suive, qu'ils s'effarouchent lors qu'on leur demande
quelque éclaircissement et qu'ils prennent même un air de
fierté à la moindre opposition qu'on leur fait. Enfin ils disent
des choses si nouvelles et si extraordinaires, mais si éloignées
du sens commun, que les plus sages ont bien de la peine à
s'empêcher de rire, lorsque les autres en demeurent tout
étourdis.
Leur première fougue passée, si quelque esprit assez fort et
assez ferme pour n'en avoir pas été renversé, leur montre qu'ils
se trompent, ils ne laissent pas de demeurer obstinément atta-
chés à leurs erreurs. L'air de ceux qu'ils ont étourdis les
étourdit eux-mêmes ; la vue de tant d'approbateurs qu'ils ont
convaincus par impression, les convainc par contre-coup, ou
si cette vue ne les convainc pas, elle leur eutle au moins assez
le courage pour soutenir leurs faux sentiments. La vanité ne
leur permet pas de rétracter leur parole. Ils cherchent toujours
quelque raison pour se défendre; ils ne parlent même jamais
avec plus de chaleur et d'empressement que lorsqu'ils n'ont
rien à dire ; ils s'imaginent qu'on les injurie et que l'on tâche
de les rendre méprisables à chaque raison qu'on apporte
contre eux, et plus elles sont fortes et judicieuses, plus elles
irritent leur aversion et leur orgueil.
Le meilleur moyen de défendre la vérité contre eux n'est pas
de disputer; car enfin il vaut mieux et pour eux et pour nous,
les laisser dans leurs erreurs, que de s'attirer leur aversion. Il
ne faut pas leur blesser le cœur, lorsqu'on veut leur guérir
l'esprit, puisque les plaies du cœur sont plus dangereuses que
DES INCLINATIONS. 417
celles de l'espvit; oulrc qu'il arrive quelquefois que l'on a af-
faire avec un homme qui est véritablement savant, et qu'on
■pourrait le mépriser faute île bien concevoir sa pensée. Il faut
donc prier ceux qui parlent d'une manière décisive, de s'expli-
quer le plus distinclement qu'il leur sera possible, sans leur
permettre de changer de sujet, ni de se servir de termes
obscurs et équivoques, et si ce sont des personnes éclaii'ées, on
apprendra quelque chose avec eux ; mais si ce sont des faux
savants, ils se confondront par leurs propres paroles sans
aller fort loin, et ils ne pourront s'en prendre qu'à eux-mêmes.
On en recevra peut-être quelque instruction et même quelque
divertissement, s'il est permis de se divertir de la faiblesse des
autres en tachant d'y remédier ; mais ce qui est plus considé-
rable, c'est qu'on empêchera par-là que les faibles .qui les écou-
taient avec admiration, ne se soumettent à l'erreur en suivant
leurs décisions.
Car il faut bien remarquer que le nombre des sots, ou de
ceux qui se laissent conduire machinalement et par l'impres-
sion sensible, étant infiniment plus grand que de ceux qui ont
quelque ouverlure d'esprit, et qui ne se persuadent que par
raison, quand un de ces savants parle, et décide de quelaue
chose, il y a toujours beaucoup plus de personnes qui le croient
sur sa parole que d'autres qui s'en défient. Mais parce que ces
faux savants s'éloignent le plus qu'ils peuvent des pensées com-
munes, tant par le désir de trouver quelque opposant qu'ils
maltraitent pour s'élever et pour paraître, que par renverse-
ment d'esprit ou par esprit de contradiction, leurs décisions
sont ordinairement fausses ou obscures, et il est assez rare
qu'on les écoute sans tomber dans quelque erreur.
Or cette manière de découvrir les erreurs des autres ou la
solidité de leurs sentiments, est assez difticile à mettre en
usage. La raison de ceci est, que les faux savants ne sont pas
les seuls qui veulent paraître ne rien ignorer, presque tous les
hommes ont ce défaut, principalement ceux qui ont ruelquc
lecture et quelque étude ; ce qui fait qu'ils veulent toujoui'^
parler et explicjuer leurs sentiments, sans apporter assez d'at-
tcnlion pour bien comprendre celui des autres. Les plus com-
plaisanis et les plus raisonnables méprisant dans leur cœur le
se;:linieut des autres, inonlreut seulement une mine attentive,
418 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
pendant que l'on voit dans leurs, yeux qu'ils pensent à toute
autre chose qu'à ce qu'on leur dit, et qu'ils ne sont occupes que
de ce qu'ils veulent nous prouver, sans songer à nous ré-
pondre 1. C'est ce qui rend souvent les conversations très désa-
gréables. Car de même qu'il n'y a rien de plus doux, et qu'on
ne saurait nous faire plus d'iionneur, que d'entrer dans nos
raisons, et d'approuver nos opinions , il n'y a rien aussi de si
choquant que de voir qu'on ne les comprend pas, et qu'on ne
songe pas même à les comprendre. Car enfin on ne se plait
pas à converser avec des statues , mais qui ne sont statues à
notre égard, que parce que ce sont des hommes qui n'ont pas
beaucoup d'estime pour nous, et qui ne songent point à nous
plaire, mais seulement à se contenter eux-mêmes en tâchant de
se faire valoir. Que si les hommes savaient bien écouter et
bien répendre, les conversations seraient non seulement fort
agréables, mais même très utiles; au lieu que chacun tâchant
de paraître savant, on ne fait que s'entêter et disputer sans
s'entendre ; on blesse quelquefois la charité, et Ton ne découvre
presque jamais la vérité.
Mais les égarements où tombent les faux savants dans la
conversation, sont en quelque manière excusables. On peut
dire pour eux que l'on apporte d'ordinaire peu d'application à
ce qu'on dit dans ce temps-là, que les personnes les plus
exactes y disent souvent des sottises, et qu'ils ne prétendent
pas qu'on recueille toutes leurs paroles comme l'on a fait celles
de Scaliger et du cardinal du Peri'on.
Il y a quelque raison dans ces excuses, et l'on veut bien
croire que ces sortes de fautes sont dignes de quelque indul-
gence. On veut parler dans la conversation, mais il y a des
jours malheureux dans lesquels on i-encontre mal. On n'est pas
toujours en humeur de bien penser et de bien dire ; et le temps
est si court dans certaines rencontres, que le plus petit nuage
et la plus légère absence d'esprit fait malheureusement tomber
dans des absurdités extravagantes les esprits même les plus
justes et les plus pénétrants.
Mais si les fautes que les faux savants commettent daos les
' La Roclicfourauld aval', déjà peint ces gi'D-; dans les youx tit dnns l'es-
prit de qui on voito un égarement pour ce qu'on leur dil et uîic iirecipitation
|K?ur retourner à ce qu'ils veulent dire ».
DES LNCLINATIONS. 419
nversations, sont excusables, les fautes où ils tombent dans
urs livres après y avoir sérieusement pensé, ne sont pas par-
onnables, principalement si elles sont fréquentes et si elles ne
>ont point réparées par quelques bonnes choses. Car enfin
lorsque l'on a composé un méchant livre, on est cause qu'un
très grand nombre de personnes perdent leur temps à le lire,
qu'ils tombent souvent dans les mêmes erreurs dans lesquelles
on est tombé, et qu'ils en déduisent encore plusieurs autres, ce
qui n'est pas un petit mal.
Mais quoique ce soit une faute plus grande qu'on ne s'ima-
gine, que de composer un méchant livre, ou simplement un
livre inutile, c'est une faute dont on est plutôt récompense
(p'.'on n'en est puni. Car il y a des crimes que les hommes ne
punissent pas, soit parce qu'ils sont à la mode, soit parce
qu'on n'a pas d'ordinaire une raison assez ferme pour con-
damner des criminels qu'on estime plus que soi.
On regarde ordinairement les auteurs comme des hommes
rares et extraordinaires et beaucoup élevés au-dessus des au-
tres ; on les révère donc au lieu de les mépriser et de les pu-
nir. Ainsi il n'y a guère d'apparence que .'es hommes érigent
jamais un tribunal pour examiner et pour condamner tous les
livres qui ne font que corrompre la raison.
C'est pourquoi l'on ne doit jamais espérer que la république
<lo5 lettres soit mieux réglée que les autres républiques,
])uisque ce sont toujours des hommes qui la composent. 11 est
même très à propos, atin que l'on puisse se délivrer de l'er-
reur, qu'il y ait plus de liberté dans la république des lettres
que dans les autres, où la nouveauté est fort dangereuse. Car
ce serait nous confirmer dans les erreurs où nous sommes,
que de vouloir ôler la liberté aux gens d'étude, et que de con-
damner sans discernement toutes les nouveautés.
On ne doit donc point trouver à redire si je parle contre le
gouvernement de la répubhque des lettres, et si je tache de
montrer que souvent ces grands hommes qui font l'admiration
dos autres pour leur profonde érudition, ne sont dans le fond
que des hommes vains et superbes, sans jugement et sans au-
cune vcrilablo science. Je suis oblige d'en parler de cette sorte,
atin (ju'on ne se rende pas aveuglément à leurs dccisions, et
qu on ne suive pas leurs erreurs. • "***
420 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ,
III. Les preuves de leur vanité, de leur peu de jugement et
de leur ignorance, se tirent manifestement de leurs ouvrages.
Car si l'on prend la peine de les examiner, avec dessein d'en
juger selon les lumières du sens commun et sans préoccupa-
tion d'esprit pour ces auteurs, on trouvera que la plupart des
desseins de leurs études sont des desseins qu'une vanité peu
judicieuse a formés, et que leur principal but n'est pas de per-
fectionner leur raison, et encore moins de bien régler les
mouvements de leur cœur, mais seulement d'étourdir les au-
tres, et de paraître plus savants qu'eux.
C'est dans cette vue qu'ils ne traitent, comme nous avons
déjà dit, que des sujets rares et extraordinaires, et qu'ils ne
s'expliquent que par des termes rares et extraordinaires et
qu'ils ne citent que des auteurs rares et extraordinairr». Ils ne
s'expliquent guère en leur langue, elle est trop commune ; ni
avec un latin simple, net et facile ; ce n'est pas pour se faire
entendre qu'ils parlent, mais pour parler et pour se faire ad-
mirer. Ils s'appliquent rarement à des sujets qui peuvent servir
à la conduite de la vie ; cela leur semble trop commun ; ce
qu'ils cherchent n'ost pas d'être utiles aux autres, ni à eux-
mêmes, c'est seulement d'être estimés savants. Ils n'apportent
point de raisons des choses qu'ils avancent, ou ce sont des
raisons mystérieuses et incompréhensibles, que ni eux ni
personne ne conçoit avec évidence. Ils n'ont point de raisons
claires : mais s'ils en avaient, ils ne les diraient pas. Ces -rai»
sons ne surprennent point l'esprit, elles semblent trop simples
et trop communes; tout le monde en est capable. Ils apportent
plutôt des autorités pour prouver, ou pour faire semblant de
prouver leurs pensées : car souvent les autorités dont ils se
servent ne prouvent rien par le sens qu'elles contiennent ; elles
ne 'prouvent, que parce que c'est du grec ou de l'arabe. Mais
il est peut-être à propos de parler de leurs citations, cela fera
connaitre en quelque manière la disposition de leur esprit.
Il est, ce me semble, évident qu'il n'y a que la fausse éru-
dition et l'esprit de polymathie qui ait pu rendre les ciiaiious
à la mode comme elles ont été jusqu'ici, et comme elles
sont encore maintenant cliez quelques savants. Car il n'est pas
•fort difficile de trouver des auteurs qui citent à tous mon.eut>
de grands passages sans aucune raison de citer, soit parce que
DES INCLLNATIONS. i2i
les choses qu'ils avancent sont si claires que personne n'en
doute, soit parce qu'elles sont si cachées que l'autorité de leurs
auteurs ne les peut pas prouver, puiscju'ils n'en pouvaient rien
savoir, soit enfin parce que les citations qu'ils apportent ne
peuvent servir d'aucun ornement à ce qu'ils disent.
D est contraire au sens commun d'apporter un grand passage
grec pour prouver que l'air est transparent, parce que c est
une chose connue à tout le monde, de se servir de l'autorité
d'Aristote pour nous faire croire qu'il y a des intelligences qui
remuent les cieux, parce qu'il est évident qu'Aristote n'en pou-
vait rien savoir; et entin de mêler des langues étrangères, des
proverbes arabes et persans dans des livres français ou latins,
faits pour tout le monde, parce que ces citations n'y peuvent
servir d'ornement, ou bien ce sont des ornements bizarres qui
choquent un très grand nombre de personnes, et qui n'en peu-
vent satisfaire que très peu.
Cependant la plupart de ceux qui veulent paraître savants se
plaisent si fort dans ces soi'tes de citations, qu'ils n'ont quel-
quefois point de honte d'en rapporter en des langues mè'ae
quils n'entendent point, et ils fout de grands etïorts pour
coudre dans leurs livres un passage arabe, qu'ils ne savent
quelquefois pas lire. Ainsi ils s'embarrassent fort de venir à
bout d'une chose contraire au bon sens, mais qui contente leur
vanité et qui les fait estimer des sots i.
Ils ont encore un autre défaut fort considérable, c'est qu'ils
se soucient fort peu de paraître avoir lu avec choix et discer-
nement ; ils veulent seulement paraître avoir beaucoup lu, et
principalement des livres obscurs, afin qu'on les croie plus sa-
vants, des livres rares et chers, afin qu'on s'imagine que rien
no leur manque , des livres méchants et impies que les hon-
nêtes gens n'osent lire, à peu près par le même esprit que des
gens se vantent d'avoir fait des crimes que les autres n'osent
faire. Ainsi ils vous citeront plutôt des livres fort chers, fort
anciens et fort obscurs, que non pas d'autres livres plus com-
muns et plus intelligibles, des livres d'astrologie, de cabale et
' Ou peut encore rapprocher ce que dit Malobranclie sur la manie des cita-
tions du portrait qu"a fiit La Bruyère d'Herille « qui fait dire au prince des
philosophes que le vin enivre et à lorateur romain que fuau le tempère ».
«^liap. sur la Société et la Comcmalion
T. 1 24
422 DE LA RECHERCHE DE LA VKKITK.
de magie, que de boas livres, comme s'Us ne voyaient pas
que la lecture étant la même chose que la conversation, ils
doivent souhaiter de paraître avoir l'echerché avec soin la lec-
ture des bons livres et de ceux qui sont les plus intelligibles, et
non pas la lecture de ceux qui sont méchants et obscurs.
Car de même que c'est un renversement d'esprit que de re-
chercher la conversation ordinaire des gens que l'on n'entend
point sans interpr('>te, lorsqu'on peut savoir d'une autre ma-
nière les choses qu'ils nous apprennent, ainsi il est ridicule de
ne lire que des livres qu'on ne peut entendre sans dictionnaire,
lorsqu'on peut apprendre ces mêmes choses dans ceux qui nous
sont plus intelligibles. Et comme c'est une marque de dérègle-
ment que d'affecter la compagnie et la conversation des impies,
c'est aussi le caractère d'un cœur corrompu que de se plaire
dans la lecture des méchants livres. Mais c'est un orgueil extra-
vagant que de vouloir paraître avoir lu ceux-là même qu'on
n'a pas lus, ce qui arrive toutefois assez souvent. Car il y a
des personnes de trente ans qui vous citent dans leurs ouvrages
plus de méchants livres qu'ils n'en pourraient avoir lus en plu-
sieurs siècles, et cependant ils veulent persuader aux autre?
qu'il les ont lus fort exactement. Mais la plupart des livres ae
certains savants ne sont fabriqués qu'à coups de dictionnaires,
et ils n'ont guère lu que les tables des livres qu'ils citent, ou
quelques lieux communs ramassés de différents auteurs.
On n'oserait entrer davantage dans le détail de ces choses
ni en donner des exemples, de peur de choquer des personnes
aussi fières et aussi bilieuses que le sont ces faux savants; car
on ne prend pas plaisir à se faire injurier en grec et en arabe.
Outre qu'il n'est pas nécessaire pour rendre ce que je dis
plus sensible, d'en donner des preuves particulières ; l'esprit de
l'homme étant assez porté à trouver à redire à la conduite des
autres, et à faire application de ce que l'on vient de dire. Qu'ils
se repaissent cependant, puisqu'ils le veulent, de ce vain fan-
tôme de grandeur, et qu'ils se donnent les uns aux autres le?
applaudissements que nous leur refusons. C'est peut-être les
avoir déjà trop inquiétés dans une jouissance qui leur semble
si douce et si agréable.
DES INCLENATIONS. *^3
CHAPITRE IX
Comment riiiclination que l'on a pour Ins dignités et les ridie^sc; lor'e »
. ierreur.
Les dignités et les richesses, aussi bien que la vertu et les
sciences dont nous venons de parler, sont les principales
choses qui nous élèvent au-dessus des autres hommes: car il
semble que notre être s'agrandisse, et devienne comme indé-
jiendant par la possession de ces avantages. De sorte que
i'aniour que nous nous portons à nous-mêmes, se répandant
nûturelleraent jusqu'aux dignités et aux richesses, on peut
dire qu'il n'y a personne qui n'ait pour elles quelque incli-
nation petite ou grande. Expliquons en peu de mots commen.'
ces iiiclinations nous empêchent de trouver la vérité et nous
eno-agent dans le mensonge et dans l'erreur.
Nous avons montré en plusieurs endroits qu'il faut beau-
coup de temps et de peine, d'assiduité et de contention d'esprit
pour pénétrer des vérités composées , environnées des difficul-
tés, et qui dépendent de beaucoup de principes. De là il est
facile de juger que les personnes publiques, qui sont dans de
grands emplois, qui ont de grands biens à gouverner et de
grandes affaires à conduire, et qui désirent ardemment les di-
gnités et les richesses, ne sont guère propres à la recherche
de ces vérités, et qu'ils tombent souvent dans Terreur à l'égard
de toutes les choses qu'il est difficile de savoir, lorsqu'ils en
veulent juger :
1° Parce qu'ils ont fort peu de temps à employer à la reclier-
che de la vérité.
2° Parce qu'ordinaii'eraent ils ne se p'aisent guère dans cette
rechercne.
3° Parce qu'ils sont très peu« capables d'attention, à cause
que la capacité de leur esprit est partagée par le grand nom-
bre des idées des choses qu'ils souhaitent, et desquelles ils
sont occupés même malgré eux.
4° Parce qu'ils s'imaginent tout savoir, et qu'ils ont do la
peiné à croire que des gens qui leur sont inO.'rieurs aiont plus
de raison qu'eux ; car s'ils souHrent bien qu'il i leur apprennent
i2i DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
quelques faits, ils ne souffrent pas volontiers qu'ils les instrui-
sent des vérités solides et nécessaires ; ils s'emportent lors-
qu'on les contredit et qu'on les détrompe.
5° Parce qu'on a coutume de les applaudir en toutes leurs
imaginations, quelque fausses et éloignées du sens commun
qu'elles puissent être, et de railler ceux qui ne sont pas do
leur sentiment, quoiqu'ils ne défendent que des vérités in-
contestables. C'est à cause des lâches llatleries de ceux qui les
approchent, qu'ils se confirment dans leurs erreurs, et dans la
fausse estime qu'ils ont d'eux-mêmes, et qu'ils se mettent en
possession de juger cavalièrement de toutes choses.
6° Parce qu'ils ne s'arrêtent guère qu'aux notions sensibles
qui sont plus propres pour les conversations ordinaires, et poui
se conserver l'esprit des hommes, que les idées pures et abs
traites de l'esprit qui servent à découvrir la vérité.
7° Parce que ceux qui aspirent à quelque dignité, tâchent
autant qu'ils peuvent de s'accommoder à la portée des autres,
à cause qu'il n'y a rien qui excite si fort l'envie et l'aversion
des hommes que de paraître avoir des sentiments peu com-
muns. Il est rare que ceux qui ont l'esprit et le cœur occupés
de la pensée et du désir de faire fortune, puissent découvrir
des vérités cachées ; mais lorsqu'ils en découvrent , ils les
abandonnent souvent par intérêt, et parce que la défense de
ces vérités ne s'accorde pas avec leur ambition. Il faut souvent
consentir à l'injustice pour devenir magistrat; une piété solide
et peu commune éloigne souvent des bénétices, et l'amour gé-
néreux de la vérité fait très souvent perdre les chaires où l'on
ne doit enseigner que la vérité i.
Toutes ces raisons jointes ensemble font que les hommes qui
sont beaucoup élevés au-dessus des autres par leurs dignités,
leur noblesse, et leurs richesses, ou qui ne pensent qu'à s'éle-
ver et à faire quelque fortune, sont extrêmement sujets à l'er-
reur, et très peu capables des vérités un peu cachées. Car
entre les choses qui sont nécessaires pour éviter l'erreur dans
les questions un peu difficiles, il y en a deux principales qui ne
se rencontrent pas ordinairement dans les personnes dont nous
Ml y a là san<; doute une allusion aux professeurs de pliilnsopliie dépos-
sédés de leurs chaires |iour cause d atlaclu'mcnt à la philosophie nouvelle.
DES INCLINATIONS. 425
parlons, savoir l'atteution de l'esprit pour bien pénétrer le
fond des choses, et la retenue pour n'en pas juger avec trop
de précipitation. Ceux-là même qui sont choisis pour enseigner
les autres, et qui ne doivent point avoir d'autre but, que de se
rendre habiles pour instruire ceux qui sont commis à leur soin,
deviennent d'ordinaire sujets à l'erreur, aussitôt qu'ils devien-
nent personnes publiques; soit parce qu'ayant très peu de
temps à eux, ils sont incapables d'attention et de s'appliquer
aux choses qui en demandent beaucoup, soit parce que sou-
haitant étrangement de paraître savants, ils décident hardi-
ment de toutes choses sans aucune retenue, et ne souffrent
qu'avec peine qu'on leur résiste et qu'on les instruise.
CHAPITRE X
De l'amour du plaisir par rapport à la morale.— I. Il faut fuir le plaisir quoi-
•|u'il rende heureux. — II. Il ne doit pointnous portera l'amour des biens
sensibles.
Nous venons de parler dans les trois chapitres précédents de
l'inclination que nous avons pour la conservation de noire être
et conmient elle est cause que nous tombons dans plusieurs
erreurs. Nous parlerons présentement de celle que nous avons
pour le bien-être, c'est-à-dire pour les plaisirs et pour toutes
les choses qui nous rendent plus heureux et plus contents, ou
que nous croyons capables de cela ; et nous tâcl.erons de dé-
couvrir les erreurs qui naissent de cette inclination.
Il y a des philosophes qui tâchent de persuader aux hommes,
que le plaisir n'est point un bien, et que la douleur n'est point
un mal, qu'on peut être heureux au milieu des douleurs les
plus violentes e*. qu'on peut être mallieureux au miUou des
plus grands plaisirs. Comme ces philosophes sont fort pathé-
tiques et fort Imaginatifs, ils enlèvent bientôt les esprits faibles
et qui se laissent aller à l'impression, que ceux qui leur parlent,
produisent en eux ; car les sloïques sont un peu visionnaires,
ot les visionnaires sont véhéments; ainsi ils impriment lacile-
nicnl dans les autres les faux sentiments dont ils sont prévenus.
T. I. 24.
426 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
Mais comme il n'y a point de conviction contre l'expérience et
contre notre sentiment intérieur, toutes ces raisons pompeuses
et magnifiques qui étourdissent et éblouissent l'imagination des
hommes, s'évanouissent avec tout leur éclat, aussitôt que l'âme
est touchée de quelque plaisir ou de quelque douleur sensible ,
et ceux qui ont mis toute leur confiance dans cette fausse per-
suasion de leur /esprit, se trouvent sans sagesse et sans force à
la moindre attaque du vice ; ils sentent qu'ils ont été trompés
et qu'ils sont vaincus.
I. Si les philosophes ne peuvent donner à leurs disciples la
force de vaincre leurs passions, du moins ne doivent-ils pas
les séduire ni leur persuader qu'ils n'ont point d'ennemis à
combattre. Il faut dire les choses comme elles sont : le plaisir
est toujours un bien, et la douleur toujoui's un mal; mais il
n'est pas toujours avantageux de jouir du plaisir, et il est
quelque fois avantageux de souffrir la douleur.
Mais pour faire bien comprendre ce que je veux dire, il faut
savoir :
1° Qu'il n'y a que Dieu qui soit assez puissant pour agir en
•'.ous, et pour nous faire sentir le plaisir et la douleur. Car il
est évident à tout homme qui consulte sa raison, et qui méprise
les rapports de ses sens, que^ae ne sont point les objets que
nous sentons, qui agissent effectivement en nous, puisque le
corps ne peut agir sur l'esprit, et que ce n'est point non plus
notre âme qui cause en elle-même son plaisir ni sa douleur à
leur occasion ; car s'il dépendait de l'âme de sentir la douleur,
elle n'en souffrirait jamais.
2° Qu'on ne doit donner ordinairement quelque bien, que
pour faire faire quelque bonne action ou pour la récompenser :
et qu'on ne doit ordinairement faire souffrir quelque mal, que
pour détourner d'une méchante action, ou pour la punir, et
qu'ainsi Dieu agissant toujours avec ordre, et selon les règles
de la justice, tout plaisir dans son institution nous porte à
quelque bonne action, ou nous en récompense ; et toute dou-
leur nous délouj-ne de quelque action mauvaise ou nous en
punit.
3° Qu'il y a des actions qui sont bonnes en un sens, et mau-
vaises en un autre. C'est par exemple une mauvaise action que
de s'exposer à la mort, loi'sque Dieu le défend; mais c'est
DES INCLINATIONS. 4^27
aussi une bonne action que de s'y exposer, lorsque Dieu le com-
mande. Car toutes nos actions ne sont bonnes ou mauvaises,
que pai'ce que Dieu les a commandées ou les a défendues, ou
par la loi éternelle, que tout homme raisonnable peut consulter
en rentrant en lui-même, ou par la loi écrite, exposée au sens
de riiomme sensible et charnel, qui depuis le péché n'est pas
toujours en état de consulter la raison.
Je dis donc que le plaisir est toujours bon, mais qu'il n'est
pas toujours avantageux de le goûter i.
1" Parce qu'au lieu de nous attacher à celui qui seul est ca-
pable de le causer il nous en détache, pour nous unir à ce iiui
semble faussement le causer, il nous détache de Dieu pouï
nous unir à une vile créature. Il est toujours avantageux de
goûter le plaisir qui se rapporte à la vraie cause, et qui en est
la perception. Car comme on ne peut aimer que ce qu'on aper-
çoit, ce plaisir ne peut exciter qu'un amour juste, que l'aM.our
de la cause véritable du bonheur. Mais il est du moins fort
dangereux de goûter les plaisirs qui se rapportent aux objets
sensibles, et qui en sont la perception, parce que ces plaisirs
nous portent à aimer ce qui n'est point cause de notre bonheur
actuel. Car encore que ceux qui sont éclairés de la véritable
philosophie, pensent quelquefois que le plaisir n'est point causé
par les objets de dehors, et que cela puisse en quelque manière
les porter à reconnaître et à aimer Dieu en toutes choses,
néanmoins depuis le péché la raison de l'homme est si faible,
et ses sens et son imagination ont tant de pouvoir sur son
esprit qu'ils corrompent bientôt son cœur, lorsqu'on ne se prive
pas, selon le conseil de l'Évangile , de toutes les choses qui ne
portent point à Dieu par elles-mêmes. Car la meilleure philo-
sophie ne saurait guérir l'esprit ni résister aux désordres de la
volupté.
2° Parce que le plaisir étant une récompense, c'est faire une*
injustice que de produire dans son corps des mouvements ([ui
obligent Dieu, en conséquence des lois générales qu'il a éta-
blies, à nous faire sentir du plaisir, lorsque nous n'en méritons
pas \ soit parce que l'action que nous faisons est inutile ou cri-
* Malebranche a, par cetto riistiiic'ion. répondu à ceux qui l'accu!;;cieiit
rie favoriser les plaisirs et d'incliner à l'épicurcisme.
428 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
miuelle, soit parce qu'élani pleins de péchés, nous ne devons
point lui demander de récompense. L'Iiomme avant son péché
pouvait avec justice goûter les plaisirs sensibles dans ses ac-
tions réglées; mais depuis le péché il n'y a plus de plaisirs
sensibles entièrement innocents, ou qui ne soient capables de
nous blesser lorsque nous les goûtons ; car souvent il suffit de
les goûter pour en devenir esclave.
3° Parce que Dieu étant juste, il ne se peut faire qu'il ne
punisse un jour la violence qu'on lui fait, lorsqu'on l'oblige de
récompenser par le plaisir des actions criminelles que l'on
commet contre lui. Lorsque notre âme ne sera plus unie à no-
tre corps, Dieu n'aura plus l'obligation qu'il s'est imposée de
nous donner les sonliments qui doivent répondre aux traces du
cerveau, et il aura toujours l'obligation de satisfaire à sa jus-
lice; ainsi ce sera le temps de sa vengeance et de sa colère.
Il punira par des douleurs qui ne finiront jamais les injustes
plaisirs des voluj tueux.
4° Parce que la certitude que l'on a dès cette vie, qu'il faut
que cette justice se fasse, agite l'esprit de mortelles inquiétudes
et le jette dans une espèce de désespoir, qui rend les voluptueux
misérables au milieu même des plus grands plaisirs.
5° Parce qu'il y a presque toujours des remords fâcheux qui
accon>pagnent les plaisirs les plus innocents, à cause que nous
sommes assez convaincus que nous n'en méritons point, et ces
remords nous privent d'une certaine joie intérieure que l'on
trouve môme dans la douleur de la pénitence.
Ainsi, quoique le plaisir soit un bien, il faut tomber d'accord
qu'il n'est pas toujours avantageux de le goûter par toutes ces
raisons, et par d'autres semblables qu'il est très utile de savoir,
et qu'il est très facile de déduire de celles-ci ; il est presque
toujours très avantageux de souffrir la douleur, quoiqu'elle soit
effectivemeiit un mal.
Néanmoins tout plaisir est un bien, et rend actuellement heu-
reux celui qui le goûte, dans l'instant qu'il le goûte et autant
qu'il \ii goûte; et toute douleur est un mal et rend actu(>liemont
malheureux celui qui lasouffre, dans l'instant qu'il la souffre, et
autant qu'il la souffre. On peut dire que sans l'espérance el
l'avani-goût des biens promis, les justes et les saints seraient
en cette vie les plus malheureux de tous les hommes, et les
DES INCLINATIONS. l-*0
plus dignes de compassion : ■> Si in vita tantum in Chrislo spe-
raraus, miserabiliores sumus omnibus hominibus * », dit samt
Paul. Car ceux qui pleurent et ceux qui souffrent persécution
pour la justice, ne sont point heureux, parce qu'ils souffrent
pour la justice, mais parce que le royaume du ciel est à eux,
et qu'une grande récompense leur est réservée dans le ciel,
c'esl-à-dire, parce qu'ils seront quelque jour heureux. Ceux qui
souffrent persécution pour la justice sont en cela justes, ver-
tueux et parfaits, parce qu'ils sont dans l'ordre de Dieu, et que
la perfection consiste à le suivre ; mais ils ne sont pas heureux
à cause qu'ils souffrent. Un jour ils ne souffriront plus, et
alors ils seront heureux aussi bien que justes et parfaits.
« Omnes boni et san^-ti, dit saint Augustin, etiam in tormentis
quibushbet divino fulli adjutorio, spe illils finis beati vocau-
tur, Quo FIXE BEATI ERLNT. Nam si in eisdem tormentis etatro-
cissimis doloribus semper essent cum qliblsi.ibet virtltibus,
esse miseros nuUa sana ratio dubiiarel ~. y>
Cependant je ne nie pas que dès celte vie les justes ne soient
heureux en quelque manière par la forcede leur espérance et de
leur foi, qui rendent ces biens futurs comme présents à leur
esprit. Car il est certain que lorsque l'espérance de quelque
bien est forte et vive, elle l'approche de l'esprit et le lui fait
goûter : ainsi elle le rend en quelque manière heureux, puisque
c'est le goût du bien, la possession du bien, le plaisir qui nous
rend heureux.
Il ne faut donc pas dire aux hommes que les plaisirs sensibles
ne sont point bons, et qu'ils ne rendent point plus heureux
ceux qui en jouissent, puisque cela n'est pas vrai, et que dans le
temps de la tentation ils le reconnaissent à leur malheur. Il
leur faut dire que bien que ces plaisirs soient bons en oux-
raémes et capables de les rendre en quelque manière lioureux,
ils doivent néanmoins les éviter pour des raisons semblables
a celles que j'ai apportées, mais qu'ils ne les peuvent point
éviter par leurs propres forces, parce qu'ils désii'eni d'être
heureux par une inclination qu'ils ne peuvent vaincre, et que
ces plaisirs passagers qu'ils doivent évker, la contentent en
* Aux (''ir.
* Epixl. ad }[acedoiiium\o6, alias ai. CcUc citalion n'est pas dans les édi-
tions prccédente*.
430 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
quelque manière ; et qu'ainsi, ils sont dans une misérable néces-
sité de se perdre, s'ils ne sont secourus par la délectation de
la grâce qui conlre-balance l'effort continuel des plaisirs sen-
sibles. Il leur faut dire ces choses afin qu'ils connaissent distinc-
tement leur faiblesse et le besoin qu'ils ont d'un libérateur.
Il faut parler aux hommes comme Jésus-Christ leur a parlé,
et non pas comme les stoïciens, qui ne connaissaient ni la nature
ni la maladie de l'esprit humain. Il leur faut dire sans cesse
qu'il faut en un sens se haïr el se mépriser soi-même, ot qu'il
ne faut point chercher ici bas d'élablissement et de bonheur:
qu'il faut tous les jours porter sa croix ou l'instrument de son
supplice, et perdre présentement sa vie pour la conserver
éternellement. Enfin il leur faut montrer qu'ils sont obliges de
faire tout le contraire de ce qu'ils désirent, afin qu'ils sentent
leur impuissance pour le bien. Car les hommes veulent invin-
ciblement être heureux, et l'on ne peut être actuellement heu-
reux SI l'on ne fait ce qu'on veut. Peut-être que sentant leurs
maux futurs, ils s'humilieront sur la terre. Peut-être qu'ils crie-
ront vers le ciel, qu'ils chercheront un médiateur, qu'ils crain-
dront les objets sensibles, et qu'ils auront une horreur salulaire
pour tout ce qui flatte les sens et la concupiscence. Peut-être
qu'ils entreront ainsi dans cet esprit de prière et de péni-
tence si nécessaire pour obtenir la grâce, sans laquelle il
n'y a point de force, point de santé, point de salut à espérer.
II. Nous sommes intérieurement convaincus que le plaisir est
bon ; et celte conviction intérieure n'est point fausse, car le
plaisir est effectivement bon. Nous sommes naturellement con-
vaincus que le plaisir est le caractère du bien, et cette convic-
tion naturelle est certainement vraie, car ce qui cause le plaisir
est certainement très bon et très aimable. Mais nous ne sommes
pas convaincus que les objets sensibles, ni que notre unie
même soient capables de produire en nous du plaisir ; car il
n'y a aucune raison de le croire, et il y en a mille pour ne le
pas croire. Ainsi les objets sensibles ne sont point bons, ils ne
sont point aimables. S'ils sont utiles à la conservation de la
vie, nous en devons user ; mais comme ils ne sont pas capables
d'agir ea nous, nous ne les devons point aimer. L'âme ne doit
aimer que ce (jui lui est bon, que ce qui est capable de la
rendre plus heureuse et plus parfaite. Elle ne doit donc aimer
DES INCLINATIONS. i"^!
que ce qui est au-dessus d'elle, car il est évident qii elle ne
peut recevoir sa perfection que de ce qui est au-dessus d'elle.
5Iais parce que nous jugeons qu'une chose est cause de quel-
que effet, lorsqu'elle l'accompagne toujours, nous nous imagi-
nons que ce sont les objets sensibles qui agissent en nous, à
cause qu'à leur approche nous avons de nouveaux sentiments,
et que nous ne voyons point celui qui les cause véritablement
en nous. Nous goûtons d'un fruit, et en même temps nous sen-
tons de la douceur ; nous attribuons donc cette douceur à ce
fruit; nous jugeons qu'il la cause, et même qu'il la contient.
Nous ne voyons point Dieu comme nous voyons et comme nous
touchons ce fruit : nous ne pensons pas même à lui, ni peut-
être à nous. Ainsi nous ne jugeons pas que Dieu soit la véri-
table cause de cette douceur, ni que cette douceur soit ime
modification de notre âme, nous attribuons et la cause et
leffet à ce fruit que nous mangeons.
Ce que j'ai dit des sentiments, qui ont rapport aux corps, se
doit aussi entendre de ceux qui n'y ont point de rapport, comme
sont ceux qui se rencontrent dans les pures intelligences.
Un esprit se considère soi-même, il voit que rien ne manque
à son bonheur et à sa perfection, ou bien il voit qu'il ne pos-
sède pas ce qu'il a souhaité. A la vue de son bonheur il sent de
la joie : à la vue de son malheur il sent de la tristesse. Il s'i-
magine aussitôt que c'est la vue de son bonheur qui produit
en lui-même ce sentiment de joie, parce que ce sentiment accom-
pagne toujours cette vue. Il s'imagine aussi que c'est la vue de
son malheur qui produit en lui-même ce sentiment de tristesse,
parce que ce sentiment suit cette vue. La véritable cause de ces
sentiments, qui est Dieu seul, ne lui parait pas; il ne pense
pas même à Dieu, car Dieu agit en nous sans que nous le
sachions.
Dieu nous récompense d'un sentiment de joie, lorsque nous
connaissons que nous sommes dans l'état où nous devons être,
atin que nous y demeurions, que notre inquiétude cesse, et que
nous goûtions pleinement notre bonheur sans laisser remplir la
capacité de notre esprit d'aucune autre chose. Mais il produit
en nous un sentiment de tristesse, lorsque nous connaissons que
nous ne sommes pas dans l'état où nous devons être, ain
que août, n'y demeurions pas, et que nous cherchions avec
432 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
inquiétude la perfection qui nous manque. Car Dieu nous pousse
sans cesse vers le bien, lorsque nous connaissons que nous ne
le possédons pas; et il nous arrête fortement lorsque nous
voyons que nous le possf^dons pleinement. Ainsi il me semble
évident que les sentiments de joie ou de tristesse intellecluclle,
aussi bien que les sentiments de joie et de tristesse sensible, ne
sont point des productions volontaires de l'esprit.
Nous devons donc reconnaître sans cesse par la raison, cette
main invisible qui nous comble de biens, et qui se cache à
notre esprit sous les apparences sensibles. Nous devons Tadorer,
nous devons l'aimer; mais nous devons aussi la craindre, puis-
que, si elle nous comble de plaisirs, elle peut aussi nous acca-
bler de douleurs. Nous devons l'aimer par un amour de choix,
par un amour éclairé, par un amour digne de Dieu et digne de
nous. Notre amour est digne de Dieu, lorsque nous l'aimons
par la connaissance que nous avons qu'il est aimable ; et cet
amour est digne de nous, parce qu'étant raisonnables, nous
devons aimer ce que la raison nous fait connaître digne de notre
amour. Mais nous aimons les choses sensibles par un amour
indigne de nous, et dont aussi elles sont indignes, car étant
raisonnables nous les aimons sans raison de les aimer, puisque
nous ne connaissons point clairement qu'elles soient aimables,
et que nous savons au contraire qu'elles ne le sont pas. Mais le
plaisir nous séduit et nous les fait aimer, l'amour aveugle et
déréglé du plaisir étant la véritable cause des faux jugements
des hommes dans les sujets de morale.
CHAPITRE XI
De l'amour du p.aisn' par rapport aux scicnrrs spéculatives. — I. Commenî
il nous empêche de dérouvrir la vérité. — II. Quelques cxeniules. —
111. Eclaircissement sur la preuve de Descartes de rexistenco de Diea.
L'inclination que nous avons pour les plaisirs sensibles étant
mal réglée, n'est pas seulement l'origine des erreurs dange-
reuses où nous tombons dans les sujets de morale, et la cause
générale du dérèglement de nos moeurs ; elle est aussi une des
principales causes du dérèglement de notre esprit, et elle nous
engage insensiblement dans des erreurs très grossières, mais
moins dangereuses sur des sujets purement spéculatifs; parce
DES INCLINATIONS. 433
que ceîîe inclination nous empêche d'apporter aux choses qui
ne nous touchent pas, assez d'attention pour les comprendre et
pour en bien juger.
"3n a déjà parlé en plusieurs endroits de la difficulté que les
hommes trouvent à s'appliquer à des sujets un peu abstraits,
parce que la matière dont on traitait alors le demandait ainsi.
On en a parle vers la fin du premier livre, en montrant que les
idées sensibles touchant plus l'âme que les idées pures de l'es-
prit, elle s'appliquait souvent davantage aux manières qu'aux
choses mêmes. On en a parlé dans le second, parce que trai-
tant de la délicatesse des fibres du cerveau, on y faisait voir
d'où venait la mollesse de certains esprits efféminés. Enfin on
en a parlé dans le troisième, en parlant de l'attention de l'es^
prit, lorsqu'il a fallu montrer que notre âme n'était guère
attentive aux choses purement spéculatives, mais beaucoup plus
à celles qui la touchent et qui lui font sentir du plaisir ou de
la douleur.
Nos erreurs ont presque toujours plusieurs causes qui con-
tribuent toutes à leur naissance, de sorte qu'il ne faut pas s'ima-
giner que ce soit faute d'ordre que l'on répète quelquefois
presque les mêmes choses, et que l'on donne plusieurs causes
des mêmes erreurs; c'est qu'en effet il y en a plusieui-s. .Je ne
parle pas des causes réelles, car nous avons dit souvent qu'il n'y
en avait point d'autre réelle et véritable que le mauvais usage
de notre Hberté, de laquelle nous n'usons pas bien, en cela seul
que nous n'en usons pas toujours autant que nous le pouvons,
ainsi que nous avons expliqué i dès le commencement de cet
ouvrage.
On ne doit donc pas trouver à redire, si pour faire pleinement
concevoir, comment, par exemple, les manières sensibles dont
on couvre les choses, nous surprennent et nous font tomber
dans l'erreur, on a été obligé de dire par avance dans les autres
livres, que nous avions inclination pour les plaisirs, ce qu'il
semble qu'on devait remettre à celui-ci, qui traite des inclina-
tions naturelles, et ainsi de quelques autres choses dans d'autres
endroits. Tout le mal qui en arrivera, c'est que l'on n'aura pas
besoin de dire ici beaucoup de choses que l'on serait oblige
d'expliquer, si on ne l'avait cas fait ailleurs.
• Chap. II.
I. I. 25
434 de' la recherche DE LA VÉRITÉ.
Tout ce qui est dans l'homme est si fort dépendant l'un de
l'autre, qu'on se trouve souvent comme accablé sous le nombre
des choses qu'il faut dire dans le même temps, pour expliquer
à fond ce que l'on conçoit. On se trouve quelquefois obligé de
ne point séparer les choses qui sont jointes par la nature les
unes avec les autres, et d'aller contre l'ordre qu'on s'est pres-
crit, lorsque cet ordre n'apporte que la confusion, comme il
arrive nécessairement en quelques rencontres. Cependant avec
\out cela il n'est jamais possible de faire sentir aux autres tout
ce qu'on pense. Ce que l'on doit prétendre pour l'ordinaire,
c'est de mettre les lecteurs en état de découvrir tout seuls avec
plaisir et facilité, ce que l'on a découvert soi-même avec beau-
coup de peine et de fatigue. Et parce qu'on ne peut rien dé-
couvrir sans attention, l'on doit principalement s'étudier aux
moyens de rendre les autres attentifs. C'est ce qu'on a taché de
faire, quoique l'on reconnaisse l'avoir assez mal exécuté ; et
l'on avoue sa faute d'autant plus volontiers, que l'aveu qu'on
en fait doit exciter ceux qui liront ceci à se rendre attentifs
par eux-mêmes pour y remédier, et pour pénétrer à fond des
sujets qui méritent sans doute d'être pénétrés.
Les erreurs où nous jette l'inclination que nous avons pour
les plaisirs, et généralement pour tout ce qui nous touche, sont
infinie's, parce que cette inclination dissipe la vue de l'esprit,
qu'elle l'applique sans cesse aux idées confuses des sens et de
l'imagination, et qu'elle nous porte à juger de toutes choses
avec précipitation par le seul rapport qu'elles ont avec nous.
L On ne voit la vérité, que lorsque l'on voit les choses
comme elles sont, et on ne les voit jamais comme elles sont, si
on ne les voit dans celui qui les renferme d'une manière intel-
ligible. Lorsque nous voyons les choses eu nous, nous ne les
voyons que d'une manière fort imparfaite, ou plutôt nous ne
voyons que nos sentiments, et non pas les choses quo nous
souhaitons de voir et que nous croyons faussement que nous
voyous.
Pour voir les choses comme elles sont en elles-mêmes, il faut
de l'application, parce que présentement on ne s'unit pas à Dieu
sans peine et sans effort. Mais pour voir les choses en nous,
il ne faut aucune application de notre part, parce que nous sen-
tons, même malgré nous, ce qui nous touche. Nous ne trouvons
DES INCLINATIONS. 433
poiat naturellement de plaisir prévenant dans l'union que nous
avons avec Dieu; les idées pures des choses ne touchent point,
je veux dire qu'elles ne nous touchent point sensiblement et
vivement. Ainsi l'inclination que nous avons pour le plaisir ne
nous applique et nous unit point à Dieu ; au contraire elle nous
en détache, et nous en éloigne sans cesse. Car cette inclination
nous porte continuellement à considérer les choses par leurs
idées sensibles, à cause que ces idées fausses et impures nous
touchent fortement. L'amour du plaisir, et la jouissance actuelle
du plaisir qui en réveille et qui en fortifie l'amour, nous éloigne
donc sans cesse de la vérité, pour nous jeter dans l'erreur.
Ainsi ceux qui veulent s'approcher de la vérité pour être
éclairés de sa lumière, doivent commencer par la privation du
plaisir. Ils doivent éviter avec soin tout ce qui touche et tout ce
qui partage agréablement l'esprit ; car il faut que les sens et
les passions se taisent, si l'on veut entendre le parole de la vé-
rité, l'éloignement du monde et le mépris de toutes les choses
sensibles étant nécessaires, aussi bien pour la perfection de
l'esprit que pour la conversion du cœur.
Lorsque nos plaisirs sont grands, lorsque nos sentiments
sont vifs, nous ne sommes pas capables des vérités les plus
simples, et nous ne demeurons pas même d'accord des notions
communes, si elles ne renferment quelque chose de sensible.
Lorsque nos plaisirs ou nos autres sentiments sont modérés,
nous pouvons reconnaître quelques vérités simples et faciles ;
mais s'il se pouvait faire que nous fussions entièrement déh-
vrés* des plaisirs et des sentiments , nous serions capables de
découvrir avec facihté les vérités les plus abstraites et les plus
difficiles que l'en sache. Car à proportion que nous nous éloi-
gnons de ce qui n'est point Dieu, nous nous approchons de Dieu
même; nous évitons l'erreur et nous découvrons la vérité.
Mais depuis le péché, depuis l'amour déréglé du plaisir pré-
venant, dominant et victorieux , l'esprit est devenu si faible
qu'il ne peut rien pénétrer ; et si matériel et dépendant de ses
sens, qu'il ne peut trouver de prise à ce qui n'a point de corps,
se rendre attentif aux vérités abstraites et qui ne le touchent
pas. Ce n'est même qu'avec peine qu'il aperçoit les notions
communes ; et souvent il juge, faute d'attention, qu'elles sont
fausses ou obscures. Il ne peut discerner la vérité des choses
436 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
d'avec leur utilité, le rapport qu'elles ont entre elles d'avec le
rapport qu'elles ont avec lui, et il croit souvent que celles-là
sont les plus vraies, qui lui sont les plus utiles, les plus
agréables, et qui le touchent le plus. Enfin celte inclination
infecte et trouble toutes les perceptions que nous avons des
objets, et par conséquent tous les jugements que nous en lai-
sons. Voici quelques exemples.
IL C'est une notion commune que la vertu est plus esti-
mable que le vice, qu'il vaut mieux être sobre et chaste qu'in-
tempérant et voluptueux. Mais l'inclination pour le plaisir
brouille si fort cette idée en de certaines occasions, qu'on ne
la fait plus qu'entrevoir, et qu'on ne peut en tirer les consé-
quences qui sont nécessaires pour la conduite de la vie. L'àme
s'occupe si fort des plaisirs qu'elle espère, qu'elle les suppose
innocents, et qu'elle ne cherche que les moyens de les goûter.
Tout le monde sait bien, qu'il vaut mieux être juste que d'être
riche, que la justice rend un homme plus grand que la posses-
sion des plus superbes bâtiments qui souvent ne montrent pas
tant la grandeur de celui qui les a fait bâtir, que la grandeur
de ses injustices et de ses crimes. Mais le plaisir que des gens
de néant reçoivent dans la vaine ostentation de leur fausse
grandeur., remplit suffisamment la petite capacité de leur es-
prit, pour leur cacher et leur obscurcir une vérité si évidente.
Ils s'imaginent sottement qu'ils sont de grands hommes, parce
qu'ils ont de grandes maisons.
L'analyse ou l'algèbre spécieuse est assurément la plus belle,
je veux dire la plus féconde et la plus certaine de toutes les
sciences. Sans elle l'esprit n'a ni pénétration, m étendue, et avec
elle il est capable de savoir presque tout ce qui se peut savoir
avec certitude et avec évidence. Tout imparlaite qu'ait été cette
science, elle a rendu célèbres tous ceux qui en ont été instruits,
et qui ont su en faire usage; ils ont découvert par son moyen
des vérités qui paraissaient comme incompréhensibles auA
autres hommes. Elle est si proportionnée à l'esprit humain que
sans partager sa capacité a des choses inutiles pour ce qu'on
recherche, elle le conduit m[;iillii)lcmenl à son but. En un mot
c'est une science universelle et comme Ir. clef de toutes les
autres sciences. Cependant quelque estimable qu'elle soit en
elle-même, elle n'a ri m d'éclatant ni dt charmant pour la plu-
DES I?iCLL\ATIONS «7
part des hommes, par celte seule raison qu'elle n'a rien de
sensible. Elle a été tout à fait dans l'oubli durant plusieurs
siècles. Il y a encore bien des gens qui n'en connaissent pas
même le nom ; et de mille personnes à peine y en a-t-il un ou
deux qui en sachent quelque chose. Les plus savants qui l'ont
renouvelée en nos jours, ne l'ont point encore poussée fort
avant, et ne l'ont point traitée avec l'ordre et la netteté qu'elle
mérite. Étant hommes comme les autres, ils se sont enfin dé-
goûtés de ces vérités pures que le plaisir sensible n'accom-
pagne pas, et l'inquiétude de leur volonté corrompue par le
péché, la légèreté de leur esprit qui dépend de l'agitation et
de la circulation du sang, ne leur a pas permis de se nourrir
davantage de ces grandes, de ces vastes et de ces fécondes
vérités, qui sont les règles immuables et universelles de toutes
les vérités passagères et particulières qui se peuvent connaître
avec exactitude.
La métaphysique de même est une science abstraite qui ne
flatte point les sens, et à l'étude de laquelle l'âme n'est point
sollicitée par quelque plaisir prévenant ; c'est aussi par la
même raison que cette science est fort négligée, et que l'on
trouve souvent des personnes assez stupides pour nier hardi-
ment des notions communes. Il y en a même qui nient que
l'on puisse, et que l'on doive assurer d'une chose ce qui est
renfermé -dans l'idée claire et distincte qu'on en a, que le néant
n'a point de propriété, qu'une chose ne peut être réduite à
rien sans miracle, qu'aucun corps ne se peut mouvoir par ses
propres forces, qu'un corps agité ne peut communiquer aux
corps qu'il rencontre plus de mouvement qu'il n'en a, et d'autres
choses semblables. Ils n'ont jamais considéré ces axiomes
d'une vue assez fixe et assez nette, pour en découvrir claire-
ment la vérité ; et ils ont fait quelquefois des expériences qui
les ont faussement convaincus que quelques-uns de ces axiomes
n'étaient pas vrais. Ils ont vu qu'en certaines rencontres les
corps qui se choquaient avaient plus de mouvement après qu'a-
vant le choc, et que dans d'autres ils en avaient moins. Ils ont
vu souvent que le simple attouchement de quelque corps visible
a été subitement suivi de grands mouvements. Et cette vue sen-
sible de quelques expériences dont ils ne voient point les rai-
sons, leur a ftiit conclure que les forces naturelles se pouvaient
Î38 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
et augmenter et détruire. Ne devraient-ils pas considérer, que
les mouvements peuvent se répandre des corps visibles aux
invisibles, lorsque les corps mous se rencontrent, ou des corps
invisibles aux visibles dans d'autres occasions. Lorsqu'un corps
est suspendu à une corde, ce ne sont point les ciseaux avec
lesquels on coupe la corde, qui donnent le mouvement à ce
corps, c'est une matière invisible. Lorsqu'on jette un charbon
dans un tas de poudre à canon, ce n'est point le mouvement
du charbon, mais une matière invisible, qui sépare toutes les
parties de cette poudre, et qui leur donne un mouvement
capable de faire sauter une maison. Il y a mille manières
inconnues par lesquelles la m.atière invisible communique son
mouvement aux corps grossiers et visibles. Du moins n'est-il pas
évident que cela ne se puisse faire, comme il est évident que
la force mouvante des corps ne peut naturellement augmenter
ni diminuer.
De même les hommes voient que le bois que l'on jette dans
e feu, cesse d'être ce qu'il est, et que toutes les qualités sen-
sibles qu'ils y remarquent se dissipent ; et de là ils s'imaginent
avoir droit de conclure, qu'il se peut faire qu'une chose rentre
dans le néant dont elle est sortie. Ils cessent de voir le bois, et
ils ne voient qu'un peu de cendres qui lui succèdent, et de là
ils jugent que la plus grande partie du bois cesse d'être, comme
si le bois ne pouvait pas être réduit en des parties. qu'ils ne
puissent voir. Du moins n'est-il pas aussi évident que cela ne
se puisse faire, qu'il est évident que la force qui donne l'être à
toutes choses n'est pas sujette au changement : et que par les
forces ordinaires de la nature, ce qui est ne peut être réduit à
rien, comme ce qui n'est point ne peut commencer d'être.
Mais la plupart des hommes ne savent ce que c'est que de
rentrer dans eux-mêmes pour y entendre la voix de la vérité,
selon laquelle ils doivent juger de toutes choses. Ce sont leurs
yeux qui règlent leurs décisions. Ils jugent selon ce qu'ils
sentent, et non pas selon qu'ils conçoivent, car ils sentent avec
plaisir, et ils conçoivent avec peine.
Demandez à tout ce qu'il y. a d'hommes au monde, si l'on
{)eut assurer, sans crainte de se tromper, que le tout est plus
grand que sa partie ; et je m'assure qu'il ne s'en trouvera pas
un qui ne réponde d'abord ce qu'il faut répondre. Demandez-
I
DES INCLINATIONS. 439
leur ensuite, si l'on peut de même sans crainte de se tromper,
assurer d'une chose ce que l'on conçoit clairement être ren-
fermé dans l'idée qui la représente, et vous verrez qu'il s'en
trouvera peu qui l'accordent sans hésiter ; qu'il y en aura
quelques-uns qui le nieront, et que la plupart ne saux'ont que
répondre. Cependant cet axiome métaphysique : que l'un peut
assurer d'une chose ce que l'on conçoit clairement être ren-
fermé dans l'idée qui la représente, ou plutôt, que tout ce que
l'on conçoit clairement, précisément, est tel que l'on le conçoit,
est plus évident que l'axiome, que le tout est plus grand que sa
partie, parce que ce dernier axiome n'est pas tant un axiome,
qu'une conclusion à l'égard du premier. On peut prouver que
le tout est plus grand que sa partie par ce premier axiome,
mais ce premier ne se peut prouver par aucun autre : il est
absolument le premier et le fondement de toutes les connais-
sances claires et évidentes. D'oîi vient donc que personne n'hé-
site sur la conclusion, et que bien des gens doutent du principe
dont elle est tirée ; si ce n'est que les idées de tout et de partie
sont sensibles, et qu'on voit, pour ainsi dire, de ses yeux que
le tout est plus grand que sa partie, mais qu'on ne voit pas
avec les yeux, la vérité du premier axiome de toutes les
sciences ?
Gomme dans cet axiome il n'y a rien qui arrête et qui appli-
que naturellement l'esprit, il faut vouloir le considérer, et
même avec un peu de constance et de fermeté pour en recon-
naître la vérité avec évidence. Il faut que la force de la volonté
supplée à l'attrait sensible. Mais les hommes ne s'avisent pas
de penser aux objets qui ne flattent point leui's sens, ou s'ils
s'en avisent, ils ne font point d'effort pour cela.
Car pour continuer notre môme exemple, ils pensent qu'il
est évident que le tout est plus grand que sa partie, qu'une
montagne de marbre est possible, et qu'une montagne sans
vallée est impossible, et qu'il n'est pas également évident qu'il
y a un Dieu. Néanmoins, on peut dire que l'évidence est égale
dans toutes ces propositions, puisqu'elles sont toutes également
éloignées du premier principe.
Voici le premier principe K On doit attribuer à une chose ce
* Ce raisonnement est tiré des Méditations de M. Descaries. (Note de Mal.j
440 DE LA RECHERCHE UE LA VÉRITÉ.
aue l'on conçoit clairement être renfermé dans l'idée qui la
représente, on conçoit clairement qu'il y a plus de grandeur
dans l'idée qu'on a du tout, que dans l'idée qu'on a de sa par-
tie, que l'existence possible est contenue dans l'idée d'une
montagne de marbre ; l'existence impossible dans l'idée d'une
montagne sans vallée, et l'existence nécessaire dans l'idée
qu'on a de Dieu, je veux dire de l'être infiniment parfait. Donc
le tout est plus grand que sa partie, donc une montagne de
marbre peut exister : donc une montagne sans vallée ne peut
exister, donc Dieu ou l'être infiniment parfait existe nécessai-
rement. Il est visible que ces conclusions sont également éloi-
gnées du premier principe de toutes les sciences. Elles sont
donc également évidentes en elles-mêmes. Il est donc aussi
évident que Dieu existe, qu'il est évident que le tout est plus
grand que sa partie. Mais parce que les idées d'infini, de per-
fection, d'existence nécessaire ne sont pas sensibles comme
les idées du tout et de partie, on s'imagine qu'on ne conçoit
pas ce qu'on ne sent pas ; et quoique ces conclusions soient
également évidentes, elles ne sont pas toutefois également
reçues.
Il y a des gens qui tâchent de persuader qu'ils n'ont point
l'idée d'un être infiniment parfait. Mais je ne sais comment ils
s'avisent de répondre positivement, lorsqu'on leur demande si
un être infiniment parfait est rond ou carré, ou quelque chose
de semblable, car ils devraient dire qu'ils n'en savent rien,
s'il est vrai qu'ils n'en aient point d'idée.
Il y en a d'autres qui accordent que c'est bien raisonner que
de conclure que Dieu n'est point un être impossible, de ce
qu'on voit que l'idée de Dieu n'enferme point de contradiction
ou l'existence impossible ; et ils ne veulent pas que l'on con-
clue de même que Dieu existe nécessairement, de ce qu'on
conçoit fexistencc nécessaire dans l'idée qu'on a de lui.
Il y en a d'autres enfin, qui prétendent que cette preuve de
l'existence de Dieu, qui est de M. Descartes, est un pur so-
phisme, et que l'argument ne conclut que supposé qu'il soit
vrai que Dieu existe, comme si on ne le prouvait pas. Voici la
preuve. On doit attribuer à une chose ce que l'on conçoit clai-
rement être renfermé dans l'idée qui la représente. C'est li' 1-c
principe général de toutes les science». L'existence néfrr;oadire
DES INCLINATIONS. 441
est renfermée dans l'idée qui représente un être infiniment par-
fait. Ils l'accordent, et par conséquent on doit dire que l'être
intiniment parfait existe. Oui, disent-ils, supposé qu'il existe.
Mais faisons une réponse pareille à un argument pareil, afin
qu'on juge de la solidité de leur réponse. Voici l'argument
pareil. On doit attribuer à une chose ce que l'on conçoit clai-
rement être renfermé dans l'idée qui la représente; c'est le
principe. On conçoit clairement quatre angles renfermés dans
l'idée qui représente un carré, ou bien on conçoit clairement
que l'existence possible est renfermée dans l'idée d'une tour de
marbre, donc un carré a quatre angles, donc une tour de
marbre est possible. Je dis que ces conclusions sont vraies,
supposé que le carré ait quatre angles et que la tour de
marbre soit possible ; de même qu'ils répondent que Dieu
existe, supposé qu'il existe : c'est-à-dire en un mot, que les
conclusions de ces démonstrations sont vraies, supposé qu'elles
soient vraies.
J'avoue que si je faisais un tel argument : on doit attribuer
à une chose ce que l'on conçoit clairement être renfermé dans
l'idée qui la représente, on conçoit clairement l'existence né-
cessaire renfermée dans l'idée d'un corps infiniment parfait;
donc un corps infiniment parfait existe. Il est vrai , dis-je, que
si je faisais un tel argument , on aurait raison de me répondre,
qu'il ne conclurait pas l'existence actuelle d'un corps infiniment
parfait ; mais seulement que, supposé qu'il y eût un tel corps,
il aurait par lui-même sou existence. La raison, en est que
l'idée de corps infiniment parfait est une fiction de l'esprit, ou
une idée composée, et qui par conséquent peut être fausse ou
contradictoire, comme elle l'est en effet, car on ne peut con-
cevoir clairement de corps infiniment parfait ; un être particu-
lier et fini tel que le corps ne pouvant pas être conçu universel
et infini.
Mais l'idée de Dieu, ou de l'être en général, de l'être sans
restriction, de l'être infini, n'est point une fiction de l'esprit.
Ce n'est point une idée composée qui renferme quelque contra-
diction; il n'y a rien de plus simple, quoiqu'elle comprenne
tout ce qui est et tout ce qui peut être. Or cette idée simple et
naturelle de l'être ou de l'infini renferme l'existence nécessaire ;
car il est évident que l'être (je ne dis pas un tel être) a sou
S3.
442 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
exislence par lui-même, et que l'être ne peut n'être pas actuel-
lement, étant impossible et contradictoire que le véritable être
soit sans exislence. Il se peut faire que les corps ne soient pas,
parce que les corps sont de tels êtres, qui participent de l'être
et qui en dépendent. Mais l'être sans restriction est nécessaire;
il est indépendant, il ne tient ce qu'il est que de lui-même ;
tout ce qui est vient de lui. S'il y a quelque chose, il est ;
puisque tout ce qui est vient de lui; mais quand il n'y aurait
aucune chose en particulier, il serait, parce qu'il est par lui-
même et qu'on ne peut le concevoir clairement comme n'étant
point, si ce n'est qu'on se le représente comme un être en par-
ticulier, ou comme un tel être, et que l'on considère ainsi toute
autre idée que la sienne. Car ceux qui ne voient pas que Dieu
soit, ordinaii'ement ils ne considèrent point l'être, mais un tel
être, et par conséquent un être qui peut être ou n'être pas
IIL Cependant afin que l'on puisse comprendre encore plus
distinctement cette, preuve de M. Descartes, de l'existence de
Dieu, et répondre plus clairement à quelques instances que
l'on pourrait y faire, voici ce me semble ce qu'il est nécessaire
d'y ajouter. Il faut se souvenir que lorsqu'on voit ime créature,
on ne la voit point en elle-même, ni par elle-même, car on ne
la voit, comme on l'a prouve dans le troisième livre, que par la
vue de certaines perfections qui sont en Dieu, lesquelles la re-
présentent. Ainsi on peut voir l'essence de cette créature sans
en voir l'existence, son idée sans elle ; on peut voir en Dieu ce
qui la représente sans qu'elle existe. C'est uniquement à cause
de cela que l'existence, nécessaire n'est point l'enfermée dans
l'idée qui la représente, n'étant point nécessaire qu'elle soit
actuellement, afin qu'on la voie, si ce n'est qu'on prétende que
les objets créés soient visibles immédiatement, intelligibles par
eux-mêmes, capables d'éclairer, d'affecter, de modifier des
inteUigences. Mais il n'en est pas de même de l'être infiniment
parfait ; on ne le peut voir que dans lui-même, car il n'y a rien
de liai qui puisse représenter l'infini. L'on ne peut donc voir
Dieu, qu'il n'existe ; on ne peut voir l'essence d'un être infini-
ment parfait, sans en voir l'existence; on ne le peut voir sim-
plement comme un être possible : rien ne le comprend : rien
ne le peut représenter. Si donc on y pense, il faut qu'il soit.
Ce raisonnement me parait dans la dernière évidence. Ce-
t
DES INCLINATIONS. 443
pendant il y a des gens qui soutiennent cette proposition, que
le iiui peut représenler riafini, et que les modalités de notre
âme, quoique finies, sont essentiellement représentatives de
l'être infiniment parfait, et généralement de tout ce que nous
apercevons. Erreur grossière, et qui par ses conséquences
détruit la certitude de toutes les sciences, comme il est facile
de le prouver. Mais U est si faux que les modalités de lame
soient représentatives de tous les êtres, qu'elle ne le peuvent
être d'aucun, pas même de ce qu'elles sont ; car quoique nous
ayons sentiment intérieur de notre existence et de nos moda-
lités actuelles, nous ne les connaissons nullement.
Certainement l'àme n"a point d'idée claire de sa substance,
on sait ce que j'entends i par idée claire. Elle ne peut décou-
vrir en se considérant, si elle est capable de telle et telle mo-
dification qu'elle n a jamais eue. Elle sent véritablement sa
douleur, mais elle ne la connaît pas; elle ne sait point comment
sa substance doit être modifiée pour en souffrir, et pour souf-
frir une douleur plutôt qu'une autre. Il y a bien de la diffé-
rence entre se sentir et se connaître. Dieu qui agit incessam-
ment dans l'àme la connaît parfaitement ; il voit clairement,
sans souffrir la douleur, comme l'àme doit être modifiée, afin
qu'elle en souffre. Mais l'àme au contraire souffre la douleur,
et ,ne la connaît pas. Dieu la connaît sans la sentir, et l'àme la
sent sans la connaître.
Dieu connaît clairement la nature de l'àme, parce qu'il en
trouve en lui-même une idée claire et représentative. Dieu,
comme parle saint Tboraas 2, connaît parfaitement sa substance
ou son essence, et il y découvre par conséquent toutes les ma-
nières dont elle est parlicipable par les créatures. Ainsi la sub-
stance est véritablement représentative de l'àme, parce qu'elle eu
' Voyez le chap. 7 de la 2" partie du 3» livre, el réclaircissement qui y a
rapport. (Note de Malebranche.)
- Deiis essentiam suani perfecte cognoscit. Unde coçtnnscit eam seciindùm
omnem modum quo rognoscibllis est. Potest aiitfm i".ùs;iiosci non sol ù m i 11 se-
cundiiinquode--tsi'dsi'ciui(làm (luodestparticipabilis, seciindumaliiiuein inodiim
siniililutiinis à creatiiris. Unaqii;t'f(iie autem crcatiira liabet propriani spociem,
secundum (Hiod ali(|iio mndo participât divimo essenii.ie siniilitiidinem. Sic
igitur in quantum Dcus (.'Ognoscil siiain esscntiani ut sic imitabilcm a lali
creatura cognoscit eam ut propriani rationem et ideani biyas ciealur.T; et
similiter de aliis, l,, p. q. \'6, art. i. Voyez qu;est. 14 du tom. 6. Colle ci-
tation a été ajoutée par .Mc\lebranclie à la dernière édition.
444 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
renferme l'archétype ou le modèle éternel ; car Dieu ne peut
tirer que de lui-même ses connaissances. II voit dans son es-
sence les idées ou les essences de tous les êtres possibles, et
dans ses volontés leur existence et toutes les circonstances de
leur existence. Mais l'âme n'est à elle-même que ténèbres; sa
lumière lui vient d'ailleurs. Tous les êtres qu'elle connaît, et
qu'elle peut connaître, ne sont point des ressemblances de sa
substance, ils n'y participent point, elle ne contient point émi-
nemment leurs perfections. Les modalités de l'âme ne peuvent
donc point être comme en Dieu, représentatives de l'essence ou
de l'idée des êtres possibles. Il est donc nécessaire de disliu-
guer les idées qui nous éclairent, qui nous affectent, et qui re-
présentent ces êtres, des modalités de notre âme, c'est-à-dire
des perceptions que nous en avons. Et comme l'existence des
créatures ne dépend point de nos volontés, mais de celles du
créateur, il est encore clair que nous ne pouvons nous assurer
de leur existence que par quelque espèce de révélation ou na-
turelle ou surnaturelle!.
Mais de plus, quand tous les êtres seraient des ressemblances
de notre âme, comment pourrait-elle les voir dans ses modali-
tés prétendues représentatives, elle qui ne connaît point sa
substance parfaitement « secundum omnem raodum quo cognos-
cibilis est », qui ne connaît point comment elle est modifiée par la
perception qu'elle a des objets, que dis-je, elle qui se confond
avec le corps, et qui ne sait pas souvent quelles sont les moda-
lités qui lui appartiennent, elle enfin qui lorsqu'on la touche,
ou que les idées l'affectent par leur efficace, sent en elle-même
ses modalités ou ses perceptions, car où pourrait-elle les sentir
ailleurs ? mais qui ne découvrira jamais clairement ce qu'elle
est, sa nature, ses propriétés, toutes les modalités dont elle
est capable, jusques à ce que la substance lumineuse et toujours
efficace de la divinité lui découvre l'idée qui la représente, l'es-
prit intelligible, le modèle éternel sur lequel elle a été formée.
Mais tâchons d'éclaircir encore cette matière, et de forcer tout
esprit attentif à se rendre â cette proposition qui m'avait paru
* Nous ne pouvons être assurés, selon Malebranclie, de l'existence du
monde extérieur que par la révélation, par la Bible, comme il le dit a'Ilears.
La preuve de la véracité divine de Descartes lui semble insul'lisante.
DES INCLINATIONS. 445
claire par elle-même, que rien de fini ne peut représenter l'in-
fini et qu'ainsi Dieu existe puisqu'on y pense '.
IL est certain que le néant ou le faux n'est point visible ou
intelligible. Ne rien voir, c"est ne point voir; penser à rien,
c'est ne point penser. 11 est impossible d'apercevoir une faus-
seté, un rapport, par exemple, d'égalité entre deux et deux
et cinq. Car ce rapport ou tel autre qui n'est point, peut-
être cru, mais certainement il ne peut être aperçu, parce que le
néant n'est pas visible. C'est là proprement le premier principe
de toutes nos connaissances, c'est aussi celui par lequel j'ai
commencé les Entretiens sur la métaphysique, dont il est à
propos de lire les deux premiers. Car celui-ci, ordinairement
reçu des cartésiens : qu'on peut assurer d'une chose ce que
l'on conçoit clairement être renfermé dans l'idée qui la repré-
sente, en dépend ; et il n'est vrai qu'en supposant que les idées
sont immuables, nécessaires et divines. Car si nos idées n'é-
taient que nos perceptions, si nos modalités étaient repré-
sentatives, comment saurions-nous que les choses répon-
dent à nos idées, puisque Dieu ne pense, et par conséquent
n'agit pas selon nos perceptions, mais selon les siennes,
et qu'ainsi il n'a pas créé le monde sur nos perceptions,
mais sur ses idées, sur le modèle éternel qu'il en découvre
dans son essence ? Or il suit de ce que le néant n'est pas visi-
ble, que tout ce qu'on voit clairement, directement, immédia-
tement, existe nécessairement. Je dis ce qu'on voit immédiate-
ment, qu'on y prenne garde, ou ce que l'on conçoit. Car à
parler en rigueur, les objets que l'on voit immédiatement, sont
bien différents de ceux que l'on voit au dehors, ou plutôt que
l'on croit voir ou que l'on regarde ; car il est vrai en un sens
que l'on ne voit point ces derniers, puisqu'on peut voir ou plutôt
croire voir au dehors des objets qui ne sont point, nonobstant
que le néant ne soit point visible. Mais il y a contradiction qu'on
puisse voir immédiatement ce qui n'est point ; car dans le
même temps on verrait et l'on ne verrait point, puisque voir
rien, c'est ne point voir.
Mais quoiqu'il faille être pour être aperçu, tout ce qui est
' « Et qu'ainsi Dieu existe puisqu'on y pense. » Ces mots ont été ajoutés
à la ilerniùie édition.
446 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
actuellement n'est pas pour cela visible par lui-même. Car afin
qu'il le fût, il faudrait qu'il put agir immédiatement dans Fàme,
qu'il pût par lui-même éclairer, affecter ou modifier les esprits.
Autrement notre âme qui est purement passive, en tant que ca-
pable de perceptions, ne l'apercevrait jamais. Car quand même
on imaginerait que l'âme fût dans l'objet et le pénétrât, comme
l'on suppose ordinairement qu'elle' est dans le cerveau, et qu'elle
le pénètre, elle ne pourrait l'apercevoir; puisqu'elle ne peut
pas découvrir les parties qui composent son cerveau, celle-là
même où l'on dit qu'elle fait sa principale résidence. C'est qu'il
n'y a rien de visible et d'intelligible par soi-même, que ce qui
peut agir dans les esprits.
Supposons néanmoins ces deux faussetés : 1 . que toute réa-
lité puisse être aperçue par l'action prétendue de l'esprit.
2. que l'âme n'ait pas seulement sentiment intérieur de son être
et de ses modalités, mais qu'elle les connaisse parfaitement.
Pourvu qu'on m'accorde seulement quelenéant ne soit pas vi-
sible, ce que je viens de démontrer, il est bien aisé d'en con-
clure que les modalités de l'âme ne peuvent représenter l'iutini.
Car on ne peut voir trois réalités où il n'y en a q^ie deux, puis-
qu'on verrait un néant, une réalité qui ne seraient point. On ne
peut voir cent réalités où il n'y en a que quarante; car on ver-
rait soixante r<5alités qui ne seraient point. On ne peut donc pas
voir l'infini dans l'âme ni dans ses modalités finies ; car on ver-
rait un infini qui ne serait point. Or, le néant n'est ni visible ni
mtelligible. Donc l'âme ne peut voir dans sa substance ni dans
ses modalités une réalité infinie, cette étendue intelligible ', par
■exerapl-e, qu'on voit si clairernent être infinie, que l'on est cer-
tain que l'âme ne l'épuisera jamais. Mais pouvoir représenter
l'infini, ce n'est pas pouvoir l'apercevoir, ce n'est pas pouvoir
on avoir une perception fort légère ou infiniment petite, telle
■qu'est celle que nous avons ; c'est pouvoir le faire apercevoir
en soi ; et par conséquent le contenir pour ainsi parier, puisque
le néant ne peiut être aperçu ; et le contenir même tel qu'il soit
intelligible ou efficace par lui-même, capable d'affecter la sub-
stance intelligente de l'âme.
' Remarquer ici cette expression d'étendue intelligible, qui se rencontre
si fréquemment dans les Eclaù-cissemenls et les autres ouvrages de Male-
branche, mais qu'on ne trouve qu'une fois ou deux dans la Reckerchc.
DES INCLINATIONS. 447
Il est donc clair que Tàme, que ses modalités, que rien de
fmi ne peut représenter l'infini, qu'on ne peut voir l'infini
qu'en lui-même, et que par l'efficace de sa substance, que l'in-
fini n'a point et ne peut avoir d'archétype, ou d'idée distinguée
de lui qui le représente ; et qu'ainsi, si l'on pense à l'infini, il
faut qu'il soit. Mais certainement on y pense. On en a je ne dis
pas une compréhension, ou une perception qui le mesure et qui
l'embrasse : mais on en a quelque perception, c'est-à-dire une
perception infiniment petite comparée à une compréhension
parfaite.
On doit bien prendre garde, qu'il ne faut pas plus de pensée,
ou une plus grande capacité de penser pour avoir une percep-
tion infiniment petite de l'infini, que pour avoir une percep-
tion parfaite de quelque chose de fini : puisque toute gran-
deur finie comparée à l'infini ou divisée par l'infini , est
à cette grandeur finie, comme cette même grandeur est à
l'infini. Cela est évident par la même raison qui prouve,
que — est à 1, comme 1 est à 1,000, que deux, trois,
quatre millionièmes, est à deux, trois, quatre, comme deux,
trois, ([ualre, est à deux, trois, quatre millions; car quoiqu'on
augmente infiniment les zéros, il est clair que la proportion
demeure toujours la même. C'est qu'une grandeur ou une réa-
lité finie est égale à une réalité infiniment petite de l'infini, ou
par rapport à l'infini ; je dis par rapport à l'infini, car le grand
et le .petit n'est tel que par rapport. Ainsi il est certain qu'une
modalité, ou une perception finie en elle-même, peut être la
perception de l'infini, pourvu que la perception de l'iufini
soit infiniment petite par rapport à une perception infinie ou à
la compréhension parfaite de l'infini.
Pour tâcher de comprendre plus distinctement comment im
esprit fini peut apercevoir l'infini, concevons que la capacité
qu'a l'âme d'apercevoir soit, par exemple, de 4 degrés, et que
l'idée de sa main, ou d'un pied d'étendue, la touche si vivement
par la douleur que toute la capacité qu'elle a de penser -en soit
remplie ; il est clair que si l'idée de deux pieds d'étendue la
touche avec la moitié moins de force, sa capacité de penser
suffira pour les apercevoir. De même, si l'objet immédiat qui
la touche est un million de fois plus grand, mais qu'il ne la
touche d'une force qui ne soit que la millionième de la pre-
448 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
mière, sa capacité de penser suffira pour l'apercevoir; et le
produit, pour ainsi dire, de l'infinité de l'objet par l'intiniment
petite perception, sera toujours égal à la capacité qu'elle a de
penser. Car le produit de l'infini par l'infiniment petit est une
grandeur finie et constante, telle qu'est la capacité qu'a l'àme
de penser. Cela est évident, et le fondement de la propriété des
hyperboles entre les asymptotes, dont le produit des coupées
croissantes à l'infini par les ordonnées diminuantes à l'infini,
est toujours égale à la même grandeur. Or le produit de l'infini
par zéro est certainement zéro et notre capacité de penser n'est
pas zéro, elle n'est pas nulle. Il est donc clair que notre esprit,
quoique fini, peut apercevoir l'infini, mais par une perception,
qui, quoiqu'infiniment légère, est certainement ti'ès réelle '.
11 faut surtout bien remarquer, qu'on ne doit pas juger de la
grandeur des objets ou de la réalité des idées par la force et la
vivacité, ou pour parler comme l'école parle degré d'intenîion
des modalités ou des perceptions dont les idées affectent not^'e
âme. La pointe d'une épine qui me pique, un charbon ardeni
qui me brûle, n'a pas tant de réalité qu'une campagne que je
vois. Cependant la capacité que j'ai de penser est plus remplie
par la douleur de la piqûre ou de .la brûlure que par la vue de
la campagne. Car même, quand j'ai les yeux ouverts au milieu
d'une campagne, j'ai une perception sensible d'une étendue
bornée bien plus vive et qui occupe davantage la capacité de
mon âme, que celle que j'ai quand je pense à l'étendue les
yeux fermés. Mais l'idée de l'étendue qui m'affecte par le sen-
timent de diverses couleurs, n'a pas tant de réalité que celle
qui ne m'affecte les yeux fermés que de pure intellection : Car
par la pure intellection, je vois de l'étendue infiniment au delà
de celle que je vois les yeux ouverts. Il ne faut donc pas juger,
je ne dis pas ici de l'efficacité, je dis de la réalité des idées
par la manière forte ou légère dont elles nous touchent ; mais
il faut juger de la grandeur de leur réalité par celle qu'on dé-
couvre en elles, quelque légère que puisse être la modalité
dont elles nous touchent, quelque faible que soit la perception
que nous en avons. Il faut juger de leur réalité, parce que nous
l'apercevons, et que le néant ne peut être aperçu. Je dis ceci
* Toat ce paragraphe a élé ajouté à la dernière édition.
DES INCLINATIONS. 449
pour faire concevoir qu'il n'y a point de contradiction que l'infini
puisse être aperçu par une capacité finie de perception et pour
désabuser ceux qui, trompés par cette contradiction prétendue,
soutiennent qu'on n'a point d'idée de l'infini, nonobstant le sen-
timent intérieur qui nous apprend, que nous pensons actuelle-
ment à l'infini, ou pour parler comme les autres, que nous avons
naturellement l'idée de Dieu ou de l'être infiniment parfait.
J'aurais pu prouver que les modalités de l'âme ne sont point
représentatives de l'infini ni de quoi que ce soit, ou que les
idées sont bien différentes des perceptions que nous en avons,
par d'autres preuves que celle que je viens de tirer de cette
notion commune, que le néant n'est pas visible. Car il est clair
que les modalités de l'âme sont changeantes, et que les idées
sont immuables ; que ses modalités sont particulières, et que
les idées sont universelles et générales à toutes les intelligences;
car sans cela elles ne pourraient pas lier entre elles de société i;
que ses modaUtés sont contingentes, et que les idées sont éter-
nelles et nécessaires, que ses modalités sont obscures et téné-
breuses, et que les idées sont très claires et très lumineuses;
c'est-à-dire que ses modalités ne sont qu'obscurément, quoique
vivement senties, et que les idées sont clairement connues, comme
étant le fondement de toutes les sciences ; que ses idées enfin
sont efficaces, puisqu'elles agissent dans les esprits, qu'elles les
éclairent et les rendent heureux et malheureux, ce qui est évi-
dent par la douleur que l'idée de la main fait à ceux à qui on
a coupé le bras. Mais j'ai déjà tant écrit sur la nature des
idées dans cet ouvrage et dans plusieurs autres, que je crois
avoir quelque droit d'y renvoyer le lecteur.
Il est donc aussi évident qu'il y a un Dieu, qu'il l'est à moi que
je suis. Je conclus que je suis, pai'ce que je me sens, et que le
néant ne peut être senti. Je conclus de même que Dieu est, que
l'être infiniment parfait existe, parce que je l'aperçois, et que le
néant ne peut être aperçu, ni par conséquent l'infini dans le fini.
Mais il est assez inutile de proposer au commun des hommes
de ces démonstrations. Ce sont des démonstrations que l'on
peut appeler personnelles, parce qu'elles ne convainquent point
généralement tous les hommes. C'est que la plupart, et quel-
* Ce membre de phrase a uté ajoulé à la dernière édition.
iSO DE LA REGHIiRCHE DE LA VÉRITÉ.
quefois même les plus savants ou qui ont le plus de lecture, ne
veulent ou ne peuvent pas donner d'attention à des preuves
molaphysiques, pour lesquelles ils ont d'ordinaire un souverain
mépris. Il faut donc, si l'on veut les convaincre, en apporter de
plus sensibles, et certainement on n'en manque pas; car il n'y a
aucune vérité qui ait plus de preuves que celle de l'existence
de Dieu. On n'apporte celle-ci, que pour faire voir que ies
vérités abstraites n'agissant presque point sur nos sens, on les
prend pour des illusions et pour des chimères, au lieu que les
vérités grossières, palpables, et qui se font sentir, forçant l'âme à
les considérer, l'on se persuade qu'elles ont beaucoup de réalité,
à cause que depuis le péché elles font beaucoup plus d'im-
pression sur notre esprit, que les véiùtés purement intelligi-
bles.
C'est encore par la même raison, qu'il n'y a pas lieu d'es-
pérer, que le commun des hommes se rende jamais à cette
démonstration pour prouver que les animaux ne sentent point :
savoir qu'étant innocents, comme tout le monde en convient,
et je le suppose, s'ils étaient capables de sentiment, il arrive-
rait que sous un Dieu infiniment juste et tout puissant, une
créature innocente souffrirait de la douleur; qui est une peine,
et la punition de quelque péché. Les hommes sont d'ordinaire
incapables de voir l'évidence de cet axiome, « sub juste Deo, quis-
quam nisi mereatur, miser esse non potest », dont saint Au-
gustin 1 se sert avec beaucoup de raison contre Julien, pour
prouver le péché originel, et la corruption de notre nature, ils
s'imaginent qu'il n'y a aucune force ni aucune solidité dans cet
axiome, et dans quelques autres qui prouvent que les bêtes ne
sentent point, parce que, comme nous venons de dire, ces
axiomes sont abstraits, qu'ils ne renferment rien de sensible
ni de palpable, et qu'ils ne font aucune impression sur nos
sens.
Les actions et les mouvements sensibles que font les bètcs
pour la conservation de leur vie, sont des raisons, quoique
seulement vraisemblables, qui nous touchent bien davantage,
et qui par conséquent nous inclinent bien plus fortement à
* 0,ver perf. Les animaux auraient-ils mangé du fnin défendu, répondait
M ilcl)ran.''lie, à des adversaires de l'aulomatisnie. (Vélaii sous la forme plai-
:.aiiu> la penï'ée àe saiot Augustin sur laquelle il s'appuie ici.
DES INCLINATIONS. 451
croire qu'elles souffrent de la douleur, lorsqu'on les frap{)e
et qu'elles crient, que cette raison abstraite de l'esprit pur,
quoique très certaine et très évidente par elle-même. Car il est
certain que la plupart des hommes n'ont point d'autre raison
pour croire que les animaux ont des âmes, que la vue sensible
de tout ce que les bêtes font pour la conservation de leur
vie.
Cela paraît assez de ce que la plupart i ne s'imagvient pas
qu'il y ait une à me dans un œuf, quoique la transformation
d'un œuf en poulet soit infmiment plus difticile que la conser-
vation seule du poulet, lorsqu'il est entièrement formé. Car de
même qu'il faut plus d'esprit pour faire une montre d'un mor-
ceau de fer, que pour la faire aller quand elle est tout achevée,
il faudrait plutôt admettre une àme dans un œuf pour en former
un poulet, que pour faire vivre ce poulet quand il est tout à
fait formé. Mais les hommes ne voient pas sensiblement la ma-
nière admirable dont un poulet se forme, de même qu'ils voient
toujours sensiblement la manière dont il cherche les choses
qui sont nécessaires à sa conservation. Ainsi ils ne sont pas
portés à croire qu'il y a des âmes dans les œufs, par quelque
impression sensible des mouvements nécessaires pour trans-
former les œufs en poulets; mais ils donnent des âmes aux
animaux, à cause de l'impression sensible des actions exté-
rieures que ces animaux font pour la conservation de leur vie,
quoique la raison que je viens de dire soit plus forte pour
donner des âmes aux œufs que pour en donner aux poulets.
Cette seconde raison, que toutes les âmes étant des sub-
stances plus excellentes que les corps, elles seraient mal or-
données si elles n'étaient Créées que pour informer des corps,
et que leur fin ne fût que la jouissance des corps, celte raison,
dis-je, devrait convaincre, que les bêtes n'ont point d'âme,
ceux qui croient d'une part qu'elles n'ont point péché, et de
l'autre que Dieu est sage, et que s'aimant invinciblement,
il estime davantage les êtres qui participent le plus à son
essence. Enfin, il est évident que la matière n'est capable que
des modifications qui se peuvent déduire de l'idée claire qu'on
a de son essence, et que soutenir que les bêtes sentent, dê-
1 Je parle ici selon !"oi)ininn de cl'ux qui ciniciil que le poulet se forme de
l'œuf, quoiqu'il ne fasse peul-èlre que s'en nourrir. (.Note d.: Malebranche.)
45'i DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
sirent, connaissent, quoique leurs âmes soient corporelles,
c'est dire, ce qu'on ne conçoit point, et ce qui renferme une
contradiction manifeste '. Mais les hommes confondront et
brouilleront ôternellement ces raisons plutôt que d'avouer une
chose contraire à des preuves seulement vraisemblables, mais
très sensibles et touchantes, et on ne les pourra pleinement
convaincre, qu'en opposant des preuves sensibles à leurs
preuves sensibles, et en leur montrant visiblement com-
ment toutes les parties des animaux ne sont que des
machines, et qu'ils peuvent se remuer sans âme par la seule
impression des objets et par leur constitution particulière,
comme M. Descartes a commeiicc de le faire dans son traité
de l'Homme. Car toutes les raisons les plus certaines et les plus
évidentes de l'entendement pur, ne leur persuaderont jamais le
contraire des preuves obscures qu'ils ont par les sens ; et c'est
même s'exposer à la risée des esprits superficiels et peu capa-
bles d'attention, que de prétendre leur prouver par des raisons
un peu relevées, que les animaux ne sentent point.
Il faut donc bien retenir que la forte inclination que nous
avons pour les divertissements, les plaisirs, et généralement
pour tout ce qui touche nos sens, nous jette dans un très grand
nombre d'erreurs ; parce que la capacité de notre esprit étant
bornée, cette inclination nous détourne sans cesse de l'attention
aux idées claires et distinctes de l'entendement pur, propres
à découvrir la vérité, pour nous appliquer aux idées fausses,
obscures et trompeuses de nos sens, lesquelles inclinent plus
la volonté par l'espérance du bien et du plaisir, qu'elles
n'éclairent l'esprit par leur lumière et leur évidence.
CHAPITRE XII
Des effets que la pensée des biens el des maux futurs est capable de pro-
duire dans l'esprit.
S'il arrive souvent que de petits plaisirs et de légères dou-
leurs que l'on sent actuellement, ou même que l'on s'attend de
sentir, nous brouillent étrangement l'imagination et nous em-
' Addition à la seconde édition depuis a cette seconde raison etc. », jus-
qu'à : « Mais les hommes etc. »
DES [NCLINATION'S. 433
pèchent de juger des choses selon leurs véritables idées ; il ne
faut pas s'imaginer que l'attente de l'éternité n'agisse point sur
notre esprit. Mais il est à propos de considérer ce qu'elle est
capable d'y produire.
Il faut d'abord remarquer que l'espérance d'une éternité ae
plaisir n'agit pas si fort sur les esprits, que la crainte d'une
éternité de tourments. La raison en est, que les hommes
n'aiment pas tant le plaisir qu'ils haïssent la douleur. De plus,
par le sentiment intérieur qu'ils ont de leurs désordres, i's
savent qu'ils sont dignes de l'enfer, et ils ne voient rien dans
eux-mêmes qui mérite des récompenses aussi grandes que
celle de participer à la félicité de Dieu même. Ils sentent
lorsqu'ils le veulent et même souvent lorsqu'ils ne le veulent
pas, que loin de mériter ces récompenses, ils sont dignes des
plus grands châtiments, car leur conscience ne les quitte ja-
mais. Mais ils ne sont pas de même incessamment convaincus
que Dieu veut faire paraître sa miséricorde sur des pécheurs,
après avoir fait éclater sa justice contre son fils. Ainsi les justes
mêmes appréhendent plus vivement l'éternité des tourments
qu'ils n'espèrent l'éternité des plaisirs. La vue de la peine agit
donc davantage que la vue de la récompense, et voici à peu
près ce qu'elle est capable de produire, non pas toute seule,
mais comme cause principale.
Elle fait naître dans l'esprit une infinité de scrupules et les
fortifie de telle sorte, qu'il est presque impossible de s'en déli-
vrer. Elle étend, pour ainsi dire la foi jusqu'aux préjugés, et
fait rendre le culte qui n'est dû qu'à Dieu, à des puissances
imaginaires. Elle arrête opiniâtrement l'esprit à des supersti-
tions vaines ou dangereuses. Elle fait embrasser avec ardeur
et avec zèle des traditions humaines et des pratiques inutiles
pour le salut, des dévotions juives et pharisaïques que la
crainte servile a inventées. Enfin elle jette quelquefois les
hommes dans un aveuglement de désespoir ; de sorte que re-
gardant confusément la mort comme le néant, ils se hâteni
brutalement de se perdre, afin de se délivrer des inquiétudes
mortelles qui les agitent et qui les effrayent. Les femmes, les
jeunes gens, les esprits faibles sont les plus sujets aux scru •
pules et aux superstitions, et les hommes sont les plus capables
de désespoir.
454 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
Il est facile de reconnaître les raisons de toutes ces choses.
Car il est visible, que l'idée de l'éternité étant la .plus grande,
la plus terrible et la plus effrayante de toutes celles qui
étonnent l'esprit et qui frappent l'imagination, il est nécessaire
qu'elle soit accompagnée d'une grande suite d'idées acces-
soires, lesquelles fassent toutes un effet considérable sur l'es-
prit, à cause du rapport qu'elles ont à cette grande et terrible
idée de l'éternité.
Tout ce qui a quelque rapport à l'infini n'est point petit, ou
s'il est petit en lui-même, il reçoit par ce rapport une grandeur
qui n'a point de bornes et qui ne se peut comparer avec tout
ce qui est fini. Ainsi tout ce qu quelque rapport, ou même
que l'on s'imagine avoir quelque rapport à cette alternative
nécessaire d'une éternité de tourments, ou d'une éternité de
délices qui nous est proposée, effraye par nécessité tous les
esprits qui sont capables de quelques réflexions et de quelque
sentiment.
Les femmes, les jeunes gens, et les esprits faibles ayante
comme j'ai déjà dit ailleurs, les libres du cerveau molles et flexi-
bles, reçoivent des vestiges très profonds de cette alternative :
et lorsqu'ils ont abondance d'esprits, et qu'ils sont plus capables
de sentiment que de justes réflexions, ils reçoivent par la viva-
cité de leur imagination un très grand nombre de faux vestiges
et de fausses idées accessoires, qui n'ont point de rapport na-
turel avec l'idée principale. Cependant ce rapport, quoique ima-
ginaire,, ne laisse pas d'entretenir et de fortifier ces faux
vestiges et ces fausses idées accessoires auxquelles il a donné
la naissance.
Lorsque des plaideurs ont une grande affaire qui les occupe
tout entiers, et qu'ils n'entendent point les procès, ils ont sou-
vent de vaines frayeurs, parce qu'ils craignent que de certaines
choses leur nuisent, auxquelles les juges n'ont aucun égard, et
que les gens du métier n'appi'éhendent point. L'affaire étant de
grande conséquence pour eux, l'ébranlement qu'elle produit
dans leur cerveau se répand et communique à des traces éloi-
gnées qui n'y ont point naturellement de rapport. Il en est de
même dos scrupuleux, ils se font sans raison des sujets de crainte
et d'inquiétude. Au lieu d'examiner la volonté de Dieu dans .os
saintes Écritures, et de s'en rapportera ceux dont l'imaginalioa
DES INCLINATIONS. 4.>>
n'est point blessée, ils pensent incessamment à une loi imagi-
naire que des mouvements déréglés de crainte gravent dans
leur cerveau. Et quoiqu'ils soient intérieurement convaincus
de leur faiblesse, et que Dieu ne leur demande point certains
devoirs qu'ils se prescrivent, puisqu'ils les empêchent de le
servir, ils ne peuvent s'empêcher de préférer leur imagination
à leur esprit, et de se rendre plutôt à de certains sentiments con-
fus qui les effrayent et qui les font tomber dans l'erreur, qu'à
l'évidence de la raison qui les rassure et qui les remet dans le
vrai chemin de leur salut...
Il se trouve souvent beaucoup de vertu et de charité dans
les personnes affligées de scrupules ; mais il y en a beaucoup
moins dans ceux qui sont attachés à quelques superstitions, et
qui font leiir principale occupation de quelques pratiques juives
et pharisaïques. Dieu veut être adoré en esprit et en vérité. Il
ne se contente pas de grimaces et de civilités extérieures,
qu'on se mette à genoux en sa présence, et qu'on le loue par
un mouvement de lèvres, auquel le cœm' n'ait point de part.
Les hommes ne se contentent de ces marques de respect, que
parce qu'ils ne pénètrent point le cœur; car les hommes mêmes
sont assez injustes pour vouloir être adorés en esprit et en
vérité. Dieu demande donc notre esprit et notre cœur; il ne
l'a fait que pour lui, et il ne le conserve que pour lui. Mais il
y a bien des. gens qui malheureusement pour eux lui refusent
les choses sur lesquelles il a toutes sortes de droits. Ils ont des
idoles dans leur cœur, qu'ils adorent en esprit et en vérité, et
auxquelles ils sacrifient tout ce qu'ils font.
Mais, parce que le vrai Dieu les menace dans le secret de
leur conscience, d'une éternité de tourments pour punir l'excès
de leur ingratitude, et que cependant ils ne veulent point quit-
ter leur idolâtrie, ils s'avisent de faire extérieurement quelques
bonnes œuvres. Ils jeûnent comme les autres, ils font des au-
mônes, ils disent des prières ; ils continuent quelque temps de
pareils exercices, et parce qu'ils sont pénibles à ceux qui
manquent de charité, ils les quittent d'ordinaire pour embrasse»
certaines petites pratiques ou dévotions aisées, qui s'accordant
avec lamour-propre, renversent nécessairement, mais d'une
manière insensible leur égard, toute la n.orale de Jésus-
Christ. Ils sont fidèles, ardents et .i-!é5 JéienôJU:» de ces tradi-
456 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
lions humaines, que des personnes peu éclairées leur persuadent
être très utiles, et que l'idée de l'éternité qni les effraye leur repré-
sente sans cesse comme absolument nécessaires à leur salut.
Il n'en est pas de même des justes. Ils entendent comme les
impies les menaces de leur Dieu; mais le bruit confus de leurs
passions ne les empêche pas d'en entendre les conseils. Les
fausses lueurs des traditions humaines ne les éblouissent pas,
jusqu'à ne point sentir la lumière de la vérité. Ils mettent leur
confiance dans les promesses de Jésus-Christ, et ils suivent ses
conseils , car ils savent que les promesses des hommes sont
aussi vaines que leurs conseils. Néanmoins on peut dire que
cette crainte, que l'idée de l'éternité fait naître dans leurs es-
prits, produit quelquefois un si grand ébranlement dans leur
imagination, qu'ils n'osent tout à fait condamner ces traditions
humaines, et que souvent ils les approuvent par leur exemple,
parce qu'elles ont i « quelque apj)arence de sagesse dans leur
superstition et dans leur fausse humilité, » comme ces traditions
pharisaïques dont parle saint Paul.
Mais ce qui est principalement ici digne de considération, et
qui ne regarde pas tant le dérèglement des mœurs que celui
de l'esprit, c'est que la crainte dont nous venons de parler
étend assez souvent la foi aussi bien que le zèle de ceux qui en
sont frappés, jusqu'à des choses fausses ou indignes de la sain-
teté de notre religion. Il y a bien des gens qui croient, mais
d'une foi constante et opiniâtre, que la terre est immobile au
centre du monde, que les animaux sentent une véritable dou-
leur, que les qualités sensibles sont répandues sur les objets,
qu'il y a des formes ou des accidents réels distingués de la
matière, et une infinité de semblables opinions fausses ou in-
certaines, parce qu'ils se sont imaginé que ce serait aller con-
tre la foi que de le nier. Ils sont effrayés par les expressions
de l'Écriture Sainte, qui parle pour se faire entendre, et qui
par conséquent se sert des manières ordinaires de parler sans
dessein de nous instruire de la physique. Ils croient non seule-
ment ce que l'esprit de Dieu veut leur apprendre, mais encore
toutes les opinions des juifs. Us ne voient pas que Josué, par
exemple, parle devant ses soldats, comme Copernic môme,
' Aux Col. ch. 2. V. 22, 23.
DES INCLINATIONS. 457
Galilée et Descartes parleraient au commun des hommes, et
que quand même il aurait été dans le sentiment de ces derniers
philosophes, il n'aurait point commandé à la terre qu'elle s'ar-
rêtât, puisqu'il n'aurait point fait voir à son armée par des
paroles que l'on n'eût point entendues, le miracle que Dieu
faisait pour son peuple. Ceux qui croient que le soleil est
immobile, ne disent-ils pas à leurs valets, à leurs amis, à ceux
même qui sont de leur sentiment, que le soleil se lève ou
qu'il se couche ? s'avisent-ils de parler autrement que tous les
autres hommes, dans le temps que le principal dessein n'est
pas de philosopher? Josué savait-il parfaitement l'astronomie?
ou s'il la savait, ses soldats la savaient-ils ? ou si lui et ses
soldats en étaient bien instruits, peut-on dire qu'ils voulaient
philosopher, dans le temps qu'ils ne pensaient qu'à combalti-e?
Josuc devait donc parler comme il a fait, quand lui-même et
ses soldats auraient cru ce que croient présentement les plus
habiles astronomes. Cependant ces paroles de ce grand capi-
taine : Arrête-toi Soleil auprès de Gabaon, et ce qui est dit
ensuite, que le soleil s'arrêta selon son commandement, per-
suadent bien des gens, que l'opinion du mouvement de la terre
est une opinion non seulement dangereuse, mais même abso-
lument hérétique et insoutenable. Ils ont ouï dire que quelques
personnes de piété, pour lesquelles il est juste d'avoir beaucoup
de respect et de déférence, condamnaient ce sentiment; ils
savent confusément quelque chose de ce qui est arrivé pour ce
sujet à un savant astronome de notre siècle ^ et cela leur
semble suffisant pour croire opiniâtrement que la foi s'étend
jusqu'à cette opinion. Un certain sentiment confus, excité et
entretenu par un mouvement de crainte, duquel même ils ne
s'aperçoivent presque pas, les fait entrer en défiance contre
ceux qui suivent la raison dans ces choses qui sont du ressort
de la raison. Ils les regardent comme des hérétiques. Ce n'est
qu'avec inquiétude et quelque peine d'esprit qu'ils les écoutent ;
■ Ce savant astronome est Galitée. Descartes avait été troublé par d'ite
condamnation et n'avait osé admettre le mouvement de la terre qu'en ombra-
j^eaiU un peu, comme il le dit, son opinion. Malebranrhe avec le progrés du
temps l't de l'opinion publique est plus hardi. Rien de plus vif et de plus spi-
rituel que sa rclutation ironique des partisans superstitieux de J'imniobilite de
la terre.
T. I. 26
io8 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
et leurs appréhensions secrètes font naître dans leurs esprits-
les mêmes respects et les mêmes soumissions pour ces opinions
et pour beaucoup d'autres de pure philosophie, que pour les
vérités qui sont l'objet de la foi.
CHAPITRE XIII
1. — De la troisième inclination n-.iiurelle, qui est l'amitié que nous avons
pour les autres hommes. — II. Elle porte à approuv,r les pensées de nos
amis, et à les tromper par de fausses louantes.
De toutes nos inclinations prises en général, et au sens que
je l'ai expliqué dans le premier chapitre, il ne reste plus que celle
que nous avons pour ceux avec qui nous vivons, et pour tous les
objets qui nous environnent; de laquelle je ne dirai presque
rien parce que cela regarde plutôt la morale et la politique que
notre sujet. Comme cette inclination est toujours jointe avec les
passions, il serait peut-être plus à propos de n'en parler que
dans le livre suivant, mais l'ordre n'est pas en cela de si grande
conséquence.
Pour bien comprendre la cause et les effets de cette incli-
nation naturelle, il faut savoir que Dieu aime tous ses ou-
vrages, et qu'il les unit étroitement les uns avec les autres pour
leur mutuelle conservation. Car aimant sans cesse les ouvrages
qu'il produit, puisque c'est son amour qui les produit, il im-
prime aussi sans cesse dans notre cœur un amour pour ses
ouvrages, puisqu'il produit sans cesse dans notre cœur un
amour pareil au sien. Et afin que l'amour naturel que nous
avons pour nous-mêmes n'anéantisse, et n'affaiblisse pas trop
celui que nous avons pour les choses qui sont hors de nous, el
(|u'au contraire ces deux amours que Dieu met en nous s'eu-
tretiennent et se fortifient l'un l'autre, il nous a liés de telle
manière avec tout ce qui nous environne, et principalement
avec les êtres de même espèce que nous, que leurs maux nous
aflligent naturellement, que leur joie nous réjouit, et que leur
grandeur, leur abaissement, leur diminution semble augmen-
ter ou diminuer notre être propre. Les nouvelles dignités de
nos parents et de nos amis, les nouvelles acquisitions de ceux
qui ont le plus de rapport à nous, les conquêtes et les victoires
DES INCLINATIONS. 458
de notre prmce, et même les nouvelles découvertes du nouveau
monde, semblent ajouter quelque chose à notre substance. Te-
nant à toutes ces choses nous nous réjouissons de leur gran-
deui' et de leur étendue. Nous voudrions même que ce monde
n'eût point de bornes ; et cette pensée de quelques philosophes,
que les étoiles et les tourbillons sont iniinis, non seulement elle
leur parait digne de Dieu, mais elle parait encore très agréable
à rhonune, qui sent une secrète joie, de faire partie de l'infini,
parce que tout petit qu'il est en lui-même, il lui semble qu'il
devienne comme infini, en se répandant dans les êtres infinis
qui l'environnent.
U est vrai que l'union que nous avons avec tous les corps qui
rmdent dans ces grands espaces, n'est pas fort étroite; ainsi
elle n'est pas sensible à la plupart des hommes, et il y en a (uii
s'intéressent si peu dans les découvertes que l'on fait dans les
cieux, que l'on pourrait bien croire qu'ils n'y sont point unis
par la nature, si l'on ne savait d'ailleurs que c'est, ou faute de
connaissance, ou parce qu'ils tiennent trop à d'autres choses.
L'âme quoique unie au corps qu'elle anime, ne sent pas tou-
jours tous les mouvements qui s'y passent, ou bien si elle les
sent, elle ne s'y applique pas toujours. La passion qui l'agite
étant souvent plus grande que le sentiment qui la touche, elle
semble tenir davantage à l'objet de sa passion qu'à son propre
corps. Car c'est principalement par les passions que l'àme se
répand au dehors, et qu'elle sent qu'elle tient effectivement à
tout ce qui l'environne, comme c'est principalement par le sen-
timent qu'elle se répand dans son corps, et qu'elle reconnaît
qu'elle est unie à toutes les parties qui le composent. Alais
comme on ne peut pas conclure que l'àme d'un passionné n'est
pas unie à son corps, à cause qu'il s'offre à la mort, et qu'il
ne s'intéresse point pour la conservation de sa vie, de même on
ne doit pas s'imaginer que nous ne tenions poi:»: naturellement
à toutes choses, à cause qu'il y en a auxquelles nous ne prenons
point de part.
Voulez-vous, par exemple, savoir si les hommes tiennent à
leur prince et à leur patrie ? Cherchez-en, qui en connaissent
les intérêts, et qui n'aient point datfaires particulières qui les
occupent ; vous verrez alors combien grande sera leur ardeur
pour ks nouvelles, leur inquiétude pour les batailles, leur joie
460 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
dans les vicloires, leur tristesse dans les défaites. Vous verrez
alors clairement que les hommes sont étroitement unis à leur
prince et à leur patrie.
De même, voulez-vous savoir si les hommes tiennent à la
Chine et au Japon, aux planètes, et aux étoiles fixes, cher-
chez-en, ou bien imaginez vous en quelques-uns, dont le pays
et la famille jouissent d'une profonde paix, qui n'aient point de
passions particulières, et qui ne sentent point actuellement l'u-
nion qui les tient attachés aux choses qui sont plus proches de
nous que les cieux : et vous reconnaîtrez, que s'ils ont quelque
connaissance de la grandeur et de la nature de ces astres, ils
auront de la joie si l'on en découvre quelques-uns, ils les con-
sidéreront avec plaisir, et s'ils sont assez habiles, ils se don-
neront volontiers la peine d'en observer et d'en calculer les
mouvements.
Ceux qui sont dans le trouble des affaires ne se mettent
guère en peine, s'il parait quelque comète ou s'il arrive quelque
éclipse ; mais ceux qui ne tiennent point si fort aux choses qui
sont proches d'eux, se font une affaire considérable de ces
sortes d'événements, parce qu'en effet il n'y a rien à quoi l'on
ne tienne, quoiqu'on ne le sente pas toujours; de même qu'on
ne sent pas toujours que son âme est unie, je ne dis pas à son
bras et à sa main, mais à son cœur, et à son cerveau.
La plus forte union naturelle que Dieu ait mise entre nous
et ses ouvrages, est celle qui nous lie avec les hommes avec
lesquels nous vivons. Dieu nous a commandé de les aimer
comme d'autres nous-mêmes, et afin que l'amour de choix par
lequel nous les aimons soit ferme et constant, il le soutient et
le fortifie sans cesse par un amour naturel qu'il imprime en
nous. Il a mis pour cela certains liens invisibles qui nous obli-
gent comme nécessairement à les aimer, à veiller à leur con-
servation comme à la nôtre, à les regarder comme des parties
nécessaires au tout que nous composons avec eux, et sans
lequel nous ne saurions subsister.
Il n'y a rien de plus admirable que ces rapports naturels qui
se trouvent entre les inclinations des esprits des hommes, entre
les mouvements de leurs corps, et entre ces inclinations et ces
mouvements. Tout cet enchaînement secret est une merveille
qu'on ne peut assez admirer, et qu'on ne saurait jamais com-
DES INCLLNATIONS. 461
prendre. A la vue de quelque mal qui surprend, ou que l'on
sent comme insurmontable par ses propres forces, on jette,
par exemple, un grand cri ; ce cri poussé souvent sans qu'on
y pense, et par la disposition de la machine, entre infaillible-
ment dans les oreilles de ceux qui sont assez proches pour
donuer le secours dont on a besoin ; il les pénètre ce cri, et se
fait entendre à eux, de quelque nation et de quelque qualité
qu'ils soient ; car ce cri est de toutes les langues et de toutes
les conditions, comme en effet il en doit être ; il agite le cer-
veau et change en un moment toute la disposition du corps
de ceux qui en sont frappés, il les fait même courir au secours
sans qu'ils y pensent. Mais il n'est pas longtemps sans agir sur
leur esprit, et sans les obliger à vouloir secourir et à penser
aux moyens de secourir celui qui a fait cette prière naturelle,
pourvu toutefois que cette prière, ou plutôt ce commandement
pressant soit juste et selon les règles de la société. Car un cri
indiscret, poussé sans sujet ou par une vaine fi'ayeur, produit
dans les assistants de l'indignation ou de la moquerie au lieu
de compassion, pai'ce qu'en criant sans raison, l'on abuse des
choses établies par la nature pour notre conservation. Ce cri
indiscret produit naturellement de l'aversion et le désir de
venger le tort que l'on a fait à la nature, je veux dire à l'ordre
des choses, si celui qui l'a fait sans sujet l'a fait volontaire-
ment. Mais il ne doit produire que la passion de moquerie,
mêlée de quelque compassion, sans aversion, et sans un désir
de vengeance si c'est l'épouvante, c'est-à-dire une fausse appa-
rence d'un besoin pressant, qui ait été cause que quelqu'un se
soit écrié : car il faut de la moquerie pour le rassurer comme
craintif, et pour le corriger ; et il faut de la compassion pour le
secourir comme faible. On ne peut rien concevoir de mieux
ordonné.
Je ne prétends pas expliquer par un exemple, quels sont les
ressorts et les rapports que l'auteur de la nature a mis dans le,
cerveau des hommes et de tous les animaux, pour entretenir le
concert et l'union nécessaire à leur conservation. Je fais seule-
ment quelque rétlexion sur ces ressorts, afin que l'on y pense,
et que l'on recherche avec soin, non comment ces ressorts
jouent, ni comment leur jeu se communique par l'air, par la
lumière, et par tous les petits corps qui nous environnent;
«62 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
car cela est presque incompréhensible et n'est pas nécessaire ;
mais ail moins afin que l'on reconnaisse quels en sont les effets.
On peut par différentes observations reconnaître les liens qui
nous attachent les uns aux autres : mais on ne peut connaître
avec quelque exactitude comment cela se fait. On voit sans
peine qu'une montre marque les heures, mais il faut du temps
pour en savoir les raisons; et il y a tant de ressorts différents
dans le cerveau du plus petit des animaux, qu'il n'y a rien de
pareil dans les machines les plus composées.
S'il n'est pas possible de comprendre parfaitement les ressorts
de noire machine, il n'est pas aussi absolument nécessaire de
les comprendre; mais il est absolument nécessaire pour se
conduire, de bien savoir les effets que ces ressorts sont capa-
bles de produire en nous. 11 n'est pas nécessaire de savoir
comment une montre est faite pour s'en servir, mais si l'on
s'en veut servir pour régler son temps, il est du moins néces-
saire de savoir qu'elle marque les heures. Cependant il y a des
gens si peu capables de réflexion, qu'on pourrait presque les
comparer à des machines purement inanimées. Ils ne sentent
point en eux-mêmes les ressorts qui se débandent à la vue des
objets; souvent ils sont agités, sans qu'ils s'aperçoivent de
leurs propres mouvements, ils sont esclaves, sans qu'ils sen-
tent leurs liens; ils sont enfin conduils en mille manières difte-
rentes, sans qu'ils reconnaissent la main de celui qui les gou-
verne. Ils pensent être les seuls auteurs de tous les mouvements
qui leur arrivent, et ne distinguant point ce qui se passe ea
eux-mêmes, en conséquence d'un acte libre de leur volonté,
d'avec ce qui s'y produit par l'impression des coi"ps qui ies
environnent, ils pensent qu'ils se conduisent eux-mêmes, dans
le temps qu'ils sont conduits par quelque autre. Mais ce n'est
pas ici le Ueu d'expliquer ces choses.
Les rapports que l'Auteur de la nature a mis entre nos incli-
nations naturelles, afin de nous unir les uns avec les autres,
semblent encore être plus dignes de notre application et de
nos recherches, que ceux qui sont entre les corps, ou entre les
esprits par rapport au corps. Car tout y est réglé de telle
manière, que les inclinations qui semblent être les plus oppo-
sées à la société y sont les plus utiles, lorsqu'elles sont un peu
modérées.
DES INCLINATIONS. 463
Le désir, par exemple, que tous les hommes ont pour la
grandeur, tend par lui-même à la dissolution de toutes les
sociétés. Néanmoins ce désir est tempéré de telle manière par
Tordre de la nature, qu'il sert davantage au bien de l'État, que
beaucoup d'autres inclinations faibles et languissantes. Car il
donne de l'émulation, il excite à la vertu, il soutient le courage
dans le service qu'on rend à la patrie ; et l'on ne gagnerait pas
tant de victoires, si les soldats, et principalement les officiers
n'aspiraient à la gloire et aux charges. Ainsi tous ceux qui
composent les armées, ne travaillant que pour leurs intérêts
particuliers, ne laissent pas de procurer le bien de tout le pays.
Ce qui fait voir qu'il est très avantageux pour le bien public,
que tous les hommes aient un désir secret de grandeur, pourvu
qu'il soit modéré.
Mais si tous les particuliers paraissaient être ce qu'ils sont en
effet ; s'ils disaient franchement aux autres, qu'ils veulent être
les principales parties du» corps qu'ils composent, et n'en être
jamais les dernières, ce ne serait pas le moyen de se joindre
ensemble. Tous les membres d'un corps n'en peuvent pas être
la tête et le cœur ; il faut des pieds et des mains, des petits
aussi bien que des grands ; des gens qui obéissent aussi bien
que de ceux qui les commandent. Et si chacun disait ouverte-
ment qu'il veut commander et ne jamais obéir, comme eu effet
chacun le souhaite naturellement, il est visible que tous les
corps politiques se détruiraient, et que le désordre et l'injustice
régneraient partout.
Il a donc été nécessaire que ceux qui ont le plus d'esprit, et
qui sont les plus propres à devenir les parties nobles de ce
corps et à commander aux autres, lussent naturellement civils;
c'est-à-dire, qu'ils fussent portés par une inclination secrète, à
témoigner aux autres par leurs manières, et par leurs paroles
civiles et honnêtes, qu'ils se jugent indignes que l'on pense à
eux, que ceux à qui ils parlent sont dignes de toutes sortes
d'honneurs, et qu'ils ont beaucoup d'estime et de vénération
pour eux. Enfin, au défaut de la charité et de l'amour de l'ordre,
il a été nécessaire que ceux qui commandent aux autres, eussent
l'art de les tromper par un abaissement imaginaire, qui ne con-
siste qu'en civilités et en paroles, afin de jouir sans envie de
cette prééminence qui est nécessaire dans tous les corps. Car
464 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITii.
de cette sorte tous les hommes possèdent en quelque manière
la grandeur qu'ils désirent; les grands la possèdent réellement,
et les petits et les faibles ne la possèdent que par imagination,
étant persuadés en quelque manière par les compliments des
autres, qu'on ne les regarde pas pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire
pour les derniers d'entre les hommes.
II est facile de conclure en passant de ce que nous venons de
dire, que c'est une très grande faute contre la civilité que de
parler souvent de soi, surtout quand on en parle avantageuse-
ment, quoique l'on ait toutes sortes de bonnes qualités, puis-
qu'il n'est pas permis de parler aux personnes avec qui l'on
converse, comme si on les regardait au-dessous de soi, si ce
n'est en quelques rencontres, et lorsqu'il y a des marques
extérieures et sensibles qui nous élèvent au-dessus d'elles. Car
enfin le mépris est la dernière des injures; c'est ce qui est le
plus capable de rompre la société ; et naturellement nous ne
devons point espérer qu'un homme, à qui nous avons fait
connaître que nous le regardons au-dessous de nous, se puisse
jamais joindre avec nous, parce que les hommes ne peuvent
souffrir d'être la dernière partie du corps qu'ils composent.
L'inclination que les hommes ont à faire des compliments,
est donc très propre pour contrebalancer celle qu'ils ont pour
l'estime et l'élévation, et pour adoucir la peine intérieure que
ressentent ceux qui font les dernières parties du corps politique.
Et l'on ne peut douter que le mélange de ces deux inclinations
ne fasse de très bons effets pour entretenir la société.
Mais il y a une étrange corruption dans ces inclinations,
aussi bien que dans l'amitié, la compassion, la bienveillance et
les autres, qui tendent à unir ensemble les hommes. Ce qui
devrait entretenir la société civile, est souvent cause de sa
désunion et de sa ruine ; et pour ne point sortir de mon sujet,
est souvent cause aussi de la communication et de l'établisse-
ment de l'erreur.
IL De toutes les inclinations nécessaires à la société civile,
celles qui nous jettent le plus dans l'erreur sont l'amitié, la fa •
veur, la reconnaissance, et toutes les inclinations qui nous portent
à parler trop avantageusement des autres en leur présence.
Nous ne bornons pas notre amour dans la i)ersonne de nos
amis, nous aimons encore avec eux toutes les choses qui leur
DES INCLINATIONS. 465
appartiennent en quelque façon, et comme ils témoignent d'or-
dinaire assez de passion pour la défense de leurs opinions, ils
nous inclinent insensiblement à les croire, à les approuver, et
à lés défendre même avec plus d'obstination et de passion qu'ils
ne font eux-mêmes, parce qu'ils auraient souvent mauvaise
grâce de les soutenir avec chaleur, et qu'on ne peut trouver à
redire que nous les défendions. En eux, ce serait amour-propre;
en nous, c'est générosité.
Nous portons de l'affection aux autres hommes pour plusieurs
raisons, car ils peuvent nous plaire et nous servir en différentes
manières. La ressemblance des humeurs, des inclinations des
emplois ; leur air, leurs manières, leur vertu, leurs biens, l'af-
fection ou l'estime qu'ils nous témoignent, les services qu'ils
nous ont rendus ou que nous en espérons, et plusieurs autres
raisons particulières, nous déterminent à les aimer. S'il arrive
donc que quelqu'un de nos amis, c'est-à-dire, quelque personne
qui ait les mêmes inclinations, qui soit bien fait, qui parle d'une
manière agréable, que nous croyons vert .leux, ou de grande
condition, qui nous témoigne de l'affeclioa et de l'estime, qui
nous ait l'endu quelque service, ou de qui nous en espérions, ou
enfin que nous aimions pour quelque autre raison particulière :
s'il arrive, dis-je, que cette personne avance quelque proposi-
tion, nous nous en laissons incontinent persuader sans faire
usage de notre raison. Nous soutenons son opinion sans nous
mettre en peine si elle est conforme à la vérité, et souvent même
contre notre propre conscience, selon l'obscurité et la confu-
sion de notre esprit, selon la corruption de notre cœur, et selon
les avantages que nous espérons tirer de notre fausse généro-
sité.
Il n'est pas nécessaire d'apporter ici des exemples particu-
liers de ces choses; car on ne se trouve presque jamais une
seule heure dans une compagnie, sans en remarquer plusieurs,
si l'on y veut faire un peu de réflexion. La faveur et les rieurs,
comme l'on dit ordinairement, ne sont que rarement du côté
de la vérité, mais presque toujours du côté des personnes que
l'on aime. Celui qui parle est obligeant et civil : il a donc rai-
son. Si ce qu'il dit est seulement vraisemblable, on le regarde
comme vrai ; et si ce qu'il avance, est absolument ridicule et
impertinent, il deviendra tout au moins fort vraisemblable.
466 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
C'est U0 homme qui m'aime, qui m'estime, qui. m'a rendu
quelque service, qui est dans la disposition et dans le pouvoir
de m'en rendre, qui a soutenu mon sentiment en d'autres
occasions ; je serais donc un ingrat et un imprudent si je mop-
posais aux siens, et si je manquais même à lui applaudir. C'est
ainsi qu'on se joue de la vérité, qu'on la fait servir à ses inté-
rêts, et qu'on embrasse les fausses opinions les uns des autres.
Un honnête homme ne doit point trouver à redire qu'on
rmsiruise et qu'on l'éclairé, quand on le fait selon les règles
de la civilité : et lorsque nos amis se choquent de ce que nous
leur représentons modestement qu'ils se trompent, il faut leur
permettre de s'aimer eux-mêmes et leurs erreurs, puisqu'ils le
veulent, et qu'on n'a pas le pouvoir de leur commander, ni de
leur changer l'esprit.
Mais un vrai ami ne doit jamais approuver les erreurs de
son ami. Car enfin nous devrions considérer que nous leui*
faisons plus de tort que nous ne pensons , lorsque nous défen-
dons leurs opinions sans discernement. Nos applaudissements
ne font que leur entier le cœur et les confirmer dans leurs
erreurs ; ils deviennent incorrigibles, ils agissent et ils déci-
dent enfin comme s'ils étaient devenus infaillibles.
D'où vient que les plus riches, les plus puissants, les plus
nobles, et généralement tous ceux qui sont élevés au-dessus des
autres, se croient fort souvent infaillibles, et qu'ils se compor-
tent comme s'ils avaient beaucoup plus de raison que ceux qui
.sont d'une condition vile ou médiocre , si ce n'est parce qu'on
approuve indifféremment et lâchement toutes leurs pensées ?
.Ainsi l'approbation que nous donnons à nos amis, leur fait
croire peu à peu qu'ils ont plus d'esprit que les autres, ce qui
les rend fiers, hardis, imprudents, et capables de tomber dans
les erreurs les plus grossières sans s'en apercevoir.
C'est pour cela que nos ennemis nous rendent souvent un
meilleur service, et nous éclairent beaucoup plus l'esprit par
leurs oppositions, que ne font nos amis, par leurs approba-
tions, parce que nos ennemis nous obligent de nous tenir sur
jios gardes, et d'être attentifs aux choses que nous avançons ;
ce qui seul suffit pour nous faire reconnaître nos égarements.
Mais nos amis ne font que nous endormir, et nous donner une
fausse confiance, qui nous rend vains et ignorants. Les liommes
DES INCLINATIONS. 467
ne doivent donc janaais admirer leurs amis, et se rendre à
leurs sentiments par amitié, de même qu'ils ne doivent jamais
s'opposer à ceux de leurs ennemis par inimitié ; mais ils doi-
vent se défaire de leur esprit tlatteur ou contredisant pour
devenir sincères, et approuver l'évidence et la vérité partout
où ils la trouvent.
Nous devons aussi nous bien mettre dans l'esprit, que la
plupart des hommes sont portés à la flatterie ou à nous faire
des compliments, par une espèce d'inclination naturelle, pour
paraître spirituel, pour attirer sur eux la bienveillance des
autres, et dans l'espérance de quelque retour, ou enfin par
une espèce de malice et de raillerie, et nous ne devons pas
nous laisser étourdir par tout ce que l'on peut nous dire. Xe
voyons-nous pas tous les jours que des personnes, qui ne se
connaissent point, ne laissent pas de s'élever l'un l'autre jus-
qu'aux nues, la première fois même qu'ils se voient et qu'ils
se parlent, et qu'y a-l-il de plus ordinaire, que de voir des
gens qui donnent des louanges hvperboliques, et qui témoi-
gnent des mouvements extraordinaires d'admiration à une per-
sonne qui vient de parler en public, même en présence de
ceux avec lesquels ils s'en sont moqués quelque temps aupara-
vant. Toutes les fois qu'on se récrie, qu'on pâlit d'admiration
et comme surpris des choses que l'on entend, ce n'est pas une
bonne preuve que celui qui parle dit des merveilles ; mais
plutôt qu'il parle à des hommes flatteurs, qu'il a des amis, on
peut-être des ennemis qui se divertissent de lui. C'est qu'il
parle d'une manière engageante, qu'il est riche et puissant, ou,
si l'on veut, c'est une assez bonne preuve que ce qu'il dit est
appuyé sur les notions des sens confuses et obscures, mais fort
touchantes et fort agréables, ou qu'il a quelque feu d'imagina-
tion, puisque les louanges se donnent à l'amitié, aux richesses,
aux dignités, aux vraisemblances, et très rarement à la vérité.
On s'attendra peut-être, qu'ayant traité en général des incli-
nations des esprits, je doive descendre dans un détail exact de
tous les mouvements particuliers, quHls ressentent à la vue du
bien et du mal; c'est-à-dire, que je doive expliquer la nature
de l'amour, de la haiuc, de la joie, de la tristesse, et de toutes
les passions intellectuelles tant générales que particulières,
tant simples que composées. Mais je ne me suis pas engagé à
468 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
exj)liqacr tous les différents mouvements dont les esprits sont
capables.
Je suis bien aise que l'on sache que mon dessein principal
dans tout ce que j'ai écrit jusqu'ici de la recherche de la vérité,
a été de faire sentir aux hommes leur faiblesse et leur igno-
rance, et que nous sommes tous sujets à l'erreur et au péché.
Je l'ai dit, et je le dis encore, peut-être qu'on s'en souviendra ;
je n'ai jamais eu dessein de traiter à fond de la nature de
l'esprit ; mais j'ai été obligé d'en dire quelque chose pour
expliquer les erreurs dans leur principe, pour les expliquer
avec ordre ; en un mot, pour me rendre intelligible; et si j'ai
passé les bornes que je me suis proposées, c'est que j'avais,
ce me semblait, des choses nouvelles à dire, qui me parais-
saient de conséquence, et que je croyais même qu'on pourrait
lire avec plaisir. Peut-être me suis-je trompé; mais je devais
avoir celle présomption pour avoir le courage de les écrire;
car le moyen de parler, lorsqu'on n'espère pas d'être écouté ?
Il est vrai que j'ai dit beaucoup de choses qui ne paraissent
point tant appartenir au sujet que je traite, que ce particulier
des mouvements de l'àme, je l'avoue; mais je ne préleiuls
point m'obliger à rien, lorsque je me fais un ordre. Je me fais
un ordre pour me conduire, mais je prétends qu'il m'est permis
de tourner la tête lorsque je marche, si je trouve quelque
chose qui mérite d'être considéré. Je prétends même qu'il m'est
permis de me reposer en quelques lieux à l'écart, pourvu que
je ne perde point de vue le chemin que je dois suivre. Ceux
qui ne veulent point se délasser avec moi peuvent passer
outre : il leur est permis; ils n'ont qu'à tourner la page; mais
s'ils se fâchent, qu'ils sachent qu'il y a bien des gens qui trou-
vent que ces lieux, que je choisis pour me reposer. Leur fout
trouver le chemin plus doux et plus agréable.
LIVRE CINQUIEME
DES PASSIONS
CHAPITRE PREiJIER
De la nature et de l'origine des passions en général.
L'espi'it de l'homme a deux rapports essentiels ou nécessaires
fort différents: l'un à Dieu, l'autre à son corps. Comme pur
esprit, il est essentiellement uni au Verbe de Dieu, à la sagesse
et à la vérité éternelle, c'est-à-dire, à la souveraine raison; car
ce n'est que par cette union qu'il est capable de penser, ainsi
qu'on l'a vu dans le troisième livre. Comme esprit humain, il a
tin rapport essentiel à son corps ; car c'est à cause qu'il lui est
uni, qu'il sent et qu'il imagine, comme l'on a expliqué dans le
premier et dans le second livre. On appelle sens, ou imagina-
tion, l'esprit, lorsque son corps est cause naturelle ou occa-
sionnelle de ses pensées, et on l'appelle entendement, lorsqu'il
agit par lui-même, ou plutôt lorsque Dieu agit en lui et que la
lumière l'éclairé en plusieurs façons différentes, sans aucun
rapport nécessaire à ce qui se passe dans son corps.
Il en est de même de la volonté de l'homme. Comme volonté,
elle dépend essentiellement de l'amour que Dieu se porte à lui-
même, et de la loi éternelle; en un mot de la volonté de Dieu.
Ce n'est que parce que Dieu s'aime, que nous aimons quelque
chose : et si Dieu ne s'aimait pas, ou s'il n'imprimait sans cesse
dans l'àme de l'homme un amour pareil au sien, c'est-à-dire,
ce mouvement d'amour que nous sentons pour le bien en gé-
néral, nous n'aimerions l'ien, nous ne voudrions l'ien, et par
conséquent nous serions sans volonté, puisque la volonté n'est
autre chose que l'impression de la nature qui nous porte vers
le bien en général, comme nous avons dit plusieurs fois.
Mais la volonté, comme volonté d'un homme, dépend essen-
lielloment du corps; car ce n'est qu'à cause des mouvements
du sang ou plutôt des esprits animaux qu'elle se sent agitée de
T. I. 27
•w
4-0 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
toutes les émotions sensibles. J'ai donc appelé inclinations
naturelles tous les mouvements de l'âme qui nous sont com-
muns avec les pures intelligences, et quelques-uns de ceux
auxquels le corps a beaucoup de part, mais dont il n'est qu'in-
directement, et la cause et la fin, je les ai expliquées dans le
livre précédent : Et j'appelle ici passions toutes les émotions
que rame ressent naturellement, à l'occasion des mouvements
extraordinaires des esprits animaux. Ce sont ces émotions sen-
sibles qui feront le sujet de ce livre.
Quoique les passions soient inséparables des inclinations, et
que les hommes ne soient capables de quelque amour ou de
quelque haine sensible, que parce qu'ils sont capables d'un
amour et d'une haine spirituelle, on a cru cependant qu'il était
à propos de les traiter séparément, afin d'éviter la confusion.
Si l'on considère que les passions sont beaucoup plus fortes, et
plus vives que les inclinations naturelles, qu'elles ont pour l'or-
dinaire d'autres objets, et qu'elles sont toujours produites par
d'autres causes, on reconnaîtra que ce n'est pas sans raison
qu'on sépare des choses qui sont inséparables par leur nature.
Les hommes ne sont capables de sensations et d'imaginations,
que parce qu'ils sont capables de pures intellectious, les sens
et l'imagination étant inséparables de l'esprit ; et néanmoins
personne ne trouve à redire que l'on traite séparément de ces
facultés de l'àme, quoiqu'elles soient naturellement insépara-
bles.
Eniia les sens et l'imagination ne diffèrent pas davantage de
l'entendement pur que les passions diffèrent des inclinations.
Ainsi il fallait séparer ces deux dernières facultés, comme on a
coutume de séparer les trois premières, afm de faire mieux
discerner ce que l'âme reçoit de son auteur par rapport au
coi'ps, d'avec ce qu'elle tient de lui sans ce rapport. Le seul
inconvénient qui naîtra naturellement de cette séparation de
deux choses naturellement unies, sera, comme il arrive tou-
jours dans de pareilles occasions, la nécessité de répéter quelque
chose de ce qu'on a déjà dit.
L'homme est un, quoiqu'il soit composé de plusieurs parties,
et l'union de ces parties est si étroite, qu'on ne peut le toucher
en un endroit qu'on ne le remue tout entier. Toutes ces facultés
se tiennent et sont tellement subordonnées, qu'il est impossible
DES PASSIONS. 471
d'en bien expliquer quelqu'une sans dire quelque chose des
autres. Ainsi en tâchant de se faire un ordre pour éviter la con-
fusion, Ton se trouve obligé de répéter. Mais il vaut mieux ré-
péter que de confondre, parce qu'il faut se rendre intelligible ;
et dans cette nécessité de répéter, ce qui se peut faire de mieux,
est de répéter sans ennuyer.
Les passions de l'âme sont des impressions de l'Autour de la
nature, lesquelles nous inclinent à aimer notre corps et tout
ce qui peut être utile à sa conservation, comme les inclina-
tions naturelles sont des impressions de l'Auteur de la nature,
lesquelles nous portent principalement à l'aimer comme sou-
verain bien, et notre prochain sans rapport au corps.
La cause naturelle ou occasionnelle de ces impressions est le
mouvement des esprits animaux, qui se répandent dans le corps
pour y produire, et pour y entretenir une disposition conve-
nable à l'objet que Ton aperçoit, afin que l'esprit et le corps
s'aident mutuellement dans cette rencontre. Car c'est par l'ac-
tion continuelle de Dieu, que nos volontés sont suivies de tous
les mouvements de notre corps qui sont propres pour les exé-
cuter ; et que les mouvements de notre corps, lesquels s'exci-
tent machinalement en nous à la vue de quelque objet, sont
accompagnés d'une passion de notre âme, qui nous incline à
vouloir ce qui paraît alors être utile au corps. C'est cette im-
pression efficace et continuelle de la volonté de Dieu sur nous,
qui nous unit si étroitement à une portion de la matière; et si
cette impression de sa volonté cessait un moment, nous seiions,
dès ce moment, délivrés de la dépendance où nous sommes, de
tous les changements qui arrivent à notre corps. Car on ne peut
comprendre comment certaines gens s'imaginent qu'il y a une
liiiison absolument nécessaire entre les mouvements des esprits
et du sang, et les émotions de l'àrae. Quelques petites parties
de la bile se remuent dans le cerveau avec quelque force, donc
il est nécessaire que l'âme soit agitée de quelque passion, et
que cette passion soit plutôt la colère que Tamour. Quel rapport
peut-on concevoir entre l'idée des défauts d'im ennemi, une
; passion de mépris ou de haine, et entre le mouvement corporel
des parties du sang qui heurtent contre quelques parties du
cerveau? Comment se. peut-on persuader que les uns dépendent
des autres, et, que l'union ou l'alliance de deux choses aussi '
472 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
éloignées et aussi inalliables que l'esprit et la matière, puisse
être causée et entretenue d'une autre manière que par la volonté
continuelle et toute puissante de l'Auteur de la nature?
Ceux qui pensent que les corps se communiquent necessaue-
ment et par eux-mêmes, leur mouvement dans le moment d«
leur rencontre, pensent quelque chose de vraisemblable. Car
enfin ce préjugé i ou cette erreur a quelque fondement. Les
corps semblent avoir essentiellement rapport aux corps. Ma.s
l'esprit et le corps sont deux genres d'clres si opposés, que
ceux qui pensent que les émotions de l'âme suivent nécessaire-
ment les mouvements des esprits et du sang, pensent une chose
qui n'a pas la moindre apparence. U ny a certamement que
l'expérience que nous sentons dans nous-mêmes de l'union de
ces deux êtres, et l'ignorance des opérations continuelles de
Dieu sur ses créatures, qui nous fasse imaginer d'autre cause
de l'union de notre âme avec notre corps que Ja volonté de
Dieu toujours efficace.
11 est difficile de déterminer positivement si ce rapport, ou
cette alliance, des pensées de l'esprit de l'homme avec les mouve-
ments de son corps, est une peine de son péché, ou un don de
la nature; et. quelques personnes croient que c est prendre
parti trop légèrement, que d'embrasser une de ces opinions
plutôt que l'autre. On sait bien que l'homme avant son péché,
n'était point l'esclave, mais le maître absolu de ses passions, et
qu'il arrêtait sans peine par sa volonté l'agitation des esprits
qui les causaient. Mais on a de la peine à se persuader, que le
corps ne sollicitait point l'âme du premier homme a la recherche
des choses qui étaient propres à la conservation de la vie. Un
a quelque peine à croire qu'Adam ne trouvait point avant son
Bêché, que les fruits fussent agréables à la vue et délicats au
croùt, après ce qu'en dit l'Écriture; et que cette économie si
kiste et si merveilleuse des sens et dos passions pour la con-
servation du corps, soit^une corruption de la nature plutôt que
sa première institution -.
Sans doute la nature est présentement corrompue; le coi-s
1 voyez ci-dessous liv. 6, ch.p. 3 de la 2« partie de la Méthode. (Noie u.
^'fv^o'yêz"lel-hap. 5 du premier livre. (Note de Maleb.ancl.e.)
DES PASSIONS. 473
agit avec trop de force sur l'esprit. Au lieu de lai représenter
ses besoins avec respect, il le tyrannise et l'arrache à Dieu, à
qui il doit être inséparablement uni ; et il l'applique sans cesse
à "la recherche des choses sensibles, qui peuvent être utiles à sa
conservation. L'esprit est devenu comme matériel et comme
terrestre après le péché. Le rapport et l'union étroite qu'il
avait avec Dieu, s'est perdue, je veux dire que Dieu s'est retiré
de lui, autant qu'il le pouvait sans le perdre et sans l'anéantir.
Mille désordres sont suivis de l'absence ou de l'éloignement de
celui qui le conservait dans l'ordre; et sans faire une plus
longue déduction de nos misères, j'avoue que l'homme est cor-
rompu en toutes les parties depuis sa chute.
Mais cette chute n'a pas détruit l'ouvrage de Dieu. On recon-
naît toujours dans l'homme ce que Dieu y a mis; et sa volonté
immuable, qui fait la nature de chaque chose, n'a point été
changée par l'inconstance et la légèreté de la volonté d'Adam.
Tout ce que Dieu a voulu, il le veut encore; et parce que sa
volonté est efficace, il le fait. Le péché de l'homme a bien été
l'occasion de cette volonté de Dieu qui fait l'ordre de la grâce.
Mais la grâce n'est point contraire à la nature : l'une ne détruit
point l'autre, parce que Dieu ne combat pas contre lui-même ;
il ne se repent jamais, et sa sagesse n'ayant point de bornes,
ses ouvrages n'auront point de fin.
La volonté de Dieu qui fait l'ordre de la grâce, est donc ajoutée
à la volonté qui fait l'ordre de la nature pour la réparer, et non
pas pour la changer. Il n'y a dans Dieu que ces deux volontés
générales ; et tout ce qu'il y a dans la terre de réglé dépend
de l'une ou de l'autre de ces volontés. Ou reconnaîtra dans la
suite que les passions sont très réglées, si on ne les considère
que par rapport à la conservation du corps, quoiqu'elles nous
trempent dans certaines rencontres rares et particulières
auxquelles la cause universelle n'a pas voulu remédier. II faut
donc conclure que les passions sont de l'ordre de la nature,
puisqu'elles ne peuvent être de l'ordre de la grâce.
11 est vrai que si l'on considère que le péché du premier
homme a changé l'union de l'âme et du corps en dépendance,
et qu'il nous a privé du secours d'un Dieu toujours présent, et
toujours prêt à nous défondre, on peut dire que c'est le péché
qui est la cause de rattachement que nous avons aux choses
474 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
sensibles, parce que le péché nous a détachés de Dieu, par
lequel seul nous pouvons nous délivrer de leur servitude.
Mais saj*s nous arrêter davantage à la recherche de la pre-
mière cause des passions, examinons leur étendue, leur nature,
leurs causes, leur lin, leur usage, leurs défauts, et tout ce
qu'elles renferment.
CHAPITRE II
De l'union de l'esprit avec les objets sensibles, ou de la force et de l'étendue
des passions en général.
Si tous ceux qui lisent cet ouvrage voulaient prendre la
peine de faire quelque rétlexion sur ce qu'ils sentent dans eux-
mêmes, il ne serait pas nécessaire de s'arrêter ici à faire voii*
la dépendance oîi nous sommes de tous les objets sensibles. Je
ne puis rien dire sur cette matière que tout le monde ne sache
§,ussi bien que moi, pourvu qu'on y veuille penser. C'est pour-
quoi j'aurais grande envie de n'en rien dire. Mais parce que
l'expérience m'apprend que les hommes s'oublient souvent si
fort eux-mêmes, qu'ils ne font point de réflexion sur ce qu'ils
sentent, et qu'ils ne recherchent point les raisons de ce qui se
passe daus leur esprit, je crois que je dois dire ici certaines
choses qui peuvent les aider à y rétléchir ; j'espère même que
ceux qui savent ces choses ne seront pas fâchés de les lire.
Car encore qu'on ne prenne point de plaisir à entendre parler
simplement de ce que l'on sait, on prend toujours quelque plaisir
d'entendre parler de ce que l'on sait, et de ce que l'on sent tout
ensemble.
La secte la plus honorable des philosophes, et celle dont
bien des gens font encore gloire d'embrasser les sentiments,
nous veut faire croire qu'il ne tient qu'à nous d'être heureux i.
Les stoïciens nous disent sans cesse, que nous ne devons dé-
pondre que de nous-mêmes, qu'il ne faut point s'affliger de la
perte de son honneur, de ses biens, de ses amis, de ses parents
' Tune beatum esse te judica, cura tibi ex le praudium onine nascetur : cuni
in hi-i quie honiines eripiunt, optant, custodiunt, nihil inveneris, non dico
qnod malis, sed quod velis. San Ep. 124. Citation ajoutée par Malubranche à
la dernière édition.
DES PASSIONS. ^5
qu'il faut toujours être égal et sans la moindre inquiétude ,
quoi qu'il puisse arriver, que l'exil, les injures, les insultes,
les maladies, et la mort même, ne sont point des maux, et qu'il
ne faut point les craindre ou les fuir. Enfin ils nous disent une
infinité de choses semblables , que nous sommes assez portés à
croire, tant à cause que notre orgueil nous fait aimer l'indé-
pendance, que parce que la raison nous apprend en effet qae
la plupart des maux qui nous aftligent véritablement , ne se-
raient pas capables de nous aftliger si toutes choses ctaieat
dans l'ordre.
Mais Dieu nous a donné un corps, et par ce corps il nous a
unis à toutes les choses sensibles. Le péché nous a assujettis à
ce corps, et par notre corps il nous a rendus dépendants de
toutes les choses sensibles. C'est l'ordre de la nature , c'est la
volonté du Créateur, que tous les êtres qui! a faits, tiennent les
uns aux autres. Nous sommes unis en quelque manière à tout
l'univers, et c'est le péché du premier homme qui nous a ren-
dus dépendants de tous les êtres auxquels Dieu nous avait
seulement unis. Ainsi il n'y a personne présenteriient, qui ne
soit en quelque manière uni et assujetti tout ensemble à son
corps, et par son corps à ses parents, à ses amis, à sa ville,
à son prince, à sa patrie, à son habit, à sa maison, à sa terre,
à son cheval, à son chien, à toute la terre, au soleil, aux
étoiles, à tous les cieux.
Il est donc ridicule de dire aux hommes, qu'il dépend d'eux
d'être heureux, d'être sages , d'être libres ; et c'est se moquer
d'eux que de les avertir sérieusement de ne point s'afïliger de
la perte de leurs amis ou de leurs biens. Car de même qu'il
est ridicule d'avertir les hommes de ne point sentir de dou-
leur, lorsqu'on les frappe, ou de ne point sentir le plaisir lors-
qu'ils mangent avec appétit, ainsi les stoïciens n'ont pas rai-
son, ou peut-être se raillent-ils de nous, lorsqu'ils nous
prêchent de n'être point affligés de la mort d'un père, de la
perte de nos biens, d'un exiL, d'une prison, et de choses sem-
blables, et de ne point nous réjouir dans les heureux succès
de ses affaires : car nous sommes unis à notre patrie, à nos
biens, à nos parents, etc., par une imion naturelle, et qui
présentement ne dépend point de notre volonté.
Je veux bien que la raison nous apprenne que nous devons
ne DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
souffrir i'exil sans tristesse ; mais la même raison nous apprend
que nous devons aussi souffrir qu'on nous coupe un bras sans
douleur. L'àme est au-dessus du corps ; et selon la lumière de
la raison, son bonheur ou son malheur ne doivent point dé-
pendre de lui. Mais l'expérience nous prouve assez que les
choses ne sont point comme notre raison nous dit qu'elles doi-
vent être, et il est ridicule de philosopher contre l'expérience.
Ce n'est pas ainsi que les chrétiens philosophent. Ils ne nient
pas que la douleur soit un mal, qu'il n'y ait de la peine dans
la désunion des choses, auxquelles nous sommes unis par la
nature, et qu'il ne soit difficile de se délivrer de l'esclavage où
le péché nous a réduits. Ils tombent d'accord que c'est un
désordre, que l'àme dépende de son corps, mais ils reconnais-
sent qu'elle en dépend ; et de telle manière, qu'elle ne se peut
délivrer de sa dépendance que par la grâce de Jésus-Christ :
« Je sens, dit saint Paul, une loi dans mon corps qui combat
contre la loi de mon esprit, et qui me rend esclave de la loi
du péché, qui est dans mes membres. Malheureux que je suis !
qui me délivrera de ce corps de mort, ce sera Dieu par Jésus-
Christ notre Seigneur, » Le fils de Dieu, ses apôtres et tousses
vériiables disciples recommandent surtout la patience, parce
qu'il savent que quand on veut vivre en homme de bien il y a
beaucoup à souffrir. Enfin les vrais chrétiens ou les véritables
philosophes ne disent rien qui ne soit conforme au bon sens
et à l'expérience ; mais toute la nature résiste sans cesse à
l'opinion ou à l'orgueil des stoïques.
Les chrétiens savent que pour se délivrer en quelque ma-
nière de la dépendance où ils sont, ils doivent travailler à se
priver de toutes les choses dont ils ne peuvent jouir sans
plaisir ni être privés sans douleur, que c'est là le seul moyen
de conserver la paix et la liberté de l'esprit qu'ils ont reçues
par la grâce de leur libérateur. Les stoïciens au contraire,
suivant les fausses idées de leur philosophie chimérique, s'ima-
ginent être sages et heureux, et qu'il n'y a qu'à penser à la
vertu et à l'indépendance pour devenir vertueux et indépen-
dants. Le bon sens et l'expérience nous assurent que le meil-
leur moyen pour n'être point blessés par la douleur d'une
piqûre, c'est qu'il ne faut point se piquer. Mais les stoïciens
disent : piquez, et je vais par la force de mon esprit et par le
DES PASSIONS. i--
secours de ma philosophie, me séparer de mon corps de telle
sorte, que je ne m'inquiéterai point de ce qui s'y passe. J'ai
des preuves démonstratives que mon bonheur n'en dépend
point, que la douleur n'est point un mal, et vous verrez par
Tdir de mon visage et par la contenance ferme de tout le reste
dé mon corps, que ma philosophie me rend invulnérable.
Leur orgueil leur soutient le courage ; mais il n" empêche
pas qu'ils ne souffrent effectivement la douleur avec inquiétude,
et (Tu'ils ne soient misérables. Ainsi l'union qu'ils ont avec leur
corps n'est point détruite, ni leur douleur dissipée; mais c'est
que l'union qu'ils ont avec les autres hommes, fortitîce par le
désir de leur estime, résiste en quelque sorte à cette autre
union qu'ils ont avec leur propre corps. La vue sensible de
ceux qui les regardent, et auxquels ils sont unis, arrête le cours
des esprits qui accompagne la douleur, et efface sur leur
visage l'air qu'elle y imprimait ; car, si personne ne les regar-
dait, cet air de fermeté et de liberté d'esprit s'évanouirait
incontinent. Ainsi les stoïciens ne résistent en quelque façon à
l'union qu'ils ont avec leur corps, qu'en se rendant davantage
esclaves des autres hommes, auxquels ils sont unis, par la
passion de la gloire. C'est donc ime vérité constante que tous
les hommes, par la nature sont unis à toutes les choses sen-
sibles, et que par le péché ils en sont dépendants. On le re-
connaic assez par expérience, quoique la raison semble s'y
opposer, et presque toutes les actions des hommes en sont des
preuves sensibles et démonstratives.
Cette union qui est généralement dans tous les hommes, n'est
pas d'une égale étendue ni d'une égale force dans tous les
hommes. Car comme elle suit la connaissance de l'esprit, on
peut dire que l'on n'est pas actuellement «ni aux objets que
l'on ne connaît pas. Un paysan dans sa chaumière ne prend
point de part à la gloire de son prince et de sa patrie, mais
seulement à la gloire de son village, et de ceux d'alentour,
parce que sa connaissance ne s'étend que jusque-là.
1^^ L'union de l'àme aux objets sensibles que l'on a vus, et
quo l'on a goûtés, est plus forte que l'union à ceux que l'on a
se'dement imaginés, et dont on a seulement ouï parler. C'est
par le sentiment que nous nous unissons plus étroitement aux
choses sensibles ; car le sentiment prodiùt presque toujours de
27.
478 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ..
bien pliis grandes traces dans le cerveau, et excite un mouve-
ment d'esprits bien plus violent que la seule imag-ination.
2" Cette union n'est pas si forte dans ceux qui la combattent
sans cesse pour s'attacher aux biens de l'esprit, que dans les
autres qui suivent les mouvements de leurs passions et qui s'y
laissent assujettir ; car la cupidité l'augmente et la fortifie.
Enfin les différents emplois, les différentes conditions, aussi,
bien que les différentes dispositions d'esprits, mettent une
différence considérable dans l'union sensible qu'ont les hommes
aux biens de la terre. Les grands tiennent à bien plus de
choses que les autres, leur esclavage a plus d'étendue. Un gé-
néral d'armée tient à tous ses soldats, parce que tous ses sol-
dats le considèrent. C'est souvent cet esclavage qui fait sa
générosité ; et le désir d'être estimé de tous ceux à qui il est
en vue, l'oblige souvent à sacrifier d'autres désirs plus sen-
sibles ou plus raisonnables. Il en est de même des supérieurs et
de ceux qui sont en quelque considération dans le monde. C'est
souvent la vanité qui anime leur vertu, parce que l'amour de
la gloire est d'ordinaire plus fort que l'amour de la vérité et
de la justice. Je parle ici de l'amour de la gloire, non comme
d'une simple inclination, mais comme d'une passion, parce
qu'en effet cet amour peut être sensible, et qu'il est souvent
accompagné d'émotions d'esprit assez vives et assez violentes.
Les différents âges et les différents sexes sont encore des
causes principales de ïa différence des passions des hommes.
Les enfants n'aiment pas les mêmes choses que les hommes
faits et que les vieillards ; ils ne les aiment pas avec tant de
force et de constance. Les femmes ne tiennent souvent (]u'à
leur famille et à leur voisinage, mais les hommes tiennent à
toute leur patrie : c'est à eux à la défendre, ils aiment les
grandes charges, les honneurs, le commandement.
II y a une si grande variété dans les emplois et dans les en-
gagements où les hommes se trouvent, qu'il est impossible de
l'expliquer. La disposition de l'esprit d'un homme marié n'est
pas la même que celle d'un homme qui ne l'est pas. La pensée
de sa famille l'occupe souvent presque tout entier. Les reli-
gieux n'ont pas l'esprit ni le cœur tourné comme les autres
hommes du monde, ni même comme les ecclésiastiques; ils
sont unis à moins de choses, mais ils y sont naturellement
DES PASSIONS. 479
plus fortement attachés. Oa peut ainsi parler en général des
différents états où les hommes se trouvent; mais on ne peut
expliquer en détail les petits engagements qui sont presque
tous différents en chaque personne en particulier; car il arrive
assez souvent que les hommes ont des engagements particu-
liers entièrement opposés à ceux qu'ils devraient avoir par
rapport à leur condition. Mais quoique l'on puisse exprimer en
général les différents caractères d'esprit, et les différentes in-
clinations des hommes et des femmes, des vieillards et des
jeunes gens, des riches et des pauvres, des savants et des
ignorants, enfin des différents sexes, des différents âges et des
différents emplois, cependant ces choses sont trop connues de
tous ceux qui vivent paraii le monde, et qui pensent à ce qu'ils
y voient, pour en grossir ce livre. Il ne faut qu'ouvrir les veux
pour s'instruire agréablement et solidement de ces choses.
Pour ceux qui aiment mieux les lire en grec, que de les
apprendre par quelque réflexion sur ce qui se passe devant
leurs yeux, ils peuvent lire le second livre de la rhétorique
d'Aristote. C'est je crois le meilleur ouvrage de ce philosophe :
parce qu'il y dit peu de choses dans lesquelles on se puisse
tromper, et qu'il se hasarde rarement de prouver ce qu'il y
avance 1.
il est donc évident que cette union sensible de l'esprit des
hommes à tout ce qui a quelque rapport à la conservation de
leur vie, ou de la société dont ils se considèrent comme parties,
est différente en différentes personnes , puisqu'elle est plus
étendue dans ceux qui ont plus de connaissance, qui sont de
plus grande condition, qui ont de plus grands emplois, et qui
ont l'imagination plus spacieuse ; et qu'elle est plus étroite et
plus forto dans ceux qui sont plus sensibles, qui ont l'imagina-
tion plus vive, et qui suivent plus aveuglément les mouvements
de leurs passions.
Il est extrêmement utile de faire souvent réflexion sur les
manières presqu'intinies dont les hommes sont liés 'aux objets
sensibles ; et un dos meilleurs moyens pour se rendre assez
savant dans ces choses, c'est de s'étudier et de s'observer soi-
même. C'est par l'expérience de ce que nous sentons dans nous-
1 Voilù le seul élojre d'.Vristnte, si c'< n osi lui, qui cVhappe à Malcbianche
mais on voit combien il est mêlé de dc<lain ei dironie.
480 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
mêmes, que nous nous instruisons avec une entière assuranoe
de toutes les inclinations des autres hommes, et que nous con-
naissons avec quelque certitude une grande partie des passions
auxquelles ils sont sujets. Que si nous ajoutons à ces expé-
riences la connaissance des engagements particuliers où ils se
trouvent, et celle des jugements propres à chacune des pas-
sions, desquels nous parlerons dans la suite, nous n'aurons
peut-être pas tant de difficulté à deviner la plupart de leurs
actions, que les astronomes en ont à prédire les éclipses. Car
encore que les hommes soient libres, il est très rare qu'ils fas-
sent usage de leur liberté, contre leurs inclinations naturelles
et leurs passions violentes.
Avant que de finir ce chapitre, il faut encore que je fasse
remarquer, que c'est une des lois de l'union de l'âme avec le
corps, que toutes les inclinations de l'âme, même celles qu'elle
a pour les biens qui n'ont point de rapport au corps, soient
accompagnées des émotions des esprits animaux qui rendent
ces iuchnations sensibles, parce que l'homme n'étant point un
esprit pur, il est impossible qu'il ait quelque mclination toute
pure sans mélange de quelque passion petite ou grande. Ainsi
l'amour de la vérité, de la justice, de la vertu, de Dieu même,
est toujours accompagné de quelques mouvements d'esprits qui
rendent cet amour sensible, quoiqu'on ne s'en aperçoive pas,
à cause que l'on a presque toujours d'autres sentiments plus
vifs ; de même que la connaissance des choses spirituelles est
toujours accompagnée de quelques traces du cerveau qui ren-
dent cette connaissance plus vive, mais d'ordinaire plus con-
fuse. Il est vrai que bien souvent on ne reconnaît pas que l'on
imagine quelque peu, dans le même temps que l'on conçoit une
vérité abstraite. La raison en est, que ces vérités n'ont point
d'images cj de traces instituées de la nature pour les représen-
ter, et que outes les traces qui les réveillent, n'ont point d'au-
tre rapport avec elles, que celui que la volonté des hommes ou
le hasard y a mis. Car les arithméticiens, et les analystes
même qui ne considèrent que des choses abstraites, se servent
très fort de leur imagination pour arrêter la vue de leur esprit
sur leurs idées. Les chiffres, les lettres de l'alphabet et les
autres figures qui se voient ou qui s'imaginent, sont toujours
jointes aux idées qu'ils ont des choses, quoique les traces qui
DES PASSIONS. 481
se forment de ces caractères n'y aient point de rapport, et
qu'ainsi elles ne les rendent point fausses ni confuses, ce qui
fait que par un usage réglé de chiffres et de lettres, ils décou-
vrent des vérités très difficiles, et que sans cela il serait impos-
sible de découvrir.
Les idées des choses, qui ne peuvent être aperçues que par
l'esprit pur, pouvant donc être liées avec les traces du cerveau,
et la vue des objets que l'on aime, que l'on hait, que l'on craint
par une inclination naturelle, pouvant être accompagnée du mou-
vement des esprits, il est visible que la pensée de l'éternité,
la crainte de l'enfer, l'espérance d'une félicité éternelle,
quoique ce soient des objets qui ne frappent point les sens,
peuvent exciter en nous des passions violentes.
Ainsi nous pouvons dire que nous sommes unis d'une
manière sensible, non seulement à toutes les choses qui ont
rapport à la conservation de la vie, mais encore aux choses
spirituelles, auxquelles l'esprit est uni immédiatement par lui-
même. Il arrive même très souvent que la Foi, la Charité, et
l'amour-propre rendent cette union aux choses spiriluelles, plus
forte que celle par laquelle nous tenons à toutes les choses
sensibles. L'àme des véritables martyrs était plus unie à Dieu
qu'à leurs corps, et ceux qui meurent pour soutenir une fausse
religion qu'ils croient vraie, font assez connaître que la crainte
de l'enfer a plus de force sur eux que la crainte de la mort. Il
y a souvent tant de chaleur et d'entêtement de part et d'autre
dans les guerres dereligionet dans la défense des superslilions,
qu'on ne peut douter qu'il n'y ait de la passion; et même une
passion bien plus fei"me et bien plus constante que toutes les
autres, parce qu'elle est soutenue par les apparences de la rai-
son, aussi bien dans ceux qui sonttrompés, que dans les autres.
Nous sommes donc unis par nos passions à tout ce qui nous
parait être le bien ou le mal de l'esprit, comme à tout ce qui
nous parait être le bien ou le mal du corps. Il n'y a rien que
nous puissions connaître avoir quelque rapport avec nous, qui
ne soit capable de nous agiter et de toutes les choses que nous
connaissons, il n'y en a aucune qui n'ait quoique rapport avec
nous. Nous prenons toujours quelque intérêt dans les iêrités
même les plus abstraites, lorsque nous les connaissons, parce
qu'au moins il y a ce rapport entre elles et notre esprit que
482 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
nous les connaissons. Elles sont nôtres pour ainsi dire par notre
counaiisance. Nous sentons qu'on nous blesse lorsqu'on les
combat, et si l'on nous blesse, il est certain que l'on nous
agite, et que l'on nous inquiète. Ainsi les passions ont une
domination si vaste et si étendue, qu'il est impossible de con-
cevoir aucune chose, à l'égard de laquelle on puisse assurer,
que tous les hommes soient exempts de leur empire. Mais voyons
présentement quelle est leur nature, et tâchons de découvrir
toutes les choses qu'elles renferment.
CHAPITRE III
Explication particulière de tous les changements qui arrlTcnt ans corps et h
l'âme dans les passions.
On peut distinguer sept choses dans chacune de nos passions,
excepté dans l'admiration, laquelle aussi n'est qu'une passion
imparfaite.
La première chose est le jugement que l'esprit porte d'un
objet, ou plutôt c'est la vue confuse ou distincte du rapport
qu'un objet a avec nous.
La seconde est une actuelle détermination du mouvement de
la volonté vers cet objet, supposé qu'il soit ou qu'il paraisse un
bien. Avant cette vue le mouvement naturel de l'âiTie, ou était
indéterminé, c'est-à-dire qu'il se portait vers le bien en géné-
ral, ou il était déterminé ailleurs par la connaissance de quel-
que autre objet particulier. .\Iais dans le moment que l'esprit
aperçoit le rapport que cet objet nouveau a avec lui, ce mou-
vement général de la volonté est aussitôt déterminé conformé-
ment à ce que l'esprit aperçoit. L'àme s'approche de cet objet
par son amour, afm de le goûter, et de reconnaître son" bie
par le sentiment de douceur, que l'Auteur de la nature lui
donne comme une récompense naturelle de ce qu'elle se porte
au bien, iîllle jugeait que cet objet était un bien par une raison
abstraite et qui ne la touchait pas; mais elle eu demeure con-
vaincue par l'efficace du sentiment ; et plus ce sentiment esl
vif, plus elle s'attache au bien qui semble le produire.
Mais si cet objet particulier est considéré comme mauvais, ou
comme capable de nous priver de quelque bien, il n'arrive point
DES PASSIONS. 483
de nouvelle détermination au mouvement de la volonté; mais
seulement une augmentation de mouvement vers le bien opposé
à cet objet qui parait mauvais, laquelle augmentation est d'au-
tant plus grande, que le mal parait plus à craindre. Car en
eftet on ne hait que parce que l'on aime, et le mal qui est hors
de nous, n'est jugé mal, que par rapport au bien dont il nous
prive. Ainsi le mal étant considéré comme la privation du bien :
fuir le mal, c'est fuir la privation du bien, c'est-à-dire tendre
vers le bien. Il n'arrive donc point de nouvelle déterminatign
dans le mouvement naturel de la volonté à la rencontre dun
objet qui nous déplaît , mais seulement un sentiment . de dou-
leur, de dégoût, ou d'amertume, que l'Auteur de la nature im-
prime en l'âme comme une peine naturelle de ce qu'elle est
privée du bien. La raison toute seule ne suffisait pas pour l'y
porter, il fallait encore ^ ce sentiment affligeant et pénible pour
la réveiller. Ainsi dans toutes les passions tous les mouvements
de Tàme vers le bien ne sont que des mouvements d'amour.
Mais parce qu'on est touché de divers sentiments selon les dif-»
férentes circonstances qui accompagnent la vue du bien et le
mouvement de l'àme vers le bien, on confond les sentiments
avec les émotions de l'âme, et on imagine autant de différents
mouvements dans les passions qu'il y a de différents sentiments.
Or il faut ici remarquer, que la douleur est un mal réel et
véritable et qu'elle n'est pas plus la privation du plaisir, que le
plaisir est la privation de la douleur ; car il y a différence entrje
ne point sentir de plaisir ou être privé du sentiment de plaisir,
et souffrir actuellement de la douleur. Ainsi tout mal n'est pas
tel précisément à cause qu'il nous prive du bien, mais seule-
ment, comme je me suis expliqué, le mal qui est hors de nous,
etquin'estpoint une manière d'être qui soit en nous. Néanmoins,
comme par les biens et les maux, on entend d'ordinaire les
choses bonnes et mauvaises, et non pas les sentiments de plaisir
et de douleur, qui sont plutôt les marques naturelles par les-
quelles l'âme distingue le bien d'avec le mal. il semble qu'on
peut dire sans équivoque, que le mal n'est que la privation du
' Avant le péché ce sentiment n'était point une peine; mais seulement un
avcriissement, parce que, comme j'ai déjà dit, Adam poavait, lorsqn'il le vou-
lait. :^nè:er le mouvement des esprits anima:i\ qui causaient la douleur. Aiusi
s'il so.taii de la douleur, c est quil le vo'ilait bien ; ou \ihnôl il n'en seiiliit
point, parce qu'il n'en voulait point sentir. (Note de Malebranche.)
484 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
bien et que le mouvement naturel de Tàme, qui l'éloignc du
mal, est le même que celui qui la porte au bien. Car enfin tout
mouvement naturel étant une impression de l'Auteur de la na-
ture, qui n'agit que pour lui, et qui ne peut nous tourner que
vers lui, le véritable mouvement de l'àme est toujours essen-
tiellement amour du bien, et n'est que par accident fuite du
mal.
Il est vrai que la douleur se peut considérer comme un mal
et en ce sens le mouvement des passions qu'elle excite n'est
point réel, car on ne veut point la douleur; et si l'on veut posi-
tivement que la douleur ne soit pas, c'est qu'on veut positive-
ment la conservation ou la perfection de son être.
La troisième chose qu'on peut remarquer dans chacune de
nos passions est le sentiment qui les accompagne : sentiment
d'amour, d'aversion, de désir, de joie, de tristesse. Ces senti-
ments sont toujours différents dans les différentes passi.ons.
La quatrième est une nouvelle détermination du cours des
esprits et du sang vers les parties extérieures du corps et vers
celles du dedans. Avant la vue de l'objet de la passion, les esprits
animaux étaient répandus dans tout le corps, pour en conserver
généralement toutes les parties, mais à la présence du nouvel
objet toute cette économie se trouble. La plupart des esprits
sont poussés dans les muscles des bras, des jambes, du visage
et de toutes les parties extérieures du corps, afin de le mettre
dans la disposition propre à la passion qui domine, et de lui
donner la contenance et le mouvement nécessaire pour l'acqui-
sition du bien, ou pour la suite du mal qui se présente. Que si
les forces de l'homme ne lui suffisent pas dans le besoin qu'il
en a, ces mêmes esprits sont distribués de telle manière, qu'ils
lui font proférer machinalement certaines paroles et certains
cris, et qu'ils répandent sur son visage et sur le reste de son
corps, un certain air capable d'agiter les autres de la même
passion dont il est ému. Car comme les hommes et les animaux
tiennent ensemble par les yeux et par les oreilles, lorsque quel-
qu'un est agité, il ébranle nécessairement tous ceux qui le
regardent et qui l'entendent, et il faut naturellement sur leur
imagination une impression qui les trouble, et qui les intéresse
à sa conservation.
Pour le reste des esprits animaux, il descend avec violence
DES PASSIONS.. 485
dans le cœur, les poumons, le foie, la rate etlos autres viscères,
afin de tirer contribution de toutes ces parties; et de les hâter
de fournir en peu de temps les esprits n(5cessaires pour con-
server le corps dans l'action extraordinaire ,où il doit être,
ou pour l'acquisition du bien ou pour la fuite du mal.
La cinquième est l'émotion sensible de l'âme qui se sent
agitée par ce débordement inopiné d'esprits. Cette émotion
sensible de l'âme accompagne toujours ce mouvement d'esprits,
afin qu'elle prenne part à tout ce qui touche le corps, de même
que le mouvement des esprits s'excite dans le corps, dès que
l'âme est portée vers quelque objet. L'âme étant unie au corps,
et le corps à l'âme, leurs mouvements sont réciproques.
La sixième sont les sentiments différents, d'amour, d'aver-
sion, de joie, de désir, de tristesse, causés, non par la vue in-
(eilectuelle du bien ou du mal, comme ceux dont on vient de
parler, mais par les différents ébranlements que les esprits ani-
maux causent dans le cerveau. Ces derniers sentiments sont
bien plus vifs.
La septième est un certain sentiment de joie ou plutôt de
douceur intérieure, qui arrête l'âme dans sa passion, et' qui;
lui témoigne qu'elle est dans l'état où il est à propos qu'elle soit
par rapport à l'objet qu'elle considère. Cette douceur intérieure
accompagne généralement toutes les passions, celles qui nais-
sent de la vue -d'un mal, aussi bien que celles qui naissent de
la vue d'un bien, la tristesse comme la joie. C'est cette douceur
qui nous rend toutes nos passions agréables, et qui nous porte
à y consentir, et à nous y abandonner. Enfin c'est cette douceur
qu'il faut vaincre par la douceur de la grâce, et par la joie
de la foi et de la raison. Car, comme la joie de l'esprit
résulte toujours de la connaissance certaine ou évidente, que
l'on est dans le meilleur état où l'on puisse être par rapport aux
choses qu'on aperçoit; ainsi la douceur des passions est une
suite naturelle du sentiment confus que l'on- a, qu'on est dans
le meilleur état où l'on puisse être par rapport aux choses que
l'on sent i. Or il faut vaincre par la joie de l'esprit et par la
' Bien des moralistes et des poètes ont reiuaiqué cette douceur des
larmes, ce charme mélancolique de la tristesse. Inest.quiddam dulce trisiiti»,
a dit Sénéque, epist. 33.
486 DE. LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
(louoeur de la grâce, la fausse douceur de nos passions qui nous
rend esclaves des biens sensibles.
Toutes ces choses que nous venons de dire se rencontrent
dans toutes les passions , si ce n'est lorsqu'elles s'excitent par
des sentiments confus, et que l'esprit n'aperçoit point ni de bien
ni de mal qui les puisse, causer; car alors il est évident que les
trois premières choses ne s'y rencontrent point.
. On voit aussi que toutes ces choses ne sont point libres, qu'elles
sont en nous sans nous, et même malgré nous, depuis le péché,
et qu'il n'y a que le consentement de notre volonté qui dépende
véritablement de nous. Mais il semble à propos d'expliquer
plus au long toutes ces choses, et de les rendre plus sensibles
par quelques exemples.
Supposons donc qu'an homme reçoive actuellement quelque
affront, ou qu'étant naturellement d'une imagination forte et
vive, ou échauffée par quelque accident, comme par une mala-
die, ou par une re-traite, de chagrin et de mélancolie, il se figure
dans son cabinet que tel, qui ne pense pas même à lui, est en
état et dans la volonté de lui nuire. La vue sensible ou l'imagi-
nation du rapport des actions de son ennemi avec ses propre-
desseins, sera la première cause de sa passion.
Il n'est pas même absolument nécessaire que cet homme
reçoive ou s'imagine recevoir quelque affront, ou trouver (pielque
opposition dans ses desseins, afin que le mouvement de sa
volonté reçoive quelque nouvelle détermination, il suffit pour
cela qu'il le pense par l'esprit seul, et sans que le corps y ait
de part. Mais comme cette nouvelle détermination ne serait
pas une détermination de passion, mais une pure inclination
très faible et très languissante, il faut plutôt supposer que cet
homme souffre actuellement quelque grande opposition dans
ses dessoins, ou qu'il s'imagine fo'-tement qu'on lui en doit faire,
que d'en supposer un autre, dont les sens et l'imagination n'aient
point ou presque point de part à sa connaissance.
. La seconde chose que l'on peut considérer dans la passion de
cet homme, est une augmentation du mouvement de sa volonté
vers le bien, dont son ennemi réel ou imaginaire lui veut em-
pêcher la possession, et cette augmentation est d'autant plus
grande, que l'opposition qu'on lui veut faire, lui parait plus
lorte. Il ne hait d'abord son ennemi, que parce qu'il aime li
DES PASSIONS. 487
bien, et sa haine est d'autant plus grande, que' son amour est
ijIus fort, parce que le mouvement de sa volonté dans sa haine
n'est en effet ici qu'un mouvement d'amour, le mouvement de
l'âme vers le bien n'étant différent de celui par lequel on en
fuit la privation, comme Ton a déjà dit.
La troisième chose est le sentiment convenable à la passion,
et dans celle-ci c'est un sentiment de haine. Le mouvement de
la haine est le même que celui de l'amour, mais le sentiment
de la haine est tout différent de celui de l'amour, ce que cha-
cun peut savoir par sa propre expérience. Les mouvements sont
des actions de la volonté, les sentiments sont des modifications
•de l'esprit. Les mouvements de la volonté sont les causes natu-
relles des sentiments de l'esprit, et ces sentiments de l'esprit
entretiennent à leur tour les mouvements de la volonté dans
leur détermination. Le sentiment de haine est en cet homme
une suite naturelle du mouvement de sa volonté, qui s'est excité
à la vue du mal; et ce mouvement est ensuite entretenu par le
sentiment dont il est cause.
Ce que nous venons de dire de cet homme lui pourrait arri-
ver, quand même il n'aurait point de corps, mais parce qu'il est
composé de deux parties naturellement unies, les mouvements de
son esprit se communiquent à son corps, et ceux de son corps à
son esprit. Ainsi la nouvelle détermination du mouvement de sa
volonté, produit naturellement une nouvelle détermination dans
le mouvement des esprits animaux, laquelle est toujours diffé-
rente dans toutes les passions, quoique le mouvement de l'àme
soit presque toujours le même.
Les esprits sont donc poussés avec force dans les bras, les
jambes et le visage, pour donner au corps la disposition néces-
saire à la passion; et pour répandre sur le visage l'air que doit
avoir un homme que l'on offense, par rapport à toutes les cir-
constances de l'injure qu'il reçoit, et à la qualité ou à la force
de celui qui la fait, et de celui qui la souffre. Et cet épanche-
ment des esprits est d'autant plus fort, plus abondant et plus
prompt, que le bien est, ou plutôt parait plus grand, et l'oppo-
sition est plus forte, ou que le cerveau en est plus vivement
frappé.
Si doncla personne de laquelle nous parlons ne reçoit que par
nnayination quelque injure, ou s'il en reçoit une réelle, mai^
488 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
légère et qui ne fasse point d'ébranlement considérable dans
son cerveau, l'épanchement des esprits animaux sera faible et
l-anguissaiit, et il ne sera peut-être pas assez grand pour chan-
ger la disposition du corps ordinaire et naturelle. Mais si l'in-
jure est atroce et que son imagination soit échauffée, il se fera un
giflnd ébraulemeat dans son cerveau, et les esprits se répan-
dront avec tant de force, qu'ils formeront en un moment sur son
visage et son corps, l'air et la contenance de la passion qui le
domine. S'il est assez fort pour vaincre, son air sera menaçant
et lier; s'il est faible, et qu'il ne puisse résister au mal qui va l'ac-
cabler, son air sera humble et soumis. Ses gémissements et ses
pleurs excitant naturellement dans les assistants, et même danst
son ennemi, des mouvements de compassion, ils en tireront le se-
coui's qu'il ne pouvait espérer de ses propres forces. Il est vrai
que si les assistants, et l'ennemi de ce misérable, ont déjà les
esprits et les fibres de leur cerveau ébranlés d'un mouvement
violent, et contraire à celui qui fait naitre la compassion dans
l'âme, les gémissements de cet homme ne feront que l'augmen-
ter, et son maljieur serait inévitable, s'il demeurait toujours
dans le même air, et dans la même contenance. Mais la nature
y a bien pourvu; car à la vue de la perte prochaine d'un grand
bien, il se forme naturellement sur le visage des caractères de
rage et de désespoir si vifs et si surprenants, qu'ils désarment
les plus passionnés et les rendent comme immobiles. Celle vue
terrible et inopinée des traits de la mort peints par la main de
la nature sur le visage d'un misérable, arrête dans l'ennemi,
même qui en est frappé, le mouvement des esprits et du sang
qui le portaient à la vengeance; et dans ce moment de faveur
et d'audience, la nature retraçant l'air humble et soumis sur
le visage de ce misérable, qui commence à espérer à cause de
l'immobilité et du changement d'air de son ennemi, les esprits
animaux de cet ennemi reçoivent la détermination dont ils n'é-
taient pas capables un moment auparavant; de sorte qu'il
entre machinalement dans les mouvements de compassion, qui
inclinent naturellement son âme à se rendre aux raisons de la
charité et de la miséricorde.
On doit ici bien remarquer que l'âme n'a point de part dans
tout ce jeu de la machine, et que c'est uniquement l'effet naturel
el nécessaire de la sage et admirable construction de nos
DES PASSIOiNS. 489
corps '. Car Dieu par sa sagesse infinie y a mis tous les
ressorts, ou tous les principes d'action nécessaires à leur con-
servation. Ils seraient bientôt dctraits s'ils dépendaient de notre
vigilance et de nos soins, quelque connaissance que nous eus-
sions de ce qui se passe en eux. Il est vrai que les sentiments
et les mouvements de l'âme accompagnent toujours les ébran-
lements des fibres du cerveau et le cours des esprits animaux,
mais ils n'en sont pas la cause. Car outre qu'on ne conçoit pas
qu'un sentiment de l'àme puisse mouvoir un corps, il est cer-
tain que Tàme émue de quelque passion, ne pense seulement pas
qu'il y ait dans son corps des esprits animaux, des muscles et
des nerfs, ni à leur usage. Elle ne sait point, ni quelle conte-
nance elle doit donner à son corps, ni quel air elle doit former
sur son visage ; elle ne s'aperçoit pas même de cet air, quoique
actuellement formé, si quelque miroir présent ou quelque ami
ne l'en avertit. Enfin il est certain que l'àme ne peut souvent
empêcher le jeu de sa machine, quelque résistance qu'elle y
fasse, et qu'elle ne peut la faire jouer d'une autre manière, que
lorsqu'elle a le pouvoir d'imaginer fortement quelque autre objet
dont les traces ouvertes fassent prendre un autre cours aux
esprits animaux. C'est là le seul moyen qu'elle a d'arrêter les
effets de ses passions. Il est donc évident que, quoique l'àme
assiste nécessairement au jeu de sa machine, et qu'elle en soit
émue en conséquence des lois de son union avec le corps, elle
n'a nulle part à ses divers mouvements, ou elle n'en est nulle-
ment la cause véritable.
Il suit de ce que je viens de dire, que les raisons qu'on ap-
porte ordinairement pour prouver que les bétes ont une àme,
ne prouvent rien, ou prouvent le contraire de ce qu'on prétend.
Les chiens, dit-on, crient quand on les blesse ; donc ils ont une
àme. Selon ce queje viensdedire, on en doitconclurc qu'ils n'en
ont point; car le cri est un effet nécessaire de la construction
de la machine. Quand un homme en pleine santé ne crie point
' A partir de cet alinéa jusqu'à « un homme passionné, ne pouvant sans une
grande abondance, et?. «plusieurs pages ont eie ajoutées par .Malebranche pour
la défense de rautomatisme des bètcs qu'il a fort à cœur de justilier contre
les nombreuses objections dont il était l'objet. Ou va voir comment il entre-
prend, non sans une grande hardiesse, de retourner en sa faveur le principal
argument des adversaires de l'automatisme.
490 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
lorsqu'on le blesse, c'est une marque que son âme résiste au
jeu de sa machine. S'il n'avait point d'âme, et que son corps
fût bien disposé, certainement il crierait toujours quand on le
blesserait. Chacun sent bien quand on le saigne que son bras
se retirerait machinalement dans le moment qu'on le piquerait,
si l'âme n'y résistait. Or les mouvements du diaphragme, et de
quelques autres qui sont nécessaires pour crier, dépendent en
partie de l'âme aussi bien que ceux du bras. Ainsi quand on
blesse un homme et qu'il ne crie point et ne se retire point,
c'est qu'il a une âme qui- résiste à l'action de sa machme. Le
contraire qui arrive aux bêtes ne preuve donc point ce qu'on
en prétend prouver.
Mais, continue-t-on, les anmiaux attrapent leur proie, et
font quantité d'actions, avec autant et plus d'adresse que les
hommes. Je l'avoue, leur machine joue même bien mieux son
jeu que la nôtre. Mais -c'est que rien ne trouble son action.
C'est qu'elles n'ont point d'âme, ni par conséquent point de
mouvements contraires a ceux que la présence des objets
excite en eux, en conséquence de l'admirable construction du
corps que leur a formé celui dont la sagesse n a point de
bornes. Étrange effet des préjugés, de faire prendre pour
preuve d'un sentiment ce qui dans le fond est plus propre à lo
détruire qu'à l'établir.
Je m'écarterais trop de mon sujet, si je suivais plus lom
les défenseurs de l'âme des bétes ; il vaut mieux que je
tâche ici de leur faire voir la cause de leur préjuge. Comme
nous ne connaissons point, et que nous ne connailrous ja-
mais exactement les parties dont notre cerveau est com-
posé, et encore moins leurs usages, ni leurs diverses liai-
sons, d'un côté aux organes qui reçoivent l'impression des
objets, et de l'autre à toutes les parties de notre corps; et
que d'ailleurs notre âme ne peut être sans se sentir actuelle-
ment, elle n'a garde d'attribuer à la construction de sou corps
qui lui est actuellement inconnue, et â laquelle elle ne pense
pas, les. effets qui en dépendent véritablehient, et elle est portée
à juger qu'il n'y a qu'elle qui en soit la cause, parce qu'il n'y
a qu'elle qui lui soit actuellement préseule, et qu'clh' ne peut
être sans penser à elle-même. Et ce qui contirme encore ce
jjréjugé, c'est qu'il se passe en nous plusieurs niouvemenls qui
DES PASSIONS. 491
dépendent de notre volonté, et dont par conséquent nous pen-
sons être la vraie cause. Car nous jugeons de là que c'est notre
âme qui conserve la vie à notre corps, ou qui fait en lui gêné--
ralement tous les mouvements qui tendent à la conservation de
la vie. Ainsi voyant que les animaux font pour se conserver et
leur espèce ce que nous faisons nous-mêmes, nous leur attri-
buons une âme que nous croyons sans raison être en nous le
principe de tous nos mouvements. Et parce que nous humani-
sons naturellement toutes les causes, et que d'ailleurs on ne
sait ce que c'est qu'une âme qui ne pense, ne veut et ne
sent point, nous jugeons que notre chien nous connaît, nous
aime, et sent, quand on le blesse, une douleur semblable à la
nôtre. CommeDieua faitle chien particulièrement pour l'homme,
afin que l'homme de son côte se liât avec son chien, il y a mis
une disposition à faire certaines contorsions et mouvements de
de tête, du dos et delà queue, qui bien qu'ils n'aient de soi nui
rapport aux pensées de l'àme, fait naître naturellement dans
l'homme celle que son chien l'aime et le flatte. Voilà ce me
semble les principales causes de notre préjugé que les bêtes
ont une àme, préjugé fort dangereux par ses conséquences,
ainsi que je l'ai prouvé ^ ailleurs.
Rendons gloire à Dieu, et reconnaissons que sa sagesse
n'ayant point de bornes, il a mis dans tous les animaux tous
les principes d'action nécessaires à la conservation de leur vie,
et à la propagation de leur espèce, qu'il a mis même dans les
premiers animaux 2 et dans les premières plantes les embryons
intinimeut petits, dont il a prévu, qu'en conséquence des lois du
mouvement, ils croîtraient et se développeraient, de manière
qu'ils conserveraient leurs espèces pendant tous les siècles.
Alors nous ne bornerons point indisci'èlement la sagess# du
Créateur, qu'on confesse bien de bouche être intime, mais que
notre esprit rabaisse intiniment, par ce penchant naturel qu'on
a de l'humaniser, et de juger que ce qu'on ne peut comprendre
lui est absolument impossible. Alors nous ne tomberons point
' Défense contre l'accusalion de M. de la Ville, in-ii, 1619 et ci-dessus
li". 2 cliap. 4. (Note de Malobi'anche.)
= Voyez le dernier eclaircisseineiit de cet ouvrage vers la fin. (.Note ie
nlalc'.aanclie.) Cet éclaircissen.eiil auquel renvoie Malebranche, a pour
objet rcfiicacitÉ attribuée aui causes sucuiidej.
492 DE LA RECHERCHE DE LA VÉR[TÉ.
dans cet autre défaut, d'attribuer aux créatures ce qui ne peut
lui appartenir. Car en effet donner des âmes aux bêtes, par
cette raison que leurs actions marquent de l'adresse et de l'es-
prit, c'est, par un étrange oubli de Dieu, attribuer à l'ouvrage
la sagesse de l'ouvrier. Quand on examine en détail ce qui se
passe à chaque instant dans le corps de l'homme et dans celui
des animaux, on y découvre une si grande variété de mouve-
ments justes et réguliers, qu'on ne croit pas qu"un esprit fin
puisse les connaître et les régler en un moment, et si Tâme pré-
tendue des'bêtes faisait et réglait le jeu de leur machine à la
vue des objets, assurément ils auraient de l'esprit infiniment
plus que nous i. Car sans compter les mouvements infinis qui
se font en nous, sans nous, notre âme n'est point la cause vé-
ritable de ceux qui suivent de nos volontés. Nous voulons
parler ou chanter, mais nous ne savons pas seulement quels
muscles il faut remuer pour parler ou pour chanter.
Tout ce que Dieu a fait marque de l'intelligence sans doute.
On sème un grain de blé à contre-sens; la racine croissant se
recourbe vers la terre, et la tige vers l'air, cela marque de l'es-
prit ; la tige se noue d'abord pour se fortifier contre les efforts
du vent, cela marque la prescience d'un événement futur; ces
nœuds sont plus proches les uns des autres vers le bas que
vers le haut, parce que, selon les règles de la mécanique, les
efforts du vent, auxquels i! faut résister, y sont plus grands ;
sa tige est creuse, c'est pour se soutenir ferme, il fallait dimi-
nuer beaucoup de son poids, sans diminuer ou que très peu de
saforce. Tout cela et une infinité d'autres mouvements invisibles
et inconnus peut-être aux pures intelligences, marquent infini-
ment d'esprit. Mais assurément un grain de blé, ni rien de ce que
l'imagination féconde en chimères y peut ajouter pour le faire
croître, ne prévoit les efforts futurs du vent, et ne sait point
naturellement les mécaniques. Ce grain de blé et sa "manière de
croître et d'en produire plusieurs semblables à lui, marque la
sagesse infinie du Créateur; admirons-là, adorons-là, et n'attri-
buons pas à l'ouvrage, ou à des âmes et des formes chiméri-
ques, la moindre partie de ce qui n'appartient qu'à l'ouvrier.
Je reviens à mon sujet.
' :^lalebranclie lepioiluit ici un des principaux arguraenls de Descartes eu fa-
veur de raulomalismc, qui se trouve dans la 5° partie du discours de la iictiiode.
1
DES PASSIONS. 493
Un homme passionné ne pouvant sans une grande abondance
d'esprits, produire ni conserver dans son cerveau une image
assez vive de son malheur, et un ébranlement assez fort,
pour donner au corps une contenance forcée et extraordinaire,
'es nerfs qui répondent au dedans du corps de cette personne,
reçoivent à la vue de quelque mal les secousses et les agitations
nécessaires pour faire couler dans tous les vaisseaux, qui ont
communication au cœur, les humeurs propres pourproduireles
esprits que la passion demande. Car les esprits animaux se ré-
pandant dans les nerfs qui vont au foie, à la rate, au pancréas,
et généralement à tous les viscères, ils les agitent et les se-
couent, et ils expriment par leur agitation les humeurs que ces
parties conservent pour les besoins de la machine.
Mais si ces humeurs coulaient toujours de la même manière
dans le cœur, si elles y recevaient une pareille fennentation en
divers temps, et si les esprits qui en sont formés montaient
également dans le cerveau, on ne verrait pas des changements
si prompts dans les mouvements des passions. La vue d'un ma-
gistrat, par exemple, n'arrêterait pas en un instant l'emporte-
ment d'un furieux qui court à la vengeance, et so.» visage tout
ardent de sang et d'esprits ne deviendrait pas tout d'un coup
blême et mourant par l'appréhension de quelque supplice.
Ainsi, pour empêcher que ces humeurs mêlées avec le sang
entrent toujours de la même manière dans le cœur, il' y a des
nerfs qui environnent les artères, lesquels en se serrant et et
se relâchant par l'impression que la vue de l'objet et la force
de l'imagination produisent dans les esprits, ferment et ouvrei.
le chemin à ces humeurs. Et afin d'empêcher que les mêmes
humeurs ne reçoivent une pareille agitation, et une pareille
fermentation dans le cœur en divers temps, il y a d'autres
nerfs qui en causent les battements, et ces nerfs n'étant pas
également agités dans les différents mouvements des esprits,
ne poussent pas le sang avec la même force dans les artères.
D'autres nerfs répandus dans le poumon di>lribuent l'air au
cœur en serrant et en relâchant les branches du canal qui
sert à la respiration, et ils règlent de cette sorte la fermenta-
tion du sang par rapport aux circonstances do la passion qui
domine.
Enfin pour régler avec plus de justesse et de promptiiudc lo
T. I. 28
49i DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
cours des esprits, il y a des nerfs qui environnent les artères,
tant celles qui montent au cerveau, que celles qui conduisent le
sang à toutes les autres pai'ties du corps. De sorte que l'ébran
lement du cerveau, qui accompagne la vue inopinée de quelque
circonstance, à cause de laquelle il est à propos de changer
tous les mouvements de la passion, détermine subitement le
cours des esprits vers les nerfs qui environnent ces artères,
pour fermer par leur contraction le passage au sang qui monte
vers le cerveau, et l'ouvrir par leur relâchement à celui qui se
répand dans toutes les auti'es parties du corps.
Ces artères qui portent le sang vers le cerveau étant libres,
et toutes celles qui se répandent dans tout le reste du corps,
étant fortement liées par ces nerfs, la tète doit être toute rem-
plie de sang, et le visage en doit être tout couvert. 3Iais quelque
circonstance venant à changer l'ébranlement du cerveau qui
■causait celte disposition dans ces nerfs, les artères liées se dé-
lient, et les autres au contraire se serrent fortement. Ainsi la
.tète se trouve vide de sang, la pâleur se peint sur le visage,
et le peu de sang qui sort du cœur et que les nerfs dont nous
avons parlé y laissent entrer pour entretenir la vie, descend
presque tout dans les parties basses du corps; le cerveau
manque d'esprits animaux, et tout le reste du corps est saisi de
faiblesse et de tremblement.
Pour expliquer et prouver en détail les choses que nous ve-
nons de dire, il serait nécessaire d'avoir et de donner une con-
naissance générale de la physique, et une particulière et fort
exacte du corps humain. Mais ces deux sciences sont et seront
toujours trop imparfaites pour conserver toute l'exactitude que
je souhaiterais, outre que si je poussais plus avant cette ma-
tière, cela me conduirait bientôt hors de mon sujet ; car il me
suffit de donner ici une idée grossière et générale des passions
pourvu que cette idée ne soit point fausse.
Ces ébranlements du cerveau, et ces mouvements du sang
et des esprits sont la quatrième chose qui se trouve dans c!ia-
cunc de nos passions, et ils produisent la cinquième qui est
l'émotion sensible de i'âmc.
Dans l'instant que les esprits animaux sont poussés du cer-
veau dans le reste du corps, pour y produire les mouvements
propres à entretenir la passion, l'âme est poussée vers le bien
. DES PASSIOiNS. 495
qu'elle aperçoit, et cela d'autant plus fortement que les esprits
sortent du cerveau avec plus de force, parce que c'est le même
ébranlement du cerveau qui agite Tàme et les esprits animaux.
Le mouvement de l'àme vers le bien est d'autant plus grand,
que la vue du bien est plus sensible ; et le mouvement des es-
prits, qui sortent du cerveau pour se répandre dans le reste du
corps, est d'autant plus violent, que l'ébranlement des fibres du
cerveau, causé par l'impression de l'objet ou de l'imagination,
est plus fort. Ainsi ce même ébranlement du cerveau rendant
la vue du bien plus sensible, il est nécessaire que l'émotion de
l'àme dans les passions augmente avec la même proportion
que le mouvement des esprits.
Ces émotions de l'àme ne sont pas différentes de celles qui
suivent immédiatement delà vue intellectuelle du bien desquelles
nous avons parlé ; elles sont seulement plus tortes et plus
vives, à cause de l'union de l'àme et du corps, et que cette
vue qui les produit est sensible.
La sixième chose qui se rencontre est le sentiment de la pas-
sion, sentiment d'amour, d'aversion, de désir,- de joie, de tris-
tesse. Ce sentiment n'est point différent de celui dont on a déjà
parlé ; il est seulement plus vit, parce que le corps y a beau-
coup de part. Mais il est toujours suivi d'un certain sentiment
de douceur, qui nous reud toutes nos passions agréables, et
c'est la dernière chose qui se trouve dans chacune de nos pas-
sions, comme nous avons déjà dit.
La cause de ce dernier sentiment est telle. A la vue de l'ob-
jet de la passion, ou de quelque circonstance nouvelle, une
partie des esprits animaux sont poussés de la tète vers les par-
ties extérieures du corps, pour les mettre dans la contenance
que demande la passion ; et quelques autres esprits descendent
avec force dans le cœur, les poumons, et les viscères pour en
tirer les secours nécessaires, ce que nous avons déjà assez
expliqué. Or il n'arrive jamais que le corps soit dans l'état où
il doit être, que l'àme n'en reçoive beaucoup de satisfaction; et
il n'arrive jamais que le corps soit dans un état contraire à
son bien et à sa conservation, que l'àme ne souffre beaucoup
de peine. Ainsi lorsque nous suivons les mouvements de nos
passions, et que nous n'arrêtons point le cours des esprits, que
la vue de l'objet de la passion cause dans notre corps, pour
496 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
le mettre en l'état où il doit être par rapport à cet objet, l'âme
reçoit par les lois de la nature ce sentiment de douceur et de
satisfaction intérieure, à cause que le corps est dans l'état où il
doit être. Au contraire, lorsque l'âme suivant les règles de la
raison, arrête ce cours des esprits et résiste à ces passions,
elle souffre de la peine à proportion du mal qui en pourrait
arriver au corps.
Car, de même que la réflexion que l'âme fait sur elle, est
nécessairement accompagnée de la joie ou de la tristesse de
l'esprit, et ensuite de la joie ou de la tristesse des sens, lorsque
faisant son devoir et se soumettant aux ordres de Dieu , elle
reconnaît qu'elle est dans l'état où elle doit être , ou que s'a-
bandonnant à ses passions elle est touchée de remords , qui lui
apprennent quelle est dans une mauvaise disposition; ainsi le
cours des esprits excité pour le bien du corps, est accompagné
de joie ou de tristesse sensible, et ensuite de joie ou de tris-
tesse spirituelle, selon que ce cours d'esprits animaux est em-
pêché, ou favorisé par la volonté.
Mais il y a cette différence remarquable entre la joie intel-
lectuelle qui accompagne la connaissance claire du bon état de
l'âme, et le plaisir sensible qui accompagne le sentiment confus
de la bonne disposition du corps, que la joie intellectuelle est
solide, sans remords, et aussi immuable que la vérité qui la
cause; et que la joie sensible est presque toujours accompagnée
de la tristesse de l'esprit, ou du remords de la conscience,
qu'elle est inquiète, et aussi inconstante que la passion ou l'agi-
tation du sang qui la produit. Enfin la première est presque
toujours accompagnée d'une très grande joie des sens, lors-
qu'elle est une suite de la connaissance d'un grand bien que
l'âme possède ; et l'autre n'est presque jamais accompagnée de
quelque joie de l'esprit, quoiqu'elle soit une suite d'un grand
bien, qui arrive seulement au corps, mais qui est contraire au
bien de l'âme.
Il est pourtant vrai que sans la grâce de Jésus-Christ, la
douceur que l'âme goûte en s'abandonnanl à ses passions est
plus agréable, que celle qu'elle ressent en suivant les règles de
la raison. Et c'est cette douceur qui est l'origine de tous les dé-
sordres qui ont suivi le péché originel ; et elle nous rendrait
tous esclaves de nos passions, si le fils de Dieu ne nous déli-
DES PASSIONS. 497
vrait de leur servitude par la délectation de sa grâce. Car enfin
les choses que je viens de dire pour la joie de l'esprit contre
la joie des sens, ne sont vraies que parmi les chrétiens ; et elle
étaient absolument fausses dans la bouche de Sénèque, d'Épi-
cure même, et enfin de tous les philosophes qui paraissaient
les plus raisonnables, parce que le joug de Jésus-Christ n'est
doux qu'à ceux qui appartiennent à Jésus-Christ, et sa charge
ne nous semble légère, que lorsque sa grâce la porte avec
nous.
CHAPITRE IV
Que les plaisirs et les mouvemenls des passions nous engagent dans l'errenr
à l'cîard du bien, et qu'il faut y résister sans cesse. Manière de combattre
le libertinage.
Toutes les choses que nous venons d'expliquer des passions
en général ne sont point libres : elles sont en nous sans nous,
et il n'y a que le seul consentement de notre volonté qui dé-
pende absolument de nous. La vue du bien est naturellement
suivie du mouvement d'amour, du sentiment d'amour, de l'é-
branlement du cerveau et du mouvement des esprits , d'une
nouvelle émotion de l'âme qui augmente le premier mouve-
ment d'amour , d'im nouveau sentiment de l'âme qui augmente
le premier sentiment d'amour, et enfin du sentiment de douceur
qui récompense l'âme de ce que le corps est dans l'état qu'il doit
être. Toutes ces choses se passent dans l'âme et dans le corps
naturellement et machinalement, je veux dire sans qu'elle y ait
de part, et il n'y a que notre seul consentement qui soit vérita-
blement de nous. C'est aussi ce consentement qu'il faut régler,
qu'il faut conserver libre malgré tous les efforts des passions.
C'est à Dieu seul à qui il faut soumettre sa liberté ; il ne faut
se rendre qu'à la voix de l'Auteur de la nature, à l'évidence
intérieure, aux reproches secrets de sa raison. Il ne faut con-
sentir, que lorsqu'on voit clairement, que l'on ferait mauvais
usage de sa liberté, si l'on ne voulait pas consentir ; c'est là
îa principale règle qu'il faut observer pour éviter l'erreur et le
péché.
Il n'y a que Dieu seul qui nous fasse voir avec évidence, que
nous devons nous rendre à ce qu'il souhaite de nous ; il ne faut
28.
498 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
donc être esclave que de lui seul. Il n'y a point d'évidence dans
les altraits et les caresses, dans les menaces et les frayeurs
que les passions causent en nous ; ce ne sont que des senti-
ments confus et obscurs auxquels il ne se faut point rendre. Il
faut attendre qu'une lumière plus pure nous éclaire, que ces
faux jours des passions se dissipent, et que Dieu parle. Il faut
rentrer en nous-mêmes, et chercher en nous celui qui ne nous
quitte jamais et qui nous éclaire toujours. Il parle bas, mais sa
voix est distincte ; il éclaire peu, mais sa lumière est pure. Non,
sa voix est aussi forte qu'elle est distincte ; sa lumière est aussi
vive et aussi éclatante qu'elle est pure ; mais nos passions
nous tiennent toujours hors de chez nous, et par leur bruit et
leurs ténèbres elles nous empêchent d'être instruits de sa voix,
et éclairés de sa lumière. Il parle même à ceux qui ne l'inter-
rogent pas ; et ceux que les passions ont emportés le plus loin,
entendent néanmoins quelques-unes de ses paroles, mais des
paroles fortes, menaçantes et terribles i ; plus perçantes qu'une
épée à deux tranchants, qui pénètre jusque dans les replis de
l'àme, et qui discerne les pensées et les mouvements du cœur;
car tout est à découvert devant ses yeux, et il ne voit point les
dérèglements des pécheurs, sans leur en faire mtérieurement
de sanglants reproches. 11 faut donc rentrer dans nous-mêmes,
et nous rapprocher de lui. 11 faut l'interroger, l'écouter, et lui
obéir ; car si nous l'écoutons toujours, nous ne serons jamais
trompés ; or si nous lui obéissons toujours, nous ne serons ja-
mais assujettis à l'inconstance dés passions et aux misères dues
au péché.
Il ne faut pas s'imaginer, comme certains esprits forts, que
l'empire des passions a réduits à la condition des nêtes et qui
ayant longtemps méprisé la loi de Dieu, semblent enfin n'eu
connaître plus d'autre que celle de leurs passions infâmes, il
ne faut pas, dis-je, s'imaginer comme ces hommes de chair et
de sang, que ce soit suivre Dieu et obéir à la voix de l'Auteur
de la nature, que de suivre les mouvements de ses passions et
obéir aux désirs secrets de son cœur. C'est là le dernier aveu-
glement * . C'est, selon saint Paul, la peine temporelle del'im
' Saint Paul aux Hcb. ch. i.
. * Aux Rom. cil. 1
DES PASSIONS. 499
piété et de ridolàtrie ; c'est-à-dire , la punition des plus grands
crimes. En effet cette peine est d'autant plus grande, qu'au lieu
d'apaiser la colère de Dieu, comme toutes les autres punitions
de ce monde, elle l'irrite et l'augmente sans cesse, jusqu'au jour
terrible auquel cette juste colère éclatera sur les pécheurs. ■
Cependant leurs raisonnements ne manquent pas de vrai-
semblance ; ils semblent fort conformes au sens commun ; ils
sont favorisés des passions, et toute la philosophie de Zenon
ne saurait sans doute les détruire. Il faut aimer le bien, disent-
ils : le plaisir est le caractère que la nature a attaché au bien;
et c'est par ce caractère qui ne peut être trompeur, puisqu'il
vient de Dieu, que nous le discernons du mal. Il faut fuir le
mal, disent-Us encore : la douleur est le caractère que la na-
ture a attaché an mal ; et c'est par ce caractère qui ne peut
être trompeur, puisqu'il vient de Dieu, que nous le discernons
du bien. On goûte du plaisir quand on s'abandonne à sa pas-
sion; on sent de la peine et de la douleur quand on résiste.
Donc l'Auteur de la nature veut que nous nous abandonnions
à nos passions, et que nous n'y résistions jamais, puisque le
plaisir et la douleur qu'il nous fait sentir dans ses rencontres,
sont des preuves certaines de ses volontés sur nous. C'est donc
suivre Dieu que suivre les désirs de son cœur ; et c'est obéir à
sa voix que de se rendre à cet instinct de la nature, qui nous
porte à satisfaire nos sens et nos passions. C'est de cette sorte
qu'ils raisonnent, et qu'ils se confirment dans leurs opinions
infâmes. C'est ainsi qu'ils tâchent de se mettre à couvert des
reproches secrets de leur raison; et Dieu permet pour puni-
tion de leurs crimes, qu'ils s'éblouissent de ces fausses lumières.
Trompeuses lumières qui les aveuglent au lieu de les éclairer;
mais qui les aveuglent d'un aveuglement qu'ils ne sentent point,
et dont ils ne souhaitent pas même d'être guéris. Dieu les livre
à un sens réprouvé ; il les abandonne aux désirs de leur cœur,
à des passions honteuses, à des actions indignes de l'homme,
comme parle l'Écriture, atin qu'après s'être engraissés dans
leurs débauches, ils soient dans toute l'éternité les victimes du
sacrifice de sa colère.
Mais il faut délier le nœud de la difficulté qu'ils proposent.
La secte de Zenon n'ayant pu le délier l'a coupé d'abord, en
niant que le plaisir fût un bien et que la douleur fût un mal.
^0 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
Mais cette défaite est bien cavalière pour des philosophes, et
je ne crois pas qu'elle fasse changer de sentiment ceux qui re-
connaissent par expérience qu'une grande douleur est une
grande misère. Ainsi Zénoii et toute la philosophie païenne ne
peut résoudre la difficulté proposée par les épicuriens, et il
faut avoir recours à une autre philosophie plus solide et plus
éclairée.
Il est vrai que le plaisir est bon et que la douleur est mau-
vaise ; que c'est le plaisir et la douleur que l'Auteur de la na-
ture a attachés à l'usage de certaines choses, qui nous fait juger
si elles sont bonnes ou si elles sont mauvaises, que nous de-
vons user des bonnes et, fuir les mauvaises, suivre presque tou-
jours les mouvements des passions. Tout cela est vrai, mais cela
ne regarde que le corps. Il faut presque toujours se laisser
conduire à ses passions et à ses désirs pour conserver son corps,
et pour continuer longtemps une vie semblable à celle des
bêtes. Les sens et les passions ne nous sont donnés que pour
le bien du corps. Le plaisir sensible est le caractère que la
nature a attaché à l'usage de certaines choses, afin que sans
avoir la peine de les examiner par la raison, nous nous en ser-
vissions pour la conservation du corps, mais non pas afin que
nous les aimassions. Car nous ne devons aimer que ce que
nous reconnaissons très certainement par la raison être notre
bien, la cause véritable de notre félicité.
Nous sommes raisonnables, et Dieu qui est notre bien, ne
veut pas de nous un amour aveugle, un amour d'instinct, un
amour pour ainsi dire forcé, mais un amour de choix, un
amour éclairé, un amour qui lui assujel tisse notre esprit et
notre cœur. Il nous porte à l'aimer, en faisant connaître par
la lumière qui accompagne la délectation de sa grâce, qu'il est
notre bien : mais il nous porte au bien du corps seulement par
instinct, et par un sentiment confus de plaisir, parce que le
bien du corps ne mérite pas l'application de notre esprit, ni
l'usage de notre raison.
De plus, notre corps n'est pas nous, c'est une chose qui nous
appartient, mais sans laquelle absolument parlant nous ne
pouvons subsister. Le bien de notre corps n'est donc pas notre
bien. Les corps ne peuvent être le bien que des corps. Nous
pouvons en user pour noti'e corps, mais nous ne devons pas
DES PASSIONS. 501
nous y attacher. Notre âme a aussi son bien, savoir ce bien
seul qui est au-dessus d'elle, qui seul la conserve et qui seul
produit en elle des sentiments de plaisir ou de douleur. Car
entin tous les objets de nos sens sont par eux-mêmes incapa-
bles de se faire sentir, et il n'y a que Dieu qui nous apprenne
qu'ils sont présents, par les sentiments qu'il nous en donne. Et
c'est ce que les philosophes païens ne comprenaient pas.
Nous pouvons, et nous devons aimer ce qui est capable de
nous faire sentir du plaisir : je l'avoue. Mais c'est par cette
raison -là que nous ne devons aimer que Dieu, parce qu'il n'y
a que Dieu qui puisse agir dans notre àrae, et que les objets '
sensibles ne peuvent au plus que remuer les organes de nos
sens. Mais qu'importe , direz-vous, de queHe part viennent ces
sentiments agréables? Je veux les goûter. Ingrat que vous êtes,
reconnaissez la main qui vous comble de biens. Vous exigez
d'un Dieu juste des récompenses injustes; vous voulez qu'il
vous récompense pour des crimes que vous commettez contrs
lui, et dans le temps même que vous les commettez. Vous vous
servez de sa volonté immuable, qui est l'ordre et la loi de la
nature, pour arracher de lui des faveurs que vous ne méritez
pas ; car vous produisez avec une adresse criminelle dans votre
corps, des mouvements qui l'obligent en conséquence des lois
de l'union de l'âme et du corps qu'il a établies, à vous faire
goûter toutes sortes de plaisirs. Mais la mort corrompra ce
corps ; et Dieu que vous avez fait servir à vos injustes désirs,
vous fera servir à sa juste colère, il se moquera de vous à son
tour.
Il est vi-ai que c'est une chose bien fâcheuse, que la posses-
sion du bien du corps soit accompagnée du plaisir, et que la
possession du bien de l'âme soit souvent jointe à la peine et à
la douleur. On peut croire que c'est un grand dérèglement, par
cette raison que le plaisir étant le caractère du bien, comme la
douleur celui du mal, nous devrions sentir infiniment plus de
douceur dans l'amour de Dieu que dans l'usage des choses
sensibles, puisque Dieu est le vrai, ou plutôt l'unique bien de
l'esprit. Cela arrivera certainement un jour, et il y a quelque
apparence que cela était ainsi avant le péché : au moins est-il
constant qu'avant le péché, on ne sentait point de douleur dans
l'exercice de son devoir.
502 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
Mais Dieu s'est retiré de nous depuis la chute du premier
iiomme. Il n'est plus notre bien par nature, il ne l'est plus que
par sa grâce; car nous ne sentons plus naturellement de dou-
ceur dans son amour, et bien loin de nous porter à l'aimer, il
nous éloigne de lui. Si nous le suivons, il nous repousse ; si
nous courons après lui, il nous frappe : si nous nous opinià-
trons à le poursuivre, il continue de nous maltraiter, il nou>
fait souffrir des douleurs très vives et très sensibles. Mais lors-
qu'étant lassés de marcher dans les voies dures et pénibles de
la vertu, sans être soutenus par le goût du bien, ni fortifiés par
quelque nourriture, nous nous repaissons des biens sensibles,
il nous y attache par le goût du plaisir ; et il semble qu'il nous
veuille récompenser de ce que nous lui tournons le dos pour
courir après ces faux biens. Enfin, depuis le péché, il semble
que Dieu ne veuille plus que nous l'aimions, ni que nous pen-
tions à lui, ou que nous le regardions comme notre seul et
unique bien. Ce n'est que par la douceur de la grâce de notre
médiateur Jésus-Christ, que nous sentons que Dieu est notre
bien ; car le plaisir étant la marque sensible du bien, nous sen-
tons que Dieu est notre bien, puisque, par la grâce de Jésus-
Christ, nons aimons Dieu avec plaisir.
Ainsi l'âme ne reconnaissant point son bien, ni par une vue
claire, ni par sentiment, sans lagrâce de Jésus-Christ, elle prend
le bien du corps pour le sien propre, elle l'aime et s'y attache
encore plus étroitement par sa volonté, qu'elle n'y était attachée
par la première institution de la nature. Car le bien du corps
étant demeuré le seul qui se fasse maintenant sentir, il agit
nécessairement sur l'homme avec plus de force. Le cerveau en
est plus vivement frappé et par conséquent l'âme le -sent et
l'imagine d'une manière plus touchante. Les esprits animaux en
sont agités avec plus de violence, et par conséquent la volonté
l'aime avec plus d'ardeur et plus de plaisir.
L'âme pouvait avant le péché effacer du cerveau l'image
trop vive du bien du corps, et faire évanouir le plaisir sensible
qui accompagnait cette image. Le corps étant soumis à l'esprit,
l'âme pouvait en un instant arrêter l'ébranlement des fibres
du cerveau et l'émotion des esprits par la seule considération
de- son devoir. Mais, depuis le péché, cela n'est plus en sa
puissance. Ces traces de l'imagination, et ces mouvements des
DES PASSIONS. o03
esprits ne dépendent plus d'elle; et par une suite nécessaire, le
plaisii' qui est attaché par l'ordre de la nature à ces traces et
à ces mouvements devient seul le maître du cœur. L'homme ne
fieut résister longteinps par ses propres forces à ce plaisir; il
û'y a que la grâce qui le puisse vaincre entièrement, la raison
seule ne le peut ; parce qu"en un mot il n'y a que Dieu comme
auteur de la grâce, qui, pour "ainsi dire, se puisse vaincre
comme Auteur de la nature, ou plutôt qui oe puisse fléchir
comme vengeur de la désobéissance d'Adam.
Les stoïciens qui n'avaient qu'une connaissance confuse des
désordres du péché orighael, ne pouvaient répondre aux épi-
curiens. Car leur félicité n'était qu'une idée, puisqu'il n'y a
point de félicité sans plaisir, et qu'ils ne pouvaient goûter de
plaisir dans les actions d'une solide vertu. Ils sentaient bien
quelque joie en suivant les régies de leur vertu imaginaire,
parce que la joie est une suite naturelle de la connaissance
qu'a notre âme, qu'elle est dans le meilleur état oii elle puisse
être. Cette joie de l'esprit pouvait leur soutenir le courage pour
quelque temps; mais elle n'était pas assez forte pour résistera
la douleur et pour vaincre le plaisir. L'orgueil secret, et non
pas la joie, faisait bonne mine , et lorsqu'ils n'étaient plus eu
vue, ils perdaient toute leur sagesse et toute leur force, comme
ces l'ois de théâtre, qui perdent toute leur grandeur en un mo-
ment.
Il n'en est pas de même des chrétiens, qui suivent exacte-
ment les règles de l'Évangile. Leur joie est solide, parce qu'ils
savent très certainement qu'ils sont dans le meilleur état où ils
puissent être. Leur joie est grande, parce que le bien qu'ils
goûtent par la foi et par l'espérance est mtini. Car l'espérance
d'un grand bien est toujours accompagnée d'une grande joie,
et cette joie est d'autant plus vive, que l'espérance est plus
lorte, parce qu'une forte espérance, faisant imaginer le bien
comme présent, produit nécessan-ement la joie, et même le
plaisir sensible qui accompagne toujours la présence du bien.
Leur joie n'est point inquiète, parce qu elle est fondée sur les
promesses d'un Dieu, confirmée par le sang du fils de Dieu,
entretenue par la paix intéi'ieure et par la douceur. inexplicable
de la charité, que le Saint-Esprit répand dans leur cœur. Hien
en les peut séparer de leur vrai bien, lorsqu'ils le goûtent et
504 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
qu'ils se plaisent en lui par la délectation de la grâce. Les
plaisirs des biens du corps ne sont point si grands, ou si solides
et si purs, que ceux qu'ils ressentent dans l'amour de Dieu.
Ils aiment le mépris et la douleur; ils se nourrissent d'oppro-
bres ; et le plaisir qu'ils trouvent en Dieu, lorsqu'ils méprisent
tout le reste pour s'unir à lui, est si violent qu'il les trans-
porte, qu'il leur fait parler un langage tout nouveau, et qu'ils
se glorifient même comme les apôtres dans leurs misères, et
dans les injures qu'ils ont souffertes. « Mais pour les apôtres ils
sortirent du conseil, dit l'Écriture, tout remplis de joie de ce
qu'ils avaient été juges dignes de souffrir des opprobres pour le
nom de Jésus i. » Telle est la disposition d'esprit des véritables
chrétiens, lorsqu'ils ont reçu les derniers affronts pour la dé
fense de la vérité.
Jésus-Christ étant venu rétablir l'ordre que le péché avait
renversé, et l'ordre demandant que les plus grands biens soient
accompagnés des plaisirs les plus solides, il est visible que les
choses doivent arriver comme on vient de le dire. Mais outre
la raison, nous avons encore l'expérience ; car dès qu'une per-
sonne forme seulement la résolution de mépriser tout pour Dieu,
il est d'ordinaire touché d'un plaisir, ou d'une joie intérieure,
qui lui fait sentir aussi vivement que Dieu est son bien, qu'il le
connaissait clairement.
Les vrais chrétiens nous assurent tous les jours que la joie
qu'ils ont de n'aimer et de ne servir que Dieu, ne se peut
exprimer, et il est bien juste de lescroire touchant ce qui se passe
dans eux-mêmes. Les impies au contraire sont toujours dans
des inquiétudes mortelles ; et ceux que le monde partage avec
Dieu, partagent aussi la joie des justes, et les inquiétudes des
impies ; ils se plaignent de leurs misères, et il est juste aussi
de croire que leurs plaintes ne sont point sans fondement. Dieu
blesse les hommes .dans le fond de leur cœur, lorsqu'ils aiment
autre chose que lui; et c'est celte blessure qui fait la véritable
misère. Il répand unejoie excessive dans leurs esprits, lorsqu'ils
s'attachent uniquement à lui, et c'est celle joie qui fait la solide
félicité. L'abondance des richesses, et l'élévation dos lionncurs
sont hors de nous ; ils ne peuvent nous guérir lorsque Dieu
» Acte «, 41.
DES PASSIONS. 505
nous blesse. La pauvreté et le mépris sont aussi hors de nous;
et ils ne peuvent nous blesser lorsque Dieu nous df^fend.
Il est clair par les choses que nous venons de d're, que l'objet
de "nos passions n'est point notre bien ; que nous ne devons en
suivre les mouvements, que pour la conservation de notre vie ;
que le plaisir sensible est à l'égard de notre bien, ce que nos
sensations sont à l'égard de la vérité ; et que, de même que nos
sens nous trompent touchant la vérité, nos passions nous trom-
pent touchant notre bien ; que l'on doit se rendre à la délec-
tation de la grâce, parce qu'elle nous porte avec évidence à
l'amour du vrai bien, qu'elle n'est point suivie des reproches
secrets de la raison, comme l'instinct aveugle et le plaisir confus
des passions, et qu'elle est toujours accompagnée d'une secrète
joie conforme à l'état dans lequel nous sommes ; qu'entin n'y
ayant que Dieu qui puisse agir dans l'esprit de l'homme, l'homme
ne peut trouver de félicité hors de Dieu, si on ne suppose ou
que Dieu récompense la désobéissance, ou qu'il commande
d'aimer davantage, ce qui mérite le moins d'être aimé.
CHAPITRE V
<Jue la perfection de l'esprit consiste dans son union avec Dieu par la con-
naissance de la vérité et par l'amour de la vertu, et au contraire que son
imperfection ne vient que de sa dépendance du corps à cause du désordre
de ses sens et de ses passions.
La plus petite réflexion est suffisante pour reconnaître que le
bien de l'esprit est nécessairement quelque chose de spirituel.
Les corps sont beaucoup au-dessous de l'esprit, ils ne peuvent
agir sur lui par leurs propres forces, ils ne peuvent même s'unir
mimcdialement à lui, enfin ils ne sont point intelligibles par
eux-mêmes. Ils ne peuvent donc être son bien. Les choses spi-
j'ituelles au contraire sont intelhgibles par leur nature, elles
peuvent s'unir à l'esprit ; elles peuvent donc être son bien, sup-
pose qu'elles soient au-dessus de lui. Car afin qu'une chose
puisse être le bien de l'esprit, il ne suffit pas qu'elle soit spiri-
tuelle comme lui, il est encore nécessaire qu'elle soit au-dessus
de lui, qu'elle puisse agir sur lui, l'éclairer et le récompenser,
autrement elle ne peut le rendre ni plus parfait ni plus heureux,
et par conséquent elle ne peut être son bien. De toutes les choses
T. I. 29
5UÔ DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
intelligibles ou spirituelle?, il n'y a que Dieu qui soit en cette
manière au-dessus de l'esprit; il s'ensuit donc qu'il n'y a que
Dieu qui soit, ni qui puisse être notre vrai bien. Nous ne pou-
vons donc devenir plus parfaits ni plus heureux que par la pos-
session de Dieu.
Tout le monde est convaincu que la connaissance de la vé-
rité et l'amour de la vertu rendent l'esprit plus parfait, et que
Taveuglemont de l'esprit et le dérèglement du cœur le rendent
plus imparfait. La connaissance de la vérité et l'amour de la
vertu ne peuvent donc être autre chose que l'union de l'esprit
avec Dieu, et qu'une espèce de possession de Dieu; et l'aveu-
glement de l'esprit et le dérèglement du cœur ne peuvent aussi
être autre chose, que la séparation de l'esprit d'avec Dieu, et
([ue l'union de cet esprit à quelque chose qui soit au-dessous
de lui, c'est-à-dire au corps, puisqu'il n'y a que cette union qui
le puisse rendre imparfait et malheureux. Ainsi c'est connaître
Dieu, que de connaître la vérité, ou que de connaître les choses
selon la vérité, et c'est aimer Dieu, que d'aimer la vertu ou
d'aimer les choses selon qu'elles sont aimables, ou selon les
règles de la vertu.
L'espi'it est comme situé entre Dieu et les corps, entre le bien
et le mal, entre ce qui l'éclairé et ce qui l'aveugle, ce qui le
i-ègle et ce qui le dérègle, ce qui le peut rendre parfait et heu-
reux, et ce qui le peut rendre imparfait et malheureux. Lors-
qu'il découvre quelque vérité, ou qu'il voit les choses selon ce
qu'elles sont en elles-mêmes, il les voit dans les idées de Dieu,
c'est-à-dire par la vue claire et distincte de ce qui les repré-
sente. Car, comme j'ai déjà dit, l'esprit de l'homme ne renferme
pas dans lui-même les perfections ou les idées de tous les êtres
qu'il est capable de voir; il n'est point l'être universel. Ainsi
il ne voit point dans lui-même les choses qui sont distinguées
de lui. Ce n'est point en se consultant, qu'il s'instruit et qu'il
s'éclaire; car il n'est pas à lui-même sa perfection et sa lumière ;
il a besoin de cette lumière immense de la vérité éternelle pour
l'éclairer. Ainsi lorsque l'esprit connaît la vérité, il est uni à Dieu,
il connaît et possède Dieu en quelque manière.
Mais non seulement on peut dire que l'esprit qui connaît la
vérité, connaît en quelque manière Dieu qui la renferme; on
peut même dire qu'il connaît en quelque manière les choses
DES PASSIONS. 507
comme Dieu les connaît. En effet cet esprit connaît leurs véri-
tables rapports, et Dieu les connaît aussi; cet esprit les connait
dans la vue des perfections de Dieu qui les représentent, et Dieu
les connait aussi en cette manière. Car enfin Dieu ne sent pas.
Dieu n'imagine pas, Dieu voit dans lui-même, dans le monde
intelligible qu'il renferme, le monde matériel et sensible qu'il a
créé ; il en est de même d'un esprit qui connait la vérité. Il ne
la sent pas, il ne l'imagine pas. Les sensations et les fantômes
ne représentent à l'esprit que de faux rapports ; et quiconque
découvre la vérité, il ne la peut voir que dans le monde intelli-
gible auquel il est uni, et dans lequel Dieu même la voit ; car
ce monde matériel et sensible n'est point intelligible par lui-
même. L'esprit voit donc dans la lumière de Dieu, comme Dieu
même, toutes les choses qu'il voit clairement, quoiqu'il ne les
voie que.d'une manière fort imparfaite, et en cela bien différente
de celle de Dieu. Ainsi lorsque l'esprit voit la vérité, non seule-
ment il est uni à Dieu, il possède Dieu, il voit Dieu en quelque
manière, il voit aussi en un sens la vérité comme Dieu la voit.
De même lorsque l'on aime selon les règles de la vertu, on
aime Dieu. Car lorsqu'on aime selon ces règles, l'impression
d'amour que Dieu produit sans cesse dans notre cœur pour
nous tourner vers lui, n'est point divertie par le libre arbitre,
ni changée en amour-propre. L'esprit ne fait alors que suivre
librement cette impression que Dieu lui donne. Or Dieu ne lui
donnant jamais d'impression qui ne tende vers lui, puisqu'il
n'agit que pour lui, il est visible qu'aimer selon les règles de
la vertu, c'est aimer Dieu.
Mais non seulement c'est aimer Dieu, c'est encore aimer
comme Dieu aime. Dieu s'aime uniquement; il n'aime ses ou-
vrages que parce qu'ils ont rapport à ses perfections ; et il les
aime à proportion qu'ils y ont rapport; enfin c'est le même
amour par lequel Dieu s'aime et les choses qu'il a faites. Aime:
selon les règles de la vertu, c'est aimer Dieu uniquement, c'est
aimer Dieu en toutes choses, c'est aimer les choses à propor-
tion qu'elles participent à la bonté et aux perfections de Dieu,
puisque c'est les aimer à pi'oportion qu'elles sont aimables ;
entin c'est aimer par l'impression du même amour par lequel
DiiMi s'aime; car c'est l'amour par lequel Dieu s'aime et toutes
choses par rapport à lui, qui nous anime, lorsque nous aimons
o08 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ
comme nous devons aimer. Nous aimons donc alors comme
Dieu aime ^
Il est donc évident que la connaissance de la vérité et l'amour
réglé de la vortu font toute notre perfection, puisque ce sont
les suites ordinaires do noire union avec Dieu, et qu'ils nous
mettent même en possession de lui, autant que nous en sommes
capables en cette vie. L'aveuglement de l'esprit et le dér''gîement
du cœur font au contraire toute notre imperfection : et ce sont
aussi des suites de l'union de notre esprit avec notre corps,
comme je l'ai prouvé en plusieurs endroits, en faisant voir que
nous ne connaissons jamais la vérité et que nous n'aimons jamais
le vrai bleu, lorsque nous suivons les impressions de nos ssns,
de notre imagination et de nos passions.
Ces choses sont évidentes. Cependant les hommes qui dési-
rent tous avec ardeur la perfection de leur être, se mettent peu
en peine d'augmenter l'union qu'ils ont avec Dieu, et ils tra-
vaillent sans cesse à fortifier et à étendre celle qu'ils ont avec
les choses sensibles. On ne peut trop expliquer la cause d'un si
étrange dérèglement.
La possession du bien doit naturellement produire deux effets
dans celui qui le possède, elle doit le rendre plus parfait, et en
même temps plus heureux; mais cela n'arrive pas toujours. Il
est impossible, je l'avoue, que l'esprit possède actuellement
quoique bien, et qu'il ne soit pas actuellement plus parlait;
mais il n'est pas impossible qu'il possède actuellement quoique
bien sans être actuellement plus heureux. Ceux qui connaissent
le mieux la vérité, et qui aiment davantage les biens les puis
aimables, sont toujours actuellement plus parfaits que ci;ux qui
sont dans l'aveuglement et dans le dérèglement, mais ils ne
sont pas toujours actuellement plus heureux. Il en est de n'icmc
du mal, il doit rendre imparfait et malheureux tout enseinlilo ;
mais quoiqu il rende toujours les hommes plus imparfaits, il ne
les rend pas toujours plus malheureux, ou il ne les rend pas
toujours malheureux à proportion qu'il les rend imparfaits. La
vertu est souvent dure et amère, et le vice doux et agréable;
et c'est principalement par la foi et par l'espérance que les g,rns
Cest en quoi consiste cet amour de 1 ordre sur lequel Malcbraiicîic a
foridé toute sa morale. Voir son Trailc de morale .
DES PASSIONS. 509
de bien sont véritablement heureux, pendant que les méchanis
sont actuellement dans les plaisirs et dans les délices. Cela ne
doit pas être, mais cela est. Le péché a causé ce désordre
comme je viens de dire dans le chapitre précédent, et c'est ce
Jésordre qui est la principale cause non seulement de tous les
dérèglements de notre cœur, mais encore de l'aveuglement et
de l'ignorance de notre esprit.
C'est ce désordre qui persuade notre imagination que les corps
peuvent être le bien de l'esprit; car le plaisir, comme j'ai déjà
dit plusieurs fois, est le cai-actère ou la marque sensible du.
bien. Or de tous les plaisirs dont nous jouissons ici bas, les
plus c-ensibles sont ceux que nous nous imaginons recevoir par
les corps. Nous jugeons donc sans beaucoup de réflexion que
les corps peuvent être, et qu'ils sont même effectivement notre
bien. Car il est ti-ès difficile de combattre contre l'instinct de la
nature, et de résister aux preuves de sentiment ; on ne s'en
avise même pas. On ne pense point au désordre du péché. On
ne fait pas réflexion que les corps ne peuvent agir sur l'esprit
que comme causes occasionnelles ; que l'esprit ne peut immé-
diatement ou par lui-même posséder quelque chose de corporel;
et qu'il ne peut s'unir à aucun objet que par sa connaissance et
par son amour; qu'il n'y a que Dieu qui soit au-dessus de lui,
et qui puisse le récompenser ou le punir par des sentiments de
plaisir ou de douleur, qui puisse l'éclairer et le mouvoir, en un
mot <rai puisse agir en lui. Ces vérités, quoique très évidentes
à d?s esprits attentifs, ne sont point si puissantes pour nous con-
vaincre de l'expérience trompeuse de l'impression sensible.
Lorsque nous considérons quelque chose comme partie de
nous-mêmes, ou que nous nous considérons comme partie de
cette chose, nous jugeons que c'est notre bien d'y être unis; nous
avons de l'amour pour elle; et cet amour est d'autant plus
grand, que la chose à laquelle nous nous considérons conmie
unis, nous pai'aît une partie plus considérable du tout que nous
composons avec elle. Or il y a deux sortes de preuves qui nous
persuadent qu'une chose est partie de nous-mêmes : l'instinct
du sentiment, et l'évidence de la raison.
C'est par l'instinct du sentiment que je suis persuadé que mon
âme est unie à mon corps, ou que mon corps fait partie de mon
être ; je n'en ai point d'évidence. Ce n'est point par la lumière
SJO DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
de la raison que je le connais, c'est par la douleur ou par le
plaisir que je sens, lorsque les objets me frappent. On nous
pique la main, et nous eu souffrons ; donc noire main lait partie
de nous-mêmes. On déchire noire habit, et nous n'en souffrons
rien; donc notre habit n'est pas nous-mêmes. On nous coupe
les cheveux sans douleur, on nous les ari-ache avec douleur.
Cela embarrasse les philosophes; ils ne savent que décider. Mais
leur embarras prouve, que même les plus sages jugent plutôt
par l'instinct du sentiment que par la lumière de la raison, que
telles choses font ou ne font point pari le d'eux-mêmes Car s'ils
en jugeaient par l'évidence et la lumière de la raison, ils con-
naîtraient bientôt que l'esprit et le corps sont deux genres d'êtres
tout opposes, que l'esprit ne peut s'unir au corps par lui-même,
et que ce n'est que par l'union que l'on a avec Dieu, que l'àme
est blessée lorsque le corps est frappé, comme j'ai dit ailleurs.
Ce n'est donc que par l'instinct du senlimenl qu'on regarde son
corps, et toutes les choses sensibles auxquelles on est uni, comme
parties de soi-même, je veux dire comme parties de ce qui
pense et de ce qui sent en nous, parce qu'en effet on ne peut
pas reconnaître par l'évidence de la raison ce qui n'est pas.
l'évidence ne découvrant jamais ([ue la vérité.
Mais pour les choses intelligibles, c'est tout le contraire ;
car c'est par la lumière de la raison que nous reconnaissons
le rapport que nous avons avec elles. Nous découvrons par la
vue claire de l'esprit, que nous sommes unis à Dieu d'une
manière bien plus étroite et bien plus essentielle qu'à notre
corps, que sans Dieu nous ne sommes rien, que sans lui
nous ne pouvons rien, nous ne connaissons rien, nous ne vou-
lons rien, nous ne sentons rien, qu'il est notre tout, ou que
nous faisons avec lui un tout, si cela se peut dire ainsi, dont
nous ne sommes qu'une partie infiniment petite. La lumière de
la raison nous découvre mille motifs, pour aimer uniquement
Dieu, et pour mépriser les corps comme indignes de nolro
amour. Mais nous ne senlohs point naturellement noire union
avec Dieu. Ce n'est point par linslinct du sentiment que nous
sommes persuadés que Dieu est notre tout, si ce n'est par la
grâce de .Jésus-Christ, laquelle cause en certaines personnes
ce sentiment, pour les aider à vaincre le senlimenl contraire
par lequel ils sont unis au corps. Car Dieu comme Auteur de
DES PASSIU-NS. oll
la nature, porte les esprits à son amour par une connaissance
de lumière, et non point par une connaissance d'instinct, et
selon toutes les apparences, ce n'est que depuis le péché qu'il
ajoute, comme Auteur de la grâce, l'instinct, la délectation pré-
venante à la lumière, à cause que notre lumière est maintenant
beaucoup diminuée, qu'elle est incapable de nous porter à Dieu,
et que l'effort du plaisir ou de l'instinct contraire l'affaiblit sans
cesse et la rend inefficace.
Nous découvrons donc par la lumière de l'esprit, que nous
sommes unis à Dieu et au monde intelligible qu'il renferme,
et nous sommes convaincus par le sentiment que nous sommes
unis à notre corps, et par notre corps au monde matériel et
sensible que Dieu a créé. Mais comme nos sentiments sont plus
vifs, plus touchants, plus fréquents, et même plus durables que
nos lumières, il ne faut pas s'étonner que nos sentiments nous
agitent, et réveillent notre amour pour toutes les choses sen-
sibles, et que nos lumières se dissipent et s'évanouissent sans
produire en nous aucune ardeur pour la vérité.
Il est vrai qu'il y a bien des gens qui sont persuadés que
Dieu est leur vrai bien, qui l'aiment comme leur tout, et qui
désirent avec ardeur d'augmenter et de fortifier l'union qu'ils
ont avec lui. Mais il y en a très peu qui sachent avec évidence
que ce soit s'unir avec Dieu, selon les forces naturelles, que de
connaître la vérité, que ce soit une espèce de possession de
Dieu même, que de contenipler les véritables idées des choses;
et que ces vues abstraites de certaines vérités générales et
immuables, qui règlent toutes les vérités particulières, soient
des efforts d'un esprit qui s'attache à Dieu et qui quitte le corps.
La métaphysique, les mathématiques pures, et toutes les sciences
universelles, qui règlent et qui renferment les sciences parti-
culières, comme l'être universel renfei'me tous les êtres par-
ticuliers, paraissent chimériques presque à tous les hommes,
aux gens de bien comme à ceux qui n'ont aucun amour pour
Dieu. De sorte que je n'oserais presque dire que l'application
à ces sciences est l'application de l'esprit à Dieu, la plus pure
et la plus parfaite dont on soit naturellement capable, et que
c'est dans la vue du monde intelligible qu'elles ont pour objet,
que Dieu même connaît et pr^iduil ce monde sensible, duipiol
les corps reçoivent la vie, comme les esprits vivent de l'autre.
512 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
Ceux qui ne suivent que les impressions de leurs sens et que
les mouvements de leurs passions, ne sont pas capables de
goûter la vérité, parce qu'elle ne les flatte pas. Et les gens de
bien qui s'opposent sans cesse. à leurs passions, lorsqu'elles
leur présentent de faux biens, n'y résistent pas toujours lors-
qu'elles leur cachent la vérité, ou lorsqu'elles la leur rendent
méprisable, parce qu'on peut être homme de bien, sans être
fort éclairé. Il n'est pas nécessaire pour être agréable à Dieu,
de savoir exactement que nos sens, notre imagination et nos
passions nous représentent toujours les choses autrement
qu'elles sont ; car enfin l'on ne voit pas que Jésus-Christ et les
apôtres aient eu dessein de nous détromper de beaucoup d'er-
reurs, que M. Descartes nous a découvertes sur cette matière.
Il y a bien de la différence entre la foi et l'intelligence, entre
l'Évangile et la philosophie. Les hommes les plus grossiers
sont capables de foi, et il y en a très peu qui soient capables
de la connaissance pure des vérités évidentes. La foi repré-
sente aux simples Dieu comme le Créateur du ciel et de la terre;
et cela suffit pour les porler à l'aimer et le servir. La raison
ne le considère pas seulement dans ses ouvrages. Dieu était ce
qu'il est avant qu'il fût Créateur ; elle tâche de l'envisager
dans lui-même, ou par cette grande et vaste idée d'Être
mfiniment parfait laquelle il renferme. Le Fils de Diou, qui est
la sagesse du Père, ou la vérité éternelle, s'est fait homme, et
s'est rendu sensible pour se faire connaître aux hommes char-
nels et grossiers. II les a voulu instruire par ce qui les aveu-
glait ; il les a voulu porter à son amour et les détacher des
biens sensibles par les mêmes choses qui les captivaient. Agis-
sant avec des fous, il s'est servi d'une espèce de folie pour les
rendre sages. Ainsi les gens de bien, et ceux qui ont le plus de
foi, n'ont pas toujours le plus d'intelligence. Ils peuvent con-
naili'e Dieu par la foi, et l'aimer par le secours de la gràce^
sans savoir qu'il est leur tout de la manière dont les philo-
sophes peuvent l'entendre, et sans penser que la connaissance
abstraite de la vérité soit une espèce d'union avec lui. Il ne
faut donc pas être surpris, s'il y a si peu de personnes (jui tra-
vaillent à fortifier l'union naturelle qu'ils ont avec Dieu par la
connaissance de la vérité, puisqu'il est néces.saire pour cela de
combattre sans cesse contre les impressions des sens et des
DES PASSIONS. 513
passions, d'une manière bien différente de celle qui est fami-
lière aux personnes les plus vertueuses : car les plus gens de
bien ne sont pas toujours pei'suadés que les sens et les pas-
sions sont trompeurs en la manière que nous avons expliquée
dan? lès livres précédents.
li n'y a que les sentiments, ou les pensées auxquelles le corps
a quelque part, qui causent immédiatement les passions, parce
qu'il n'y a que l'ébranlement des fibres du cerveau qui excite
quelque émotion particulière dans les esprits anmiaux. Ainsi il
n'y a que les sentiments qui convainquent sensiblement, que
l'on tient à certaines choses pour lesquelles ils excitent de l'a-
mour. Or l'on ne sent point l'union naturelle qu'on a avec
Dieu, lorsqu'on connaît la vérité ; on ne pense pas même à lui,
car il est et opère en nous d'une manière si secrète et si insen-
sible que nous ne nous en apercevons pas. L'union que nous
avons naturellement avec Dieu n'excite donc point notre amour
pour lui; mais il n'en est pas de même de Tunion que nous
avons avec les choses sensibles. Tous nos sentiments prouvent
cette union ; les corps nous frappent la vue lorsqu'ils agissent
en nous, leur action n'a rien de caché. Notre propre corps
nous est même plus présent que notre esprit, et nous le consi-
dérons comme la meilleure partie de nous-mêmes. Ainsi l'union
que nous avons avec notre corps, et par notre corps à tous les
objets sensibles, excite en nous un amour violent, qui augmente
cette union, et qui nous rend dépendants des choses qui sont
inlihiment au-dessous de nous.
CHAPITRE VI
Des erreurs les plus générales des passions, quelques exemples particuliers.
C'est à la morale à découvrir toutes les erreurs particulières
dans lesquelles nos passions nous engagent touchant le bien;
c'est à elle à combattre les amours déréglés, à rétablir la droi-
ture du cœur, à régler les mœurs. Mais ici notre tin principale
est de régler l'esprit, et de découvrir les causes de nos erreurs
à l'égard de la vérité; ainsi nous ne pousserons pas davantage
les choses que nous venons de dire, qui ne regardent que i'a-
89.
514 DE LA KECHEKCHli bE LA VllllTÉ.
raour du vrai bien. Nous allons à l'esprit, et nous ne passons
par le cœur, que parce que le cœur eu est le maître. Nou;»
recherchons la vérité en elle-même et sans rapport à nous ; et
nous ne considérons le rapport qu'elle a avec nous, que parce
que ce rapport est cause que l'amour-propre nous la cache et
nous la déguise ; car nous jugeons de toutes choses selon nos
passions, par conséquent nous nous trompons en toutes choses :
les jugements de passions n'étant jamais d'accord avec les juge-
ments de la vérité.
C'est ce que nous apprend l'admirable saint Bernard par ces
belles paroles : « L'amour et la haine, dit-il, ne savent point
juger selon la vérité. Mais si vous voulez un jugement de vérité :
Je juge selon ce que j'entends. Ce n'est point par haine, ce
n'est point par amour, ce n'est point par crainte. Voici un
jugement de haine : Nous avons une loi, et il doit mourir selon
notre loi. Voici un jugement de crainte : Si nous le laissons,
faire ainsi, les Romains viendront et ruineront notre ville et
notre nation. Voici enfin un jugement d'amour : C'est lorsque
David parlant de son fils parricide dit : Pardonnez à mon fils
Absalon i. i> Notre amour, notre haiue, notre crainte ne nous
font faire que de faux jugements; et il n'y a que la lumière pure
de la vérité qui éclaire notre esprit, et que la voix distincte de
notre maître commun, qui nous fasse faire des jugements
solides, pourvu que nous ne jugions que de ce qu'il nous dit, et
que selon qu'il nous le dit « sicut audio, sic judico ». Mais voyons
de quelle manière nos passions nous séduisent, afin que nous
puissions leur résister avec plus de facilité.
Les passions ont un si grand rapport avec les sens, qu'il ne
sera pas difficile d'expliquer de quelle manière elles nous en-
gagent dans l'erreur, après ce que nous avons dit dans le pre-
' Amor fsicut odium ventatis judioium nespit. Vis judiciuni veritaiis au-
(lire? [a] Sicut audio sic judico : non sicul odi, non siciit amo, non sicut
tinu'O. Est juiliciuni odii, ut illud : {b) nos leyem itabemus et .leciiiidiiin lcge<n
nostrum drbet mori. Est et tinioiis, ut illud : [c) Si di>iiitimu.<! eum sic. re-
nient hoinuni et tollenl nostrum Incum et oentem. Judiciiim vero ain-'il?, ut
David de lilio iiariicida. [d) Parcite inijuit pueio Absalon. Saint Beni : De
gradu hiimiliialis. .Malcbianche a q^outé le texte latin dans cette dernière
édition.
(a) Joan. 3, 30
. (») Joao. 19. 7.
(c) Joan. 11. 48.
{d) Socundo Reg. 18,
DES PASSIONS. olo
mier livre. Car les causes générales des erreurs de nos pas-
sions sont entièrement semblables à celles des erreurs de nos
sens.
La cause la plus générale des erreurs de nos sens est,
comme nous avons fait voir dans le premier livre, que nous
attribuons aus objets de dehors, ou à notre corps, les sensations
qui sont propres à notre àme ; que nous attachons les couleurs
sur la surface des corps, que nous répandons la lumière, les
sons et les odeurs dans l'air, et que nous fixons la douleur et
le chatouillement dans les parties de notre corps qui reçoivent
quelques changements par le mouvement des corps qui les
rencontrent.
Il faut dire à peu près la même chose de nos passions. Nous
attribuons imprudemment aux objets qui les causent ou qui
semblent les causer, toutes les dispositions de notre cœur, notre
bonté, notre douceur, notre malice, notre aigreur, et toutes
les autres qualités de notre esprit. L'objet qui fait naiire en
nous quelque passion, nous parait en quelque façon renferme)"
eu lui-même ce qui se réveille en nous, lorsque nous pensons
à lui, de même que les objets sensibles nous paraissent ren-
fermer eu eux-mêmes les sensations qu'ils excitent en nous par
leur présence. Lorsque nous aimons quelque personne, nous
sommes naturellement portés à croire qu'elle nous aime et nous
avons quelque peine à nous imaginer qu'elle ail dessein de nous
nuire, ni de s'opposer à nos désirs. Mais si la haine succède à
l'amour, nous ne pouvons croire qu'elle nous veuille du bien ;
nous interprétons toutes ses actions en mauvaise part, nous
sommes toujours sur nos gardes et dans la défiance,' quoiqu'elle
ne pense pas à nous, ou qu'elle ne pense qu'à nous rendre
service. Enfin nous attribuons injustement à la personne qui
excite en nous quelque passion, toutes les dispositions de notre
cœur, de même que nous attribuons imprudemment aux objets
de nos sens toutes les qualités de notre esprit.
De plus, par la même raison que nous croyons que tous les
hommes reçoivent les mêmes sensations que nous des mêmes
objets, nous pensons que tous les liomraes sont agités des
mêmes passions que nous pour les mêmes sujets, pourvu que
nous croyons qu'ils en puissent être agités. Nous pensons que
l'on aime ce que nous aimons, ou que l'on désire ce que nous
516 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
désirons ; et de là naissent les jalousies et les secrètes aver-
sions, si le bien que nous recherchons ne peut être possédé
tout entier de plusieurs ; car si plusieurs personnes peuvent le
posséder sans le diviser comme le souverain bien, la science,
la vertu, etc., il arrive tout le contraire. Nous pensons aussi
que l'on hait, que l'on fuit, que l'on craint les mêmes choses
que nous; et de là viennent les liaisons et les conspirations
secrètes ou manifestes, selon la nature et l'état de la chose que
l'on hait, par le moyen desquelles liaisons nous espérons de
nous délivrer de nos misères.
Nous attribuons donc aux objets de nos passions les émotions
qu'ils produisent en nous, et nous pensons que tous les autres
hommes, et même quelquefois que les bêtes en sont agitées
comme nous. Mais outre cela nous jugeons encore plus té-
mérairement que la cause de nos passions qui n'est souvent
qu'imaginaire est réellement dans quelque objet.
Lorsque nous avons un amour passionné pour quelqu'un,
nous jugeons que tout en est aimable. Ses grimaces sont des
agréments ; sa difformité n'a rien de choquant ; ses mouve-
ments irréguliers et ses gestes mal composés sont justes, ou
pour le moins ils sont naturels. S'il ne parle jamais, c'est qu'il
est sage, s'il parle toujours, c'est qu'il est plein d'esprit; s'il
parle de tout, c'est qu'il est universel; s'il interrompt les
autres sans cesse, c'est qu'il a du feu, de la vivacité, du bril-
lant ; enfin s'il veut toujours primer, c'est qu'il le mérite.
Notre passion nous couvre ou nous déguise de cette sorte tous
les défauts de nos amis, et au conti-aire elle relève avec éclat
leurs plus petits avantages.
Mais si cette amitié qui n'est fondée, comme les autres pas-
sions, que sur l'agitation du sang et des esprits animaux, vient
à se refroidir, faute de chaleur ou d'esprits propres à l'entre-
tenir, et si l'intérêt, ou quelque faux rapport change la dispo-
sition du cerveau, la haine succédant à l'amour ne manquera
pas de nous faire imaginer dans l'objet de notre passion, tous
les défauts qui peuvent être un sujet d'aversion. Nous verrons
dans celte même personne des qualités toutes contraires à
celles que nous y admirions auparavant. Nous aurons honte de
l'avoir aimée ; et la passion dominante ne manquera pas de se
justifier, et de rendre ridicule celle dont elle a pris la place.
DES PASSIONS. 517
La puissance et l'injustice des passions ne se bornent pas
encore aux choses que nous venons de dire; elles s'étendent
intmiment plus loin. Xos passions ne nous déguisent pas seu-
lement leur objet pi'incipal, mais encore toutes les choses qui
y ont quelque rapport. Non seulement elles nous rendent ai-
mables toutes les qualités de nos amis, mais encore la plupart
des qualités des amis de nos amis. Elles passent même plus
avant dans ceux qui ont quelque étendue et quelque force
d'imagination ; car leurs passions ont sur leur esprit une
domination si vaste et si étendue, qu'il n'est pas possible d'en
marquer les bornes.
Les choses que je viens de dire sont des principes si géné-
raux et si féconds d'ei'reurs, de préventions et d'injustices,
qu'il est impossible d'en faire remarquer toutes les suites. La
plupart des vérités ou plutôt des erreurs de certains lieux, de
certains temps, de certaines communautés, de certaines familles,
en sont des conséquences. Ce qui est vrai en Espagne est faux
en France : ce qui est vrai à Paris est faux à Rome, ce qui est
certain chez les Jacobins, est incertain chez les Cordeliers. ce
qui est indubitable chez les Cordeliers, semble être une erreur
chez les Jacobins. Les Jacobins se croient obligés de suivre
saint Thomas, et pourquoi '? c'est souvent parce que ce saint
docteur était de leur ordre. Les Cordeliers au contraire em-
brassent les sentiments de Scot, parce que Scol était Cor-
delier.
Il y a de même des vérités et des erreurs de certains temps.
La terre tournait il y a deux raille ans, elle est demeurée immo-
bile jusqu'à nos jours : et voici qu'elle commence à s'ébran-
ler. On a brûlé autrefois Aristote; un concile provincial ap-
prouvé par un pape, a très sagement défendu qu'on enseignait
sa physique. On l'a admirée depuis ce temps-là : et voici qu'on
commence à la mépriser. Il y a des opinions reçues présente-
ment dans les écoles, qui ont été rejetées comme des hérésies
et ceux qui les soutenaient excommuniés comme des hérétiques
par quelques évéques. Parce que les passions causant des fac-
tions, les factions produisent de ces vérités ou de ces erreurs»
aussi inconstantes que la cause qui les excite. Par exemple,
les hommes sont indifférents à l'égard de la stabilité de la
518 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
terre, et de la formel de corporéité. Mais ils ne sont point indif-
férents pour ces opinions, lorsqu'elles sont soutenues par ceux
qu'ils haïssent. Ainsi l'aversion soutenue par quelque senti-
ment confus de piété, fait naître un zèle indiscret, qui s'échauffe
et qui s'allume peu à peu, et qui produit entin de ces événe-
ments qui ne paraissent étranges à tout le monde, que long-
temps après qu'ils sont arrivés.
On a de la peine à s'imaginer que la passion aille jusque-là ;
mais c'est que l'on ne sait pas que nos passions s'étendent à
tout ce qui les peut satisfaire. Aman ne voulait peut-être point
de mal à tout le peuple juif; mais Mardochée ne le salue pas,
il est juif : il faut donc perdre toute la nation, la vengeance en
sera plus magnifique.
Il s'agit entre des plaideurs de savoir qui a droit à une terre ;
ils ne devraient apporter que leurs titres, et ne dire que ce qui a
rapport à leur affaire, ou qui la peut rendre meilleure. Cepen-
dant ils ne manquent pas de dire toute sorte de mal les uns des
autres, de se contredire en toutes choses, de former des contes-
talions et des accusations inutiles, et d'embrouiller leur procès
d'une infinité d'accessoires qui confondent le principal. Enfin
toutes les passions s'étendent aussi loin que la vue de l'esprit de
ceux qui en sont émus : je veux dire qu'il n'y a aucune chose
que nous pensions avoir quelque rapport avec l'objet de nos
passions, à laquelle le mouvement de ces passions ne s'étende.
Et voici comment cela se fait.
Les traces des objets sont tellement liées les unes avec le^
autres dans le cerveau, qu'il est impossible que le cours d«&
esprits en réveille quelqu'une avec force, que plusieurs auti'es
ne se rouvrent en même temps. L'idée principale de la chose i
laquelle on pense est donc nécessairement accompagnée d'un
grand nombre d'idées accessoires lesquelles s'augmentent d'au-
tant plus, que l'impression des esprits animaux est plus vio-
lente. Or cette impression des esprits ne peut manquer d'être
violente dans les passions, à cause que les passions poussent
sans cesse dans le cerveau en abondance et avec beaucoup de
force, les esprits propres pour conserver les traces des idées
qui représentent leur objet. Ainsi le mouvenient d'amour ou
« Concile d'Angt. par Spelman l'an 1287.
DES PASSIONS. 519
4e haine ne s'étend pas seulement à l'objet principal de la pas-
sion, mais encore à toutes les choses que l'on reconoait avoir
quelque rapport à cet objet, parce que le mouvement de
l'àme dans la passion suit la perception de l'esprit, de même
que le mouvement des esprits animaux dans le cerveau suit
les traces du cerveau, tant celles qui réveillent l'idée princi-
pale de l'objet de la passion, que les autres qui y ont rap-
port.
Il ne faut pas s'étonner si les hommes poussent si loin leur
haine ou leur amour, et s'ils font des actions si bizarres et si
surprenantes. Il y a raison particulière de tous ces effets,
quoique nous ne la connaissions pas. Leurs idées accessoirt'S
ne sont point toujours semblables aux nôtres; nous ne les pou-
vons connaître. Ainsi il y a toujours quelque raison particulière
qui les fait agir d'une manière qui nous parait si extravagante.
CHAPITRE Vil
Des passions en particulier, et premièrement de l'admiration et Ce ses mau-
vais effets.
Tout ce que j'ai dit jusqu'ici des passions est général, mais
il n'est pas fort difficile d'en tirer des conséquences particu-
lières. Il n'y a qu'à faire quelque réflexion sur ce qui se passe
dans soi-même, et sur les actions des autres, et l'on découvrira
plus de ces sortes de vérités d'une seule vue, que l'on n'en
pourrait exphquer dans des temps considérables. Cependant, il
y a si peu de personnes qui s'avisent de rentrer dans eux-
mêmes et qui fassent pour cela quelque effort d'esprit, qu'atin
de les y exciter et de réveiller leur attention, il est nécessaire
de descendre qiielt{ue peu dans le particulier.
(Juaiid on se tàle et qu'on se fî*appe soi-même, il semble que
Von soil presque insensible ; mais quand on est seulement tou-
ché par les autres, on en reçoit un sentiment assez vif pour
réveiller lattention. En un mot, on ne se chatouille pas soi-
même, on ne s'en avise pas, et l'on n'y réussirait peut-être pas,
si l'on s'en avisait. C est à peu près par cette même raison que
l'esprit ne s'avise pas de se làter et de se sonder soi-même,
qu'il se dégoûte incoutiuent de celte sorte de recherclie, et qu'il
520 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
n'est ordinairement capable de reconnaître et de sentir toutes
les parties de son àme, que lorsque d'autres les touchent et
les lui font sentir. Ainsi il est nécessaire, pour faciliter à quel-
ques esprits la connaissance d'eux-mêmes, de descendre quelque
peu dans le particulier des passions, afin de leur apprendre,
en les louchant, toutes les parties qui les composent.
Ceux qui liront ce qui suit, doivent néanmoins être avertis
qu'ils ne sentiront pas toujours que je les touche, et qu'ils ne
se reconnaîtront pas toujours sujets aux passions et aux erreurs
dont je parlerai, par la raison que toutes les passions particu-
lières ne sont pas toujours les mêmes dans tous les hommes.
Tous les hommes ont les mêmes inclinations naturelles qui
n'ont point de rapport au corps. Ils ont même toutes celles qui
ont rapport au corps, lorsque leur corps est parfaitement bien
dispose. Mais les divers tempéraments des corps et leui's chan-
gements fréquents causent une variété infinie dans les passions
particulières. Que si l'on ajoute, à la diversité de la constitution
du corps, celle qui vient des objets, qui font des impressions
bien ditférentes sur tous ceux qui n'ont pas les mêmes emplois,,
ni la môme manière de vivre, il est évident que tel se peut sen-
tir fortement touché en quelque endroit de son àme par cer-
taines choses, qui demeurera entièrement insensible à beaucoup
d'autres. Ainsi on se tromperait souvent, si on jugeait toujours
par ce que Ion sent, de ce que les autres doivent sentir.
Je ne crains point de me tromper, lorsque j'assure que tous
les hommes veulent être heureux ; car je sais avec une entière
certitude, que les Chinois et les Tartares, que les anges et les
démons même, enfin que tous les esprits ont de l'inclination pour
la félicité. Je sais même que Dieu ne produira jamais aucun es-
prit sans ce désir. Ce n'est point l'expérience qui me la appris;
jamais je ne vis ni Chinois ni Tartare. Ce n'est point le témoi-
gnage intérieur de ma conscience ; il m'apprend seulement que
je veux être heureux. Il n'y a que Dieu qui me puisse convain-
cre intérieurement que tous les autres hommes, les anges et
les démons veulent être heureux. Il n'y a que lui qui puisse
m'assurer, qu'il ne donnera jamais l'être à aucun esprit qui soit
indifl'érent pour le bonheur ; car quel autre que lui pourrait
m'assurer positivement de ce qu'il fait, et même de ce qu'il
pense ? et comme il ne peut jamais me tromper, je ne puis dou-
DES PASSIONS. 521
ter de ce qu'il m'apprend. Je suis donc certain qne tous les
hommes veulent être heureux, parce que cette inclination est
naturelle, et qu'elle ne dépend point du corps.
Il n'en est pas de même des passions particulières. Si je suis
passionné pour la musique, pour la danse, pour la chasse :
j'aime les douceurs ou le haut goût ; je ne puis rien conclure de
certain touchant les passions des autres hommes. Le plaisirest
sans doute doux et agréable à tous les hommes ; mais tous les
hommes ne trouvent pas du plaisir dans les mêmes choses.
L'amour du plaisirest une incHnation naturelle; cet amour ne
dépend point du corps, il est donc général à tous les hommes.
Mais l'amour de la musique, de la chasse ou de la danse, n'est
pas général , parce que la disposition du corps dont il dépend
étant différente dans tous les hommes, toutes les passions qui
en dépendent ne sont pas toujours les mêmes.
Les passions générales, comme le désir, la joie et la tris-
tesse, tiennent le milieu entre les inclinations naturelles et les
passions particulières. Elles sont générales comme les inclina-
tions; mais elles ne sont pas également fortes, parce que la
cause qui les produit et qui les entretient n'est pas elle-mime
également agissante. Il y a une variété infinie dans les degrés
d'agitation des esprits animaux, dans leur abondance et leur
disette, leur sohdité et leur délicatesse, et dans le rapport des
fibres du cerveau avec ces esprits.
Ainsi il arrive très souvent qu'on ne touche les autres en au-
cun endroit de leur âme, lorsque l'on parle des passions par-
ticulières; mais lorsqu'on les touche, ils en sont fortement émus.
Il en est au contraire des passions générales et des inclinations;
on touche toujours lorsque l'on en parle ; mais ou touche
d'une manière si faible et si languissante, qu'on ne se fait pres-
que pas sentir. Je dis ces choses, afin que l'on ne juge pas si je
me trompe, par le seul sentiment qu'on a déjà reçu de ce que
j'ai dit, ou que l'on recevra de ce que je dirai dans la suite,
mais par la considération de la nature dos passions dont je traite.
Si l'on se proposait de traiter do toutes les passions particu-
lières, ou si on les distinguait par les objets qui les excitent, il
est visible qu'on ne finirait jamais, et qu'on dirait toujours la
môme chose. On ne finirait jamais, parce que les objets de nos
522 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
passions sout infinis, et l'on dirait toujours la même choso,
parce que l'on traiterait toujours du même sujet. Les passions
pailiculièrt's pour la poésie, pour l'iiistoire, pour les mathéma-
tiques, pour la chasse et pour la danse, ne sont qu'une même
passion; car, par exemple, les passions de désir ou de joie,
pour tout ce qui plaît, ne sont pas différentes, quoique les objets
particuliers qui plaisent soient différents.
Il ne faut donc p is multiplier le nombre des passions selon
le nombre des objets, qui sont infinis, mais seulement selon les
principaux rapports qu'ils peuvent avoir avec nous. Et de cette
manière on reconnaîtra, comme nous l'expliquerons plus bas,
que l'amour et l'aversion sont les passions mères, qu'elles n'en-
gendrent point d'autres passions générales que le désir, la joie
et la tristesse, que les passions particulières ne sont composées
que de ces trois primitives; et qu'elles sont d'autant plus com-
posées, que l'idée principale du bien ou du mal qui les excite,
est accompagnée d'un plus grand nombre d'idées accessoires,
ou que le bien et le mal sont plus circonstanciés par rapport à
nous 1.
Si l'on se souvient de ce que l'on a dit de la liaison des idées 2,
et que dans les grandes passions les esprits animaux étant
extrêmement agités, réveillent dans le cerveau toutes les traces
qui ont quelque rapport avec l'objet qui nous agite, on recon-
naîtra qu'il y a des passions différentes d'une infinité de façons,
lesquelles n'ont point de nom particulier, et qu'on ne peut
expliquer d'autre manière qu'en disant qu'elles sont inexplicables.
Si les passions primitives de la combinaison, desquelles les
autres s'engendrent, n'étaient point capables du plus et du
moins, on n'aurait pas de peine à déterminer le nombre de
toutes les passions. Mais le nombre des passions qui se font de
l'assemblage des autres est nécessairement infini, parce qu'une
même passion ayant des degrés infini?-, elle peut en se joignant
avec les autres se combiner en une iutinilé de manières. De sorte
qu'il n'y a peut-être jamais eu deux hommes émus d'une même
passion, si par même passion l'on entend l'assemblage de tous
' Pour toulo cette analyse des passions dans leurs rapports avec l'esprit et
aver le roips, Maleliraiiclie fait beaucoup d'emprunts au Ti-aité des passiom
de Descartes.
* Liv. '2 cliap. 5.
DES PASSIONS. ^23
les mouvemeuts égaux et de tous les senlimenls semblables qui
se réveillent eu oous à l'occasioa de quelque objet.
Mais le plus et le moins ne changent point l'espèce, on peut
direque le nombre des passions n'est pas inlini, parce que les
circonstances qui accompagnent le bien et le mal ne sont point
intinies. Mais expliquons nos passions en particulier.
Lorsque nous voyons quelque chose pour la première fois, ou
q:.e l'ayant déjà vue plusieurs fois accompagnée de certaines
circonstances, nous la voyons revêtue de quelques autres, nous
en sommes surpris et nous l'admirons. Ainsi une nouvelle idée,
ou une nouvelle liaison de vieilles idées, cause en nous une pas-
sion imparfaite, qui est la preraièi,'e de toutes, et que l'on nomme
admiration. Je dis que cette passion est imparfaite, parce qu'elle
n'est point excitée par l'idée ni par le sentiment du bien i.
Le cerveau se trouvant alors frappé en de certains endroits
dans lesquels il ne l'avait jamais été, ou d'une manière toute
nouvelle, l'âme en est sensiblement touchée, et par conséquent
elle s'applique fortement à ce qu'il y a de nouveau dans son
objet ; par la même raison, qu'un simple chatouillement à la
plante des pieds, excite dans l'âme, par la nouveauté plutôt que
par la lorce de l'impression, un sentiment très sensible et très
appliquant. Il y a encore d'autres raisons de l'application de
l'âme aux choses nouvelles, mais je les ai expliquées en parlant
des inclinations naturelles ; on ne considère ici l'âme que par
rapport au corps, et selon ce rapport, c'est l'émotion extraor-
dinaire dos esprits animaux qui est la cause naturelle de son
application aux choses nouvelles ; car les émotions ordinaires
des esprits n'excitent que très peu n':'tre attention.
Dans 1 admiration, précisément comme telle, on ne considère
les ciioses que selon ce qu'elles sont en elles-mêmes, ou selon
ce qu'elles paraissent ; on ne les considère point par rapport
à soi : on ne les considère point comme bonnes ou comme
mauvaises. Et c'est pour cela que les esprits ne se répandent
point dans les muscles, pour donner au corps la disposition
propre à la recherche du bien ou à la fuite du mal, et qu'ils
n'agitent point les nerfs qui vont au cœur et aux autres vis-
• Comme Descaries, Mnlohranche fait de l'admiration la première ries pas-
sions, mais ce n'est, suivant lui, qu'une passion imparfaite. D'autres cariô-
sieus, cûuirac liossuet, oui nie i(uu l'aduiiraiioii fût uue passion.
Si* DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
cères, pour hàtei' ou pour relarder /a fermeaiation et le mou-
vement du sang, comme il arrive dans toutes les autres passions.
Tout ce qu'il y a d'esprits tend vers le cerveau pour y tracer
une image vive et distincte de l'objet qui surprend, afin que
l'àme le considère et le reconnaisse ; mais tout le reste du corps
demeure comme immobile et dans la même posture. Comme il
n'y a point d'émotion dans l'âme, il n'y a point aussi de mou-
vement dans le corps.
Si les choses que l'on admire paraissent grandes, l'admiration
est toujours suivie de l'estime et quelquefois de la vénération.
Elle est au contraire toujours accompagnée de mépris et quel-
quefois de dédain, lorsqu'elles paraissent petites.
L'idée de la grandeur produit dans le cerveau un grand mou-
vement d'esprits et la trace qui la représente se conserve fort
longtemps. Un grand mouvement d'esprits excite aussi dans
i'àme l'idée de la grandeur, et il arrête beaucoup l'esprit à la
considération de cette idée.
L'idée de petitesse produit dans le cerveau un petit mouve-
ment d'esprits, et la trace qui la représente ne se conserve pas
longtemps. Un petit mouvement d'esprits, excite aussi dans
l'âme une idée de petitesse, et il arrête peu l'esprit à la consi-
dération de cette idée. Ces choses méritent fort d'être remar-
quées.
Lorsque nous nous considérons nous-mêmes, ou quelque
chose qui nous est uni, notre admiration n'est jamais sans quel-
que passion qui nous agite. Mais notre agilation n'est que dans
l'âme et dans les esprits qui vont au cœur, parce que n'y ayant
point de bien qu'il faille rechercher, ni de mal qu'il faille éviter,
les esprits ne se répandent point dans les muscles pour dispo-
ser le corps à quel([ue action.
La vue de la perfection de son être ou de quelque chose qui
lui appartient, produit naturellement l'orgueil, ou l'estime de soi-
même, le mépris des autres, la joie et quelques autres passions. .
La vue de sa propre grandeur produit la fierté; la vue de sa
force, la générosité ou la hardiesse ; et la vue de quehjue autre
qualité avantageuse, produit naturellement une autre passion
qui sera toujours une espèce d'orgueil.
Au contraire, la vue de quelque imperfection de son être ou
d'une chose qui lui appartient produit naturellement l'humilité,
DES PASSIONS. 525
le mépris de soi-même, le respect pour les autres, la tristesse
et quelques autres passions. La vue de sa petitesse produit la
bassesse; la vue de sa faiblesse, la timidité, et la vue de quel-
que- qualité désavantageuse produit naturellement une autre
passion, qui sera toujours une espèce d'humilité. Mais cette hu-
milité aussi bien que l'orgueil dont je viens déparier, n'est pro-
prement ni vertu ni vice. Ce ne sont l'un et l'autre que des pas-
sions ou des émotions involontaires, qui sont néanmoins très
utiles à la société civile, et même absolument nécessaires en
quelques rencontres pour la conservation de la vie ou des biens
de ceux qui en sont agités.
Il est nécessaire, par exemple, d'être humble et timide, et
même de témoigner au dehors la disposition de son esprit par
une contenance modeste et par un air respectueux ou craintif,
lorsqu'on est en présence d'une personne de haute qualité, ou
d'un homme fier et puissant ; car il est presque toujours avan-
tageux pour le bien du corps, que l'imagination s'abatte à la
vue de la grandeur sensible, et qu'elle lui donne des marques
extérieures de sa soumission et de sa vénération intérieure.
Mais cela se fait naturellement et machinalement, sans que la
volonté y ait de part, et souvent même malgré toute sa résis-
tance. Les bêtes mêmes qui ont besoin, comme les chiens, de
fléchir ceux avec qui elles vivent, ont d'ordinaire leur machine
disposée de manière qu'elles prennent l'air qu'elles doivent avoir,
par rapport à ceux qui les environnent; car cela est absolu-
ment nécessaire pour leur conservation. Et si les oiseaux ou
quelques autres animaux n'ont point la disposition du corps
propre pour prendre cet air, c'est qu'ils n'ont pas besoin de
lléchir ceux dont ils peuvent par la fuite éviter le courroux, et
dont ils peuvent se passer pour la conservation de leur vie.
On ne peut trop considérer que toutes les passions qui sont
excitées en nous à la vue de quelque chose qui est hors de nous,
répandent machinalement sur le visage de ceux qui en sont
trappes, l'air qui leur convient, c'est-à-dire un air qui, par son
impression, dispose machinalement tous ceux qui le voient, à
ces passions et à des mouvements utiles au bien de la société.
L'admiration même, lorsqu'elle n'est causée en nous, que par la
vue de quelque chose qui est hors de nous et que les autres
peuvent considérer, produit sur notre visage un ai'" qui im-
526 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
prime machinalement l'admiration dans les autres; et qui agit
même sur leur cerveau d'une manière si bien réglée, que les
esprits qui y sont contenus, sont poussés dans les muscles de
leur visage pour y former un air tout semblable au nôtre.
Cette communication des passions de l'âme et des mouve-
ments des esprits animaux, pour unir ensemble les hommes
par rapport au bien et au mal et pour les rendre entièrement
sembla l)les les uns aux, autres, non seulement par la disposition
de leur esprit, mais encore par la situation de leur corps, est
d'auiant plus grande et plus remarquable, que les passions sont
plus violentes, parce qu'alors les esprits animaux sont agités
avec plus de force. Or cela doit être ainsi, parce que les biens
et les maux étant plus grands ou plus présents, il faut s'y ap-
pliquer davantage , et s"unir plus fortement les uns avec les
autres pour les ouïr ou pour les rechercher. Mais lorsque les
passions sont fort modérées, comme l'est ordinairement l'ad-
miration, elles ne se communiquent pas sensiblement, et ne
répandent presque pas l'air par lequel elles ont de coutume de
se communiquer. Comme rien ne presse, il n'est pas à propos
qu'elles fassent effort sur l'imagination des autres, ni qu'elles
les détournent de leurs occupations, auxquelles il est peut-être
plus nécessaire qu'ils s'emploient, qu'à considérer les causes
de ces passions.
Il n'y a rien de plus merveilleux que cette économie de nos
passions, et que cette disposition de notre corps par rapport
aux objets qui nous environnent. Tout ce qui se passe en nous
machinalement est très digne de la sagesse de celui qui nous a
faits. Et comme Dieu nous a rendus capables de toutes les pas-
sions qui nous agitent , afin principalement de nous lier avec
toutes les choses sensibles, pour la conservation de la société
et de notre être sensible, son dessein s'exécute si fidèlement
par la construction de son ouvrage, qu'on ne peut s'empêcher
d'en admirer l'artifice et les ressorts.
Cependant nos passions et tous ces liens imperceptibles, par
lesquels nous tenons à tout ce qui nous environne, sont sou-
vent par notre faute des causes très considérables de nos er-
reurs et de nos désordres ; car nous ne faisons point l'usage
que nous devons faire de nos passions : nous leur permetions
toutes choses ; et nous ne savons pas même les bornes que
DES PASSIONS. 527
nous devons prescrire à leur puissance. Ainsi les passions
même qui, con:me l'admiration, sont très faibles, et qui nous
agitent le moins, ont assez de force pour nous faire tomber
dans" l'erreur. En voici quelques exemples.
Lorsque les hommes, et principalement ceux qui ont l'ima-
gination vigoureuse, se considèrent par leur plus bel endroit,
ils sont presque toujours très satisfaits d'eux-mêmes, et leur
satisfaction intérieure ne manque jamais de s'augmenter, lors-
qu'ils se comparent aux autres qui n'ont pas tant de mouve-
ment qu'eux. D'ailleurs il y a tant de gens qui les admirent, et
il y en a si peu qui leur résistent, avec succès et avec applau-
dissement (car applaudit-on jamais à la raison en présence
d'une imagination forte et vive). Enfin il se forme sur le visage
de ceux qui les écoutent, un air si sensible de soumission et
de respect, et des traits si vifs d'admiration à chaque mot
nouveau qu'ils profèrent, qu'ils s'admirent aussi eux-mêmes,
et que leur imagination qui leur grossit tous leurs avantages,
les rend extrêmement contents de leur personne. Car, si l'on
ne peut voir un homme passionné sans recevoir l'impression
de sa passion, et sans entrer en quelque manière dans ses
sentiments, comment serait-il possible que ceux qui sont en-
vironnés d'un grand nombre d'adorateurs, ne donnassent
quelque entrée à une passion qui tlatte si agréablement l'amour
propre ?
Or cette haute estime, que les personnes d'imagination forte
et vive ont d'elles-mêmes et de leurs qualités, leur entle le
courage, et leur fait prendre l'air dominant et décisif. Ils
n'écoulent les autres qu'avec mépris ; ils ne leurrépondonl qu'en
raillant, ils ne pensent que par rapport à eux. Et regardant
comme une espèce de servitude l'attention de l'esprit, si néces-
saire pour découvi'ir la vérité, ils sont entièrement indiscipli-
nables. L'orgueil, l'ignorance et l'aveuglement vont toujours
de compagnie. Les esprits forts, ou plutôt les esprits vains et
superbes, ne veulent pas être disciples de la vérité; ils ne ren-
trent dans eux-mêmes que pour se contempler et pour s'ad-
mirer. Ainsi celui qui résiste aux superbes, luit au milieu de
leurs ténèbres sans que leurs ténèbres soient dissipées.
Il y au contraire une certaine disposition dans les esprits
animaux et dans le sang, laquelle nous donne un sentiment
528 DE LA RÉCHERCHE DE LA VÉRITÉ.
trop bas de nous-mêmes. La disette, la lenteur, et la délica-
tesse des esprits animaux jointes avec la grossièreté des
fibres du cerveau, nous rendent rimagination faible 6t languis-
sante. Et la vue, ou plutôt le sentiment confus de celte fai-
blesse ou de cette langueur de notre imagination, nous fait
entrer dans une espèce d'humilité vicieuse, qu'on peut appe-
ler bassesse d'esprit.
Tous les hommes sont capables de la vérité, mais ils ne s'a-
dressent point à celui qui seul est capable de l'enseigner. Les
superbes se tournent vers eux-mêmes, ils n'écoutent qu'eux-
mêmes ; et ces faux humbles se tournent vers les superbes, et
s'assujettissent à toutes leurs décisions. Les uns et les autres
n'écoutent que des hommes. L'esprit des superbes obéit à la
fermentation de leur propre sang, c'est-à-dire à leur propre
imagination ; l'esprit des faux liumbles se soumet à l'air domi-
nant des superbes. Ainsi les uns et les autres sont assujettis à
la vanité et au mensonge. Le superbe est un homme riche et
puissant, qui a un grand équipage, qui mesure sa grandeur
par celle de son train, et sa force par celle des chevaux qui
tirent son carrosse. Le faux humble, ayant le même esprit et
les mêmes principes, est un misérable, pauvre, faible et lan-
guissant, et qui s'imagine qu'il n'est presque rien, parce qu'il
ne possède rieni. Cependant notre équipage n'est pas nous,
et tant s'en faut que l'abondance du sang et des esprits, que la
vigueur et Timpétuosité de l'imagination nous conduisent à la
vérité, qu'au contraire, il n'y a rien qui nous en détourne da-
vantage. Ce sont des hébétés, s'il est permis de les appeler
ainsi, ces esprits froids et languissants, qui sont les plus ca-
pables de découvrir les vérités les plus solides et les plus
cachées. Ils peuvent écouter, dans un plus grand silence de
leurs passions, la vérité qui les enseigne dans le plus secret
de leur raison; mais malheureusement pour eux ils ne pensent
point à s'appliquer à ses paroles. Elle parle sans éclat sensible
et d'une voix basse, et ce n'est que le bruit qui les réveille. Il
n'y a que le brillant, que le grand et magnifique en apparence, et
selon le jugement des sens qui les convainque : ils se plaisent
* Ce passage in^'rite d'être rapproclié du double porlrait de Philénion et de
Phédon dans les; Caractères do la Bruyère.
DES PASSIONS. 529
à se laisser éblouir. Ils aiment mieux entendre ces philosophes
qui ne racontent que leurs visions et leurs songes, et qui as-
surent, comme les faux prophètes, que la vérité leur a parlé,
lorsque la vérité ne leur a point parlé, que d'entendre la vérité
même. Il y a plus de quatre mille ans que l'orgueil humain
leur débite des mensonges sans qu'ils s'y opposent ; ils les res-
pectent même et les conservent comme des traditions saintes
et divines. Il semble que le Dieu de la vérité ne soit plus
avec eux ; ils ne pensent plus à lui, ils ne le consuitenl plus ;
ils ne méditent plus, et ils couvrent leur paresse et leur non-
chalance des apparences trompeuses d'une sainte humilité.
Il est vrai, que nous ne pouvons découvrir la vérité par nous-
mêmes, mais nous le pouvons toujours avec celui qui nous
éclaire ; et nous ne le pouvons jamais par le secours de tous
les hommes joints ensemble. Ceux même qui la connaissent le
mieux ne nous la sauraient faire voir, si nous n'interrogeons
nous-mêmes celui qu'ils ont interrogé, et s'il ne répond à notre
attention comme il a répondu à la leur. Il ne faut donc point
croire ies hommes parce que les hommes ont parlé, car tout
homme est trompeur ; mais parce que celui qui ne peut trom-
per, nous a parlé, et nous devons sans cesse interroger celui
qui ne peut jamais tromper. 'Nous ne devons point croire ceux
qui ne parlent qu'aux oreilles, qui n'instruisent que le corps,
qui n'agissent au plus que sur l'imaginalion. Mais nous devons
écouter attenlivement, et croire fidèlement celui qui parle à
l'esprit, qui instruit la raison, et qui pénétrant jusque dans le
plus secret de l'homme intérieur , est capable de l'éclairer et
de le fortifier contre l'homme extérieur et sensible, qui le sé-
duit et qui le maltraite sans cesse. Je répète souvent ces
choses parce que je les crois ti-ès dignes d'une sérieuse réflexion.
C'est Dieu seul qu'il faut honorer; il n'y a que lui qui soit
capable de répandre en nous la lumière, comme il n'y a que
lui qui soit capable de produire en nous les plaisirs.
Il se rencontre quelquefois dans les esprits animaux et dans
le reste du corps, 5ne certaine disposition qui excite à la chasse,
à la danse, à la course et généralement à tous les exercices,
où la force et l'adresse du corps paraissent le plus. Cette dis-
position est fort ordinaire aux jeunes gens, et principalement à
ceux dont le corps n'est pas encore tout à fait formé. Les en-
T. I. 30
530 DE LA RECHERCHE DE LA VKRITÉ.
fants ne peuvent demeurer en place, ils sont toujours en action,
lorsqu'ils suivent leur humeur. Comme leurs muscles ne sont
pas encore fortifiés, ni même tout à fait achevés, Dieu qui,
comme Auteur de la nature, règle les plaisirs de l'àrac par rap-
port au bien du corps, leur fait trouver du plaisir dans l'exer-
cice, afm que leur corps se fortifie. Ainsi dans le temps que les
chairs et les fibres des nerfs sont encore molles, les chemins
par lesquels il est nécessaire que les esprits animaux s'écou-
lent pour produire toutes sories de mouvements, se tracent et
se conservent, et il ne s'amasse point d'humeurs qui les fer-
ment, ou qui s'étant pourries corrompent quelque partie.
Le sentiment confus que les jeunes gens ont de la disposition
de leur corps, fait qu'ils se plaisent dans la vue de sa force et
de son adresse. Ils s'admirent lorsqu'ils en savent mesurer les
mouvements, ou lorsqu'ils sont capables d'en faire d'extraordi-
naires ; ils souhaitent même d'être en présence de gens qui les
considèrent et qui les admirent. Ainsi ils se fortifient peu à peu
dans la passion pour tous les exercices du corps, laquelle est
une des principales causes de l'ignorance et de la brutalité des
hommes. Car outre le temps que l'on perd dans ces exercices,
le peu d'usage que l'on fait de son esprit, est cause que la
partie principale du cerveau, dont la flexibilité fait la force et
la vivacité de l'esprit, devient entièrement inflexible, et que les
esprits animaux ne se répandent pas facilement dans le cer-
veau d'une manière propre pour penser à ce que l'on veut.
C'est ce qui rend la plupart des gens de guerre et de la no-
blesse incapables de s'appliquer à quoi que ce soit. Ils rai-
sonnent de toutes choses à la cavalière, comme l'on dit ordi-
nairement; et si l'on prétend leur dire ce qu'ils ne veulent pas
entendre, au lieu de penser à ce qu'il faut répondre, leurs
esprits animaux se conduisent insensiblement dans les muscles
qui font lever le bras. Ils répondent presque sans réflexion
par quelque coup on par quelque geste menaçant, à cause
que les esprits étant agités par les paroles qu'ils entendent, ils
se portent vers les endroits les plus ouverts par l'habiludo de
l'exercice. Le sentiment qu'ils ont de la force de leurs corps
les confirme dans ces manières insolentes, et la vue de l'air res-
pectueux de ceux qui les écoutent, leur imprime une sotte
confiance, pour dire fièrement et brutalement des sottises, lis
DES PASSiUiNS. 531
croienl même avoir dit de belles et bonne choses, parce que
la crainte et la prudence des autres leur ont été favorables.
Il n'est pas possible, de sètre appliqué à quelque étude, ou
lie faire actuellement profession de quelque science, sans qu'on
, le sache ; on ne peut être auteur ou docteur, sans s'en sou-
venir. Mais ce seul souvenir produit naturellement dans l'es-
prit de bien des gens un si grand nombre de défauts, qu'il leur
serait 1res avantageux de n'avoir point la qualité dont ils se
font honneur. Comme ils s'imaginent qu'elle fait leur plus bel
endroit, ils la considèrent toujours avec plaisir ; ils la présentent
aux autres avec toute l'adresse possible, et ils prétendent
qu'elle leur donne droit de juger de toutes choses sans les exa-
miner. Si l'on est assez imprudent pour les contredire, ils tâchent
d'abord d'insinuer avec adresse et avec un air de douceur et
charité ce qu'ils sont, et le droit qu'ils ont de décider. Mais
si l'on est ensuite assez hardi pour leur résister, et qu'ils man-
quent de réponse , ils disent alors ouvertement et ce qu'ils
pensent d'eux-mêmes, et ce qu'ils pensent de ceux qui leur
résistent.
Tout sentiment intérieur de quelque avantage que l'on pos-
sède, enfle naturellement le courage. Un cavalier qui se sent
bien monté et bien armé, qui ne manque ni de sang ni d'es-
prits, est prêt de tout entreprendre ; la .disposition où il se
trouve le rend généreux et hardi. Il en est de même d'un
homme d'étude, lorsqu'il se croit savant, et que l'entlure de
son cœur lui a corrompu l'esprit. Il devient, si cela se peut
dire, généreux et hardi, contre la vérité. Quelquefois il ia
combat témérairement sans la reconnaître, et quelquefois il la
trahit après l'avoir reconnue , et se confiant dans sa fausse
érudition, il est toujours prêt de soutenir l'aftirmative ou la
négative, selon que l'esprit de contradiction le possède.
Il n'en est pas de même de ceux qui ne se piquent point de
science; ils ne sont point décisifs. Il est rare qu'ils parlent, s'ils
n'ont quelque chose à dire ; et il arrive même assez souvent
qu'ils se taisent dans le temps qu'ils devraient parler. Ils n'ont
point cette réputation et ces marques extérieures de science,
lesquelles engagent à parler sans savoir ce qu'on dit; ils peuvent
se taire. Mais les savants appréhendent de demeurer sans rien
dire ; car ils savent bien qu'on les méprisera s'ils se taisent,
532 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
lors même qu'ils n'ont rien à dire, et qu'on ne les méprisera
pas toujours, quoiqu'ils ne disent que des sottises, pourvu
qu'ils les disent d'une manière scientifique.
Ce qui rend les hommes capables de penser, les rend capa-
bles de la vérité ; miais ce ne sont ni les honneurs, ni les ri-
chesses, ni les degrés, ni la fausse érudition qui les rendent
capables de penser : c'est leur nature. Ils sont faits pour penser,
parce qu'ils sont faits pour la vérité. La santé même du corps
ne les rend point capables de bien penser; tout ce qu'elle peut
faire est de n'y mettre pas un si grand empêchement que la
maladie. Notre corps nous aide en quelque manière à sentir et
à imaginer, mais il ne nous aide point à concevoir. Car, quoique
sans le secours du corps nous ne puissions, en méditant, fixer
nos idées, contre l'effort continuel des sens et des passions, qui
les troublent, qui les effacent, à cause que nous ne pouvons
présentement vaincre le corps que par le corps; cependant il
est visible que le corps ne peut éclairer l'esprit, ni produire en
lui la lumière de l'intelligence. Car toute idée qui découvre la
vérité, vient de la vérité même. Ce que l'àme reçoit par le corps,
n'est que pour le corps, et lorsqu'elle se tourne vers les fan-
tômes, elle ne voit que des illusions et des fantômes : je veux
dire qu'elle ne voit point les choses comme elles sont en elles-
mêmes, mais seulement les rappoi'ts qu'elles peuvent avoir avec
le corps.
Si l'idée de grandeur ou de petitesse que nous avons de nous-
mêmes, nous est souvent une occasion d'erreurs, l'idée oue
nous avons des choses qui sont hors de nous et qui ont quelque
rapport à nous, ne fait pas une impression moins dangereuse.
Nous venons de dire que l'idée de grandeur est toujours
accompagnée d'un grand mouvement d'esprits, et qu'un grand
mouvement d'esprits est toujours accompagné d'une idée de
grandeur, et qu'au contraire l'idée de petitesse est toujours
accompagnée d'un petit mouvement d'esprits, et qu'un p nit
mouvement d'esprits est toujours accompagné d'une idée de
.petitesse. De ce princ'pe, il est facile de conclure que les choses
qui produisent en nous de grands mouvements d'esprits, doi-
vent naturellement nous paraître avoi'" plus de grandeur; c'est-
à-dire plus de force, plus de réalité, plus de perfection que les
autres, car par grandeur j'entends toutes ces choses et plu-
DES PASSIONS. 333
sieurs autres. Ainsi les biens sensibles nous doivent paraître
plus grands et plus solides que ceux qui ne se font point sentir,
si nous en jugeons par le mouvement des esprits, et non point
par l'idée pure de la vérité. Une grande maison, un train ma-
gnifique, un bel ameublement, des charges, des honneurs, des
richesses paraissent avoir plus de grandeur et de réalité que
la vertu et que la justice.
Quand on compare la vertu aux richesses par la vue claire
de Tosprit, alors on leur préfère la vertu ; mais lorsqu'on fait
usage de ses yeux et de son imagination, et que l'on ne juge de
ces choses que par l'émotion des esprits qu'elles excitent en
nous, on préfore sans doute les richesses à la vertu.
C'est par ce principe que nous pensons que les choses spiri-
tuelles, ou qui ne se font point sentir ne sont presque rien,
que les idées de notre esprit sont moins nobles que les objets
qu'elles représentent, qu'il y a moins de réalité et de substance
dans l'air que dans les métaux, dans l'eau que dans la glace,
que les espaces, depuis la terre jusqu'au tirraament, sont vides,
ou que les corps qui les remphssent, n'ont point tant de réalité
et de sohdilé que le soleil et les étoiles. Entin si nous tombons
en une intinité d'erreurs sur la nature et sur la perfection de
chaque chose, c'est que nous raisonnons sur ce faux principe.
Un grand mouvement d'esprits, et par conséquent une forte
passion accompagnant toujours une idée sensible de grandeur,
et un petit mouvement d'esprits, et par conséquent une faible
passion accompagnant aussi une idée sensible de petitesse, on
s'applique beaucoup et l'on emploie trop de temps à l'étude de
tout ce qui excite ime idée sensible de grandeur, et l'on né-
glige tout ce qui ne donne qu'une idée sensible de petitesse.
Ces grands corps par exemple qui roulent sur nos tètes, ont fait
de tous temps impression sur les esprits ; on les a d'abord
adorés à cause de l'idée sensible de leur grandeur et do leur
éclat. Quelques génies plus hardis en ont examiné les mouve-
ments, et ces astres ont été dans tous les siècles, l'objet ou de
l'étude, ou de la vénération de beaucoup de gens. On peut
même penser que la crainte de ces inlluenees imaginaires, qui
effrayent encore présentement les astrologues et les esprits fai-
bles, est une espèce d'adoration qu'une imagination abattue rend
à l'idée de grandeur qui représente les corps célestes.
30.
534 DR LA HFXHERCHE DE LA VÉRITÉ.
Le corps de l'homme an contraire, infiniment pins admirable
et pins digne de notre application, qne tout ce qu'on peut savoir
de Jupiter, de Saturne et de toutes les autres planètes, n'est
presque point connu. L'idée sensible des parties de chair dissé-
quée n'a rien de grand, et cause même du dégoût et de l'hor-
reur, de sorte que ce n'est que depuis quelques années, que
les personnes d'esprit regardent l'anatomie comme une science
qui mérite leur application. Il s'est trouvé des princes et des
rois astronomes, et qui faisaient gloire de l'être. La grandeur
des astres semblait s'accommoder avec la grandeur de leur
dignité. Mais je ne crois pas que l'on en ait vu qui se soient fait
honneur de savoir l'anatomie, et de bien disséquer un cœur et
un cerveau. Il en est de même de beaucoup d'autres sciences.
Les choses rares et extraordinaires produisent dans les esprits
des mouvements plus grands et plus sensibles, que celles qui se
voient tous les jours; on les admire, on y attache par consé-
quent quelque idée de grandeur et elles excitent ainsi dans les
esprits des passions d'estime et de respect. C'est ce qui renverse
la raison de bien des gens; il y en a beaucoup qui sont si res-
pectueux et si curieux pour tout ce qui nous reste de l'antiquité,
pour tout ce qui vient de loin, ou qui est rare et extraordinaire,
que leur esprit en est comme esclave; car l'esprit n'ose juger
ou se mettre au-dessus de ce qu'il respecte.
Il est vrai qu'il n'y a pas grand danger pour la vérité, que
des gens aiment les médailles, les armes, et les habillements
des anciens, ou ceux des Chinois ou des sauvages. Il n'est pas
tout à fait inutile de savoir la carte de l'ancienne Rome, ou les
chemins de Tonkin à Nan-King-, quoiqu'il soit plus utile pour nous
de savoir ceux de Paris à Saint-Germain ou à Versailles. Enfin
on ne peut trouver à redire que des gens veuillent savoir au vrai
l'histoire de la guerre des Grecs avec les Perses, ou des Tartares
avec les Chinois, et qu'ils aient pour Thucydide et pour Xéno-
plion, ou pour tout autre qu'il vous plaira, une inclination extra-
ordinaire. Mais on ne peut souffrir que l'admiration pour l'an-
tiquilé se rende maîtresse de la raison; qu'il soit comme défendu
de faire usage de son esprit pour examiner les senlimenls des
anciens, et que ceux qui en découvrent, et qui en démnntrent
la fausseté, passent pour présomptueux et pour téméraires.
Les vérités sont de tous les temps. Si Aristote en a découvert
DES PASSIONS. 535
quelques-unes, l'ou en peut aussi découvrir aujourd'hui. Il faut
prouver les opinions de cet auteur par dos raisons que l'on puisse
recevoir; car si les opinions d'Aristote étaient solides de son
temps, elles le seront encore maintenant. C'est une illusion que
de prétendre prouver par des autorités humaines les vérités de
la nature. Peut-être que l'on peut prouver qu'Aristole a eu de
certaines pensées sur de certains sujets; mais ce n'est pas être
fort raisonnable que de lire Aristote, ou quelque auteur que ce
soit, avec beaucoup d'assiduité et de peine, pour en apprendre
historiquement les opinions, et pour en instruire les autres.
On ne peut considérer sans quelque émotion que certaines
universités, qui ne sont établies que pour la recherche et la
défense de la vérité, soient devenues des sectes particulières,
qui font gloire d'étudier, de défendre les sentiments de quelques
hommes. On ne peut lire sans quelque indignation les livres que
les philosophes et les médecins composent tous les jours, dans
lesquels les citations sont si fréquentes, qu'on les prendrait
plutôt pour des éci'its de théologiens et de canonistes, que pour
des traités de physique ou de médecine. Car le moyen de souf-
frir qu'on abandonne la raison et l'expérience pour suivre aveu-
glément les imaginations d'Aristote, de Platon, d'Épicure, ou de
quelque autre philosoplie que ce puisse être.
Cependant on demeurerait peut-être immobile et sans parole
à la vue d'une conduite si étrange, si l'on ne se sentait point
blessé, je veux dire si ces messieurs ne combattaient point
contre la vérité, à laquelle seule on croit devoir s'attacher. Mais
1 admiration pour les rêveries des anciens leur inspire un zèle
aveugle contre les vérités nouvellement découvertes; ils les
décrient sans les savoir, ils les coinbalteut sans les comprendre,
et ils répandent par la force de leur imagination, dans l'esprit
et dans le cœur de ceux qui les approchent et qui les admirent,
les mêmes sentiments dont ils sont prévenus.
Comme ils ne jugent de ces nouvelles découvertes que par
l'estime qu'ils ont de leurs auteurs, et que ceux (ju'ils ont vus
et avec lesquels ils ont conversé, n'oni point cet air grand et
extraordinaire que l'imaginalion attache aux auteurs anciens,
ils ne peuvent les estimer. Car l'idée dos hommes de notre
siùcle n'étant point accompagnée de mouvements extraordinaires
ei qui frappent l'esprit, n'excite naturellement que du mépris.
536 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
Les peintres et les sculpteurs ne représentent jamais les phi
losophes de l'antiquité comme d'autres hommes ; ils leur font
la tète grosse, le front large et élevé, et la barbe ample et ma-
gnifique. C'est une bonne preuve que le commun des hommes
s'en forme naturellement une semblable idée; car les peintres
peignent les choses comme on se les figure, ils suivent les mou-
vements naturels de l'imagination. Ainsi l'on regarde presque
toujours les anciens comme des hommes tout extraordinaires.
Mais l'imagination représente au contraire les hommes de notre
siècle comme semblables à ceux que nous voyons tous les jours;
et ne produisant point de mouvement extraordinaire dans les
esprits, clic n'excite dans l'âme que du mépris et de l'indiffé-
rence pour eux.
J'ai vu Descartes, disait un de ces savants qui n'admirent que
l'antiquité, je l'ai connu, je l'ai entretenu plusieurs fois, c'était
un honnête homme, il ne manquait pas d'esprit, mais il n'avait
rien d'extraordinaire. 11 s'était fait une idée basse de la philo-
sophie de Descartes, parce qu'il en avait entretenu l'auteur quel-
ques- moments, et qu'il n'avait rien reconnu en lui de cec air
grand et extraordinaire qui échauffe l'imagination. Il prétendait
même répondre suffisamment aux raisons de ce philosophe, les-
quelles l'embarrassaient un peu, en disant fièrement qu'il l'avait
connu autrefois. Qu'il serait à souhaiter que ces sortes de gens
pussent voir Arislote autrement qu'en peinture, et avoir une
heure de conversation avec lui ! pourvu qu'il ne leur parlât point
en grec, mais en français, et sans se faire connaître qu'après
qu'ils en auraient porté leur jugement i.
Les choses qui portent le caractère de la nouveauté, soit
parce qu'elles sont nouvelles en elles-mêmes, soit parce qu'elles
paraissent dans un nouvel ordre ou dans une nouvelle situation,
nous agitent beaucoup ; car elles touchent le cerveau dans des
endroits d'autant plus sensibles, qu'ils sont moins exposés aux
cours des esprits. Les choses qui portent une marque sensible
de grandeur nous agitent aussi beaucoup ; car elles excitent en
nous un grand mouvement d'esprits. Mais les choses qui portent
' Cela est vrai de tous les temps et pour tous les grands hommes. Quel
profond moraliste que Malebranchc! Que de verve d'esprit et de sens! C'est une
remarque bien placée ici, mais qui sérail également à sa place au bas de beau-
coup d'autres pages de la Recherche.
DES PASSIONS. 531
en même temps le caractère de la grandeur et celui de la nou-
veauté, ne nous agitent pas seulement, elles nous renversent,
elles nous enlèvent, elles nous étourdissent par les secousses
violentes qu'elles nous donnent.
Ceux, par exemple, qui ne disent que des paradoxes, se font
admirer; car ils ne disent que des choses qui ont le caractère
de la nouveauté. Ceux qui ne parlent que par sentences, et qui
n'emploient que des mots choisis et propres pour le sublime,
se font respecter ; car ils paraissent dire quelque chose de
grand. Mais ceux qui joignent le sublime au nouveau, le grand
à l'extraordinaire, ne manquent presque jamais d'enlever et
d'étourdir le commun des hommes, quand même ils ne diraient
que des sottises. Ce galimatias pompeux et magnifique, inmni
fiilgores, ces fausses lumières des déclamateurs éblouissent
presque tou',ours les esprits faibles; elles font une impression
si vive et si surprenante sur leur imagination, qu'ils en de-
meurent tout étourdis, qu'ils respectent cette puissance qui les
abat, qui les aveugle, et qu'ils admirent comme des vérités
éclatantes des sentiments confus qui ne peuvent s'exprimer.
CHAPITRE VIII
Continuation du nëme sujet. Du bon usage que l'on peut faire de l'admira-
tion et (les autres passions.
Toutes les passions ont deux effets fort considérables, elles
appliquent l'esprit et elles gagnent le cœur. En ce qu'elles
appliquent l'esprit, elles peuvent être fort utiles à la connais-
sance de la vérité, pourvu que l'on sache en faire usage; car
l'application produit la lumière, et la lumière découvre la vé-
rité. Mais en ce qu'elles gagnent le cœur, elles font toujours
un mauvais effet, parce qu'elles ne gagnent le cœur qu'en cor-
rompant la raison, et en lui représentant les choses non selon
ce qu'elles sont en elles-mêmes, ou selon la vérité, mais selon
le rapport qu'elles ont avec nous.
Do toutes les passions, celle qui va le moins au cœur, c'est
l'admiration. Car c'est la vue des choses comme bonnes ou
conmie mauvaises qui nous agite; la vue des choses comme
nouvelles, comme grandes et extraordinaires sans autre rap-
port avec nous, ne nous touche presque pas. Ainsi l'adniiratioa
3.38 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
qui accompagne la connaissaace de la grandeur ou de l'excel-
lence des choses nouvelles que nous considérons, corrompt
beaucoup moins la raison que toutes les autres passions ; et
elle peut même être d'un grand usage pour la connaissance de
la vérité, pourvu que Ton ait beaucoup de soin d'empêcher
qu'elle ne soit suivie des autres passions, comme il arrive
presque toujours.
Dans l'admiration, les esprits animaux sont poussés avec
force vers les endroits du cerveau qui représentent l'objet
nouveau selon ce qu'il est en lui-même ; ils y font des i races
distinctes, et assez profondes pour s'y conserver longtemps ; et
par conséquent l'esprit en a une idée assez claire ou assez nette,
et il s'en ressouvient facilement. Ainsi l'on ne peut nier que
l'admiration ne soit très utile pour les sciences, puisqu'elle
applique et qu'elle éclaire l'esprit. Il n'en est pas de même
des autres passions ; elles appliquent l'esprit, mais elles ne
l'éclaireat pas. Elles l'appliquent, parce qu'elles réveillent les
esprits animaux dont le cours est nécessaire pour la formation
et la conservation des traces ; raais elles ne l'éclairent pas, ou
elles l'éclairent d'un faux jour et d'une lumière trompeuse,
parce qu'elles poussent de telle manière ces mêmes esprits,
qu'ils ne représentent les objets que selon le rapport qu'ils ont
avec nous, et non pas selon ce qu'ils sont en eux-mêmes.
Il n'y a rien de si difficile que de s'appliquer longtemps à
une chose, lorsque ne l'admirant point, les esprits animaux ne
se portent pas facilement aux endroits nécessaires pour se la
représenter. On a beau nous dire que nous soyons utienlifs,
nous ne pouvons pas l'être, ou nous ne pouvons pas l'être lung-
temps, quoique d'ailleurs nous soyons persuadés d'une cer-
taine persuasion abstraite et qui n'agite point les esprits, que
la chose mérite fort notice application. Il est nécessaire que
nous trompions notre imagination pour réveiller nos esprits, et
que nous nous représentions d'une manière nouvelle le sujet
que nous voulons méditer, afin d'exciter en nous quelque mou-
vement d'admiration.
Nous voyons tous les jours des esprits qui ne trouvent point
de goût à l'étude; rien ne leur parait plus pénible que l'appli-
cation de l'esprit. Ils sont convaincus qu'ils doivent étudier cei"-
taines matières, et ils font pour cela tous leurs efforts, mais
DES PASSIONS. 539
ces eflorts sont assez iniUiles ; ils navanceiit pas beaucoup, et
ils se lassent iucoulinent. Il est vrai que les esprits animaux
obéissent aux ordres de la volonté, et que l'on se rend attentil
lorsqu'on le souhaite. Mais lorsque la volonté qui commande
est une volonté de pure raison, qui n'est point soutenue de
queli]ue passion, cela se fait d'une manière si faible et si lan-
guissante, que nos idées ressemblent alors à des fantômes
qu'on ne fait qu'entrevoir, et qui disparaissent en un moment.
Nos esprits animaux reçoivent tant d'ordres secrets de la part
de nos passions, et ils ont par nature et par habitude une si
grande facilité à les exécuter, qu'ils sont très aisément détour-
nés de ces chemins nouveaux et difficiles où la volonté les vou-
lait engager. De sorte que c'est principalement dans ces
rencontres que l'on a besoin d'une grâce particulière pour
connaître la vérité, parce qu'on ne p>eut par ses propres forces
résister longtemps au poids du corps qui appesantit ; ou si on
le peut, ou ne fait jamais ce que l'on peut.
Mais lorsque quelque mouvement dadiniration nous réveille,
les esprits animaux se répandent naturellement vers les traces
de l'objet qui l'ont excité: ils le représentent nettement à
l'esprit : et il se fait dans le cerveau tout ce qui est nécessaire
pour proùuire la lumière et l'évidence, sans que la volonté s^
fatigue à pousser des esprits rebelles. Ainsi ceux qui sont ca-
pables d'admiration, sont beaucoup plus propres à l'étude que
ceux qui. n'en sont point susceptibles; ils sont ingénieux, et
les autres sont stupides.
Cependant lorsque l'admiration devient excessive, et qu'elle
va jusqu'à l'étonnement où à l'épouvante, ou eulin lorsqu'elle
ne porte point à une curiosité raisonnable, elle fait un très
mauvais etfel. Car alors les esprits animaux sont tout occupés
à représenter l'objet par celui de ses côtés que l'on admire. On
ne pense pas seulement aux autres faces selon lesquelles on le
peut considérer. Les esprits animaux ne se répandent pas
même dans les parties du corps pour y faire leurs fonctions
ordinaires; mais ils impriment des vestiges si protonds de
l'objet qu'ils représentent, ils rompent un si grand nombre de
hbres dans le cerveau, que l'idée qu'ils ont excitée ne se peut
plus effacer de l'esprit.
Il ne suffit pas que l'admiratioa nous rende attentifs, il laut
540 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
qu'elle nous rende curieux ; il ne suffit pas que nous ayons
considéré une des faces de quelque objet, pour le connaître plei-
nement, il faut que nous ayons eu la curiosité de les examinei
toutes, autrement nous n'en pouvons juger solidement. Ains:
lorsque l'admiration ne nous porte point à examiner les clioses
dans la dernière exactitude, ou lorsqu'elle nous en empêche,
elle est très inutile pour la connaissance de la vérité. Alors elle
ne remplit l'esprit que de vraisemblances et de probabilités,
et elle nous porte à juger témérairement de toutes choses.
Il ne suttit pas d'admirer simplement pour admirer, il faut
admirer pour examiner ensuite avec plus de facilité. Les esprits
animaux qui se réveillent naturellement dans l'admiration,
viennent s'otfrir à l'âme, afin qu'elle s'en serve pour se repré-
senter plus distinctement son objet et pour le mieux connaître.
C'est là l'institution de la nature ; car l'admiration doit porter
à la curiosité, et la curiosité doit conduire à la connaissance
de la vérité. Mais l'âme ne sait pas faire usage de ses forces.
Elle préfère un certain sentiment de douceur, qu'elle reçoit de
cette abondance d'esprits qui la touchent, à la connai>sancc' de
l'objet qui les excite. Elle aime mieux sentir ses richesses que
de les dissiper par l'usage, et elle ressemble en cela aux avares
qui aiment mieux posséder leur argent que de s'en servir dans
leurs besoins.
Les hommes se plaisent généralement dans tout ce qui les
touche de quelque passion que ce puisse être. Ils ne donnent
pas seulement de l'argent pour se faire toucher de tristesse
par la représentation d'une tragédie, ils en donnent aussi à des
joueurs de gobelets pour se faire toucher d'admiration ; car
on ne peut pas dire que ce soit pour être trompés qu'ils leur
en donnent. Ce sentiment de douceur intérieure, que l'on sent
en admirant, est donc la principale cause pour laquelle on s'ar-
rête dans l'admiration, sans en faire l'usage que la nature et
la raison nous prescrivent; car c'est ce sentiment de douceur;
qui tient les admirateurs si fort attachés aux sujets, de leur ad-
miration, qu'ils se mettent en colère lorsqu'on leur en montre
la vanité. Quand un homme affligé goûte la douceur de la tris-
tesse, on le fâche lorsqu'on le veut réjouir. Il en est de même
de ceux qui admirent. Il semble qu'on les blesse, lorsqu'on
s'efforce de leur faire voir que c'est s^.ns raison q l'ils admirent;
DES PASSIONS. 3il
parce qu'ils sentent diminuer en eux le plaisir secret qu'ils i-e-
çoiveut dans leur passion, à proportion que l'idée qui la causait
s'efface de leur esprit.
■ Les passions tâchent toujours de se justifier, et elles per-
suadent insensiblement que l'on a raison de les suivre. La dou-
ceur et le plaisir, qu'elles font sentir à l'esprit qui doit être
leur juge, le corrompent en leur faveur : et voici à peu près
de quelle manière on pourrait dire qu'elles le font raisonner.
On ne doit juger des choses que selon les idées qu'on en a, et
de toutes nos idées les plus sensibles sont les plus réelles, puis-
qu'elles agissent sur nous avec le plus de force ; ce sont donc
celles selon lesquelles on doit le plutôt juger. Or le sujet que
j'admire renferme une idée sensible de grandeur , donc j'en dois
juger selon cette idée, car je dois avoir de l'estime et de l'a-
mour pour la grandeur. Ainsi j'ai raison de m'arrèter à cet
objet et de m'en occuper. En effet le plaisir que je sens à la
vue de l'idée qui le représente, est une preuve naturelle que
c'est mon bien d'y penser ; car enfin il me semble que je m'a-
grandis quand j'y pense, et que mon esprit a plus d'étendue
lorsqu'il embrasse une si grande idée. L'esprit cesse d'être,
lorsqu'il ne pense à rien ; si cette idée s'évanouissait , il me
semble que mon esprit s'évanouirait avec elle, ou qu'il devien-
drait plus petit et plus resserré s'il s'attachait à une idée qui
fût plus petite. La conservation de cette grande idée est donc
la conservation de la grandeur et de la perfection de mon être ;
j'ai donc raison d'admirer. Les autres devraient même avoir
de l'admiration pour moi, s'ils me faisaient justice. En effet je
suis quelque chose de grand, par le rapport que j'ai avec les
grandes choses ; je les possède en quelque manière par l'ad-
miration que j'ai pour elles, et je le sens bien par l'avani-goùt
dont une sorte d'espérance me fait jouir. Les autres hommes
seraient heureux aussi bien que moi, si connaissant ma gran-
deur ils s'attachaient comme moi à la cause qui la produit ;
mais ce sont des aveugles, qui ne connaissent pas les belles
et les grandes choses, et qui ne savent pas s'élever ni se rendre
considérables.
On peut dire que l'esprit raisonne naturellement de cette ma-
nière sans y faire réllexion, lorsqu'il se laisse conduire aux
lumières trompeuses de ses passions. Ces raisonnemeuls oui
T. I. 31
M^2 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
quelque vraisemblance, mais il est visible qu'ils n'ont aucune
solidité ; et cependant cette vraisemblance, ou plutôt le senti-
ment confus de la vraisemblance, qui accompagne ces raison-
nements naturels et sans réflexion, ont tant de force, que si
l'on n'y prend garde, ils ne manquent jamais de nous séduire.
Par exemple, lorsque la poésie, l'histoire, la chimie, ou
telle autre science humaine qu'il vous plaira, a frappé limagi-
nation d'un jeune homme de quelques mouvements d'admira-
tion , s'il n'a soin de veiller sur l'eftbrt que ces mouvements
font sur son esprit ; s'il n'examine à fond quels sont les avan-
tages de ces sciences ; s'il ne compare la peine qu'il aura à les
apprendre avec le profit qu'il en pourra recevoir ; enfin s'il est-
curieux autant qu'il le faut être pour bien juger, il y a grand
danger que son admiration, ne lui faisant voir ces sciences que
par le bel endroit, ne le séduise. Il est même fort à craindre
qu'elle ne lui corrompe le cœur de telle manière, qu'il ne
puisse plus se défaire de son illusion, quoiqu'il la reconnaisse
dans la suite, parce qu'il n'est pas possible d'effacer de son
cerveau des traces pi'ofondes qu'une admiration continuelle y
aura gravées. C'est pour cela qu'il faut veiller sans cesse à la
piu'eté de son imagination, c'est-à-dire qu'il faut empêcher qu'il
ne s'y forme de ces traces dangereuses qui corrompent l'esprit
et le cœur. Et voici la manière dont il s'y faut prendre, qui sera
utile non seulement contre l'excès de l'admiration, mais aussi
contre toutes les autres passions.
Lorsque le mouvement des esprits animaux est assez vio-
lent, pour faire dans le cerveau de ces traces profondes qui
corrompent l'imagination, il est toujours accompagné de quel-
que émotion de l'àme. Ainsi l'âme ne pouvant être émue sans
le sentir, elle est suftisamment avertie de prendre garde à elle,
et d'examiner s'il lui est avantageux que ces ti'aces s'achèvent
et se fortifient. Mais dans le temps de l'émotion, l'esprit n'étant
pas assez libre pour bien juger de l'utilité de ces traces, à
cause que cette émotion le ti'ompe et l'incline à les favoriser,
il faut faire tous ses efforts pour arrêter cette émotion, ou
pour détourner ailleurs le mouvement des esprits qui la cause ;
et cependant il est absolum.ent nécessaire de suspendre son
jugement.
Or il ne faut pas s'imaginer que l'âme puisse toujours, par
DES PASSIONS. 543
sa seule volonté, arrêter ce cours d'esprits qui l'empêche de
faire usage de sa raison. Ses forces ordinaires ne sont pas suf-
fisantes pour faire cesser des mouvements qu'elle n'a pas exci-
tés. De sorte qu'elle doit se servir d'adresse pour tâcher de
tromper un ennemi qui ne l'attaque que par surprise.
Comme le mouvement des esprits réveille dans l'âme cer-
taines pensées, nos pensées excitent aussi dans notre cerveau
certains mouvements. Ainsi lorsque nous voulons airéter quel-
que mouvement d'esprits qui s'excite en nous, il ne suffit pas
de vouloir qu'il cesse, car cela n'est pas toujours capable de
l'arrêter ; il faut se servir d'adresse, et se représenter des
choses contraii'es à celles qui excitent et qui entretiennent ce
mouvement, et cela fera révulsion. Mais si nous voulons seule-
ment déterminer ailleurs un mouvement d'esprits déjà excité,
nous ne devons pas penser à des choses contraires, mais seule-
ment à des choses différentes de celles qui l'ont produit, et cela
fei"a sans doute diversion.
Mais parce que la diversion et la révulsion seront grandes
ou petites, à proportion que nos nouvelles pensées seront ac-
compagnées d'un grand ou d'un petit mouvemeut d'esprits , il
faut avoir soin de bien remarquer (juelles sont les pensées
qui nous agitent le plus, atin de pouvoir dans les occasions
pressantes, les représenter à notre imagination qui nous séduit ;
et il tant tâcher de se faire une habitude si forte de cette ma-
nière de résistance qu'il ne s'excite plus dans notre âme de
mouvement qui nous surprenne.
Si l'on a soin d'attacher fortement la pensée de l'éternitc, ou
quelque autre pensée solide, aux mouvements extraordinaires
qui s'excitent en nous, il n'arrivera plus de mouvements vio-
lents et extraordinaires qu'ils ne réveillent en même temps cette
idée, et qu'ils ne fournissent par conséquent des armes pour
leur résister. Ces choses sont prouvées par l'expérience et par
les raisons que l'on a dites dans le chapitre ^ de la liaison des
idées, de sorte qu'on ne doit pas s'imaginer qu'il soit absolu-
ment impossible de vaincre par adresse l'effort de ses passious,
lorsqu'on en a ferme volonté.
Néanmoins il ne faut pas prétendre qu'on se rende impec-
' Tora. 1. p. 173.
544 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
cable, ni aue l'on puisse éviter toute erreur par cette sorte de
résistance. Car premièrement, il est difficile d'acquérir et de
conserver cette habitude, que nos mouvements extraordinaires
réveillent en nous certaines idées propres pour les combaitro.
Secondement, supposé qu'on l'ait acquise, ces mouvements
d'esprits exciteront directement les idées qu'il faut combattre,
et indii'ectement celles par lesquelles il les faut combattre. De
sorte que les mauvaises idées étant les principales, elles auront
toujours plus de force, que celles qui ne sont qu'accessoires ;
et il sera toujours nécessaire que la volonté résiste. En troi-
sième lieu, ces mouvements d'esprits peuvent être si violents,
qu'ils remplissent toute la capacité de l'âme, de sorte qu'il ne
reste plus de place, s'il est permis de parler ainsi, pour rece-
voir l'idée accessoire propre pour faii'e révulsion dans les
esprits, ou pour l'y recevoir de telle manière qu'on la puisse
considérer avec quelque attention. Enfin il y a tant de circons-
tances pa?''iculières qui peuvent rendre ce remède inutile, que
l'on ne. doit pas trop s'y fier, quoiqu'il ne faille pas aussi le négU-
ger. On doit sans cesse recourir à la prière pour recevoir du
ciel le secours nécessaire dans le temps du combat , et tâcher
cependant de se rendre présente à l'esprit quelque vérité si so-
lide et si forte, que l'on puisse par ce moyen vaincre les pas-
sions les plus violentes. Car il faut que je dise ici en passant,,
que des personnes de piété retombent souvent dans les mêmes
fautes, parce qu'elles remplissent leur esprit d'un grand nombre
de vérités qui ont plus d'éclat que de force, et qui sont plus
propres à dissiper et à partager leur esprit, qu'à le îortifier
contre les tentations , au lieu que des personnes grossièi'es et
peu éclairées sont fidèles dans leur devoir, parce qu'elles se
sont rendu familière quelque grande et solide vérité qui les
fortifie et qui les soutient en toutes rencontres.
CHAPITRE IX
De l'amour et de l'aversion, et de leurs principales espèces
L''amoui' et l'aversion sont les premières passions qui suc-
cèdent à l'admiration. Nous ne considérons pas longtemps un
objet saas iécouvrir it',s rapports qu'il a avec nous, ou avec
1
DES PASS10:<S. SS5
quelque chose que nous aimons. L'objet que nous aimons, et
auquel par conscque.U nous sommes unis par noire amour,
nous étant presque toujours présent, aussi bien que celui que
"nous admirons actuellement, notre esprit fait, sans peine et sans
de grandes réflexions, les comparaisons nécessaires, pour dé-
couvrir les rapports qu'ils ont entre eux et avec nous, ou bien
il en est averti naturellement par des sentiments prévenants
de plaisir et de douleur. Et alors le mouvement d'amour, que
nous avons pour nous et pour l'objet que nous aimons, s'étend
jusqu'à celui que nous admirons, si le rapport qu'il u immédia-
tement avec nous ou avec quelque chose qui nous soit uni,
nous paraît avantageux, ou par la connaissance, ou par le sen-
timent. Or ce nouveau mouvement de l'àme, ou plutôt ce mou-
vement de l'àme nouvellement déterminé, étant joint à celui
des esprits animaux, et suivi du sentiment qui accompagne la
nouvelle disposition que ce nouveau mouvement d'eoprits pro-
duit dans le cerveau, est la passion qu'on appelle ici amour ^.
Mais si nous sentons par quelque douleur, ou si nous décou-
vrons, par une connaissance claire et évidente, que l'uaion ou Je
rapport de l'objet que nous admirons, nous est désavantageux,
ou a quelque chose qui nous soit uni, alors le mouvement d'a-
mour que nous avons pour nous et pour la chose qui nous est
imie, se borne dans nous, ou se porte vers elle ; il ne suit point
la vue de l'esprit, il ne se répand point vers l'objet de notre
admiration. Mais comme le mouvement vers le bien eu général,
que l'Auteur de la nature imprime sans cesse dans l'âme, ne la
porte que vei's ce que l'on connaît, et que l'on sent comme bon
ou comme convenable à notre nature, on peut dire que le refus
que fait l'àme de s'approcher et de s'imir avec un objet qui ne
lui convient nullement, est une espèce de mouvement volon-
taire dont le terme est le néant. Or ce mouvement volontaire
de l'âme étant joint à celui des esprits et du sang, et suivi du
sentiment qui accompagne la nouvelle disposition que ce mou-
vement d'esprits produit dans le cerveau, est la passion que
l'on appelle ici aversion.
Cfitte passion est entièrement contraire à l'amour, mais elle
1 Admiration, amour, aversion, désir, joie, tristesse sont les lix passions
primitives, selon Î^Ialebranche, comme selon Descartes.
546 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
n'est jamais sans amour. Elle est entièrement contraire à Ta-
mour, car elle sépare et l'amour unit ; elle a le néant pour son
ternie, et l'amour a toujom's l'être pour objet ; elle résiste au
mouvement naturel et le rond inutile, et l'amour s'y abandonne
et le rend victorieux. Mais elle n'est jamais séparée de l'amour 7
car si le mal qui est son objet, est pris pour la privation du
bien, fuir le mal, c'est fuir la privation du bien, c'est-à-dire
tendre vers le bien; et ainsi l'aversion de la privation du bien
est l'amour du bien. Mais si le mal est pris pour la douleur,
l'aversion de la douleur n'est pas l'aversion de la privation du
plaisir, puisque la douleur étant un senlimont aussi réel que le
•plaisir, elle n'en est pas la privation; mais l'aversion de la dou-
leur étant l'aversion de quelque misère intérieure , on n'aurait
point cette aversion si l'on ne s'aimait. Enfin le mal se peut
prendre pour ce qui cause en nous la douleur, ou pour ce qui
-nous prive du bien; et alors l'aversion dépend de l'amour de
nous-mêmes, ou de l'amour de quelque chose à laquelle nous
souhaitons d'être unis. L'amour et i'aversion sont donc les
deux passions mères, opposées entre elles : mais l'amour est
la première, la principale et la plus universelle 1.
On distingue souvent dans la morale les vertus ou les es-
pèces de cliarité par la différence des objets ; mais cela con-
fond quelquefois la véritable idée qu'on doit avoir de la vertu,
laquelle dépend plutôt de la fin qu'on se propose, que de toute
autre chose. Ainsi nous ne croyons pas en devoir faire le même
des passions. Nous ne les distinguerons point ici par les objets,
parce qu'un seul objet peut les exciter toutes, et que dix mille
objets peuvent n'en exciter qu'une même. Car encore que les
objets soient différents entre eux, ils ne sont pas toujours diffé-
rents par rapport à nous, et ils n'excitent pas en nous des pas-
sions différentes. 'Un bâton de maréchal de 'France promis, est
différent d'une crosse promise ; cependant ces marques d'hon-
iieur excitent à peu près dans les ambitieux la même passion,
f)arce qu'elles réveillent dans î'esprrl une même idée de bien.
Mais un bâton de maréchal de France, promis, accordé, pos-
sédé, ôté, excite des passions toutes différentes, à cause qu'il
réveille dans l'esprit différentes idées de bien.
* Oiez l'amoiir, dit liossuet, d'apros soint Thomas, dins li Connaissance de
Dieu et de soi-même, il n'y a plus de passion.
DES PASSIONS. 547
H ne faut donc pas multiplier les passions selon les différents
objets qui les causent ; mais il en faut seulement admettre autant
.qu'il y a d'idées accessoires qui accompagnent l'idée princi-
pale du bien ou du mal, et qui la changent considérablement
par rapport à nous. Car l'idée générale du bien, ou la sensation
du plaisir, qui est un bien à celui qui le goûte, agitant l'âme
et les esprits animaux, elle produit la passion générale de
Famour, et les idées accessoires de ce bien déterminent l'agi-
tation générale de l'âme et le cours des esprits animaux d'une
manière particulière, qui met l'esprit et le corps dans la dispo-
sition où ils doivent être, par rapport au bien que l'on aperçoit
et elles produisent ainsi toutes les passions particulières.
Ainsi l'idée générale du bien produit un amc ur indétermine
qui n'est qu'une suite de l'amour-propre, ou du désir naturel
d'être heureux.
L'idée du bien que l'on possède produit un amour de joie.
L'idée d'un bien que l'on ne possède pas. mais que l'on es-
père de posséder, c'est-à-dire que l'on juge pouvoir posséder,
produit un amour de désir.
Entin l'idée d'un bien qoe l'on ne possède pas et que l'on
n'espère pas de posséder, ou ce qui fait le même effet, l'idée
d'un bien que l'on n'espère pas de posséder sans la perte de
quelque autre, ou que l'on ne peut conserver lorsqu'on le pos-
sède, produit un amour de tristesse. Ce sont là les trois pas-
sions simples ou primitives, qui ont le bien pour objet ; car
l'espérance qui produit la joie n'est point une émotion de l'àme,
mais un simple jugement.
Mais on doit remarquer que les hommes ne bornent point lem*
être dans eux-mêmes, et qu'ils retendent à toutes les choses et
à tomes les personnes auxquelles il leur parait avantageux de
s'unir. De sorte qu'on doit concevoir qu'ils possèdent en quel-
que manière un bien, lorsque leurs amis en jouissent, quoiqu'ils
ne le possèdent pas immédiatement par eux-mêmes. Ainsi lors-
que je dis que la possession du bien produit la joie, je ne l'en-
tends pas seulement de la possession ou de l'union immédiate
mais de toute autre ; car nous sentons naturellement de la joie,
lorsqu'il arrive queUpie bonne fortune à ceux que nous aimons.
Le mal, comme j'ai déjà dit, se peut prendre en trois ma-
nières, ou pour la privation du bien, ou pour la douleur, ou
548 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
enfin pour la chose qui cause la privation du bien ou qui pro-
duit la douleur.
Dans le premier sens, l'idée du mal étant la même que l'idée
d'un bien que l'on ne possède pas, il est visible que celte idée
produit la tristesse, ou le désir, ou même la joie ; car la joie
s'excite toujours lorsqu'on se sent privé de la privation du bien,
c'est-à-dire lorsqu'on possède le bien. De sorte que les pas-
sions qui regardent le mal pris en ce sens, sont les mêmes que
celles qui resrardent le bien, parce qu'en effet elles ont aussi le
bien pour leur objet.
Que si par le mal on entend la douleur, laquelle seule est
toujours un mal réel à celui qui la souffre, dans le temps qu'il
la souffre ; alors le sentiment de ce mal produit les passions
de tristesse et de désir de l'anéantissement de ce mal , passions
qui sont des espèces d'aversion et non d'amour ; car leur mou-
vement est entièrement opposé à celui qui accompagne la vue
du bien ; ce mouvement n'étant que l'opposition de l'âme qui
résiste à l'impression naturelle, c'est-à-dire un mouvement dont
le terme est le néant.
Le sentiment actuel de la douleur produit une aversion de
tristesse.
La douleur que l'on ne souffre pas, mais que l'on craint de
souffrir, produit une aversion de désir, dont le terme est le
néant de cette douleur.
Enfin la douleur que l'on ne souffre pas, et que l'on ne craint
point de souffrir, ou ce qui fait le même effet, la douleur que
l'on n'appréhende point de souffrir sans quelque grande récom-
pense, ou la douleur dont on se sent délivre, produit une aver-
sion de joie. Ce sont là les trois passions simples ou primitives
qui ont le mal pour objet, car la crainte qui produit la tristesse
n'est point une émotion de l'àrae, mais un simple jugement.
Enfin si par le mal on entend la personne ou la chose qui
nous prive du bien ou qui nous fait souffrir de la douleur,
l'idée du mal produit un mouvement d'amour et d'aversion
tout ensemble, ou simplement un mouvement d'aversion. L'idée
du mal produit un mouvement d'amour et d'aversion tout en-
semble, lorsque le mal est ce qui nous prive du bien : car c'est
par un même mouvement que l'on tend vers le bien, et que l'on
s'éloigne de ce qui en empêche la possession. Mais cette idée
DES 1>ASSI0>NS. .^49
produit seulement un mouvement d'aversion, lorsque c'est
l'idée d'un mal, qui nous fait souffrir de la douleur, parce que
c'est par un même mouvement d'aversion que l'on hait la dou-
leur et celui qui nous la fait souffrir.
Ainsi il y a trois passions simples ou primitives qui regardent
le bien, et autant d'autres qui regardent la douleur ou celui
qui la cause, savoir la joie, le désir et la tristesse. Car on a 4e
la joie, lorsque le bien est présent, ou que le mal est passé :
on sent de la tristesse, lorsque le bien est passé, et que le mal
est présent : et l'on est agité de désir, lorsque le bien et le mal
sont futurs.
Lei; passions oui regardent le bien sont des déterminations
par'ticulières du mouvement que Dieu nous donne pour le bien
en général, et c'est pour cela que lem' objet est réel ' mais les
autres qui n'ont point Dieu pour cause de leur mouvement,
n'ont que le néant pour leur terme ; je veux dire que ces pas-
sions sont pluiot des cessations de mouvement, que des mou-
vements réels ; on cesse alors de vouloir plutôt que l'on ne veut.
CHAPITRE X
Des passions en parliculier, et en général de la manière de les «ipliqaer et
Je vccoiinaiire les erreurs dont elles sont la cause
Si l'on considère de quelle manière les passion? se com-
posent, on reconnaîtra visiblement que leur nombre ne se peut
déterminer, et qu il y en a beaucoup plus que nous n" avons de
termes pour les exprimer. Les passions ne tirent pas seulement
leur différence de la différente combinaison des trois primitives,
car de celte sorte il y en aurait fort peu ; mais leur différence
se prend encore des différentes perceptions , et des difïérents
jugements qui les causent ou qui les accompagnent. Ces diflc-
rents jugements que l'àme fait des biens et des maux, pro-
duisent des mouvements différents dans les esprits animaux,
pour disposer le corps par rapport à l'objet ; et ils causent par
conséquent dans l'àrae des sentiments qui ne sont point enliè-
revoent semblables. Ainsi ils âonl cause que l'on remarque de
31
550 DE LÀ RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
la différence entre certaines passions, dont les émotions ne sont
point différentes.
Cependant Fémotion de l'âme étant la principale chose qui se
rencontre dans chacune de nos passions, il est beaucoup mieux
de les rapporter toutes aux trois primitives, dans lesquelles ces
émotions sont fort différentes, que de les traiter confusément
et sans ordre, par rapport aux différentes perceptions que 1 on
peut avoir d'une infinité de biens et de maux qui les causent.
Lorsque l'âme aperçoit un petit bien dont elle peut jouir, on
peut dire peut-être qu'elle l'espère, quoiqu'elle ne le désire
pas • mais il est visible qu'alors son espérance n'est pomt une
passion, mais un simple jugement. Car c'est l'émotion qui ac-
compagne ridée d'un bien, dont on juge que la jomssance est
possible, qui fait que l'espérance est une passion véritable-
Lorsque l'espérance se change en sécurité, c'est encore la même
chose ; elle n'est passion qu'à cause de l'émotion de joie qm
se mêle alors avec celle du désir ; car le jugement de l'ame
qui considère un bien comme ne lui pouvant manquer, n est
une passion qu'à cause que Tavant-goùt du bien nous agite.
Enfin lorsque l'espérance diminue, et que le désespoir lui suc-
cède, il est encore visible que ce désespoir n'est une pass:on
qu'à cause de l'émolion de la tristesse qui se mêle alors avec
celle du désir ; car le jugement de l'âme qui considère un bien
comme ne lui pouvant arriver, n'est point une passion si ce
jugement ne nous agite.
Mais, parce que l'âme ne considère jamais de bien ou de mal
sans quelque émotion, et sans qu'il arrive même dans le corps
quelque changement , on donne souvent le nom de passion au
juo-ement qui produit la passion, à cause que l'on confond tout
ce^qui se passe et dans l'âme et dans le corps à la vue de
quelque bien ou de quelque mal. Car les mots d'espérance, de
crainte, de hardiesse, de honte, d'impudence, de colère, de
piété, de moquerie, de regret, enfin le nom de toutes les autres
passions sont, dans l'usage ordinaire, des expressions abrégcos
de plusieurs termes, par lesquels on peut expliquer en détail
tout ce que les passions renferment.
On comprend parle mot de passion la vue du rapport qu'une
chose a avec nous, rémoiiou et le sentiment de l'âme, lébran-
lement du cerveau et le mouvement des esprits, une nouvelle
DES PASSIONS. 551
émotion et un nouveau sentiment de l'âme, et enfin un senti-
ment de douceur qui accompagne toujours les passions, et qui
les rend toutes agréables. On entend toutes ces choses. Mais
"quelquefois on entend seulement par le nom de quelque pas-
sion, ou le jugement qui la cause, ou 1 émotion seule de l'âme,
ou le mouvement seul des esprits'et du sang, ou enfin quelque
autre chose qui accompagne l'émotion de l'âme.
C'est une chose fort utile à la connaissance de la vérité que
d'abréger les idées et leurs expressions ; mais souvent cela est
cause de quelque erreur , principalement lorsque ces idées s'a-
brègent par un usage populaire. Car il ne faut jamais abré^^er
ses idées, que lorsqu'on se les est rendues très claires et très
distinctes par une grande application d'esprit , et non pas
comme l'on fait ordinairement des passions et de toutes les
choses sensibles, lorsqu'on se les est rendues famiUères par
des sentiments, et par l'action seule de l'imagination qui
trompe l'esprit.
Il y a bien de la différence entre les idées pui-es de l'espnt,
et les sensations ou les émotions de l'âme. Les idées pures de
l'esprit sont claires et distinctes, mais il est difficile de se les
rendre familières. Les sensations et les émotions de l'âme sont
au contraire très familières, mais il est impossible de les con-
naître clairement et distinctement. Les nombres, l'étendue et
leurs propriétés se connaissent clairement ; mais lorsqu'on ne
les a pas rendus sensibles par quelques caractères qui les
expriment, il est difficile de se les représenter : car tout ce qui
est abstrait ne touche point. Les sensations au contraire et les
émotions de l'âme se représentent facilement â l'esprit, quoi-
qu'on ne les connaisse que d'une manière fort confuse et fort
imparfaite, et tous les termes qui les excitent frappent forte-
ment l'âme et la rendent attentive. [1 arrive de là que l'on
s'imagine souvent bien comprendre les discours absolument
incompréhensibles, et lorsqu'on lit certaines descriptions des
sentiments et des passions de l'âme, on se persuade qu'on les
entend parfaitement, parce qu'on est touché vivement, et que
tous les mots qui frappent les yeux agitent l'âme. Dès que l'on
prononce devant nous le mot de honte, de désespoir, d'impru"
dence, etc., il se réveille aussitôt dans notre esprit une certaine
idée confuse, et un certain sentiment obscur qui nous applique
552 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
fortement ; et parce que ce sentiment nous est fort familier, et
qu'il se représente à nous sans peine et sans effort d'esprit,
nous nous persuadons qu'il est clair et distinct. Cependant ces
mois sont les noms des passions composées, et par conséquent
des expressions abrégées que l'usage populaire a faites de
plusieurs idées confuses et oTiscures.
Comme nous sommes obligés de nous servir des termes ap-
prouvés par l'usage, on ne doit pas être surpris de trouver de
l'obscurité et quelquefois une espèce de contradiction dans nos
paroles. Et si l'on fait réflexion que les sentiments et les émo-
tions de l'âme, qui répondent aux termes dont on se sert en de
semblables discours, ne sont pas tout à fait les mêmes dans tous
les hommes, à cause de leurs différentes dispositions d'esprit,
on ne nous condamnera pas facilement lorsqu'on n'entrera pas
dans nos opinions. Je ne dis pas tant ceci pour me mettre à
couvert des objections qu'on me pourrait faire, que pour faire
bien comprendre la nature des passions , et ce qu'on doit pen-
ser des traités que l'on compose sur cette matière.
Après toutes ces précautions, je crois pouvoir dire que toutes
les passions se peuvent rapporter aux trois primitives, savoir
au désir, à la joie, et à la tristesse , et que c'est principalement
par les différents jugements que l'âme fait des biens et des
maux, que celles qui se rapportent à une même passion pri-
mitive, sont différentes entre elles.
Je puis dire que l'espérance, la crainte, et l'irrésolution
qui tient le milieu entre ces deux, sont des espèces de désir,
que la hardiesse, le courage, l'émulation, etc., ont plus de
rapport au désir et à l'espérance qu'à toutes les autres ; et
que la peur, la lâcheté, la jalousie, etc., sont des espèces de
crainte.
Je puis dire que l'allégresse et la gloire, la faveur et la re-
connaissance sont des espèces de joie causées par la vue du
bien que nous connaissons en nous, ou dans ceux auxquels nous
sommes unis, comme le ris ou la moquerie est une espèce de
joie qui s'excite ordinairement en nous, à la vue du mal qui
arrive à ceux desquels nous sommes séparés ; enfin que le
dégoùi, l'ennui, le regret, la pitié et l'indignation sont des
espèces de tristesse causées par la vue de quelque chose qui
pous déplaît.
DES PASSIONS. 553
Mais outre ces passions i et plusieurs autres que je ne nomme
point, qui se rapportent particulièrement à quelqu'une des pas-
sions primitives, il y en a encore plusieurs autres dont l'émo-
tion est presque également composée, ou de celles du désir et
de la joie, comme l'imprudence, la colère et la vengeance ; ou
de celles du désir et de la tristesse, comme la honte, le regret
et le dépit, ou de toutes les trois ensemble, lorsqu'il se trouve
des motifs de joie et de tristesse joints ensemble. Mais quoique
ces dernières passions n'aient pas, que je sache, des noms par-
ticuliers, elles sont cependant les plus communes, parce «[u'en
cette vie nous ne goûtons presque jamais de bien sans quelque
mal, et que nous ne souffrons presque jamais de mal sans
quelque espérance d'en être délivré et de jouir de quelque bien.
Et quoique la joie soit entièrement contraire à la tristesse, elle
la souffre néanmoins ; et même elle partage avec cette passion,
la capacité que l'âme a de vouloir, lorsque la vue du bien et
du mal partagent la capacité que l'âme a d'apercevoir.
Toutes les passions sont donc des espèces de désir, de joie,
et de tristesse. Et la principale différence qui se trouve entre
les passions de même espèce,' se tire des différentes perceptions
ou des différents jugements qui les causent ou qui les accom-
pagnent. Si bien que, pour se rendre savant dans les passions,
et pour en faire le dénombrement le plus exact qu'il soit pos-
sible, il est nécessaire de rechercher les différents jugements
que l'on peut faire des biens et des maux. Mais comme nous
recherchons principalement ici les causes de nos erreurs, nous
ne devons pas tant nous arrêter à examiner les jugements qui
précèdent et qui causent les passions, que ceux qui les suivent,
et que l'âme forme des choses lorsque quelque passion l'agite;
car ce sont ses derniei's jugements qui sont les plus sujets à
l'erreur.
Les jugements qui précèdent et qui causent les passions sont
presque toujours faux en quelque chose, car ils sont presque
toujours appuyés sur les perceptions de l'âme, en tant qu'elle
considère les objets par rapport à. elle, et non point selon ce
qu'ils sont en eux-mêmes. Mais les jugements, qui suivent les
passions, sont faux en toutes manières ; car les jugements que
' 11^ a plus de positions que de lennes qui les cxprimenl. (Note de Mal.)
M5i DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
forment les passions toutes seules, sont uniquement appuyés
sur les perceptions que l'àme a des objets par rapport à elle,
ou plutôt par rapport à son émotion actuelle.
• Dans les jugements qui précèdent les passions, le vrai et le
faux sont joints ensemble ; mais lorsque l'àme est agitée, et
qu'elle juge selon toute l'inspiration de la passion, le vrai se
dissipe et le faux se conserve, pour servir de principe à d'autant
plus de fausses conclusions que la passion est plus grande.
Toutes les passions se justifient ; elles représentent sans
•cesse à l'âme, l'objet qui ragiti\ de la manière la plus propre
pour conserver et pour augmenter son agitation. Le jugement
ou la perception qui la cause, se fortifie à proportion que la
passion s'augmente , et la passion s'augmente à proportion que
le jugement, qui la produit à son tour, se fortifie. Les faux
jugements et les passionscontribuent sans cesse à leur mutuelle
conservation. De sorte que si le cœur ne cessait point de fournir
les esprits propres pour entretenir les vestiges du cerveau et
l'épanchement des mêmes esprits, ce qui est nécessaire pour
conserver le sentiment et l'émotion de l'âme qui accompagnent
'les passions, elles augmenteraient sans cesse, et nous ne recon-
naîtrions jamais nos erreurs. Mais comme toutes nos passions
dépendent de la fermentation et de la circulation du sang, et
que le cœur ne peut pas toujours fournir des esprits propres
pour leur conservation , il est nécessaire qu'elles cessent,
lorsque les esprits diminuent et que le sang se refroidil.
Si c'est une chose fort facile que de découvrir les jugements
ordinaires des passions, ce n'est pas ime chose qu'il faille né-
.gliger. Il y a peu de sujets plus dignes de l'application de ceux
qui recherchent la vérité, qui tâchent de se délivrer de la domi-
nation de leur corps, et qui veulent juger de toutes choses selon
les véritables idées.
On peut s'instruire sur ce sujet en deux manières : ou par la
raison toute pure, ou par le sentiment intérieur que l'on a de
soi-même, lorsqu'on est agité de quelque passion. Par exemple,
l'on sait par sa propre exi)érienco qu'on est porté à juger désa-
vantageusement de ceux que l'on n'aime pas, et à répandre,
pour ainsi dire, toute la malignité de sa haine pour en couvrir
l'objet de sa passion. L'on reconnaît aussi par la pure raison,
que ne pouvant haïr que ce qui est mauvais, il est nécessaire
DES PASSIONS. oo5
pour la conservation de la haine, que l'esprit se représente son
objet par le côté le plus mauvais. Car enfin il suffit de sup-
poser que toutes les passions se justifient, et qu'elles tournent
l'imagination et ensuite l'esprit d'une manière propre à con-
server leur propre émotion, pour conclure directement quels
sont les jugements que toutes les passions nous font former.
Ceux qui ont 1 imagination forte et vive, qui sont extrême-
ment sensibles, et fort sujets aux mouvements des passions,
s'instruisent parfaitement de ces choses par le sentiment qu'ils
ont de ce qui se passe en eux , et ils en parlent même d'une
manière plus agréable, et quelquefois plus instructive, que ceux
qui ont plus de raison que d'imagination. Car on ne doit pas
penser que ceux qui découvrent le mieux les ressorts de l'amour-
propre, qui pénètrent le mieux et qui développent d'ime ma-
nière plus sensible les replis du cœur de l'homme, soient tou-
jours les plus éclairés. C'est souvent une marque qu'ils sont
plus vifs, plus Imaginatifs, et quelquefois plus malins et plus
corrompus que les autres.
Mais ceux qui, sans consulter leur sentiment intérieur, ne
se servent que de leur raison pour rechercher la nature des
passions, et ce qu'elles sont capables de produire, s'ils ne sont
pas toujours aussi pénétrants que les autres, ils sont toujours
plus raisonnables et moins sujets à l'erreur; car ils jugent des
choses selon ce qu'elles sont en elles-mêmes. Ils voient à peu
près ce que les passionnés peuvent faire, selon qu'ils les sup-
posent plus ou moins émus ; et ils ne jugent pas témérairement
des choses que les autres feront ou ne feront pas en telles
rencontres, par celles qu'ils feraient eux-mêmes; car ils savent
bien que tous les hommes ne sont pas également sensibles pour
les mêmes objets, ni également susceptibles des émotions invo-
lontaires. Ainsi ce n'est point en consultant les sentiments que
les passions excitent en nous, mais en consultant la raison, que
nous devons parler des jugements qui accompagnent les pas-
sions, de peur que nous ne nous fassions connaître nous-mêmes,
au lieu de faire connaître la nature des passions en général.
556 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
CHAPITRE XI
Que toutes les passions se justilient, et des jusements qu'elles nous font
faire pour leur justification.
Il n'est pas nécessaire de faire de grands raisonnements pour
démontrer que toutes les passions se jusiitient ; ce principe est
assez évident par le sentiment intérieur que nous avons de
nous-mêmes, et par la conduite de ceux que l'on voit agites de
quelque passion ; il suffit de l'exposer afin qu'on y fasse réfle-
xion. L'esprit est tellement esclave de l'imagination, qu'il lui
obéit toujours lorsqu'elle est échauffée. Il n'ose lui répondre
lorsqu'elle est en fureur, parce qu'elle le maltraite s'il résiste,
et qu'il se trouve toujours récompensé de quelque plaisir,
lorsqu'il s'accommode à ses desseins. Ceux même dont l'imagi-
nation est si déréglée qu'ils pensent être transformés en bêtes,
trouvent des raisons pour prouver qu'ils doivent vivre comme
elles ; qu'ils doivent marcher à quatre pattes, se nourrir des
herbes de la campagne, et imiter toutes les actions qui ne
conviennent qu'aux bêtes. Ils trouvent du plaisir à vivre selon
les impressions de leur passion ; ils se sentent intérieurement
punis lorsqu'ils y résistent , et c'est assez afin que la raison qui
s'accommode, et qui sert ordinairement au plaisir, raisonne d'une
manière propre pour en défendre la cause.
S'il est donc vrai que toutes les passions se justifient, il
est évident que le désir nous doit porter par lui-même à juger
avantageusement de son objet, si c'est un désir d'amour, et
désavantagèusement, si c'est un désir d'aversion. Le désir
d'amour est un mouvement de l'âme excite par les esprits qui
la disposent à vouloir jouir ou user des choses qui ne sont point
en sa puissance ; car si nous désirons même la continuation de
notre jouissance, c'est que l'avenir ne dépend pas de nous. Il
est donc nécessaire, pour la justification du désir, que l'objet
qui le fait naître soit jugé bon en lui-même, ou par rapport à
quelqu'autre bien que l'on aime , et il faut penser le contraire
du désir qui est une espèce d'aversion.
Il lest vrai qu'on ne peut juger qu'une chose soit bonne ou
mauvaise, s'il n'y a quelque raison pour cela ; mais il n'y a
aucun objet de nos passions qui ne soit bon en un sens. Si
DtS PASSIO.NS. 'S.,Z
l'on peut dire qu'il y en a quelques-uns qui ne renferment rien
de bon, et qui par conséquent ne puissent être aperçus comme
bons par la vue de l'esprit , on ne peut pas dire qu'ils ne puis-
sent être goûtes comme bons, puisqu'on suppose qu'ils nous
agitent : et le goût ou le sentiment ne sufiit que trop pour
porter l'âme à juger avantageusement d'un objet.
Si l'on juge si facilement que le feu contient en lui-même la
chaleur que l'on sent, et le pain la saveur que l'on goûte, à cause
du sentiment que ces corps excitent en nous, quoique cela soit
entièrement incompréhensible à l'esprit, puisque l'esprit ne peut
concevoir que la chaleur et la faveur soient des manières d'être
d'un corps, il n'y a point d'objet de nos passions, si vil et si
méprisable qu'il paraisse, que nous ne jugions bon lorsque
nous sentons du plaisir dans sa jouissance. Car, comme l'on
s'imagine que la chaleur sort du feu à sa présence, on croit
aveuglément que les objets des passions causent le plaisir que
l'on goûte lorsqu'on en jouit , et qu'ainsi ils sont bons, puis-
qu'ils sont capables de nous faire du bien. Il faut dire de même
des passions qui ont le mal pour objet.
Mais comme je viens de dire, il n'y a rien qui ne soit digne
d'amour ou d'aversion, soit par lui-même, soit par quelque
chose à laquelle il ait rapport , et lorsqu'on est agité de quelque
passion, on a bientôt découvert dans son objet le bien et le mal
qui la favorise. Ainsi il est très facile de reconnaître par la
raison quels peuvent être les jugements que les passions qui
nous agitent forment en nous.
Car si c'est un désir d'amour qui nous agite, on comprend
bien, qu'il ne manquera pas de se justifier par les jugements
avantageux qu'il formera sur son objet. On voit aisément que
ces jugements auront d'autant plus d'étendue que le désir sera
plus violent, et que souvent ils seront entiers et absolus, quoique
la chose ne paraisse bonne que par un très petit endroit. On
conçoit sans peine que ces jugements avantageux s'étendront à
toutes les choses qui ont, ou qui paraîtront avoir quelque liai-
son avec l'objet principal de la passion, et cela d'autant plus
que la passion sera plus forte et Timagination plus étendue.
Mais si le désir est un désir d'aversion, il arrivera tout le
contraire, par des raisons qu'il est également facile de com-
prendre. L'expérience prouve assez ces choses, et en cela elle
o.->8 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
s'accommode parfaitement avec la raison. Mais rendons ces
vérités plus sensibles par des exemples.
Tous les hommes désirent naturellement de savoir, car tout
esprit est fait pour la vérité ; mais le désir de savoir, tout
juste et tout raisonnable qu'il est en lui-même, devient souvent
un vice très dangereux par les faux jugements qui l'accompa-
gnent. La curiosité offre souvent à l'esprit de vains objets de'
ses méditations et de ses A'eilles , elle attache souvent à ces
objets de fausses idées de grandeur, elle les relève par l'éclat
trompeur de la rareté , et elle les représente si couverts de
charmes et d'attraits, qu'il est difficile qu'on ne les contemple
avec trop de plaisir et d'attachement.
Il n'y a point de bagatelle dont quelques esprits ne s'occupent
tout entiers, et leur occupation se trouve toujours justifiée par
les faux jugements que leur vaine curiosité leur fait faire. Ceux,
par exemple, qui sont curieux de mots, s'imaginent que c'est
dans la connaissance de certains termes que consistent toutes
les sciences. Ils trouvent mille raisons pour se le persuader, et
le respect que leur rendent ceux qu'un terme inconnu étourdit,
n'est pas la plus faible, quoique ce soit la moins raisonnable.
Il y a certaines gens qui ajiprennent toute leur vie à parler,
et qui devraient peut-être se taire toute leur vie ; car il est évident
qu'on doit se taire lorsqu'on n'a rien de bon à dire ; mais ils
n'apprennent pas à parler pour se taire. Ils ne savent point assez
que pour bien parler il faut bien penser , qu'il faut se rendre
l'esprit juste, discerner le vrai d'avec le faux, les idées claires
de celles qui sont obscures, ce qui vient de l'esprit de ce qui
part de l'imagination. Ils s'imaginent être de beaux et de rares
génies, à cause qu'ils savent contenter l'oreille par une juste
mesure, flatter les passions par des figures et des mouvements
agréables, réjouir l'iinagination par des expressions vives et
sensibles, quoiqu'ils laissent l'esprit vide d'idées, sans lumière
t'i sans intelligence.
Il y a quelque raison apparente de s'appliquer toute sa vie a
l'étude de sa langue, puisqu'on en fait usage toute sa vie.
( 'ela est capable de justifier la passion de certains esprits. 3Iais
j'avoue qu'il est difficile de justifier par quelque raison vraisem-
blable la passion de ceux qui s'appliquent indifféi'emment à
toutes sortes de langues. On peut excuser la passion de ceux
DES PASSIONS. 539
qui se font une bibliothèque entière de toutes sortes de diction-
naires, aussi bien que la curiosité de ceux qui veulent avoir des
monnaies de tous les pays et de tous les temps. Cela peut leui-
être utile en quelques rencontres ; et si cela ne leur fait pas grand
bien, du moins cela ne leur fait-il point de mal. Ils ont un nia-
frasin de curiosités qui ne les embarrasse pas, car ils ne portent
sur eux ni leurs livres ni leurs médailles. Mais comment justifier
la passion de ceux qui font de leur tète même une bibliothèque
de dictionnaires i. Ils perdent le souvenir de leurs affaires et
de leurs devoirs essentiels pour des mots de nul usage. Ils ne
parlent leur langue qu'en hésitant. Ils mêlent à tous moments
dans- leurs entretiens des termes ou inconnus ou barbares, et
ils ne paient pas volontiers les honnêtes gens d'une monnaie
qui ait cours dans le pays. Enfin leur raison n'est pas mieux
conduite que leur langue ; car tous les recoins et tous les repHs
de leur mémoire sont tellement pleins d'étymologies, que leur
esprit est comme étouffé par la multitude innombrable de mots
qui volti.sent sans cesse autour de lui.
Cependant il faut tomber d'accord que le désir bizarre des
philologues se justifie. Mais comment ? Écoutez les jugements
que ces faux savants font des langues, et vous le saurez. Ou
bien supposez de certains axiomes qui passent parmi eux pour
incontestables, et tirez-en les conséquences qui s'en peuvent
déduire. Supposez, par exemple, que les hommes qui parlent
plusieurs langues, sont autant de fois hommes qu'ils savent de
langues, puisque c'est la parole qui les distingue des bêtes, que
l'ignorance des langues est la cause de l'ignorance où nous
sommes d'une infinité de choses, puisque les anciens philosophes
et les étrangers sont plus habiles que nous. Supposez de sem-
blables principes, et concluez, et vous formerez des jugements
propres à faire naître la passion pour les langues, lesquels paV
conséquent seront semblables à ceux que la même passion
forme dans les philologues pour justifier leurs études.
Toutes les sciences les plus basses et les plus misérables
ont toujours quelque endroit qui brille à l'imagination et qui
• Mii'ebrarKhe fait partout la saerre ,nuK sfienees de mémoire. La
Broyi'ie n'a pas attaqué avec plus de sens, de vivacité et d'esprit cette
pas- >.; ([(• ceux qui s'appljiiuent iinlirfére;iinient à l'étuile de ;ouii'S li"*-
langues, « qui plient sous le faix des mots pemlant que leur esprit reste vide »
S60 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE.
éblouit facilement l'esprit par l'éclat que la passion y attache.
Il est vrai que cet éclat diminue, lorsque les esprits et le sang
se refroidissent, et que la lumière de la vérité commence à
paraître ; mais cette lumière se dissipe aussi, lorsque l'ima-
gination reprend feu, et nous ne faisons plus alors qu'entrevoir
ces belles raisons qui prétendaient condamner notre passion.
Au reste, lorsque la passion qui nous anime se sent mourir,
elle ne se repent pas de sa conduite. On peut dire au con-
traire, qu'elle dispose toutes choses, ou pour mourir avec
honneur, ou pour revivre bientôt après ; je veux dire qu'elle
dispose toujours l'esprit à former des jugements qui la jus-
tifient. Elle contracte encore eu cet état une espèce d'alliance
avec toutes les autres passions, qui peuvent la secourir dans sa
faiblesse, la fournir d'esprits et de sang dans son indigence,
rallumer ses cendres, et l'en faire renaître. Car les passions
ne sont point indifférentes les unes pour les autres. Toutes
celles qui se peuvent souffrir, contribuent fidèlement à leur
mutuelle conservation. Ainsi les jugements qui justifient le
désir qu'on a pour les langues, ou pour telle autre chose qu'il
vous plaira, sont incessamment sollicités et pleinement con-
firmés par toutes les passions qui ne lui sont point con-
traires.
Le faux savant se présente à lui-même, tantôt comme envi-
ronné de gens qui l'écoutent avec respect, tantôt comme vic-
torieux de ceux qu'il a terrassés par des mots incompréhen-
sibles, et presque toujours comme élevé au-dessus du commun
des hommes. Il se flatte des louanges qu'on lui donne, des
établissements qu'on lui propose, des recherches qu'on fait de
sa personne. Il tient à tous les temps, il s'étend à tous les pays:
il ne se borne pas, comme les petits esprits, dans le temps
présent et dans l'enceinte de sa ville, il se répand incessam-
ment, et son épanchement fait son plaisir. Combien donc de
passions se mêlent avec celle qu'il a pour la fausse érudition,
lesquelles travaillent toutes à la justifier, et sollicitent chau-
dement des jugements en sa faveur ?
Si chaque passion n'agissait que pour elle, sans se mettre
en peine des autres, elles se dissiperaient toutes incontinent
après leur naissance. Elles ne pourraient pas former assez de
faux jugements pour leur subsistance, ni soutenir longtemps
DES PASSIONS. 561
la vue de l'imaginatioii contre la lumière de la raison. Mais
tout est réglé dans nos passions delà manière la plus juste qui
se puisse pour leur mutuelle conservation. Elles se fortifient
les unes les autres, les plus éloignées se secourent ; et il suffit
qu'elles ne soient pas ennemies déclarées, pour suivre
entre elles toutes les règles d'une société bien ordonnée i.
Si la passion du désir se trouvait seule, tous les jugements
qu'elle formerait ne pourraient tendre qu'à représenter la
possession du bien comme possible ; car le désir d'amour,
précisément comme tel, n'est produit que par le jugement
que l'on fait que la jouissance de quelque bien est pos-
sible. Ainsi ce désir ne pourrait former que des jugements
sur la possibilité de la jouissance, puisque les jugements
qui suivent et qui conservent les passions, sont entièrement
semblables à ceux qui les précèdent et qui les produisent. Mais
le désir est animé par l'amour , il est fortifié par fespérance ,
il est augmenté par la joie , il est renouvelé par la crainte ,
il est accompagné de courage, d'émulation, de colère et de
plusieurs autres passions, qui forment à leur tour des juge-
ments dans une variété infinie, lesquels se succèdent les uns
aux autres, et soutiennent ce désir qui les a fait naître. Il ne
faut donc pas être surpris si le désir pour une pure bagatelle,
ou pour une chose qui nous est manifestement nuisible ou
inutile, se justifie sans cesse contre la raison pendant plusieurs
années, ou pendant toute la vie d'un homme qui en est agité,
puisqu'il y a tant de passions qui travaillent à sa justificalion.
Voici en peu de mots comment les passions se justifient, car
il faut expliquer les choses par des idées distinctes.
Toute passion agite le sang et les esprits. Les esprits agités
sont conduits dans le ceryeau par la vue sensible de l'objet, ou
par la force de l'imagination, d'une manière propre à former
des traces profondes qui représentent cet objet. Ils plient et
rompent même quelquefois, par leur cours impétueux les fibres
du cerveau, et l'imagination en demeure longtemps salie et
corrompue. Car les plaies du cerveau ne se reprennent pas
' On peut comparer ces fines et léiictrantes analyses des raisons en vortu
desquelles toutes les passions se soutiennent et se justilîont elles-mèMics,
avec les peintures que fait la Unriiefoucaiild des illusions, des melamoi-
, hrsi'S,- Lc: railiiicir.enls de l'air.oar-pioprc.
562 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
aisément; ses traces ne se ferment pas, à cause que les esprits
y passent sans cesse. Les traces du cerveau n'obéissent pomt
à l'âme, elles ne s'effacent pas, lorsqu'elle le souhaite ; elles
lui font au. contraire violence , et l'obligent même à considérer
sans cesse les objets d'une manière qui l'agite et qui la trouble
en faveur des passions. Ainsi les passions agissent sur l'ima-
gination, et l'imagination corrompue fait effort contre la raison,
en lui représentant à toute heure . les choses, non selon ce
qu'elles sont en elles-mêmes, afin que l'esprit prononce un
jugement de vérité ; mais selon ce qu'elles sont par rapport à
la passion présente, afin qu'il porte un jugement qui la favorise.
Les passions ne corrompent pas seulement l'imagmation et
l'esprit en leur faveur : elles produisent encore dans le reste
du corps toutes les dispositions nécessaires à leur conserva-
tion. Les esprits qu'elles agitent ne s'arrêtent pas dans le cer-
veau ; ils se portent, comme j'ai dit ailleurs, vers toutes les
autres parties du corps. Ils se répandent principalement dans
le cœur, dans le foie, dans la rate, et dans les nerfs qui envi-
ronnent les principales artères. Enfin ils se jettent dans les
parties quelles qu'elles soient, qui peuvent fournir les esprits
nécessaires à la conservation de la passion qui domine. Mais
lorsque ces esprits se répandent ainsi dans toutes les parties
du corps, ils y détruisent peu à peu tout ce qui peut résister
à leurs cours , et ils y font enfin un chemin si glissant et si
rapide, que le plus petit objet nous agite infinunent, et nous
porte par conséquent à former des jugements qui favoi'isent les
passions. C'est ainsi qu'elles s'établissent et qu'elles se justifient.
Si l'on considère maintenant quelle peut-être la constitution
des fibres du cerveau, l'agitation et l'abondance des esprits et
du sang dans les différents sexes et les différents âges, il sera
assez facile de connaître à peu près à quelles passions cer-
taines personnes sont plus sujettes, et par conséquent quels
sont les jugements qu'elles forment des objets. Et pour en
donner quelque exemple, je dis que l'on peut connaître à peu .
près par l'abondance ou par la disette des esprits, (|ue l'on
remarque dans différentes personnes, qu'une même chose leur
étant également proposée et également expliquée, plusieurs
formeront sur elle de,s jugements d'espérance et de joie, lorsque
les autres en formeront de crainte et de tristesse.
DES PASSIONS. 5G3
Car ceux qui ont abondance de sang et d'esprits, comme sont
ordinairement les jeunes gens, les sanguins et les bilieux, con-
cevant aisément de l'espérance, à cause du sentiment seci-et
qu'ils ont de leur force, qui consiste dans l'abondance des esprits
animaux, ils croiront ne trouver aucune opposition à leurs
desseins qu'ils ne puissent surmonter ; ils se repaîtront d'a-
bord de l'avant-goùt du bien dont ils espèrent de jouir; et ils
formeront toutes sortes de jugements propres à justifier leur
espérance et leur joie. Mais les autres qui ont disette d'es-
prits agités, comme les vieillards, les mélancoliques, les phleg-
matiques, étant portés à la crainte et à la tristesse, à cause
que leur âme se croit faible, parce qu'elle est dénuée d'esprits
qui exécutent ses ordres , ils formeront des jugements tout
contraires. Ils s'imagineront des difficultés insurmontables,
afin de justifier leur . crainte, ils s'abandonneront à l'envie, à
la tristesse, au désespoir, et à certaines espèces d'aversion,
dont les faibles sont les plus susceptibles.
CHAPITRE XII
Que les passions qui ont le mal ponr objet sont les plus daiigereuses el les
plus injustes, et que celles qui sont le moins accompagnées de coonaissauee,
sont les plus vives et les plus sensibles.
De toutes les passions, celles dont les jugements sont les plus
éloignés de la raison et les plus à craindre, sont toutes les
espèces d'aversion. Il n'y a point de passions qui corrompent
davantage la raison en leur faveur, que la haine et que la
crainte : la haine, dans les bilieux principalement, ou dans ceux
dont les esprits sont dans une agitation continuelle , et la
crainte dans les mélancoliques, ou dans ceux dont les esprits
grossiers et solides ne s'agitent et ne s'apaisent pas avec faci-
lité. Mais lorsque la haine et la crainte conspirent ensemble à
corrompre la raison, ce qui est fort ordinaire, alors il n'y a
point de jugements si injustes et si bizarres, qu'on né soit ca-
pable de former et de soutenir avec une opiniâtreté insurmon-
table.
La raison de ceci est, qne les maux de cette vie touchoiit
plus vivement l'âme que les biens. Le sentiment de douleur est
olus vif que le sentiment du plaisir. Les injures et les opprobres
564 DE LA RECHKRCHE DE LA. VÉRITÉ.
sont beaucoup plus sensibles que les louanges et les applaudis-
sements , et si l'on trouve des gens assez indiflërents pour
goûter de certains plaisirs et pour recevoir de certains hon-
neurs, il est difficile d'en trouver qui souffrent la douleur et le
mépris sans inquiétude.
Ainsi la haine, la crainte et les autres espèces d'aversion, qui
ont le mal pour objet, sont des passions très violentes. Elles
donnent à l'esprit des secousses imprévues qui l'étourdissent
et qui le troublent ; elles pénètrent bientôt jusque dans le
plus secret de l'âme , et renversant la raison de son siège,
elles prononcent sur toutes sortes de sujets des jugements d'er-
reur et d'iniquité, pour favoriser leur folie et leur tyrannie.
De toutes les passions, ce sont les plus cruelles et les plus
déliantes, les plus contraires à la charité et à la société civile,
et en même temps les plus ridicules et les plus extravagantes;
car elles forment des jugements si impertinents et si bizarres,
qu'ils excitent la risée et l'indignation de tous les hommes.
Ce sont ces passions qui mettaient dans la bouche des phari-
siens ces discours extravagants. « Que faisons-nous ? cet homme
fait plusieurs miracles. Si nous le laissons continuer tout le
monde croira en lui. Les Romains viendront, et ruineront notre
ville et notre nation i. » Ils tombaient d'accord que Jésus-Christ
faisait plusieurs miracles ; la résurrection de Lazare était
incontestable. Quel était cependant le jugement de leurs pas-
sions ? de faire mourir Jésus-Christ, et Lazare même qu'il
avait ressuscité. Mais pour quelle raison faire mourir Jésus-
Christ ? parce que « si nous le laissons continuer, tout le monde
croira en lui, les Romains viendront et ruineront notre ville et
notre nation ». Et pourquoi vouloir donner la mort à Lazare?
« Parce que plusieurs juifs se retiraient d'avec eux à cause de
lui, et croyaient en Jésus -. » Jugements cruels et extravagants
tout ensemble : cruels par la haine, et extravagants par la
crainte : « Les Romain? viendront, et rumerout notre ville et
notre nation. »
Ce sont ces mômes passions qui faisaient dire à une assemblée
composée d'Anne le Grand-Prêtre, de Caiphe, Jean, Alexandre,
et de tous ceux qui étaient de la race sacerdotale : « Que
' Joaii, cil. 11. 47.
* Joaii, cil. 12. 2«
DES PASSIONS. 563
ferons-nous à ces gens-ci. car ils ont fait un miracle qui est
connu de toute la ville, nous ne pouvons pas le nier? Mais afin
que cela ne se répande pas davantage parmi le peuple, mena-
çons-les de les punir, s'ils continuent d'enseigner au nom de
Jésus 1. »
Tous ces grands hommes prononcent un jugement injuste et
impertinent tout ensemble, parce que leurs passions les agitent,
et que leur faux zèle les aveugle. Ils n'osent punir les apôtres
à cause du peuple, et parce que l'homme qui avait été miracu-
leusement guéri avait plus de quarante ans, et était présent à
l'assemblée : mais ils les menacent pour les empêcher d'ensei-
gner au nom de Jésus. Ils s'imaginent devoir condamner une
doctrine, à cause qu'ils en ont fait mourir l'auteur : u Vous
voulez, disent-ils aux apôtres, nous charger du sang de cet
homme 2. »
Lorsque le faux zèle se joint à la haine, il la met à couvert
des reproches de la raison, et il la justifie de telle manière,
qu'on ferait même scrupule de n'en pas suivre les mouvements.
Et lorsque l'ignorance et la faiblesse accompagnent la crainte,
elles rétendent à une infinité de sujets, et elles en fortifient de
telle sorte les émotions, que le moindre soupçon effarouche et
trouble la raison.
Les faux zélés s'imaginent rendre service à Dieu, lorsqu'ils
obéissent à leurs passions. Ils suivent aveuglément les inspira-
tions secrètes de leur haine, comme des inspirations de la vérité
intérieure ; et s'arrêtant avec plaisir aux preuves de sentiment,
qui justifie leur excès, ils se confirment dans leurs erreurs avec
une opiniâtreté insurmontable.
Pour les ignorants et les esprits faibles, ils se font des sujets
de crainte imaginaires et ridicules. Ils ressemblent aux enfants
qui marchent dans les ténèbres sans guide et sans flambeau ;
ils se figurent des spectres épouvantables , ils se troublent et su
récrient comme si tout était perdu. La lumièi'c les rassure
s'ils sont ignorants ; mais si ce sont des esprits faibles, leur
imagination en demeure toujours blessée. La moindre chose qui
a quelque rapport à ce qui les a effrayés, renouvelle les traces
et le cours des esprits qui cause le symptôme de leur crainte.
* Act. cil. 4.
* Act. ch. s.
T. I. S2
566 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
Il est absolument impossible de les guérir, ou de les apaiser
pour toujours.
Mais lorsque le faux zèle se rencontre avec la haine et la
crainte dans un esprit faible, il se produit sans cesse dans cet
esprit des jugements si injustes et si violents, qu'on ne peut y
penser sans horreur. Pour changer un esprit possédé de ces
passions, il faut un plus grand miracle que celui qui convertit
saint Paul, et sa guérison serait absolument impossible, si Ton
pouvait donner des bornes à la puissance et à la miséricorde
de Dieu.
Ceux qui marchent dans l'obscurité se réjouissent à la vue
de la lumière ; celui-ci ne la peut souffrir. Elle le blesse, car
elle résiste à sa passion. Sa crainte étant en quelque façon
volontaire, à cause que sa haine la produit, il se plait d'en
être frappé, parce qu'on se plait d'être agité des passions mêmes
qui ont le mal pour objet, lorsque le mal est imaginaire, ou
plutôt lorsque l'on sait, comme dans les spectacles, que le mal
ne peut nous blesser.
Les fantômes que se figurent ceux qui marchent dans les
ténèbres, s'évanouissent à la lumière d'un flambeau ; mais les
fantômes de celui-ci ne se dissipent point à la lumière de la
vérité. Elle ne peut pas facilement percer les ténèbres de son
esprit ; elle ne fait qu'irriter son imagination , de sorte que
comme il s'applique uniquement à l'objet de sa passion, la lu-
mière se réfléchit, et il semble que ces fantômes aient un cor[)s
véritable, à cause qu'ils repoussent quelques faibles rayons de
la lumière qui les frappe.
Mais quand on supposerait dans ces esprits assez de doci-
lité et de réflexion pour écouter et poui' comprendre des rai-
sons capables de dissiper leurs erreurs, leur imagination étant
déréglée par la crainte, et leur cœur corrompu par la haine et
par le faux zèle, ces raisons, toutes solides qu'elles seraient en
elles-mêmes, ne pourraient arrêter longtemps le mouvement
impétueux de ces passions violentes, ni empêcher qu'elles ne
se justifiassent bientôt par des preuves sensibles et convain-
cantes.
Car on doit remarquer qu'il y a des passions qui passent et
qui ne reviennent plus, et qu'il y en a d'autres constantes et
qui subsistent longtemps. Celles qui ne sont point soutenues
DES PASSIONS. 567
par la vue de l'esprit et par quelque raison vraisemblable, mais
qui sont seulement produites et fortifiées par la vue sensible de
quelque objet et par la fermentation du sang, ne durent pas ;.
elles meurent pour l'ordinaire incontinent après leur naissance.
Mais celles qui sont accompagnées de la vue de l'esprit, sont
constantes; car le principe qui les produit, n'est pas sujet au
changement comme le sang et les humeurs. De sorte que la
haine, la crainte, et toutes les autres passions qui s'excitent
ou qui se conservent en nous par la connaissance de l'esprit,
et non point par la vue sensible de quelque mal, doivent sub-
sister longtemps. Ces passions sont donc les plus durables, les
plus violentes, les plus injustes. Mais elles ne sont pas les plus
vives et les plus sensibles, comme on le va faire voir. La per-
ception du bien et du mal, laquelle excite les passions, se fait
en trois manières; par les sens, par l'imagination, et par l'es-
prit. La perception du bien et du mal par les sens, ou le sen-
timent du bien et du mal. produit des passions très promptes et
très sensibles. La perception du bien et du mal, par la seule
imagination, en excite de bien plus faibles. Et la vue du bien et
du mal par l'esprit seul, n'en produit de véritables que parce
que cette vue du bien et du mal par l'esprit est toujours ac-
compagnée de quelque mouvement des esprits animaux.
Les passions ne nous sont données que pour le bien du
corps, et que pour nous unir par le corps à tous les objets
sensibles; car encore que les choses sensibles ne puissent être
ni bonnes ni mauvaises à l'égard de l'esprit, elles sont toute-
fois bonnes ou mauvaises par rapport au corps auquel l'es-
prit est uni. Ainsi les sens et l'imagination découvrant beau-
coup mieux les rapports que les objets sensibles ont avec le
corps, qu-^ l'esprit même, ces lacultés doivent exciter des pas-
sions beaucoup plus vives qu'une connaissance claire et évi-
dente. Mais parce que nos connaissances sont toujours accom-
pagnées de quelque mouvement d'esprits, une connaissance
claire et évidente d'un grand bien et d'un grand mal, que les
sens ne découvrent pas, excite toujom's quelque passion se-
crète.
Cependant toutes nos connaissances claires et évidentes du
bien et du mal nç sont pas suivies de quelque passion sen-
sible, et dont on s'aperçoive; de même que toutes nos passions
5G8 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
ne sont point accompagnées de quelque connaissance de l'es-
prit. Car si l'on pense quelquefois à des biens et à des maux
sans se sentir ému, on se sent souvent ému de quelque pas-
sion sans en connaître, et même quelquefois sans en sentir la
cause. Un homme qui respire un bon air, se sent ému de joie
sans en savoir la cause ; il ne connaît pas le bien qu'il possède,
qui produit cette joie. Et s'il y a quelque corps invisible qui se
mêlant dans le sang en empêche la fermentation, il se trou-
vera triste, et pourra même attribuer la cause de sa tristesse à
quelque chose de visible qui se présentera devant lui dans le
temps de sa passion.
De toutes les passions il n'y en a point qui soient plus sen-
sibles ni plus promptes, et qui par conséquent soient le moins
accompagnées de la connaissance de l'esprit, que l'horreur et
l'antipathie, l'agrément et la sympathie. Un homme sommeil-
lant à l'ombre, se réveille quelquefois en sursaut si une mou-
che le pique, ou si une feuille le chatouille, comme si un ser-
pent le mordait. Le sentiment confus de quelque chose aussi
terrible que la mort même l'effraye, et sans qu'il y pense, il
se trouve agité d'une passion très forte et très violente, qui est
une aversion de désir. Un homme, au contraire dans quelque
besoin, découvre par hasard quelque petit bien dont la dou-
ceur le surprend; il s'attache à cette bagatelle, comme au
plus grand de tous les biens, sans y faire la moindre réflexion.
Cela arrive aussi dans les mouvements de sympathie et d'anti-
pathie. On voit dans une compagnie une personne dont l'air et
les manières ont de secrètes alliances avec la disposition pré-
sente de nos corps ; sa vue nous touche et nous pénètre. Nous
sommes portés, sans réflexion, à l'aimer et à lui vouloir du
bien. C'est le je ne sais quoi qui nous agite, car la raison n'y
a point de part. Il arrive le contraire à l'égard de ceux dont
l'air et les manières répandent, pour ainsi dire, le dégoût et
l'horreur. Ils ont je ne sais quoi de fade, qui repousse et qui
effraye : mais l'esprit n'y connaît rien, car il n'y a que les sens
qui jugont bien de la beauté et de la laideur sensible, lesquelles
sont l'objet de ces sortes de passions,
FIN DU PREMIER VOLUME.
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS LE PREMIER VOLUME
Pa?es.
INTRODICTION
Préface de MAi.EBr.AXCHE.
J
AvEr.TissEMEXT DE l'actecr touchant cette dernière édition 17
LIVRE PREMIER. - DES SENS.
Chapitre premier. — I. De la nature et des propriétés de l'entende-
ment. — II. De la nature et des propriétés de la volonté, et ce que
c'est que la liberté ig
Chapitre II. — I. Des jugements et des raisonnements. — II. Qu'ils
dépendent de la volonté. — lll. De l'usage qu'on doit faire de sa li-
berté à leur égard. — IV. Deux rèîles générales pour éviter l'erreur
et le péché. — V. Réflexions nécessaires sur ces règles -27
Chapitre III. — I. Réponses à quelques objections. — Remarques sur
ce qu'on a dit de la nécessité de l'évidence . 3^
CnAPiTHE IV. — I. Des causes occasionnelles de l'erreur, et qu'il v en
a cinq principales. - II. Dessein général de tout l'ouvra?e, et 'des-
sein particulier du premier livre ^ . . ^q
Chapitre V. _ Des Sens. - I. Deux manières d expliquer comment
nos sens sont corrompus par le péché. — 11. Que ce n< sont pas nos
sens, mais notre liberté qui est la cause de nos erreurs. — III. Rè-'le
pour ne se point tromper dans l'usage de ses sens ^ , 43
Chapitre VI. — I. Des erreurs de la vue à l'égard de l'étendue en soi
— 11. ^uite de ces erreurs sur des objets invisibles. — III. Des er-
reurs de nos yeux touchant l'clcnduc considérée par rapport 50
Chapitre VII. — Des erreurs de nos yeux touchant les figures —
H. Nous n'avons aucune connaissance des plus petites. — III. Que la
connaissance que nous avons des plus grand.^s n'est pas exacte —
IV. Exida-ations de certains jUK-emeiUs naturels qui nous empêchent
de nous tiomper.-V. Que ces mûmes jugements nous trompent dans
•des rencontres particulières g,
32.
570 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
Pages.
Ciiu'iTr.F. Vlll. — l. Que nos yeux ne nous apprennent point la ?randenr
ou la vitesse du mouvement considéré en soi. — II. Que la durée,
qui est nécessaire pour connaître le mouvement ne nous est pas con-
nue. — III. Exerai)le des erreurs de nos yeux touchant le mouvement
et le repos 69
CriAPiTnK IX. —Continuation du même sujet. — I. Preuve générale des
erreurs de notre vue touchant le mouvement. — H. iQa'il est néces-
saire de connaître la distance des objets pour juger de la grrandeur
de leur mouvement. — Examen des moyens pour reconnaître les dis-
tances 73
CiiAPiTKE X. — Des erreurs touchant les quantités sensihles. — I. Dis-
tinction de l'âme et du corps. — II. Explication des organes des sens.
— III. A quelle partie du corps l'âme est immédiatement unie. — IV. Ce
que les objets font sur les corps. — V. Ce qu'ils produisent dans
l'âme, et les raisons pour lesquelles l'âme n'aperçoit point les mouve-
ments des libies du corps. — VI. Quatre choses que l'on confond dans
chaque sensation 84
CiiAPiTRF, XI. — I- De l'erreur oîi l'on tombe touchant l'action des ob-
jets contre les libres extérieures d^e nps sens. — II. Cause de oette
erreur. — III. Objection et réponse 92
CiupiTHE XII. — I. Des erreurs touchant les mouvements des fibres de
nos sens. -^ H. Que nous n'apercevons pas ces mouvements, ou que
nous les confondons avec nos sensations. — III. Expérience qui le
prouve. — IV. Trois sortes de sensations. — V. Les erreurs qui les
accompagnent 9i
CiiAPiTHE XIII. — L De la nature fîes sensations. — II. Qu'on les con-
naît mieux qu'on ne croit. — IH. Objection et réponse. — IV. Pour-
quoi l'on s'imagine r.e rien connaître de ses sensations. — V. Qu'on
se trompe de croire, qus tous les hommes ont les mêmes sensations
des mêmes objels. — VI. Objection ei réponse 101
Chapitki: XIV. — I. Des faux jugements qui accompagnent nos sensa-
tions et que nous confondons avec elles. — II. Raisons de ces faux
lugcmeuts. — III. Que l'erreur ne se trouve point dans nos sensa-
tions, mais seulement dans ces jugements 110
Chapitre XV. — Explication des erreurs particulières de la vue pour
servir d'exemple des erreurs générales de nos sens 113
Chapitre XVI. — I. Que les erreurs de nos sens nous servent de prin^
cipes généraux et fort féconds pour tirer de fausses conclusions, les
quelles servent de principes a leur tour. — II. Origine des diffcreuces
essentielles. — III. Des formes substantielles. — IV. De quelques autres
erreurs de la philosophie de l'école • • • ^^"^
Chapitre XVII. — I. Autre exemple tiré de la morale, lequel fait voir
que nos sens ne nous offrent que de faux biens. — II. Qu'il n'y a que
Dieu qui fait notre bien. — III. Origine des erreurs des épicuriens et
des stoïciens 121
CnAPiTi'.K. XVIIl. — I. Quenos sens nous portent à l'erreur en des- choses
même qui ne sont point sensibles. — II. Kxemple tiré de la conver-
sation des hommes. — III. Qu'il ne faut point s'arrêter aux manières
sensibles 124
Chapitre XIX. — Deux autres exemples. — 1. Le premier, de nos er-
reurs touchant la nature des corps. —II. Le second, de celles qui re-
gardent les qualités de ces mêmes corps 128
TABLE. 57t
Passes.
Chapitre XX. — Conclusion de ce premier livre. — I. Que nos sens
ne nous sont donni's i|ue pour notre corps. — II. Qu'il faut douter
de ce qu'ils nous rapportent. — 111. Que ce n'est pas peu que de dou-
ter comme il faut 131
LIVRE SECOND. — DE L'IMAGINATIO.N.
Chapitp.e premier. — Idée générale de rimaprinntion. Qu'elle renferme
deux facu'tés, l'une active, et l'autre passive Cause générale des chan-
gements qui arrivent à l'imagination des hommes, et le fondement 'le
ce second livre 13*
Chapitre H. — I. Des esprits animaux, et des changements auxquels
ils sont sujets en général. — II. Que le chyle va au cœur, et qu'il ap-
porte du changement dans les esprits. — III. Que le vin en fait autant 138
Chapitre III. — Que l'air qu'on respire cause aussi quelque changement
dans les esprits 142
Chapitre IV. — I. Du changement des esprits causé par les nerfs qui
vont au cœur et aux poumons. — II. De celui qui est causé par les
nerfs qui vont au foie, à la rate, et dans les viscères.— III. Que tout
cela se t'ait contre notre volonté, mais que cela ne se peut faire sans
une providence 14t
Chapitre V. — I. De la liaison des idées de l'esprit avec les traces du
cerveau. — II. De la liaison réci|iro(|ue qui est entre ces traces. —
III. De la mémoire. —IV. Des habitudes 149
Chapitre VI. — I. Que les libres du cerveau ne sont pas sujettes à des
changements si prompts que les esprits. — II. Trois différents change-
raci'ts dans les trois différents âges 162
Chapitre Vil. — I. De la communication qui est entre le cerveau d'une
niere et celui de son enfant. — II. De la communication qui est entre
notre cerveau et les autres parties de notre corps, laquelle nous porte
à l'iiniiatiôn et à la compassion. — IH Explication de la génération
des enfants monstrueux, et de la propagation des espèces. — IV. Expli-
cation (le quelques dérèglements d'esprit et de quel(|ues inclinations
de la volonté. — V. De la concupiscence et du péché originel. —
VI. Objections et réponses IGi
Chapitre VIII. — I. Changements qui arrivent à l'imagination d'un en-
fant qui sort du sein de sa mère, par la conversation (|n'il a avec sa
noiiriice, sa mère, et d'autres personnes. — II. Avis pour les bien
élever 183
DEUXIEME PARTIE. ~ SUITE DE L'IMAGINATION.
Chapitre piiejuer. — I. De l'imagination des femmes. — IL De celle
des hommes. — III. De celle des vieillards lOi
Chapitre II. —Que les esprits animaux vont d'ordinaire dans les traces
des idées qui nous sont les plus familières, ce qui fait qu'on ne ju:,'e
l)oint sainement des choses 190
Chapitre III. — I. Que les personnes d'étude sont les plus sujettes k
572 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.
Pages.
l'erreur. — IL Raisons pour lesquelles on aime mieux suivre l'autorité
que de faire usage de son esprit 200
CiiAPiTitE IV. — Deux mauvais effets de la lecture sur l'imagination. . 205
CiiAPiTriE V. — Que les personnes d'étude s'entêtent ordinairement de
quelque auieur, de sorte que leur but principal est de savoir ce qu'il
a cru, sans se soucier de ce qu'il faut croire 208
CiiAPiTiiE VL — De la préoccupation des commentateurs 213
CiiAPiTRK VII. — I. Des inventeurs de nouveaux systèmes. — II. Der-
nière erreur des personnes d'étude 220
CuAPiTRE VIII. — I. Des esprits efféminés. — II. Des esprits supcrli-
ciels. — III. Des personnes d'autorité. — IV. De ceux qui font des
expériences 224
TROISIÈME PARTIE. - DE LA COMMUNICATION CONTAGIEUSE DES
IMAGINATIONS FORTES.
Chapitre premiek. — I. De la disposition (jue nous avons à inriter les
antres, en toutes choses, laquelle est l'origine de la communication
des erreurs qui dépendent de la puissance de l'imagination. —
II. Deux causes principales qui augmentent cette disposition. — III. Ce que
c'est qu'une imagination forte. — IV. Qu'il y en a de plusieurs sortes.
Des l'ous et de ceux qui ont l'imagination forte dans le sens qu'on
l'entend ici. — V. Deux défauts considérables de ceux qui ont l'ima-
gination forte. — VI. De la puissaure qu'ils ont de persuader et d'im-
poser ...'.• 233
Chapitre IL — Exemples généraux de la force de l'imagination .... 2il
Chapitre III. — I. De la force de l'imagination de certains auteurs. —
II. De TertuUien 249
Chapitre IV. — De l'imagination de Sônèque 2S2
Chapitre V. — Du livre de Montaigne 264
Chapitre dernier. — 1. Des sorciers par imagination, et des loups-
garous. — II. Conclusion de-: deux premiers livres 273
LIVRE TROISIÈME. — DE L'ENTENDEMENT OU DE L'ESPRIT PUR.
Chapitre premier. — I. La pensée seule est essentielle 5 l'esprit. Sentir
et imaginer n'en sont que des modillcalions. — II. Nous ne connais-
sons pas toutes les modilicalions dont notre âme est capable. —
III. Nos sensations et môme nus passions sont différentes de notre con-
naissance et de notre amour, et elles n'en sont pas toujours des suites 281
(Chapitre IL — I. L'esjirit étant borne ne peut comprendre ce qui tient
de l'inlini. — IL Sa limitation, est l'ongiue de beaucoup d'erreurs. —
III. Et principalement des bérésies. — iv. 11 faut ïoumeliic l'esprit
à la foi 289
Chapitre III. — I. Les pbllosophes se dissipent l'esprit en s'a|.pli(|uaut
a des sujets qui renferment trop de rajjports, et qui dépendent de
trop de choses sans garder aucun ordre dans leurs études. — 11. ICxem-
ple tiré d'Aristote. — III. Que les géomètres au contraire se condui-
sent bien dans la recherche de la vérité, principaleuient ceux qui se
TABLE. 573
Pages,
sevvent de l'algèbre et de l'analyse. — IV. Que leur mélliode aug-
mente la force de l'esprit; et que la logique d'Aristote la diminue.—
y. Autre défaut des personnes d'étude 294
CiiAPirnE IV. — I. L'esprit ne peut s'appliquer longtemps à des objets
qui n'ont point de rapporta lui, ou qui ne tiennent point quelque chose
de l'infini. — II. L'inconstance de la volonté est cause de ce défaut
d'application, et par conséquent de l'erreur. — III. Nos sensations nous
occupent d'avantage que les idées pures de l'esprit. — IV. Ce qui est
la source de la corruption des mœurs. — V. Et de l'ignorance du
commun des hommes 300
DEUXIÈME PARTIE. — DE L'ENTENDEMENT PUR, DE LA NATURE
DES IDÉES.
Chapitre premier. — I. Ce qu'on entend par idées. Qu'elles existent
véritablement et qu'elles sont nécessaires pour apercevoir tous les ob-
jets matériels. — II. Division de toutes les manières par lesquelles
on peut voir les objets du dehors 308
Chapitre II. — Que les objets matériels n'envoient point d'espèces qui
leur ressemblent 312
Chapitre III. — Que l'âme n'a point la puissance de produire des idées.
Cause de l'erreur où l'on tombe sur ce sujet 3t4
Chapitre IV. — Que nous ne voyons point les objets par des idées
ciéées avec nous. Que Dieu ne les produit point en nous à chaque
moment que nous en avons besoin 320
Chapitre V. — Que l'esprit ne voit ni l'essence, ni l'existence des objets
en considérant ses |)ropres perfections. Qu'il n'y a que Dieu qui tes
voie en cette manière 323
Chapitre VI. — Que nous voyons toutes choses en Dieu 326
Cmapitre VII. — I. Quatre différentes manières de voir les choses. —
If. Comment on connaît Dieu. — III. Comment ou connaît les corps.
— IV. Comment on connaît son âme. — V. Comment on connaît les
âmes des autres hommes et les purs esprits 333
Chapitre VIII. — I. La présence intime de l'idée vague de l'être en gé-
néral est la cause de toutes les abstractions déréglées de l'esprit, et
de la plupart des chimères de la philosophie ordinaire, qui empêchent
beaucoup de philosophes de reconnaître la solidité des vrais principes
de physique. — IL Exemple touchant l'essence de la matière .... 341
Chapitre IX. — I. Dernière cause générale do nos erreurs. — IL Que
les idées des choses ne sont pas toujours présentes à l'esprit dés qu'on
le souhaite. — III. Que tout esprit fini est sujet à l'erreur, et pour-
quoi. — IV. Qu'on ne doit pas juger qu'il n'y ait rien de créé que des
corps ou des esprits, ni que Dieu soit esprit, comme nous concevons
les esprits 3jt
Chapitre X. — Exemples de quelques erreurs de physique, dans les-
quelles on tombe, parce qu'on suppose que des êtres qui différent dans
leur nature, leurs qualités, leur étendue, leur durée et leur proportion
sont semblables en toutes ces choses 356
Chapitre XI. — Exemples de quelques erreurs de morale qui dépendent
du mûme principe. Conclusions des trois premiers livres 30i
574 DE LA RECHCRCHE DE LA VERITE.
LIVRE QUATRIÈME. — DES INCLINATIONS OU DES MOUVEMENTS
NATURELS DE L'ESPRIT.
Pages.
Chapitre phemier. — I. Les esprits doivent avoir des inclinations,
coniQie les corps ont des mouvements. — II. Dieu ne donne aux es-
prits du mouvement que pour lui. — III. Les esprits ne se portent
aux biens particuliers que par le mouvement qu'ils ont pour le bien
en général. — IV. Origine des principales inclinations naturelles qui
feront la division de ce quatrième livre 37-2
Chapitre II. — L'inclination pour le bien en général est le principe de
l'inquiétude de notre volonté. — II. Et par conséquent de notre peu
d'application et de noire ignorance. —III. Premier exemple, ta morale
peu connue du commun des hommes. — IV. Second exemple, l'im-
mortalité de l'âme contestée par quelques personnes. — V. Que noire
ignorance est extrême à l'égard des choses abstraites, ou qui n'ont
guère de rapport à nous 377
Chapitre IIL — I. La curiosité est naturelle et nécessaire. — II. Trois
règles pour la modérer. — IIL Explication de la première de ces
règles 380
Chapitre IV. — Continuation du même sujet. — I. Explication de la
seconde règle de la curiosité. — II. Explication de la iroisième . . . 395
Chapitre V. — I. De la seconde inclination naturelle ou de l'amour-
propre. — II II se divise en l'amour de l'être et du bien-être, ou de
la grandeur et du plaisir 400
Chapitre VI. — I. De l'inclination que nous avons pour tout ce qui
nous élève au-dessus des autres. — IL Des faux jugements de quel-
ques personnes de piété. — III. Des faux jugements des superstitieux
et des hypocrites. — IV. De Voët ennemi de M. Descartes 403
Chapitre VII. — Du désir de la science, et des jugements des faux
iavants 409
Ch.^pitre VIII. — I. Du désir de paraître savant. — II. Des conversa-
tions des faux savants. — III. De leurs ouvrages 41";
Chapitre IX. — Comment l'inclination que l'on a pour les dignités et
les richesses porte à l'erreur ^-''
Chapitre X. — De l'amour du plaisir par rapport à la morale. — I. Il
f:iut fuir le plaisir quoiqu'il rende heureux.— IL II ne doit point nous
porter à l'amour des biens sensibles >■- >
Chapitre XI. — De l'amour du plaisir par rapport aux sciences spécula-
tives. — I. Comment il nous empêche de découvrir la vérité. —
li. Quelques exemples. — HI. Éclaircissement sur la preuve deDescartes
d;; l'existence de Dieu i:^^
Chapitre XII. — Des effets que la pensée des biens et des maux fu-
turs est capable de produire dans l'esprit. ■i'>-.2
CHAPiTRr. XIII. — I. De la troisième inclination naturelle, qui est l'ami-
tié que nous avons pour les autres hommes. — II. Elle porte à ap-
prouver les pensées de nos amis, et à les tromper par de fausses
louanges 4o8
TABLE. 573
LIVRE CINQUIÉML - DES PASSIONS.
Page».
Chapitre premier. — De la nature et de lorigine des passions en
gênerai 469
Chapitre II. — De lanion de l'esprit avec les objets sensibles, ou de
!a force et de l"i>tendue des passions .^n général 472
Chapitre III. — Explication particulière de tous les changeoients qui
arrivent aux corps et à lame dans les passions 482
Chapitre IV. — Que les plaisirs et les mouvements des passions nous
engagent dans ierreur à l'égard du bien, et qu"il faut y résister sans
cesse. Manière de combattre le libertinage 497
Chapitre V. — Que la perfection de l'esprit consiste dans son union
avec Dieu par la connaissance de la vérité et par l'amour de la venu.
et au contraire que son imperfection ne vient que de sa dépendance
du corps à cause du désordre de ses sens et de ses passions. . . . 503
Chapitre VI. — Des erreurs les plus générales des passions, quelques
exemples particuliers 5)3
Chapitre VII. — Des passions en particulier, et premièrement de l'ad-
miration et do ses mauvais effets 519
Chapitre VIII. — Continuation du même sujet. Du bon usage que l'on
peut faire de l'admiration et des antres passions 53-
Chapitre IX. — De l'amour et de l'aversion, et de leurs principales
espères 3^4
Chapitre X. — Des passions en particulier, et en général de la manière
de les expliquer et de reconnaître les erreurs dont elles sont la cause ;ii9
Chapitre XL— Que toutes les passions se justifient, et des jugements
qu'elles nous font faire pour leur justification 3S8
Chapitre XII. — Que les passions qui ont le mal pour objet, sont les
plus dangereuses et les plus injustes, et que celles qui sont le moins
aciompagnêes de connaissance sont les plus vives et les plus sensi-
bles. ......... S63
l'aris. — Imp. Paul Dipo.nt, L luc du Bouloi (Cl.). 29.3. 1010
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Malebranche
...Recherche de la vérité...
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